Za darmo

La dégringolade

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XIX

– Cela ne durera pas, soyez tranquilles! déclaraient toujours d'un ton d'admirable assurance certains prophètes politiques.

Il est vrai qu'il leur eût été difficile, sinon impossible, de dire sur quoi, en ce moment, se basait leur certitude.

Ces premières années de l'empire furent celles où il se débita le plus de choses ridicules, où les contes les plus absurdes et les moins admissibles trouvaient de tous côtés de bénévoles propagateurs.

A chaque moment, vous rencontriez des gens qui, vous tirant à part, vous disaient mystérieusement:

– Eh bien!.. vous savez la nouvelle? L'empire n'en a pas pour un mois. L'argent manque… Le prochain coupon de la rente ne sera pas payé.

Mais Mme Delorge n'était pas d'un caractère à s'abandonner à des illusions puériles et, si M. Ducoudray eût réussi à l'entraîner sur cette pente, elle avait pour la retenir Me Sosthènes Roberjot.

Or Me Roberjot était mieux que personne en situation de voir et de juger les événements.

Sa candidature avait réussi; il venait d'être nommé député.

Et, si ardent adversaire qu'il fût de l'empire, ses rancunes n'allaient pas jusqu'à lui mettre sur les yeux de ces lunettes qui empêchent de voir.

Aussi, disait-il en hochant tristement la tête:

– Nous en avons pour des années, et, s'il survient une guerre heureuse, l'opposition ne sera plus qu'un mot.

Car Me Roberjot, de même que tous les gens de quelque bon sens, comprenait bien que la guerre, essence même de l'empire, lui était nécessaire.

Napoléon III, à Bordeaux, avait dit:

«L'empire, c'est la paix!..»

Mais il était clair que ce n'était là qu'un mot officiel, véritable promesse de boniment qu'on ne risque rien à faire d'abord, et qu'on tient après si on peut.

C'est dans le passé qu'il fallait aller chercher la pensée de l'empereur, dans ses proclamations de Boulogne et de Strasbourg ou encore dans ses réponses devant la Chambre des pairs lors de son procès.

Là, parlant à ses juges, mais s'adressant à la France, il avait dit:

«Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite.

«Le principe, c'est la souveraineté du peuple.

«La cause, c'est celle de l'empire.

«La défaite, Waterloo.

«Le principe, vous l'avez admis; – la cause, vous l'avez servie; – la défaite, vous brûlez de la venger…»

– Et Napoléon III la vengera, disaient fièrement ses partisans et, en échange des stériles libertés qu'il prend à la France, il saura lui rendre le prestige de la gloire militaire.

L'opinion était donc préparée à tout, lorsqu'on apprit que la France allait avoir la guerre avec la Russie.

L'Angleterre, cette fois, était notre alliée; ses soldats allaient se battre à côté des nôtres.

S'il y eut quelque émotion à Paris, il n'y eut pas un moment de doute ni d'inquiétude. Nous ne pouvions être que vainqueurs.

Et, en effet, le second empire ne tarda pas à avoir une nouvelle victoire à enregistrer, et gagnée par un des hommes du coup d'État, par le maréchal de Saint-Arnaud.

Celui-là fut heureux. Il mourut peu après, et son linceul fut un drapeau.

Mais c'était peu pour l'impatience française que cette victoire de l'Alma; aussi tout Paris accueillit-il comme certaine, comme incontestable, une dépêche apportée, disait-on, par un Cosaque, et qui annonçait la prise de Sébastopol.

Cette nouvelle, il faut le dire, avait été enregistrée par le Moniteur.

La Bourse monta. Paris, le soir, fut illuminé…

Et, le lendemain, on apprit que le Cosaque n'était qu'un canard financier et que Sébastopol tenait plus que jamais.

