Za darmo

La dégringolade

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XVII

Mme Delorge était hors d'état de relever cette dernière ironie, où se trahissait tout entier le caractère de M. de Maumussy.

Elle n'avait pas trop de toute sa présence d'esprit, à défaut de force, pour empêcher Krauss de s'élancer sur les traces du vicomte, pour l'apaiser et le désarmer, pour le rappeler à la raison, qu'il semblait avoir totalement perdue.

Et il fallut de prodigieux efforts, toute l'éloquence de M. Ducoudray, qu'on était allé quérir, toute l'influence de Mme Delorge, et même les supplications de Raymond, pour arracher à l'entêté Alsacien le serment solennel de renoncer à ses projets de justice trop sommaire.

– Voilà une épouvantable scène, disait l'excellent M. Ducoudray, en retirant les capsules des pistolets de Krauss, et dont les suites peuvent nous être bien funestes!..

Cependant Mme Delorge ne s'en affligeait pas.

Ce qui l'inquiétait, à cette heure qu'elle avait le loisir d'y réfléchir et d'en mesurer la portée, c'était la menace d'une pension, qui avait été l'adieu de M. de Maumussy.

Était-elle exposée à cette humiliation affreuse de lire quelque matin, dans le Moniteur officiel:

«Le prince-président, dont on sait la sollicitude pour l'armée, a décidé qu'une pension viagère de six mille francs serait servie sur sa cassette à la veuve du général Pierre Delorge?..»

Que faire, si un tel coup venait à la frapper?

Cette épouvantable perspective la tourmentait à ce point qu'elle ne put clore l'œil de la nuit, et que le lendemain, dès neuf heures, elle se faisait conduire chez Me Roberjot, le seul, estimait-elle, qui pût lui donner un conseil.

C'était un jeudi – le jour, précisément, où expirait le délai fixé par M. Verdale à son «vieux camarade».

Lorsque la malheureuse femme se présenta chez l'avocat:

– Que madame prenne la peine d'entrer, lui dit le domestique; monsieur vient de sortir, mais pour quelques minutes seulement; il va revenir…

Connaissant la disposition de l'appartement, Mme Delorge allait ouvrir la porte du cabinet de travail de Me Roberjot, lorsque le domestique l'arrêta, disant:

– Pas là, madame, pas là… Il s'y trouve déjà quelqu'un qui vient d'arriver et qui attend monsieur…

Et il la fit passer dans la petite salle où déjà elle avait attendu, lors de sa première visite, et d'où même elle avait entendu l'avocat exposer ses projets politiques.

Mais c'était bien autre chose, cette fois.

La porte de communication était ouverte et, de la place où elle était allée s'asseoir, sans intention, assurément, elle découvrait la moitié du cabinet.

L'homme qui s'y trouvait ne parut pas remarquer la survenue d'un client dans la pièce voisine.

Il se promenait de long en large, avec une agitation manifeste, et même, par moments, laissait échapper de sourdes exclamations.

– C'est inimaginable… Où diable peut-il être allé?.. Ne m'aurait-il pas attendu?..

Cependant tout à coup il s'interrompit, écoutant…

La porte intérieure de l'appartement s'ouvrait.

L'instant d'après, Mme Delorge entendit s'ouvrir la porte du cabinet qui donnait sur l'antichambre, et elle vit l'homme s'élancer vers la partie de la pièce qu'elle n'apercevait pas en s'écriant:

– Eh bien!.. Que t'avais-je promis?.. Suis-je exact?..

Mme Delorge comprit que c'était l'avocat qui rentrait, et, en effet, elle reconnut sa voix.

– C'est fort heureux pour vous, disait-il; à midi sonnant je déposais ma plainte…

Et en même temps, il entrait dans le cercle qu'embrassait le regard de Mme Delorge, suivi de l'homme, dont l'attitude paraissait pleine d'humilité.

Pressentant vaguement quelque grave explication, Mme Delorge essaya de dénoncer sa présence, elle toussa très fort, elle renversa une chaise…

Ils n'entendaient rien.

