Za darmo

La dégringolade

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Ce fut l'Italie, servie par le génie de Cavour, qui l'emporta.

Et le 3 mai 1859, l'empereur annonça à la France qu'il tirait l'épée pour l'indépendance du peuple italien, et qu'il ne la remettrait au fourreau qu'après avoir fait l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique.

On s'attendait, depuis le 1er janvier, à une guerre avec l'Autriche, et cependant l'émotion fut grande.

Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerre si impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vif enthousiasme.

On applaudissait les régiments qui, tambours battants et enseignes déployées, traversaient Paris.

Et quand, le 10 du mois de mai, l'empereur sortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il fut accueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plus en entendre.

Ce jour fut le jour de popularité de son règne…

– Vois plutôt, disait Raymond Delorge à Léon Cornevin, vois…

Mais ce n'était pas de ce coup que l'Italie devait être libre jusqu'à l'Adriatique.

Après la victoire de Magenta un moment indécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et le titre de duc, et où le général Espinasse fut tué:

Après la glorieuse et sanglante victoire de Solferino:

Voici que tout à coup on apprit que l'empereur des Français et l'empereur d'Autriche, Napoléon III et François-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s'y étaient mis d'accord et que la paix allait être signée.

Les promesses de la proclamation impériale étaient-elles donc remplies? Non. Alors pourquoi cette paix qui irritait les Italiens? Pourquoi s'arrêter en si beau chemin?

Les uns disaient que l'empereur avait eu peur de la révolution, dont il voyait se ranimer toutes les espérances.

Les autres, qu'il avait cédé aux représentations de toutes les puissances de l'Europe, pour ne pas allumer une guerre générale.

Quoi qu'il en soit, la déception fut cruelle, et grande l'irritation.

Le retour ne ressemblait guère au départ.

– A quoi nous a servi cette guerre? se demandait-on.

Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu'on commençait à discuter cette campagne si heureuse au début et si brusquement interrompue.

Si courte qu'elle eût été, elle avait fait ressortir tous les côtés faibles de notre organisation militaire.

La concentration des troupes ne s'était pas faite, il s'en faut, avec la rapidité qu'on s'était promise.

Nombre de services avaient été reconnus notoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldats avaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué de munitions.

On avait vu aussi que l'accord n'était pas précisément parfait entre les chefs de l'armée, et que le patriotisme n'éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalités d'ambition.

La paix était à peine signée qu'une polémique s'engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, si acerbe et si violente que, sans l'intervention personnelle de l'empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain…

Décidément, au lieu des immenses avantages qu'il s'en était promis, le gouvernement impérial ne retirait que déboires de cette guerre d'Italie.

Il avait conquis le droit, c'est vrai, d'ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux noms glorieux, Solferino et Magenta.

Mais il venait de se faire un implacable ennemi de ce peuple qu'il était allé secourir, dont il avait exalté outre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.

Mais il venait de compliquer ses embarras de la question romaine qui allait être son incurable plaie.

Et cependant, tout en accusant les Italiens d'ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.

Avec ses extraordinaires prétentions d'arbitre de l'Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldat de l'Idée et du Droit, l'empereur Napoléon III ne pouvait pas perpétuer le système de répression à outrance qui avait suivi l'attentat d'Orsini.

La loi de sûreté générale ne fut point abrogée – c'était une trop bonne arme pour qu'on y renonçât.

Mais, le 15 août 1859, un décret parut au Moniteur, où il était dit:

«Amnistie pleine et entière est accordée à tous les individus qui ont été l'objet de mesures de sûreté générale.»

– Grand Dieu!.. s'écria Mme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apporta le journal, je vais donc revoir mon fils!..

C'est que les sinistres appréhensions de la pauvre mère ne s'étaient pas réalisées.

Jean vivait. Sa santé ne s'était pas ressentie du climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemment de ses nouvelles.

Après une interminable traversée, pénible malgré les efforts du commandant pour lui épargner les plus rudes souffrances, Jean avait été interné à l'île du Diable.

C'est la plus petite des îles du Salut; – elle n'a pas trois kilomètres de tour, et sa plus grande largeur n'excède pas quatre cents mètres.

C'est aussi la plus triste, tous les grands arbres en ayant été abattus après qu'on eut reconnu qu'ils fournissaient aux transportés des matériaux pour se construire des canots et tenter des évasions impossibles.

«Pour la première fois, écrivait Jean à son frère, je me sentis pris d'un affreux découragement lorsque j'aperçus presque au ras de l'eau ce triste banc de sable, incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autre végétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne se révèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes et moitié prisons.»