Cependant, cette fausse joie, qui eût dû servir à Paris de leçon pour l'avenir, n'eut pas d'inconvénients… L'impatience française n'avait fait que devancer les événements. Après une héroïque résistance, Sébastopol tomba en notre pouvoir…

Et, presque aussitôt que cette glorieuse nouvelle, on apprit que l'empereur de Russie venait de mourir; qu'un congrès allait se réunir à Paris, et que la paix serait sans doute signée contre le gré de l'Angleterre…

Mais pendant que les négociations se poursuivaient, un événement avait lieu d'une bien autre importance pour la famille impériale, et qui devait emplir de confiance et de joie tous les hommes qui devaient à l'empire ou qui attendaient de lui leur fortune et leur situation.

Depuis longtemps la grossesse de l'impératrice avait été annoncée officiellement…

Le 15 mars 1856, le président du Corps législatif apprit à ses collègues que Sa Majesté entrait dans les douleurs de l'enfantement…

L'Assemblée, aussitôt, se déclara en permanence.

Aussi bien, à cette heure-là même, les bruits les plus contradictoires se répandaient-ils dans Paris.

On disait l'impératrice au plus mal, et que l'accoucheur de la reine d'Angleterre, arrivé dans la nuit, désespérait d'elle. D'autres assuraient que l'enfant, qui était une fille, venait de mourir.

La vérité, c'est que l'accouchement fut laborieux. Mais dans la nuit, sur les trois heures, l'impératrice accoucha d'un garçon.

– Voilà la dynastie fondée à perpétuité! s'écrièrent les journaux dévoués.

Tout, en effet, souriait à l'empereur, et l'empire arrivait à l'apogée de sa puissance.

Et, le jour où les plénipotentiaires du congrès vinrent en grand uniforme présenter aux Tuileries le traité signé par eux, Napoléon III parut l'arbitre de l'Europe…

– Que me parlez-vous de Providence et de justice divine! disait ce soir-là M. Ducoudray à Mme Delorge.

Il est certain que, pour ne pas désespérer, il fallait de plus en plus à la veuve du général Delorge cette foi robuste et inaltérable qu'on puise dans la conscience de son bon droit.

Si elle avait jugé ses ennemis hors de sa portée au lendemain du coup d'État, que devait-ce donc être à cette heure que leur fortune, liée à celle de l'empire, semblait inébranlable comme lui!..

Après des années d'investigations incessantes, le sort de Laurent Cornevin demeurait un mystère, à ce point que Me Roberjot lui-même, découragé, disait:

– Nous nous sommes mépris à la portée des paroles de Mme Flora Misri. Le pauvre Laurent a été bel et bien assassiné.

C'était devenu la conviction de sa femme.

Après avoir espéré longtemps, et bien après tous les autres, elle ne doutait plus de son malheur et, en tête de ses factures, elle avait fait imprimer: madame veuve Cornevin.

Car elle avait des factures, à cette heure. Suivre les conseils de Mme Delorge lui avait porté bonheur. Son petit établissement de couture et confection avait réussi de façon à dépasser les prévisions les plus optimistes.

A peine installée chez elle, après quelques mois d'un nouvel apprentissage, elle avait vu ses clientes affluer de telle sorte que, l'aide de ses filles ne lui suffisant plus, elle avait dû s'adjoindre des ouvrières, deux d'abord, puis quatre. Puis il lui avait fallu prendre une première demoiselle pour surveiller le travail, car elle avait assez à faire à recevoir les pratiques, à prendre mesure et à essayer les robes.

Bientôt l'appartement de la rue Pigalle s'était trouvé trop petit, et, après bien des hésitations et sur les instances de M. Ducoudray et de Mme Delorge, elle était allée en louer un, à un second étage de la rue de la Chaussée-d'Antin, dont le prix était de trois mille quatre cents francs.

C'est l'énormité de ce loyer qui avait causé toutes ses perplexités.

A l'exemple des gens qui ont été longtemps malheureux, elle se défiait de la prospérité, prenant pour autant de pièges toutes les faveurs de la fortune.

– Et si j'allais ne pouvoir pas payer! objectait-elle à ses amis. Pourquoi chercher le mieux lorsqu'on a un bien inespéré?..