L'avocat s'était assis près de son bureau. L'autre demeurant debout disait:

– Sais-tu que tu me reçois comme un chien dans un jeu de quilles! Ce n'est pas gentil. Car enfin, si je n'étais pas revenu…

– Vous n'en seriez ni plus ni moins un malhonnête homme, monsieur Verdale!..

L'architecte incompris, car c'était lui, haussa légèrement les épaules.

– Allons, allons, fit-il, je vois que tu ne me pardonnes pas la peur que tu as eue…

D'un coup de poing furibond appliqué sur la tablette de son bureau, Me Roberjot l'interrompit.

– Trêve de plaisanteries impudentes, s'écria-t-il. Au fait… sans phrases.

L'embarras de l'architecte devait être feint, car il contrastait trop violemment avec la liberté de sa parole et la gaieté de son accent.

– Écoute au moins ma confession, fit-il avec une surprenante volubilité. Mon procédé était… vif, j'en conviens. Mais je n'avais pas le choix. Tout autre eût agi comme moi. Sois juge. Juste le lendemain du jour où tu m'avais confié ton titre, comme je traversais la place de la Bourse pour aller chez ton agent de change, j'aperçois le gros Coutanceau.

«Je vais à lui, et je le salue de cette aimable plaisanterie que je ne manquais jamais quand je le rencontrais: «Ah ça! illustre coffre-fort, quand faites-vous ma fortune?» Je pensais qu'il allait me répondre comme d'ordinaire: «Demain, entre sept et neuf.» Mais pas du tout, il me regarde fixement, puis d'un ton rude: «Êtes-vous capable, me demande-t-il, de garder un secret?..» Un peu surpris, je dis: «Assurément, surtout si ma fortune en dépend.» Aussitôt, il m'empoigne par le bouton de ma redingote, et très vivement:

« – Alors, reprend-il, tâchez, d'ici quatre jours, de vous procurer cent mille francs, apportez-les moi, et il y a cent à parier contre un que, fin courant, je vous rends un demi-million. J'ai de l'estomac, Roberjot, eh bien! ma parole d'honneur, en entendant cela, j'ai dû devenir plus blanc que ta cravate.

« – Est-ce sérieux, cela, monsieur Coutanceau? demandai-je.

« – Parbleu! fit-il.

« – Et l'affaire est sûre?..» Il haussa les épaules et d'un air ironique:

« – Est-ce que je la ferais, dit-il, si elle n'était pas archi-sûre? J'y mets toute ma fortune. Concluez. Tous calculs faits, nous avons cent chances pour nous et une seule contre… ainsi, avisez. Et il me campa là. J'avais des éblouissements, la tête me tournait… Cinq cent mille francs!.. Que faire?

De sa place, dans le salon d'attente, Mme Delorge ne perdait pas une syllabe de cette étrange confession.

Et, effrayée de s'en trouver la confidente involontaire, elle se demandait quel parti prendre, si elle devait brusquement se montrer, ou gagner doucement la porte et sortir en disant au domestique qu'elle reviendrait plus tard…

Mais M. Verdale poursuivait:

– C'est alors, ami Roberjot, que la pensée me vint de t'emprunter, sans te prévenir, ce titre que tu m'avais confié… et cette pensée seule me fit d'abord frémir. Ce que je risquais, je le discernai d'un coup d'œil. Ce pouvait être le bagne. Oui, mais ce pouvait être aussi la fortune du jour au lendemain. Se dire qu'on a un moyen de se coucher pauvre et de s'éveiller riche, quelle tentation!.. Je ne suis pas un ange, je ne résistai pas. Une voix qui me criait que je réussirais m'emplissait d'une audace extraordinaire. Je rentrai donc chez moi, je cherchai dans mes papiers quelques-unes de tes lettres, et je me mis à m'exercer à contrefaire ton écriture. Je ne trouvai pas à cette besogne toutes les difficultés que j'attendais.

«Après vingt-quatre heures de tentatives enragées, je vins à bout de fabriquer une lettre par laquelle tu ordonnais à ton agent de change de vendre le titre entier et d'en remettre le montant à ton bon ami Verdale. L'imitation me semblait parfaite. Paraîtrait-elle telle à l'agent de change? Ah! ce fut un rude moment que celui où je la lui remis. Je n'avais pas un fil de sec sur moi pendant qu'il la lisait… Il n'y vit que du feu, heureusement, et le surlendemain, il me remettait cent dix-huit beaux mille francs, que je portai tout courant chez ce cher Coutanceau…

Mme Delorge, qui s'était levée doucement pour fuir retomba, glacée de stupeur, sur son fauteuil.

– Désormais, continuait l'architecte, le vin était tiré et il n'y avait plus qu'à le boire, doux ou amer. Le plus pressé était de te prévenir, car une démarche de toi perdait tout, mais c'était le plus dur aussi. Comment m'y prendre? Devais-je venir me jeter à tes pieds et te tout avouer? J'en ai eu l'idée. C'eût été stupide, parce que nécessairement tu aurais exigé des explications que je ne pouvais pas donner. Longtemps j'examinai la situation sous toutes ses faces, et le résultat de mes méditations fut la lettre que je t'ai écrite, et qui était un pur chef-d'œuvre, car elle t'imposait le silence si tu voulais garder une chance de rentrer dans ta monnaie… J'avais eu soin de te la faire tenir après l'heure du parquet, persuadé que, si je te ménageais une nuit de réflexions, tu ne porterais pas plainte.

«Mais j'étais sûr aussi que tu te mettrais à ma poursuite, et j'avais pris mes précautions et fait la langue à Bonnet, mon hôtelier, à qui je dois trop d'argent pour n'être pas sûr de lui…

«Toi qui es fin, tu as, comme dirait Arnal, «débiné le truc» et compris que j'étais chez moi, et tu as même essayé de séduire, à prix d'or, mon hôtelier…

«C'est vrai, j'étais chez moi, j'y suis resté calfeutré pendant ces quinze jours qui viennent de s'écouler, et j'y ai souffert toutes les tortures du condamné à mort qui attend l'issue de son recours en grâce. Regarde-moi, et vois si je n'ai pas vieilli… C'est que si toi, sans le vouloir, tu risquais ton argent, moi, mon bonhomme, je jouais ma peau. C'était dit, arrêté, conclu. Si l'affaire Coutanceau manquait, je t'écrivais un suprême adieu, et je me faisais sauter la cervelle…

Il avait pris un air et une pose tragiques en prononçant ces dernières paroles, espérant sans doute émouvoir son ancien copain.

 

Erreur. Car, dès qu'il s'arrêta:

– Toutes ces explications étaient fort inutiles, prononça froidement Me Roberjot.

L'architecte recula et se croisant les bras:

– Tu n'as donc pas compris? insista-t-il.

– Quoi?

– Que ma présence ici annonce le succès.

Et d'un accent de triomphe:

– Car j'ai réussi, continua-t-il, pleinement, entièrement, au delà de mes plus folles espérances. Du même coup hardi, j'ai fait ma fortune et la tienne… Ce matin, il n'y a pas deux heures, le caissier de Coutanceau a versé entre mes mains frémissantes d'émotion quatre cent quatre-vingt mille francs. J'ai bien dit, tu as bien entendu, je répète: quatre cent quatre-vingt mille francs. De cette somme, il faut déduire ta mise de fonds involontaire, soit cent dix-huit mille francs. Reste trois cent soixante-deux mille francs, ô Roberjot, que nous allons, hic et nunc, partager comme des frères… Nous sommes riches… Fortuna me juvat!.. Me pardonnes-tu, maintenant. Avoues-tu que je suis un grand homme?.. Quitte ton air sévère, alors, et debout, vieux camarade, debout et dans mes bras!..

C'est à quoi l'avocat ne paraissait rien moins que disposé.

– Vous vous méprenez, monsieur Verdale, dit-il.

L'architecte pensa que Me Roberjot doutait de ses affirmations.

– Il ne me croit pas, l'incrédule! s'écria-t-il. Mais attends, ô saint Thomas, attends.

Et, sautant sur son inévitable portefeuille qu'il avait déposé sur une chaise, il en retira pêle-mêle des bons sur la Banque et des liasses énormes de billets de banque qu'il étala sur le bureau…

– Vois, criait-il, flaire, palpe, examine… Plonges-y les bras jusqu'au coude. Assure-toi bien qu'ils ne sont pas faux… A nous! tout cela est à nous!.. Victoire! Vive Coutanceau!..

Mais l'ivresse du succès se glaça sur ses lèvres, lorsqu'il vit de quel geste de dégoût l'avocat repoussait ces valeurs.

Et il faillit perdre contenance en l'entendant lui dire:

– Veuillez me compter les cent dix-huit mille francs que vous m'avez soustraits, et vous retirer avec le reste.

– Tu plaisantes, Roberjot, fit-il, tu railles, certainement…

– Soyez sûr que je n'ai jamais parlé plus sérieusement.

L'architecte tombait de son haut.

– Tu ne m'as donc pas entendu, mon bon vieux? insista-t-il doucement. Tu n'as donc pas compris que je veux, que je prétends partager le bénéfice avec toi, et qu'il te revient pour ta part cent quatre-vingt-un mille francs…

La colère, peu à peu, montait à la tête de l'avocat.

– Monsieur!.. interrompit-il, votre insistance devient injurieuse, à la fin…

– Injurieuse!.. Ah ça! Pourquoi?..

– Parce que je suis un honnête homme, moi, et que partager le produit d'un vol et d'un faux, ce serait m'en faire le complice…

Un flot de sang empourpra la face de l'architecte.

– Tu es dur, Roberjot, fit-il, trop dur… Je me suis laissé entraîner à une… imprudence, c'est vrai; mais il me semble que du moment où je la répare…

D'un éclat de rire nerveux, l'avocat lui coupa la parole.

– Réparer est joli! fit-il. Mais brisons là. Rendez-moi ce que vous m'avez pris et séparons-nous… Ne discutons pas, nous ne pouvons pas nous comprendre…

C'était vrai. L'architecte ne comprenait pas…

C'est pourquoi, sans répliquer, il compta cent dix-huit billets de mille francs qu'il déposa devant Me Roberjot, en disant:

– Voilà.

– C'est bien! fit l'avocat.

M. Verdale haussait les épaules.

– Puisque vous le prenez sur ce ton, poursuivit-il, je n'ai plus qu'à vous prier de me rendre la lettre que je vous ai écrite…

Mais Me Roberjot s'était levé.

– N'y comptez pas, répondit-il d'un ton résolu; cette lettre est à moi, et… je la garde!..

Plus tremblante que la feuille, Mme Delorge regardait et écoutait, oubliant presque l'étrangeté de sa situation…

Frappé de ce refus comme d'un coup de massue, l'architecte chancelait, regardant son ancien ami avec des yeux hagards.

Il lui fallut bien dix secondes pour se remettre un peu.

Et alors, d'une voix étranglée:

– Vous voulez me faire peur, n'est-ce pas? Roberjot, commença-t-il… Vous vous vengez des transes que je vous ai causées. Avouez-le. Il est impossible que vous ayez vraiment l'intention de conserver cette lettre…

– Je vous demande pardon.

– Pourquoi la garderiez-vous? Dans quel but?

– Parce que…

– Voudriez-vous, maintenant que je vous ai restitué le prix de votre titre, déposer une plainte?

– Vous me connaissez assez pour être sûr que non.

– Alors, quoi?

– Je n'ai pas de comptes à vous rendre…

– Roberjot!..

Ils étaient debout en face l'un de l'autre, et si près que leurs haleines pouvaient se confondre, l'avocat plus froid que marbre, l'autre agité d'un tremblement convulsif.

– Vous devez bien sentir, reprit M. Verdale, qu'il m'est impossible de vous laisser ma lettre, elle est trop accablante pour moi.

– Il ne fallait pas l'écrire.

Un silence suivit, si profond que du petit salon Mme Delorge entendait la respiration rauque de l'architecte.

– Laisser entre vos mains cette lettre maudite, reprit-il, c'est vous donner sur moi le pouvoir que Dieu seul a sur les autres hommes. C'est vous abandonner mon honneur, mon avenir, ma vie, la vie, l'avenir et l'honneur de mon fils. C'est me livrer à vous pieds et poings liés, me déclarer votre esclave, votre chien, votre chose…

L'avocat ne répondit pas.

– Vous laisser cette lettre, continua M. Verdale, c'est renoncer à tout jamais à l'espérance, au bonheur, au repos. Je suis riche, aujourd'hui; je serai millionnaire demain; avant un an, j'aurai su me créer une grande situation… Folie! Sans trêve, sans relâche, une voix obsédante me répétera: «Tout cela, tout ce que tu as conquis, fortune, honneur, considération, tout est à la merci de cet homme. Qu'il le veuille, et l'édifice que tu as eu tant de peine à élever s'écroule…

«Demain, reprit-il, nous allons combattre dans deux camps ennemis. Demain l'empire sera fait; vous en serez l'adversaire acharné et moi le défenseur obstiné. Qu'arrivera-t-il? Viendrez-vous, cette lettre à la main, me dire: «Je te défends d'avoir cette opinion?» Ou encore: «Ceux que tu sers et qui croient à ta fidélité, je te commande de les trahir?..»

D'un geste, Me Roberjot l'interrompit.

– Je vous ferai remarquer que vous m'insultez! fit-il.

L'architecte eut un rugissement sourd.

– Mais alors, encore une fois, s'écria-t-il, que prétendez-vous faire de cette lettre?

– Si je la garde, c'est que je sais ce dont vous êtes capable. Ambitieux comme vous l'êtes, rien ne vous arrêterait. Eh bien! le souvenir de cette lettre vous tiendra lieu de conscience et sera votre frein. Vous y songerez au moment de jouer encore quelque partie comme celle que vous venez de gagner, et vous vous arrêterez…

– Eh!.. Quelle partie voulez-vous que je joue, désormais! Hier, à la bonne heure, je n'avais pas un sou vaillant…

– Alors rassurez-vous, votre lettre ne sortira pas de mon tiroir.

L'architecte eut un mouvement si terrible que Mme Delorge crut qu'il allait se précipiter sur l'avocat.

Non, cependant. Sa tête retomba sur sa poitrine, et après un moment de méditation:

– C'est votre dernier mot, Roberjot? insista-t-il.

– Oui.

– Vous me laisserez me retirer ainsi?

Me Roberjot garda le silence.

– Adieu donc! dit M. Verdale.

Il avait repris son chapeau et son portefeuille, et il dut faire quelques pas vers la porte, car il sortit du cercle qu'embrassaient les regards de Mme Delorge. Mais il reparut presque aussitôt, comme s'il se fût raccroché à un nouvel et dernier espoir, et d'une voix suppliante:

– Voyons, Sosthène, reprit-il, tutoyant de nouveau son ancien camarade, et lui rendant le nom qu'il lui donnait au collège, que dois-je faire pour mériter cette lettre, pour la gagner? Veux-tu que je donne vingt mille francs aux pauvres, le double, le triple, ta part tout entière?.. Veux-tu que je fonde une école, un hôpital?.. Parle…

– Je ne veux rien.

L'architecte s'arrachait les cheveux.

– Implacable! s'écriait-il. Mon Dieu! que faire? Sosthène, mon vieil ami, faut-il que je m'humilie devant toi? Ah!.. il m'en coûte d'implorer ainsi.

Et en effet, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu'il disait:

– N'auras-tu donc pas pitié de ma misérable situation?.. Eh bien! oui, j'ai failli, mais je suis prêt à tout pour racheter ma faute.

Et se laissant tomber à genoux:

– Tiens, me voici à tes pieds, fit-il. Ta fierté est-elle satisfaite? Au nom de ta mère, Sosthène, cette lettre! cette lettre!..

L'avocat était ému, et Mme Delorge voyait bien qu'il allait céder, quoiqu'il balbutiât encore:

– Je ne puis, non, je ne puis…

Mais déjà l'autre était debout.

L'épouvantable colère qu'il maîtrisait depuis le commencement de cette lutte affreuse éclatait à la fin, centuplée par l'horreur d'inutiles humiliations.

– Eh bien! moi, hurla-t-il, je te dis que tu vas me la rendre!..

Et, bondissant sur l'avocat, il le saisit à la gorge de sa main puissante, et il le renversa en arrière sur le bureau, en criant:

– Cette lettre… où est-elle?.. Allons, réponds. Pas de simagrées, ou, par le saint nom de Dieu, tu es mort!..

Bien heureusement, Me Roberjot n'avait pas perdu son sang-froid.

Au lieu d'essayer de se débattre, il s'affaissa sur lui-même, glissa entre les mains de M. Verdale et se redressant tout à coup lui échappa et bondit jusqu'au salon d'attente…

– Ah!.. misérable! hurla l'architecte, fou de rage, mais tu ne m'échapperas pas…

Et, saisissant sur le bureau un poignard qui servait de couteau à papier, il se précipita dans la petite salle…

Mais c'est en face de Mme Delorge qu'il se trouva…

Et sa terreur fut si grande, qu'il s'arrêta, tremblant sur ses jarrets.

– Quelqu'un!.. balbutiait-il.

Oui, et au même moment, le domestique, qui avait entendu des cris, accourut.

Frappé d'une sorte d'idiotisme, l'architecte promena autour de lui un regard égaré, puis tout à coup lâchant son poignard:

– Je suis perdu! s'écria-t-il.

Et il s'enfuit comme un fou.

Déjà le valet de chambre de Me Roberjot s'empressait autour de son maître, qui venait de s'affaisser sur un fauteuil.

Si furieuse avait été l'étreinte de M. Verdale, que l'avocat en avait perdu la respiration, et que pendant longtemps il devait en porter les marques.

Cependant il ne tarda pas à revenir à lui complètement, et sa première pensée et son premier regard furent pour Mme Delorge, qui, pâle encore d'émotion, se tenait debout près de lui.

– Votre courage m'a sauvé la vie, madame, dit-il d'une voix toute changée…

Et, en disant cela, il poussait du pied l'arme vraiment redoutable échappée aux mains de l'architecte.

– Aussi, s'écria le domestique rouge de colère, j'espère bien que cela ne se passera pas ainsi. Je cours chercher le commissaire.

Il prenait son élan; Me Roberjot l'arrêta.

– Je vous le défends! prononça-t-il. Et même, si vous tenez à m'être agréable, vous ne soufflerez mot à âme qui vive de cette scène.

– C'est cela, pour que le brigand revienne, recommence et réussisse, cette fois…

– Soyez tranquille, il ne reviendra pas, dit l'avocat.

Et souriant:

– Il se contentera d'envoyer, car, dans son trouble, il a laissé ici ce qu'il a de plus cher au monde, son âme même, sa fortune…

Et il montrait du doigt à Mme Delorge le portefeuille de l'architecte incompris, que gonflaient des paquets de billets de banque.

– Pauvre Verdale, dit-il encore. S'il a repris son sang-froid, il doit être à cette heure dans une terrible inquiétude.

Mais Mme Delorge ne souriait pas, elle.

– N'avez-vous pas été bien dur, monsieur, dit-elle, bien impitoyable?..

– Moi!..

– Par suite d'une indiscrétion involontaire, j'ai tout entendu et j'avais pitié de ce malheureux… Sans doute, il a été bien coupable, mais il se repentait…

– Lui!.. Ah! vous ne le connaissez pas, s'écria l'avocat. Tel que vous l'avez vu, il recommencerait demain aux mêmes conditions. Vous l'avez cru désespéré? Il n'était que furieux de se sentir bridé. Car je le tiens, ce cher ami qui voulait si bien m'étrangler. Ce sont les gredins, d'ordinaire, qui font chanter les honnêtes gens. Pour cette fois, ce sera le contraire, et ce sera un honnête homme qui fera chanter un coquin au profit de la justice…

Mme Delorge hochait la tête.

– N'importe! fit-elle, le plus sage eût été peut-être de rendre à cet homme sa lettre…

– Et de l'envoyer se faire prendre ailleurs, n'est-ce pas, madame?.. acheva l'avocat.

 

Et plus vivement:

– C'est avec ce joli système que les honnêtes gens sont éternellement dupes… Et ils le seront jusqu'au jour où ils se décideront à pendre eux-mêmes les brigands qu'ils prennent en flagrant délit… Tenez, j'en suis presque à me repentir de n'avoir pas déféré Verdale au parquet. C'est un sentiment misérable qui m'a retenu: j'ai eu peur pour mon argent, j'espérais vaguement qu'il me le rendrait. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Maintenant qu'il a trouvé sa voie, il ira loin. Avant dix ans, je veux le voir tout en haut de l'échelle sociale, ministre des travaux publics peut-être, et remuant les millions à la pelle. Il va me haïr terriblement, et quand ce ne serait que par prudence, je dois garder cette arme, et pouvoir le menacer de dire de quel bourbier sort son immense fortune…

C'était juste, et cependant Mme Delorge ne semblait pas convaincue.