Mais Jean, par bonheur, n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément abattre.

«Ce serait faire trop beau jeu à ceux qui m'ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres; et puisque c'est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur être désagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter comme un charme et de rester gai comme un pinson.»

Il réussit à se tenir parole, surmontant sans sourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtres grossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes les exigences de la plus rude des disciplines.

Il lui parut d'ailleurs, et il ne cessait de le répéter sous toutes les formes, qu'on avait exagéré l'insalubrité du climat.

«J'ai beau me tâter le pouls soir et matin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir à barbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de mon estomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m'a fallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j'y suis fait maintenant. Le gouverneur de l'île, qui est un sous-lieutenant d'infanterie de marine, me rencontrant hier, m'a dit d'un ton de stupeur profonde: – Dieu me pardonne, je crois que vous engraissez!.. – Est-ce détendu? lui ai-je demandé. Ce n'est pas défendu, de sorte que – c'est entendu, – je vous reviendrai plus gras que je ne suis parti.»

– Quel homme que ce Jean?.. disait M. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonne humeur; sur l'échafaud il plaisanterait encore…

Ce qu'il faut dire, c'est que la situation de Jean à l'île du Diable n'avait pas tardé à s'améliorer sensiblement.

Sur des ordres venus de Cayenne, il avait été exempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiter une case.

Ainsi, il était prisonnier, mais l'île entière était sa prison. Il s'appartenait. Il échappait aux odieuses et désolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité de toutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances.

Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois.

Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une «vue exacte» de son habitation.

«Comme vous voyez, disait-il, ce n'est pas un palais. J'ai pour parquet la terre battue, et pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï! et un moustiquaire qui fait l'admiration et l'envie du gouverneur de l'île du Diable.»

Et cependant, à la longue, il sentait mollir l'énergie qui l'avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient…

L'isolement l'écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu'un bonheur inespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l'île entra dans sa case, et d'un air joyeux lui annonça qu'il venait de recevoir l'ordre de le diriger sur Cayenne.

Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d'habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l'art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n'était pas d'un caractère à solliciter une protection.

C'est donc avec une sorte de défiance qu'il accueillit cette grave nouvelle.

– Mon sort va-t-il vraiment être amélioré? demanda-t-il.

– Quoi!.. lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d'une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d'une colonie française et vous m'adressez une telle question!

– C'est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean…

Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci…

A plusieurs reprises, le cantinier de l'île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d'un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu'il déclara du talent qu'il révélait, s'était constitué l'avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.

– Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.

C'était plus que jamais n'eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d'amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l'avenir.

 

Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d'amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin…

– La France!.. Je vais donc revoir la France, s'écriait Jean à demi fou de joie…

Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d'Antin, et sautait au cou de sa mère…

– Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme.

Ce n'est pas, il s'en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin.

Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond…

– O mes amis! leur dit-il, c'est peut-être un grand bonheur que j'aie été envoyé à Cayenne… J'en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n'est pas mort…

IV

Évidemment Jean s'attendait à un cri d'espérance et de joie. Il s'abusait.

C'est d'un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.

Ils doutaient.

– Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là?..

De la tête, Jean répondit:

– Oui.

– Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu'à ce jour pour nous le dire? Comment ne nous as-tu pas écrit?..

– Parce qu'il est de ces secrets qu'on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu'on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu'il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond:

– Mais ayant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j'ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m'avait arraché aux misères de l'île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s'en trouvait pas dans l'île de Cayenne et je dus m'informer d'un menuisier capable de m'en fabriquer un.

«On m'adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d'une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes.

«Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s'y était fixé, et était en train d'amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles.

«Je trouvai un homme d'une quarantaine d'années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d'abord ce que je désirais.

«Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu'il m'apportât mon chevalet aussitôt qu'il l'aurait terminé.

«Mais au lieu d'inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu'il avait sorti tout exprès d'un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d'un air d'ébahissement extraordinaire.

« – Ah çà! qu'est-ce qui vous prend? lui demandai-je.

« – Oh! rien, me répondit-il, c'est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs…

« – Avez-vous donc connu quelqu'un s'appelant comme moi?

« – Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851.

«O mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d'une voix altérée par l'angoisse:

« – Savez-vous le prénom de cet infortuné? m'écriai-je.

« – Certainement, me répondit Nantel, il s'appelait Laurent.

«Ainsi plus de doute!.. Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d'un homme qui avait connu mon père, qui l'avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m'apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces.

« – Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu'il a disparu, c'est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles… Nous avions fini par croire qu'il avait été tué lors des affaires de Décembre.