M. Ducoudray n'entendait pas de cette oreille.

Fût-il jamais parvenu à mettre cent mille écus et même plus de côté, s'il s'était confiné dans l'étroite boutique où, pendant cinquante ans, ses parents avaient végété, joignant à grand'peine les deux bouts?..

– Ainsi, allez de l'avant, disait-il à Mme Cornevin. Que risquez-vous? Je réponds de tout.

Et il l'avait en quelque sorte contrainte d'accepter un prêt de mille écus pour ses premiers frais d'installation.

Car il voulait que tout fût très beau dans le nouvel établissement qu'elle fondait, bien disposé et en harmonie avec le quartier; qu'elle eût un vrai salon, avec un tapis à terre, un lustre au plafond et des glaces tout autour.

Et le public avait fait honneur à la lettre de change que tirait sur sa vanité l'expérience de l'ancien négociant.

Mme Cornevin avait eu beau augmenter le prix de ses façons, ses anciennes clientes la suivirent, beaucoup de nouvelles lui vinrent, et il n'eût tenu qu'à elle de prendre rang parmi les couturières à la mode que les chroniques, moyennant finance, appellent toutes «la bonne faiseuse».

Si bien que, la troisième année de son installation, lorsqu'elle fit son inventaire au 31 décembre, elle constata qu'elle avait gagné dans ses douze mois plus de vingt mille francs et que, tous frais payés, il lui en restait huit mille à placer ou à mettre dans son commerce.

C'est que ses frais avaient bien augmenté.

Non seulement elle n'acceptait plus la rente de douze cents francs que lui avait servie Mme Delorge, mais elle s'arrangeait de façon à ce que Léon, son fils aîné, celui qui était élevé avec Raymond, n'imposât pas une trop lourde charge à sa bienfaitrice.

Quoi que pût dire M. Ducoudray pour s'en défendre, elle supportait de moitié avec lui les frais de l'éducation de son fils Jean.

Enfin, tout en faisant travailler ses filles à l'atelier, elle les envoyait tous les jours chez une institutrice du voisinage, où elles recevaient cette instruction élémentaire qui est indispensable à la femme d'un négociant.

 

Pour elle-même, la courageuse femme ne dépensait rien.

Elle en était presque à se reprocher les quelques francs qu'elle remettait tous les mois à un vieux professeur qui, chaque soir, après le départ des ouvrières, venait lui donner une leçon.

Car elle avait senti la nécessité de se hausser au niveau de sa nouvelle situation. Elle ne voulait pas que ses enfants, plus tard, fussent exposés à rougir d'elle et à n'oser pas montrer ses lettres.

Et elle était un exemple de ce que peut une intelligence ordinaire, servie par une forte volonté.

Qui l'eût vue, dans son beau salon, recevoir ses nobles et élégantes clientes, n'eût certes pas reconnu la brave et honnête mais un peu grossière ménagère de Montmartre, qu'on voyait deux fois par semaine remonter la rue Marcadet, portant tout mouillé sur son épaule le linge du ménage, qu'elle venait de laver au lavoir et qu'elle faisait sécher à sa fenêtre.

A ses relations constantes avec Mme Delorge, elle avait gagné un ton, des manières, des façons de s'exprimer, dont jamais on ne l'eût soupçonnée capable.

Elle n'était pas déplacée dans le salon de sa protectrice. Tout au plus, par suite du silence qu'elle avait le bon sens de s'imposer lorsqu'il y avait du monde, pouvait-on la prendre pour une femme d'une extrême timidité.

Mais il n'était pas de prospérités capables d'effacer de la mémoire de Mme Cornevin ce qu'elle avait souffert ni la perte immense qu'elle avait faite.

Six ans après la disparition de son mari, elle pâlissait encore et ses grands yeux noirs s'emplissaient de flammes au seul nom du comte de Combelaine.

– Ceux qui prétendent que le temps efface tout, disait-elle, n'ont jamais su ce que c'est qu'aimer ou haïr.

Pour elle, en effet, il semblait que le temps n'existât pas.

Un dimanche, – et c'était en 1837, – qu'elle devait dîner chez Mme Delorge avec M. Ducoudray et les enfants, elle arriva si bouleversée que, dès en entrant, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

Elle venait de rencontrer Grollet, cet employé des écuries de l'Élysée, que M. de Maumussy et M. de Combelaine avaient si habilement substitué, lors de l'enquête, à Laurent Cornevin.

– C'est dans le bas de la rue Blanche que je l'ai rencontré, répondit-elle aux questions de ses amis. A vingt pas, je l'ai reconnu, quoique ne l'ayant pas vu depuis ce jour maudit où, méditant déjà son infâme trahison, il voulut absolument m'offrir à déjeuner. Et cependant il a bien changé. Il a l'air d'un gros bourgeois à cette heure, d'un richard. Il porte des chaînes de montre grosses comme le doigt, des bagues, une chemise à jabot avec des boutons en brillants et une canne… Il m'a reconnue, lui aussi, car il est venu droit à moi et, après m'avoir toisée d'un regard impudent:

« – Peste! ma chère, m'a-t-il dit, nous voilà mise comme une duchesse… Nous faisons robe de soie, maintenant!.. Je vois avec plaisir que nous avons trouvé des successeurs cossus à ce pauvre Cornevin.» Son accent et son regard étaient si insultants que des larmes de colère m'en vinrent aux yeux. Mais je me contins. Je voulais savoir ce qu'il était devenu, et je l'interrogeai. Le crime lui a porté bonheur. Le prix du sang de Laurent s'est multiplié entre ses mains.

Ayant quitté l'Élysée peu après le coup d'État, il s'est établi loueur de voitures et, comme il est connaisseur, comme il est habile, comme il avait des protecteurs très puissants, son commerce a prospéré, et il est maintenant à la tête d'un des plus importants établissements de Paris. Et ce n'est pas tout, il s'est associé avec un architecte colossalement riche, nommé Verdale, pour acheter des terrains et des maisons sur le parcours des rues qu'on doit percer et, comme cet architecte est très renseigné, ils gagnent, paraît-il, tout ce qu'ils veulent.

Trop prudente pour confier à qui que ce fût le secret qu'elle avait surpris, Mme Delorge était seule à connaître l'origine de cette grande fortune que Grollet attribuait à M. Verdale.

Seule aussi, à admirer cette loi mystérieuse des attractions qui fatalement rapproche et associe les scélérats.

Mais l'architecte jadis incompris était-il vraiment si riche que cela?

Me Roberjot, qu'elle questionna à sa première visite, ne lui laissa aucun doute à cet égard.

– Mon ami Verdale, lui répondit-il, de ce ton de mordante ironie qui devait lui faire tant d'ennemis, mon cher et excellent camarade doit être déjà plusieurs fois millionnaire. Grollet, sans doute, est son prête-nom. Depuis un an, il risque timidement une particule devant son nom. Un de ces matins il s'éveillera baron et décoré. On m'a remis sa carte, dernièrement, et j'y ai lu: A. de Verdale…

La plus vive surprise se peignit sur les traits de Mme Delorge.

– Vous voyez donc encore cet homme? demanda-t-elle.

– C'est-à-dire qu'il vient me voir, répondit l'avocat.

– Quoi!.. malgré cette lettre terrible.

– A cause de cette lettre terrible, précisément. Tous les six mois à peu près, il vient me conjurer de la lui vendre, et à chaque visite il m'en offre un prix plus élevé. Nous en sommes restés, la dernière fois, à 500,000 francs.

L'énormité de la somme stupéfia Mme Delorge.

– Cinq cent mille francs! répéta-t-elle comme un écho.

– Mon Dieu, oui! Qu'est-ce que cela pour ce cher ami? Ne spécule-t-il pas à coup sûr? N'a-t-il pas pour le conseiller, pour l'inspirer, Sa Grâce Mme la princesse d'Eljonsen? C'est du reste bien connu. La princesse est fort sujette aux rêves. Dès qu'il lui en est venu un, vite elle mande son architecte ordinaire qui accourt.

« – Verdale, lui dit-elle, j'ai rêvé cette nuit que je voyais une rue nouvelle, allant de tel point à tel autre, et passant par tels et tels endroits…

« – Très bien! princesse! répond mon ancien copain. Et tout de suite, sans hésiter, il se met à acheter tout ce qu'on veut lui vendre de maisons sur le parcours indiqué. Et bien il fait, car jamais la rue rêvée par la princesse ne manque d'être décrétée peu après. Mon Verdale est exproprié, il touche des indemnités superbes dont il remet une partie à Mme d'Eljonsen, et le tour est fait. Il irait jusqu'au million pour avoir son autographe.

Ce n'est pas sans une sincère admiration que Mme Delorge écoutait et regardait Me Roberjot. Certes, considérée au point de vue de la morale pure, sa conduite n'avait rien de particulièrement héroïque.

Mais elle avait trop vécu pour ne savoir pas qu'à notre époque de tels désintéressements sont rares, pour ne savoir pas que ce n'est point le premier venu qui refuse un million, cinquante mille livres de rentes qu'on lui offre et qu'il peut accepter sans risques, sans périls, sans nuire à qui que ce soit, sans même commettre une mauvaise action.

Elle lui tendit donc la main, et d'une voix émue:

– C'est beau, ce que vous faites là, monsieur, dit-elle. Merci!..

Mais c'est à peine si l'avocat osa effleurer du bout des doigts cette main que lui tendait la noble femme.

Lui aussi, il avait résisté à l'action dissolvante du temps. Il avait pu renoncer à l'espoir d'être jamais aimé de Mme Delorge; cesser de l'aimer, non.

Il lui avait fallu des mois, des années, pour s'accoutumer à la visiter, à causer, à ne pas rester court, lorsqu'elle le regardait d'une certaine façon.

Au moins avait-il cette satisfaction de voir que les événements l'avaient servie mieux qu'il n'eût osé le souhaiter.

Les cruels soucis d'argent et d'avenir qui troublaient le sommeil de Mme Delorge aux premiers temps de son veuvage avaient disparu. L'aisance et la sécurité étaient revenues s'asseoir à son foyer.

Tout d'abord elle s'était trouvée allégée de la rente de douze cents francs de Mme Cornevin. Léon ne lui coûtait presque plus rien. Enfin, deux héritages successifs avaient plus que doublé son capital.

Le premier de ces héritages avait été celui du père de son mari.

Le pauvre bonhomme n'avait pu survivre à la mort de son fils, sa joie et son orgueil. Il avait bien parlé de venir demeurer avec sa bru, mais au moment de quitter la petite ferme où il vivait depuis tant d'années le courage lui avait manqué. Il avait traîné sept ou huit mois encore, et enfin il s'était éteint, laissant une soixantaine de mille francs.

Le second héritage fut celui de Mlle de la Rochecordeau.

Bien inattendu, certes, celui-là; car, deux fois par jour au moins depuis quinze ans la rancunière vieille fille jurait qu'elle jetterait toute sa fortune dans le Loir plutôt que d'en laisser un centime à sa nièce.

Malheureusement pour ses charitables intentions, elle avait, quoique dévote, une si effroyable peur de la mort, que jamais elle ne put prendre sur elle de faire un testament.

– Il sera toujours temps, disait-elle, d'appeler un notaire quand je sentirai ma fin s'approcher.

Elle ne la sentit pas.

Un soir qu'elle avait diné plus de coutume, s'étant mise dans une de ces colères blanches qui lui étaient habituelles, elle fut foudroyée par une attaque d'apoplexie.

Elle n'eut que le temps de s'écrier, et Dieu sait avec quelle rage:

– Je suis morte! Élisabeth aura tout.

Presque tout, en effet.

Mme Delorge, née Élisabeth de Lespéran, se trouvant être la plus proche parente de Mlle de la Rochecordeau, eut pour sa part les sept dixièmes de la succession: un peu plus de cent cinquante mille francs.

Elle les accepta, mais non sans bien expliquer à son fils quelles raisons la déterminaient.

– J'ose croire, Raymond, lui avait-elle dit, que cette fortune qui nous échoit ne te fera jamais imiter ces jeunes gens dont le plaisir est le seul mobile, ni oublier les devoirs sacrés que tu as à remplir.

C'était presque mot pour mot ce que Mme Cornevin répétait à ses fils chaque fois qu'elle se trouvait avec eux.

– Souvenez-vous que votre père a été lâchement assassiné par des misérables dont il avait surpris le crime, et que nous ne savons même pas ce qu'est devenu son corps.

Peut-être eût-on beaucoup surpris M. de Combelaine et M. de Maumussy, si on leur eût dit ce qu'était devenue en huit ans la situation de Mme Delorge et de Mme Cornevin.

Pour eux, ce devaient toujours être deux pauvres femmes veuves, bien impuissantes, bien délaissées, pauvres et chargées d'enfants.

Non; il n'en était plus ainsi.

Maintenant, elles étaient presque riches l'une et l'autre, assez riches en tout cas pour payer des défenseurs.

Leurs enfants, qui autrefois étaient peut-être une charge, allaient être désormais un soutien.

Raymond Delorge, Léon et Jean Cornevin allaient être des hommes, de ces adversaires avec qui on compte…

L'heure était proche où les espérances jadis chimériques de Mme Delorge pouvaient devenir des réalités…

TROISIÈME PARTIE
RAYMOND

I

…Ce fut, pour Mme Delorge et pour Mme Cornevin, un beau jour et un jour glorieux, que celui où, appuyées l'une sur l'autre, et contemplant leurs fils, elles purent se dire:

– Notre tâche est remplie et nous pouvons attendre en paix l'heure de la justice. A nos fils désormais la lutte et la peine. Nous pouvons mourir, l'œuvre sacrée que nous avions entreprise sera poursuivie sans relâche par des bras plus robustes que les nôtres…

Et certes, leur orgueil et leur confiance étaient légitimes: elles avaient fait des hommes…

Onze années s'étaient écoulées depuis la sanglante catastrophe de l'Élysée. On était à la fin de 1863.

Raymond Delorge et Léon Cornevin, admis à l'École polytechnique ensemble, venaient d'en sortir.

Et leur situation, ils ne la devaient bien qu'à eux-mêmes. Jamais les démarches d'un protecteur ne leur avaient aplani un obstacle.

Il y a plus: à deux ou trois reprises ils avaient trouvé des difficultés là où leurs camarades n'en trouvaient pas.

Mais aussi, ils s'étaient tenu parole; ils avaient travaillé avec cette persévérance obstinée qu'on ne connaît guère à seize ans, et leurs études n'avaient été qu'une longue suite de succès.

C'est qu'aussi ces deux noms de Delorge et de Cornevin, qu'on retrouvait chaque année associés aux triomphes du grand concours, avaient fini par frapper les rares Parisiens qui connaissent leur histoire contemporaine et qui ont de la mémoire.

Si le nom de Cornevin leur était inconnu, celui de Delorge faisait tressaillir en eux de sinistres souvenirs.

– Delorge!.. disaient-ils, nous avons certainement entendu prononcer ce nom… Attendez donc… N'est-ce pas ainsi que s'appelait le général dont la mort mystérieuse passa inaperçue au milieu des terribles émotions du coup d'État, et qui avait été tué en duel, à ce qu'on prétendit, par M. de Combelaine?..

Ni Léon, ni Raymond d'ailleurs, en dépit des prudentes recommandations de Mme Delorge, n'avaient été parfaitement discrets.

 

Ils avaient eu de ces amitiés comme on n'en a qu'au collège, amitiés sincères et confiantes, qu'on croirait trahir si on gardait un secret.

Ils n'avaient pu s'empêcher de dire leur passé, d'affirmer leur haine présente, de parler de leur soif de vengeance, de laisser entrevoir leurs espérances pour l'avenir.

Et les amis à qui ils s'étaient confiés avaient rapporté à leurs parents la dramatique histoire de leurs camarades…

Si bien qu'en 1859, à la distribution des prix du grand concours, le prix d'honneur, remporté par Raymond, avait été le prétexte d'une manifestation bruyante qui avait failli tourner à l'émeute.

Les élèves s'étaient levés en tumulte, battant des mains, agitant leurs képis et criant à pleine gorge:

– Vive Delorge!.. Vive le fils du général Delorge!..

Et cela avec une telle insistance, que S. E. M. le ministre de l'instruction publique qui présidait la solennité, était devenu aussi blanc que sa cravate.

«Cette manifestation est à la fois affligeante et grotesque, écrivait le lendemain un des augures officieux du Constitutionnel, et si nous avions l'honneur de gouverner le lycée auquel appartient le jeune Delorge, nous prierions ce précoce perturbateur et ses amis d'aller continuer leurs études ailleurs.»

Mais le lendemain aussi, le rédacteur en chef d'un journal de l'opposition se présenta chez Mme Delorge, la priant de vouloir bien lui dire tout ce qu'elle savait des circonstances de la mort de son mari.

Il se proposait de faire de la mort du général le prétexte d'une agitation qui serait, disait-il, très utile à la cause de la liberté, et dont le résultat serait, en tout cas, de provoquer une enquête…

M. Ducoudray, qui assistait à cette entrevue, avait toutes les peines du monde à dissimuler sa satisfaction.

– Fameuse affaire!.. souffla-t-il à l'oreille de Mme Delorge.

Tel ne fut pas l'avis de la noble et courageuse femme.

Il lui parut que ce serait une profanation que de livrer la pure mémoire de son mari à des discussions enragées et à des polémiques sans fin. Elle frémit à cette idée de voir la tombe de l'homme qu'elle avait tant aimé devenir la tribune de toutes les ambitions, le théâtre de scènes scandaleuses, le champ de bataille des partis.

Elle conjura donc le journaliste de renoncer à son idée.

– Laissons, monsieur, lui dit-elle, laissons les morts dormir en paix leur éternel sommeil.

Raymond n'avait point goûté cette façon de voir. A un âge où on est si facile aux illusions, exalté par l'éducation qu'il avait reçue, peut-être n'était-il pas loin de se croire un personnage…

Ce fut Léon, son ami, le confident de ses plus secrètes pensées, qui le ramena à la raison, qui lui fit comprendre qu'ils n'étaient que deux enfants encore.

Ils reprirent donc leurs études, et avec tant d'assiduité et de bonheur, qu'ils sortirent de l'École polytechnique, Léon avec le numéro 3, Raymond avec le numéro 9.

Ils avaient alors vingt ans, mais le malheur les avait vieillis avant l'âge, et ils avaient déjà le caractère qu'ils devaient garder.

Grand, large d'épaules, d'une force herculéenne comme son père, très blond avec des yeux d'un bleu pâle, Léon Cornevin avait la raideur et le flegme d'un Anglais.

Très capable d'une folie, il était de ceux qui règlent jusqu'à leurs actes de démence et qui les accomplissent jusqu'au bout avec un calme imperturbable, froidement et méthodiquement.

Tout autre était Raymond.

Remarquablement bien de sa personne, grand, élancé, très brun avec un teint d'une pâleur mate, il avait toutes les séductions de l'homme du Midi, des flammes plein ses grands yeux noirs, et cette parole vibrante qui remue les foules.

Il était l'enthousiasme même, capable de prodigieux élans, mais prompt à se décourager. Son intelligence vive et nette concevait les plus audacieux projets, les réglait sagement, les lançait bien… Seulement, au premier échec, il perdait la tête. Devant un obstacle que l'obstiné Léon eût usé avec ses ongles, il s'asseyait désespéré.

Jean Cornevin l'avait bien défini.

– Raymond, disait-il, a le courage d'un héros, les nerfs d'une femme, et la sensibilité d'un enfant.

Il avait autre chose encore, une timidité incroyable, ridicule, absurde, qui souvent, lorsqu'il prenait sur lui de la surmonter, le poussait aux actes les plus contraires à son caractère et à sa volonté.

Près de ces deux jeunes hommes, remarquables à des titres divers, Jean, le second fils de Mme Cornevin, faisait contraste.

Il n'avait pas fait de brillantes études, lui… A dix-sept ans, fatigué du joug du lycée, il avait déclaré qu'il en avait assez, et depuis, en effet, il peignait et il dessinait…

Petit, fluet, très brun, assez laid, mais l'œil pétillant d'esprit, Jean Cornevin dissimulait sous une insouciance affectée et sous le débraillé de ses façons une intelligence très vive, des aptitudes remarquables, une finesse extrême et une grande ambition.

Prompt à saisir les ridicules, et ayant le mot impitoyable, il avait coutume de dire qu'il arriverait par ses ennemis…

Mais cette diversité si grande d'humeur, de tempérament et d'idées n'empêchait pas ces jeunes hommes de s'aimer comme rarement s'aiment des frères.

Un lien les unissait, plus puissant et plus indissoluble que ceux de la famille et du sang: la communauté du malheur et de la haine.

Ils pouvaient se trouver en désaccord, quand ils discutaient les moyens d'atteindre leur but, mais leur but était le même, et immuable: obtenir justice des misérables qui avaient frappé leurs pères, le général Delorge et le pauvre palefrenier Cornevin.

Seulement, que tenter?

Tandis que le chevaleresque Raymond Delorge s'écriait: – C'est au grand jour, et en plein soleil que je combats mes ennemis!..

Pendant que le froid et méthodique Léon répétait: – Sachons attendre, sachons guetter cette occasion propice qui ne fait jamais défaut aux hommes patients!..

Jean, incapable de modération et tout brûlant de colère, disait:

– Que me parles-tu de lutter au grand soleil, Raymond! N'est-ce pas dans l'ombre, lâchement, que nos pères ont été frappés?.. Avec de tels ennemis, il n'est pas de nuit trop obscure ni d'armes déloyales. Je m'associerais à des forçats, s'il le fallait, pour les atteindre sûrement. Et toi, Léon, que me parles-tu de patienter? Attendre, c'est laisser ces misérables jouir en paix de leur crime!..

C'était si bien son opinion que dès l'âge de dix-huit ans il s'était trouvé compromis dans ce fameux complot du bois de Boulogne, dont la découverte envoya trente-sept accusés sur les bancs de la Cour d'assises et une douzaine de condamnés à Lambessa.

Ce qui rendait la situation de Jean Cornevin très mauvaise, c'est qu'une perquisition, opérée à son domicile, avait livré à la police toute une série de charges intitulées: le Panthéon du second Empire, «dont la méchanceté, disait le commissaire de police dans son rapport, m'a fait frémir d'indignation».

Cependant, d'actives démarches de Me Roberjot tirèrent de ce guêpier le précoce conspirateur.

– Vois-tu où mène la précipitation? lui disait son frère, lorsqu'il sortit un peu penaud de la Conciergerie, où il avait été détenu trois semaines; te voilà signalé et nous aussi, par la même occasion, au zèle investigateur de la police; toutes nos démarches vont être épiées…

– Puis avec quels gens conspirais-tu! insistait Raymond. Avec des mouchards et avec des drôles ou des imbéciles, dont la politique est à coup sûr la moindre préoccupation.

– Ce qui est d'autant plus niais, continuait Léon, que l'Empire, ayant atteint son apogée, ne peut plus que descendre.

Dire cela était hardi, sinon prématuré à cette époque.

Ils étaient encore bien rares, les esprits perspicaces qui, sous l'apparence des prospérités inouïes du règne de Napoléon III, discernaient des symptômes de dissolution.

L'excès même de la prospérité matérielle devait être une cause de ruine.

Car ce n'est pas en vain qu'on surexcite toutes les passions grossières, les convoitises brutales, les appétits sensuels et la soif de l'or.

Léon, observateur attentif, avait pu voir le gouvernement trahir l'embarras que lui causait la cupidité de certains zélés de Décembre, dont il ne savait comment se débarrasser.