– Enfin, madame, ajouta Me Roberjot, avec une émotion manifeste, si j'ai su résister aux supplications de ce misérable, c'est que je pensais à vous… Verdale est l'ami de vos ennemis. Verdale a été, je le parierais, l'amant de la baronne d'Eljonsen, et il est encore le confident de M. Coutanceau et du comte de Combelaine…

Mme Delorge était devenue fort rouge, et elle cherchait en vain une réponse, lorsqu'un coup de sonnette retentit à la porte d'entrée, interrompant l'avocat.

– Serait-ce Verdale qui revient?.. murmura-t-il.

Presque aussitôt son domestique reparut, qui lui remit une carte en disant:

– C'est un monsieur qui désire parler à monsieur pour une affaire urgente.

Ayant pris la carte, Me Roberjot lut:

«Le docteur J. BUIRON, président de la commission d'hygiène de la ville de Paris.»

– Le médecin! exclama Mme Delorge, l'homme qui le premier m'a donné à entendre que mon mari avait été assassiné, et qui ensuite l'a nié!..

– Et vous voyez, madame, ajouta l'avocat, que la négation lui a profité: le voilà déjà président d'une commission…

Puis s'adressant à son domestique:

– Faites entrer ce monsieur dans mon cabinet, dit-il.

Et il y passa lui-même, laissant grande ouverte la porte de communication…

De cette façon Mme Delorge put voir et reconnaitre le docteur. Il n'avait pas changé, il avait seulement jugé convenable d'exagérer sa raideur et son importance.

Il salua gravement et d'un ton froid:

– Monsieur, commença-t-il, je suis l'ami de M. Verdale.

Me Roberjot ouvrait la bouche pour répondre: «Je ne vous en fais pas mon compliment», mais il se contint et fit seulement: – Ah!

– C'est à ce titre, poursuivit le médecin, que je suis envoyé par lui pour vous redemander un portefeuille qu'il a oublié chez vous…

– Et qui contient une assez forte somme.

– Précisément… trois cent soixante-deux mille francs en valeurs au porteur et en billets de banque.

Il fallait au docteur un bon caractère pour ne pas broncher – et il ne sourcilla pas – sous le regard dont l'avocat l'enveloppa en lui disant:

– Je suis prêt à vous remettre cette somme; seulement, je ne puis m'en dessaisir sans un titre qui m'en décharge.

– Aussi suis-je autorisé à vous en donner un reçu.

Et, en effet, le portefeuille lui ayant été remis, il en vérifia le contenu et eu libella une quittance fort en règle…

– Encore un qui ira loin! fit Me Roberjot en revenant près de Mme Delorge, après le départ du docteur.

Mais ce n'est plus qu'avec une extrême réserve et un visible embarras qu'elle lui répondit. Éclairée par la tentative de M. Ducoudray, elle ne pouvait plus se méprendre à l'intérêt de Me Roberjot, à ses regards et au tremblement de sa voix…

C'est donc avec une sorte de précipitation qu'elle revint à l'objet de sa visite, à cette pension que prétendait lui imposer M. de Maumussy.

Hélas! pas plus qu'elle, l'avocat ne voyait de moyen d'éviter cet outrage.

– Il n'en est qu'un, dit-il enfin, mais bien chanceux… Mon élection étant presque sûre, je vais faire savoir à M. de Maumussy que, s'il s'obstine, je saisirai la Chambre de cette affaire.

Mme Delorge était affreusement découragée lorsqu'elle quitta Me Roberjot.

– Voilà, pensait-elle, le seul homme qui puisse m'aider… Celui-là est un homme de cœur et d'esprit, un honnête homme dans la plus haute acception du mot… Et cependant je ne puis plus recourir à lui, car ce n'est que trop certain… Il m'aime!..