« – Pour cela je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c'est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l'île du Diable.

«Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu'il avait foulé ces sentiers que je parcourais, qu'il s'était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j'étais allé m'asseoir et rêver à la France… Mais qu'était-il devenu?

« – Sans doute il est mort? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat.

« – Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j'ai lieu de supposer qu'il a réussi. J'ai vu depuis un déporté qui m'a dit lui avoir parlé.

L'émotion de Jean gagnait ses auditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d'iniquité dont ils avaient été victimes.

Mais déjà Jean continuait:

– Ainsi que vous le pensez, j'accablai maître Nantel de tant de questions incohérentes qu'il en fut tout étourdi, et qu'il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disant que c'était tout une histoire qu'il avait à me conter, qu'il lui faudrait un peu de temps et qu'il avait besoin de mettre de l'ordre dans ses souvenirs…

«Le récit qu'il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne.

«J'ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l'ai prié d'écrire ce qu'il me disait et de le signer.

«Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j'ai eu le soin de faire légaliser sa signature…

«Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire…

Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d'une grande écriture inexpérimentée, et il lut:

«Sur la prière de M. Jean Cornevin, artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel, menuisier, demeurant à Cayenne, j'écris ce qui est venu à ma connaissance de l'histoire de Laurent Cornevin, faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité.

«Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine.

«Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.

«Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j'éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu'on fût obligé de me porter à l'hôpital.

«Comme de raison, c'était à l'hôpital du bagne.

«J'y étais depuis une semaine, lorsqu'une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit.

«On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.

«Les infirmiers s'empressaient autour de lui, et j'en entendis un qui disait:

« – S'il en revient, celui-là, j'irai le dire au pape.

«Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l'heure de la visite.

«Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l'avoir examiné et pansé, déclara qu'il le sauverait.

«J'appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j'avais le numéro 22.

«C'était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d'agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d'une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d'effroyables blessures à la tête.

«En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence.

«Mais c'est en vain que j'essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non… quand il daignait me répondre.

«Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d'un fou.

«La nuit, c'était bien autre chose: il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l'entendais répéter: – Ma pauvre femme!.. mes pauvres enfants!..

«C'était à fendre l'âme, tellement que moi, qui n'avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit.

«Le surveillant, naturellement, m'envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n'était pas une vie que de geindre comme cela, qu'il gênait ses voisins, et que s'il continuait il le punirait.

«Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m'entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit: – Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne…

«Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien! je les aurais donnés de grand cœur pour n'avoir pas fait cette bête de demande de changement. J'avais comme des remords. Je me disais:

« – Cela t'est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n'as personne à regretter, c'est pour toi seul que tu travaillais… Tandis que ce pauvre homme! Qui sait ce qu'il laisse derrière lui! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits…

«Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j'avais fait, lui disant que c'était sans mauvaise intention, et qu'il pouvait pleurer tout son content…

«Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l'entendis plus jamais.

«La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu'une pierre, froid et immobile comme elle.

«Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle.

«Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s'approcha, et lui frappant sur l'épaule:

« – Eh bien! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n'était pas un méchant homme, eh bien! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat!

«Le 23 ne répondit pas.

« – Êtes-vous sourd? insista l'inspecteur.

«De même que la première fois, le 23 garda le silence.

«Et alors l'inspecteur s'impatientant:

« – Sacrebleu! s'écria-t-il, allez-vous me répondre, à la fin des fins!..

« – Je répondrai quand vous m'appellerez par mon nom, déclara le 23.

«L'inspecteur haussa les épaules.

« – Encore cette mauvaise scie! fit-il.

« – Mon nom n'est pas Boutin.

« – Connu! vous m'avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. A quoi sert de vous obstiner? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C'est sous votre nom de Boutin que vous m'avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l'arrivée. C'est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez…

« – Comme vous voudrez, fit le 23.

«Seulement, dès que l'inspecteur se fut éloigné:

« – Ah ça! comment donc vous appelez-vous? demandai-je à mon voisin.

«C'est à peine s'il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres:

« – Dame!.. Boutin, à ce qu'il paraît, me répondit-il. N'avez-vous pas entendu?

«Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu'il se défiait de moi.

«Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c'était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l'hôpital du bagne, il n'y avait que nous deux de Parisiens, il n'y avait que nous d'honnêtes gens, surtout. Les autres malades étaient tous des forçats, et j'aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux.

«Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n'ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même.

 

«Ils passaient si bien, à l'hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier.

«Nous allions, du reste, bien mieux l'un et l'autre. Moi, je ne sentais plus qu'un peu de faiblesse. Lui n'avait plus que des cicatrices.

«Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie.

«Et, après la visite, le gardien-chef nous cria:

« – Allons, le 22 et le 23, embarque! embarque!.. Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône

«Nos paquets…! Quelle plaisanterie!..

«J'avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j'avais sur le dos, et le bonnet de laine que j'avais sur la tête me venaient de l'administration.

«Mais si l'annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23.

«En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d'ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet.

«Il hésitait à me parler, je le voyais; mais bientôt, se décidant:

« – Voulez-vous me rendre un grand service? me demanda-t-il.

«Je lui répondis que oui, naturellement.

« – Avant de nous laisser sortir d'ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route.

« – C'est même certain, dis-je.

« – Eh bien! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme… Moi, au contraire, je serai l'objet des plus minutieuses investigations…

« – Pourquoi cette différence?

« – Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d'avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu'ici j'ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous charger de cette chose? Oui. Eh bien! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d'adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau…

«Je fis le serment qu'il me demandait.

«Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu'il me remit.

«Après avoir pris son avis, je la cachai dans mon bonnet de laine, qui, appartenant à l'administration, ne devait pas m'être retiré.

«La précaution était sage; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point.

«C'est à peine si on me visita.

«Pour lui, voici quelles mesures on prit:

«On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu'il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu'il y trouverait pour s'habiller les effets neufs que lui donnait l'administration en échange des siens.

«Seulement le 23 n'était plus cet homme que j'avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n'était pas son chagrin.

«La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.

«Au lieu d'obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu'on n'avait pas le droit de les lui prendre, qu'il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l'homme à qui on arrache ce qu'il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m'y sentais presque pris, moi qui pourtant avais sa lettre dans la doublure de mon bonnet.

«Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l'habilla de force, tandis qu'il poussait des hurlements de rage.

«Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c'est qu'un monsieur, qui m'avait tout l'air d'arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l'opération et s'emparait des effets que venait de quitter mon camarade…

«Le soir même, nous étions installés dans l'entrepont du transport le Rhône, et je remettais au 23 sa précieuse lettre.

«C'est d'une main frémissante de joie qu'il la prit, et, la serrant contre sa poitrine:

« – Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n'aient examiné fil à fil les loques qu'ils m'ont prises, et reconnu qu'ils sont volés…

«Puis, me serrant les mains à les briser:

« – Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci!.. C'est plus que ma vie, c'est plus que la vie des miens que vous sauvez… Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c'est l'honneur!..

Brusquement, comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s'était dressé.

– Dieu puissant! s'écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas! Il est donc vrai que mon père, avant d'expirer, a eu le temps d'écrire le nom de son assassin!

Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui:

– O mes amis, continua-t-il, d'une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que ne vous dois-je pas!.. C'est pour ma mère, c'est pour moi que votre père s'est généreusement sacrifié! C'est pour sauver le dépôt sacré d'un mourant qu'il vous faisait orphelins! C'est pour garder la parole jurée qu'il se laissait traîner de prison en prison jusqu'aux déserts de la Guyane! O mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime? Comment jamais m'acquitter envers vous?

Ce fut Jean qui l'interrompit.

– Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié… Avant de connaître la dette, ta mère l'avait payée au centuple… N'est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes? N'est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie?..

– Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir… O mon père, tu n'étais qu'un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d'être ton fils…

Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation.

«…Il n'en fallait pas tant que m'en disait le 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.

«Pourtant, je n'osai pas l'interroger.

«Il me semblait que c'eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre.

«J'affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu'il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre.

«Et quand je dis: lettre, c'est faute de savoir comment m'exprimer autrement.

«Ce que j'ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures.

«Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.

«Un prisonnier se préoccupe d'une mouche qui vole, et ici ce n'est pas d'une mouche qu'il s'agissait, mais de quelque secret d'une grande importance – à ce que je me figurais, du moins.

«Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l'objet, à cette insistance qu'on mettait à lui donner un nom qu'il prétendait n'être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j'avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j'en vins à m'imaginer qu'il était un des chefs du mouvement de 1851.

«Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu'il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu'ils ont tiré.

«Plus je réfléchissais, plus il me semblait que devais avoir raison.

«Si bien que j'en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m'efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m'inspirait son dévouement à notre cause.

«Il mit du temps à s'en apercevoir, mais pourtant il s'en aperçut.

«Il m'interrogea.

«Et comme je lui disais franchement mes idées:

« – Hélas! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n'y a rien de politique dans mon malheur.

«Ce n'était pas assez pour me convaincre.

« – Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi.