Za darmo

La dégringolade

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Il avait vu le ministre de l'intérieur, M. Billaud, écrire au préfet de police cette lettre fameuse où il lui signalait «certains individus qui, en se vantant d'une influence qu'ils n'ont pas, ont réussi à en faire un véritable commerce et prélèvent une dîme sur tous les soumissionnaires des grandes entreprises».

Dame! elle avait fait causer, cette lettre.

– Connaissez-vous ces «certains individus»? se demandait-on en ricanant.

N'avait-on pas vu aussi le ministre de la guerre lancer une circulaire «à la seule fin d'empêcher les officiers de l'armée de s'adresser trop souvent à l'empereur pour lui demander de l'argent?..»

– Est-ce possible!.. s'était-on dit dans le public. Où trouver le désintéressement, s'il déserte l'armée!..

L'empereur n'était pas sans apercevoir le danger.

Ponsard ayant fait représenter sa comédie: la Bourse, au Théâtre-Français, l'empereur lui écrivit pour le féliciter de réagir de toute la force de son talent contre la funeste passion du jeu.

M. Oscar de Vallée, au lendemain de la publication de son livre: les Manieurs d'argent, reçut les mêmes félicitations.

Mais que pouvaient une comédie, un livre et deux lettres impériales, contre la fureur, contre le besoin presque de spéculation?

Beaucoup spéculaient, qui n'avaient que ce moyen de soutenir leur train de maison.

Le prix de tout allait croissant.

Les immenses abatis de maisons, où M. Verdale et ses amis gagnaient des sommes énormes, occasionnaient sur les loyers une hausse prodigieuse.

Le Moniteur ne cessait de répéter que le nombre des maisons construites dépassait de beaucoup le nombre des maisons démolies…

Et c'était fort possible.

Seulement, comme les propriétaires ne bâtissaient plus que des palais, divisés en appartements immenses, les gens à petite fortune ne savaient plus où se caser, et se voyaient réduits à dépenser à leur loyer non plus le dixième, mais le sixième et même le quart de leur revenu.

Il est vrai que Paris devenait une sorte de caravansérail où accouraient de tous les points du globe les altérés de jouissances grossières, ceux qui avaient beaucoup d'argent à dépenser, ceux qui voulaient en gagner par n'importe quels moyens.

Il est positif que les théâtres, les bals, les restaurants où l'on soupe la nuit et les cafés ne désemplissaient pas.

Il est sûr que des légions de demoiselles à chignons jaunes et à toilettes impudentes envahissaient les boulevards et les rendaient impraticables aux honnêtes femmes.

Il est certain que le retour de certaines courses, de celles de Vincennes, par exemple, où se suivaient au triple galop des voitures pleines de jeunes gens et de femmes exaltés par le champagne, était un superbe défi à la population des faubourgs.

Tout le monde sait que lord Holland écrivait dans le Times:

– Paris est la ville de l'univers où on s'amuse le mieux.

Les clairvoyants disaient:

– C'est très beau, c'est assurément très honorable pour nous, mais c'est par là que nous périrons.

D'un autre côté, par Me Roberjot qui s'exprimait librement devant eux, Raymond Delorge et Léon Cornevin savaient bien que les vaincus du coup d'État s'étaient remis depuis longtemps de leur première stupeur et guettaient avidement l'occasion d'une revanche.

Et cette revanche eût été proche, peut-être, sans les instincts pervers, les malsaines ambitions et les théories absurdes que révélaient certains procès, celui de la Marianne, par exemple, ou celui de la Commune révolutionnaire.

Par la peur, l'Empire tenait encore quantité de gens, qui tout en l'exécrant ne pouvaient s'empêcher de dire:

– Mieux vaut encore le grand sabre de Napoléon III que le poignard de ces ennemis de la propriété et de la famille.

Il est vrai que la jeune génération, celle de Raymond et des fils Cornevin, s'irritait de cette prudence.

La jeunesse sifflait les cours de Sainte-Beuve au retour de l'enterrement de Lamennais.

Cent mille personnes suivaient le convoi de Béranger, tout en sachant bien qu'il avait été le barde du premier Empire au temps où libéralisme et bonapartisme rimaient, tout en sachant bien qu'il avait plus fait pour la popularité de Napoléon Ier que tous les panégyristes ensemble, avec un seul refrain: «Parlez-nous de lui, grand'mère… Grand'mère, parlez-nous de lui!..»

Pas un cri, cependant, ne troubla la funèbre cérémonie…

Dix ou douze écervelés essayèrent bien de forcer les portes du cimetière que la police avait cru devoir tenir fermées, ils furent aussitôt arrêtés…

Jean Cornevin, que le tumulte attirait comme la lumière les papillons, en était, et son frère et Raymond durent aller, le soir, le réclamer au poste, où il avait été consigné.

Mais on ne leur rendit pas le prisonnier. Et cette fois toutes les démarches de Me Roberjot ne l'empêchèrent pas de passer en police correctionnelle, et d'y attraper un mois de prison…

La mort de Cavaignac, arrivée peu de temps après, passa presque inaperçue.

C'est dans sa propriété d'Ourne, au fond de la Sarthe, que s'éteignit ce grand citoyen qui avait poussé aussi loin que pas un la fierté et le désintéressement…

Il fut enterré au cimetière Montmartre, dans le même caveau que son frère Godefroid. Il n'y eut pas de discours prononcé. Le gouvernement confisqua son oraison funèbre, comme il avait confisqué celles de Lamennais, de Marrast et de Béranger.

Bien avant cette époque, cependant, Raymond Delorge avait mis à exécution un projet longtemps caressé dans le secret de ses pensées.

Le lendemain du jour où il avait eu vingt et un ans, il était allé trouver ses amis, Léon et Jean Cornevin, et, d'un ton solennel qui ne lui était pas habituel:

– Je viens, leur avait-il dit, réclamer de votre amitié un grand service, et, quoi qu'il advienne, je vous demande le secret. J'ai résolu de me battre en duel avec M. de Combelaine, et je vous prie d'être mes témoins…

Léon Cornevin avait bondi à cette déclaration.

– Tu es fou, Raymond! s'était-il écrié.

Raymond s'attendait à quelque réponse de ce genre.

– Raisonnable ou insensé, mon parti est pris.

– Et si nous refusions?..

Tristement, Raymond hocha la tête, et d'un accent d'inébranlable détermination:

– Je le regretterais, mais je chercherais et je trouverais des amis moins dévoués, mais aussi moins… raisonnables que vous.

Étant donné le caractère de Raymond Delorge, il était manifeste que rien ne le ferait renoncer à son dessein.

Si quelque chose eût pu l'ébranler, c'eût été, bien plus que les objections du froid et méthodique Léon, le silence significatif de Jean, l'esprit aventureux par excellence, et l'homme des résolutions extrêmes.

Tout en comprenant fort bien cela, Léon ne se tenait pas pour battu.

– Admettons, reprit-il, que nous nous chargions de la mission que tu veux nous confier, mon cher Raymond, que dirons-nous à M. de Combelaine?

– Qu'il faut que nous nous battions…

Jean lui-même haussa les épaules.

– A quel propos? demanda-t-il. Pourquoi? Sous quel prétexte?..

Un flot de sang monta aux joues de Raymond, et les poings crispés par la colère:

– Quoi!.. s'écria-t-il, ce misérable n'a-t-il plus assassiné mon père?..

Léon l'interrompit.

– C'est très vrai, prononça-t-il froidement. Seulement ce misérable nie. N'existe-t-il pas une ordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaine est innocent et que le général Delorge a succombé dans un combat loyal?..

– Qu'est-ce que cela prouve?

– Que M. de Combelaine refusera ton cartel.

– Non, parce qu'il est brave ou plutôt parce qu'il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin… Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, et qu'il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasion de se débarrasser honnêtement du fils…

– Et s'il refuse, cependant?

– Vous lui direz qu'il est des moyens d'obliger les lâches à se battre…

– Et s'il s'obstine à refuser?

– Alors, soyez tranquilles, j'aurai recours à ces moyens.

Léon Cornevin allait sans doute répliquer. Jean lui coupa la parole.

L'entêtement de Raymond l'impatientait.

– Et tu prétends que je suis un écervelé compromettant, s'écria-t-il; qu'es-tu donc, toi?.. Pour t'imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain, il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c'est vrai, quand il n'avait ni sou ni maille, pour un oui et pour un non, il vous mettait l'épée à la main. Maintenant qu'il a de l'argent, beaucoup, tant qu'il en veut, ce doit être une autre paire de manches. Comment! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existence du monde, et tu te figures qu'il va risquer, comme cela, de faire trouer sa précieuse peau par le premier venu?.. Pas si bête!..

C'est de l'air résigné d'un homme qui subit une averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean.

Et lorsqu'il eut achevé:

– Je suis venu, prononça-t-il, vous demander un service et non des conseils… Voulez-vous être mes témoins? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dans une heure, j'en aurai trouvé d'autres…

A la dérobée, les deux frères se consultaient du regard.

Eux refusant, Raymond, ainsi qu'il les en menaçait, ne s'adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-il pas mieux qu'il les eût pour seconds que des inconnus, qui par indifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient aux pires extravagances!..

– C'est convenu, dit Jean Cornevin, nous serons tes témoins.

Les traits contractés de Raymond se détendirent.

– Ah! merci!.. s'écria-t-il, merci! Je savais bien que je pouvais compter sur vous.

Mais la chaleur de ses protestations ne fondit pas la réserve glacée de ses amis.

– Oh! ne nous remercie pas, interrompit brusquement Léon, car c'est bien à contre-cœur que nous nous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions, nous nous y conformerons.

 

Raymond en était arrivé à ses fins, il souriait.

– Mes instructions sont bien simples, dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu'il choisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l'heure, peu m'importe. Que je l'aie en face de moi, voilà tout ce que je demande. Du reste, rassurez-vous. S'il est de première force à toutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je lui réserve une désagréable surprise…

Les deux frères ne firent aucune objection. N'ayant pu éviter l'affaire, les détails leur importaient peu.

– C'est bien, répondirent-ils, demain matin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici…

Et le lendemain, en effet, sur les neuf heures, ils se mettaient en route.

II

C'est rue du Cirque que demeurait M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu'il devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante pas.

Rien de vulgaire dans cette habitation, chef-d'œuvre de M. Verdale.

L'hôtel s'élevait au milieu d'une cour sablée, et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes exotiques.

A droite et à gauche étaient les communs; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on apercevait par la porte entr'ouverte plusieurs voitures de formes différentes, sous leurs housses de toile verte.

– Peste!.. grommela Jean Cornevin, l'empereur loge bien ses amis!

Devant la grille, un gros homme à figure joviale, le concierge, fumait son cigare… un pur londrès.

– M. le comte reçoit, dit-il aux deux jeunes gens, vous pouvez entrer…

Dans le vestibule, pavé de marbre et tout doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit leur carte en disant qu'il allait la remettre à M. le comte, et les fit entrer dans une antichambre en les priant d'attendre.

Trois messieurs s'y trouvaient déjà lorsque Jean et Léon entrèrent.

Debout dans l'embrasure de la fenêtre, ils causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu'ils ne parurent pas remarquer qu'ils n'étaient plus seuls.

– Ainsi, continuait l'un, vous lui livrez encore cette voiture…

– Puis-je faire autrement? soupirait l'autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer? Savez-vous qu'il me doit plus de cinquante mille francs?..

– Comment, diable! aussi, interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil crédit!..

– Pardon!.. il vous doit bien vingt mille francs, à vous.

– C'est vrai, mais je viens lui signifier qu'il me faut un fort acompte…

– Et s'il ne vous le donne pas?..

– Je suspends les fournitures, et… en avant le papier timbré!..

– Et après?..

– Après!.. j'obtiens un jugement, et je fais saisir.

– Quoi?

– Tout, parbleu!.. l'hôtel, le mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les traitements…

Les deux autres éclatèrent de rire, mais d'un rire si franc que l'homme au papier timbré en demeura tout déconfit.

– C'est donc bien drôle, ce que je dis! fit-il d'un ton vexé.

– Ma foi, oui, répondit le carrossier.

– Et pourquoi, s'il vous plaît?

– Parce que, mon cher, vous ne vous êtes pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne vous dérangez pas. Ses traitements sont à l'abri de vos huissiers, son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son valet de chambre…

– Reste l'hôtel…

– Oui, mais vermoulu d'hypothèques… L'empereur ne le lui avait pas encore donné que M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus…

Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur présence et d'interrompre cette instructive conversation.

L'homme au papier timbré semblait consterné.

– Ah çà, fit-il, M. de Combelaine est donc très gêné?

– Ruiné! mon bon, à plat, comme toujours.

– Cependant il se fait une centaine de mille francs par an, avec ses traitements.

– Dites cent cinquante mille.

– Il est de deux ou trois entreprises…

– Pardon, de sept ou huit.

– Qui lui rapportent au moins autant.

– Mettons le double, et n'en parlons plus…

– Et il est ruiné!..

– A ce point que ses domestiques n'ont pas d'autres gages que l'argent qu'ils lui volent. Il est vrai qu'ils n'y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites cadeau d'une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il vous en apprendra de belles!..

A tout autre moment, Jean et Léon n'eussent pu s'empêcher de rire de l'ahurissement du bijoutier.

– Cet homme-là est donc un gouffre!.. s'écria-t-il.

– Vous avez dit le mot.

– Que fait-il de son argent?

– Il le dépense, parbleu!..

– A quoi!.. puisqu'il ne paye rien?..

– Et le jeu, mon cher, et les femmes, et les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte rien?

Mais ils s'interrompirent brusquement. Un valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d'apparaître à la porte qui conduisait à l'intérieur des appartements. Il s'avança jusqu'aux témoins de Raymond, et, s'inclinant:

– M. le comte de Combelaine, dit-il, attend ces messieurs dans son cabinet…

M. de Combelaine était peut-être aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs; en tous cas il n'y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et préoccupé d'éblouir.

Voilà ce qu'auraient pu remarquer Jean et Léon Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les moulures.

Mais, pour rien voir, ils étaient trop émus de cette idée qu'ils allaient se trouver en face du meurtrier de leur père.

Et le cœur leur battit lorsque le domestique, ouvrant une porte, annonça:

– Messieurs Cornevin.

Ils étaient dans le cabinet de travail, c'est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du maître.

On n'y voyait guère de livres ni de papiers, mais quantité d'armes de tous les temps et de tous les pays, des fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des fleurets mouchetés.

Sur la table qui servait de bureau se voyaient cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur respective.

Près de cette table, M. de Combelaine, vêtu d'un élégant costume du matin, était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.

Il s'était appliqué et avait réussi à se faire un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle situation.

Et les spectateurs qui le sifflaient à Bruxelles, lorsqu'il y jouait la comédie, ne l'eussent pas reconnu, avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement cirées, son œil morne et sa physionomie impassible.

C'était une fureur, alors. C'était à qui copierait le maître. C'était à qui éteindrait son regard, empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber de ses lèvres des paroles rares et sans expression.

Si bien que, dans les ministères et dans les salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé Taciturne III…

A la vue des deux jeunes gens, cependant, M. de Combelaine s'était levé, et, leur montrant des sièges:

– Veuillez-vous asseoir, messieurs, dit-il.

Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même temps:

– Nous resterons debout, s'il vous plaît, monsieur, prononcèrent-ils…

Leur conviction était que le comte allait feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une explication difficile. Erreur!..

– Messieurs, reprit-il, lors des événements de Décembre, un homme a disparu qui s'appelait Laurent Cornevin; seriez-vous ses parents?..

– Nous sommes ses fils, répondit Léon.

– Excusez ma question, messieurs. Laurent Cornevin remplissait à l'Élysée un emploi assez humble.

– Il était palefrenier…

– Tandis que vous, messieurs…

– Nous, interrompit Jean d'une voix rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient… supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui nous ont faits ce que nous sommes…

C'est sans la plus légère apparence d'émotion que M. de Combelaine s'inclina.

– Je conçois votre irritation, monsieur, dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un de ces accidents affreux comme il ne s'en voit que trop dans les temps de discordes civiles…

– Oh! un accident!.. fit Jean.

Le comte ne sembla pas l'entendre.

– Certes, poursuivit-il, la famille de cet infortuné a été cruellement frappée… Mais moi, j'ai été atteint du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire planer sur moi des soupçons odieux que n'a pas dissipés complètement un arrêt solennel de la justice… Mes ennemis ont osé insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d'un crime…

Le sang commençait à affluer au cerveau de Jean.

– Nous ne venons pas vous demander compte de la mort de notre père! interrompit-il brutalement.

M. de Combelaine ne sourcilla pas.

– C'est que ce serait fort naturel, prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais alors je vous répondrais que tout ce que j'ai d'influence et de crédit, je l'ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout ce qu'il est humainement possible de faire, je l'ai fait… inutilement, hélas! et il me serait aisé d'en administrer la preuve…

Léon essayait de répliquer; il l'arrêta d'un geste, et, plus vivement:

– Permettez: on m'attaque, je me défends… Combien était désastreuse la situation de la femme Cornevin, je le savais. J'étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j'ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d'intérêt? Non. C'eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l'égard de votre famille, je vous rappellerais que c'est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand'mère, ont obtenu l'un une place, l'autre un bureau de tabac, qui les met à l'abri du besoin… Je vous rappellerais que j'ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative…

Mais Jean Cornevin n'en put supporter davantage.

Des soufflets l'eussent moins transporté de fureur que cette énumération d'une parenté dont il avait horreur.

– Oh! assez, interrompit-il d'un ton menaçant. Je vous l'ai dit, ce n'est pas pour nous que nous sommes ici… Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge.

Si cuirassé d'impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement.

– Et… que veut-il de moi? interrogea-t-il.

– Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s'écria Jean. Il veut se battre avec vous!..

M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s'être attendu et préparé à quelque chose de pareil.

Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s'était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui.

Après un moment de silence:

– Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge; à sa place j'agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu'il me propose…

– Cependant, monsieur…

– Je déclare qu'un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c'est vrai, j'ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l'aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui… Et vous voudriez qu'après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m'expose à tuer le fils!.. Non! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l'Élysée, j'ai fait le serment de ne plus me battre jamais… Je le tiendrai, quoi qu'il arrive.

 

– C'est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin.

Ah! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas.

– Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il.

Mais Léon n'était pas intervenu encore:

– Je n'insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d'un ton glacé; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus…

– Ah!..

– Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit…

– Monsieur…

– Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s'il faut recourir à la violence…

– Ah!.. pas un mot de plus, monsieur, s'écria M. de Combelaine d'une voix étranglée, pas un mot de plus!..

Il s'était dressé d'un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l'œil flamboyant, et sa main serrait d'une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table…

L'ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait.

– Vous ne savez donc pas quel homme je suis? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu'un homme qui, jadis, m'eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi!..

– Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client? demanda tranquillement Léon Cornevin.

M. de Combelaine eut un geste terrible.

– Eh bien! moi, s'écria-t-il, au premier soupçon de violence de M. Raymond Delorge, je vous déclare…

Il s'arrêta court.

– Quoi?.. insista Léon.

Mais une réflexion, plus rapide que l'éclair, venait de traverser l'esprit du comte.

– Rien! répondit-il, rien!

Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser.

Il lâcha le revolver qu'il tenait, il se rassit, et, d'un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore:

– Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter… M. Delorge m'accordera bien vingt-quatre heures.

– Assurément.

– Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse… Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé…

C'est mécontents d'eux-mêmes, le cœur serré et l'esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses.

Combien ils avaient eu tort d'accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l'avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n'avait-il pas assassiné également leur père à eux?

Aussi qu'était-il arrivé?

Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie.

N'avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare!..

Ne leur avait-il pas reproché ce qu'il avait fait pour les vieux Cochard?..

Ne s'était-il pas en quelque sorte vanté d'avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri! Quelle honte!

Et cependant, ils avaient été forcés d'endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d'un ton de tranquille impudence.

– Ah! le misérable!.. s'écria Jean, lorsqu'ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s'il eût fait feu sur nous tandis qu'il tenait son revolver!..

Léon Cornevin hochait tristement la tête.

– Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas… mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu'un coup d'épée.

Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche.

Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d'une responsabilité trop lourde pour s'en remettre à leurs seules lumières.

Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot.

L'avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères.

– Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s'est-il encore fourré dans quelque guêpier?..

Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l'affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d'attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d'un délai de quarante-huit heures.

Et lorsqu'il eut terminé:

– Que le diable vous emporte! s'écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué.

– Cependant, commença-t-il…

Mais l'avocat ne voulut pas l'écouter, et très vivement:

– Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c'est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage…

– Eh! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu…

– Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru… Et moi qui comprends l'amitié autrement que vous, j'aurais essayé de raisonner Raymond, et s'il n'avait pas voulu m'écouter, je l'aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit: «Avant de te battre avec cet autre, il faudra d'abord te battre avec moi!..»

Il se montait tellement qu'il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d'une main et son couteau de l'autre, il gesticulait comme s'il eût été à la tribune…

– Quoi! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d'un abîme qui l'attire, où il va rouler fatalement, et vous lui criez: Casse-cou!..

Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.

Léon, qui était un homme froid et grave, n'avait pas cette bonhomie.

Il n'aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu'on lui démontrât qu'il faisait une folie pour qu'il s'y obstinât.

– Je ne vois pas, dit-il d'un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine.

Me Roberjot haussa les épaules.

– Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n'est-ce pas? que M. de Combelaine exploite la situation inespéré que lui a faite le coup d'État. Voici dix ans qu'il cumule des traitements énormes, qu'il met à l'encan son influence et celle de ses amis, qu'il bat monnaie à la Bourse des secrets qu'on lui confie ou qu'il surprend, qu'il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale… En est-il plus avancé? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d'en avoir d'autres. Sa situation est ce qu'elle était la veille du 2 Décembre. Je me trompe: elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d'audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu'il n'avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd'hui pour un demi-million…

– Oh! quand on a ses ressources! murmura Léon Cornevin…

– Mais il n'en a plus, répondit l'avocat, non, plus aucune. Tout s'épuise. Il ne trouverait plus aujourd'hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l'empereur répond à ses cris de détresse? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu'il parle de se marier…

– Lui?..

– Pourquoi non?.. Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n'est pas si dégoûté que nous…