Za darmo

La dégringolade

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XI
AFFAIRE PIERRE DELORGE

«Le 30 novembre 1851, à neuf heures vingt minutes du soir, le général Delorge sortait de son domicile, rue Sainte-Claire, à Passy. Il était en grand uniforme, armé, et portait toutes ses décorations.

«Étant monté dans un fiacre que son domestique, le sieur Krauss, était allé lui chercher, et qui portait le numéro 739, il se fit conduire rue de l'Université, chez le colonel retraité César Lefert, ancien représentant.

«Ce qui se passa dans cette entrevue, l'instruction n'a pu le découvrir, le colonel Lefert ayant quitté la France à la suite des événements du 2 décembre.

«Ce qui est acquis, c'est que le général Delorge, entré chez le colonel à dix heures moins un quart, en sortit à dix heures dix minutes, et remonta en voiture en disant au cocher de le conduire grand train au palais de l'Élysée.

«Ce cocher, interrogé, a déclaré que le général Delorge, après cette visite, lui avait paru extrêmement agité.

«Et l'instruction, sans attacher une grande importance à cette déposition, la relève toutefois, à titre de renseignement.

«Quoi qu'il en soit, le général se présenta à l'Élysée vers dix heures et demie.

«Il s'y trouvait peu de monde: des militaires, des représentants du peuple, quelques hauts fonctionnaires et plusieurs membres du corps diplomatique, dont l'un, M. Fabio Farussi, particulièrement connu du général, a été entendu au cours de l'instruction.

«Huit ou dix dames au plus assistaient à cette réunion.

«Le prince-président ne s'y trouvait pas.

«Après avoir présenté ses respects à Mme Salvage, qui faisait les honneurs de la résidence présidentielle, le général Delorge, qui avait aperçu dans les salons plusieurs personnes de sa connaissance, s'en approcha pour les saluer.

«Il était si pâle que tout le monde en fit la remarque, et que même on lui demanda s'il n'était pas indisposé.

«Ses lèvres tremblaient, dit dans sa déposition M. Fabio Farussi, et ses yeux avaient une expression étrange.

«A toutes les personnes à qui il donnait la main il demandait: – Est-ce que M. de Maumussy n'est pas venu ce soir? Est-ce que M. de Combelaine n'est pas encore arrivé?..

«Il avait en prononçant ces deux noms un accent très saisissable de haine et de menace, et il était clair qu'il faisait, pour paraître calme, les plus violents efforts.

«En de telles dispositions, une conversation suivie devait lui être insupportable. C'est pourquoi, il s'approcha d'une table d'écarté et se mit à parier.

«Là encore, les joueurs furent frappés de sa contenance singulière. Il était si peu au jeu, qu'à tout moment il fallait l'y rappeler. Ses yeux ne quittaient pas la porte du salon.

«Cela durait depuis une heure, lorsque tout à coup on le vit s'éloigner de la table de jeu.

«On venait d'annoncer le comte de Combelaine.

«Vivement, le général s'avança vers ce nouvel arrivant, et ils se mirent à causer avec une véhémence assez inconvenante pour que tout le monde en fût surpris.

«Cependant, ils parlaient assez bas, pour que de tout ce qu'ils disaient on ne pût saisir que des lambeaux de phrases.

« – Retirons-nous, disait le général… ici on nous remarque… il faut que nous soyons seuls, face à face.

«A quoi M. de Combelaine répondait:

« – Attendons au moins l'arrivée de Maumussy; je vous affirme qu'il va venir.

«Mais le général Delorge semblait ne vouloir rien entendre.

« – Il vous plaît de nous expliquer ici, insistait-il, soit. Ce n'est pas à moi que l'esclandre fait peur, n'est-ce pas?..

«Cette insistance décida M. de Combelaine, et le général et lui passèrent dans un des petits salons où il ne se trouvait personne.

«Ils n'y étaient pas depuis plus de trois minutes, lorsque M. de Maumussy les y rejoignit…

«Nul n'eût osé les y suivre, mais quelques invités s'approchèrent un peu de la porte qui était restée ouverte, et ils entendirent quelque chose de la scène.

«Ils reconnurent très bien la voix du général Delorge qui disait:

« – Vous êtes un drôle, monsieur de Combelaine, un misérable que je vais tuer!.. Vous avez une épée au côté, sortons!

«M. de Combelaine répondait:

« – Vous savez bien qu'un duel ne me fait pas peur… mais je ne veux pas de scandale. Attendons… nous nous battrons demain.

«M. de Maumussy faisait tout ce qu'il pouvait pour les calmer, s'adressant tantôt à l'un, tantôt à l'autre…

«Le général avait comme perdu la tête.

« – Vous viendrez à l'instant, répétait-il à M. de Combelaine, vous viendrez, ou, sur mon honneur, je vais vous souffleter en plein salon…

« – Ah! c'en est trop, à la fin, s'écria M. de Combelaine. Venez donc, puisque vous le voulez absolument!.. descendons au jardin, venez!..

«Et traversant rapidement le salon, ils gagnèrent l'escalier…»

– Ah! mes pressentiments ne me trompaient donc pas! s'écria Mme Delorge… C'est donc bien lui, c'est donc bien M. de Combelaine qui est l'assassin!..

Surpris qu'on osât l'interrompre, M. Barban d'Avranchel laissa tomber sur Mme Delorge un regard irrité. Mais il ne daigna pas relever l'interruption.

Et toujours impassible et froid autant que le marbre de la cheminée contre laquelle il s'adossait, il poursuivit:

«La demie de onze heures sonnait, lorsque le général Delorge et le comte de Combelaine quittèrent précipitamment le salon.

«Si leur sortie ne fit pas scandale, si même elle ne fut remarquée que de quelques rares invités, c'est que depuis un instant une jeune fille anglaise, d'une rare beauté et d'un talent plus rare encore, venait de céder aux instances de ses admirateurs et de se mettre au piano.

«Cependant, plusieurs officiers s'élançaient sur les traces des deux adversaires, quand ils furent arrêtés par le vicomte de Maumussy.

«Trois de ces officiers ont été entendus au début de l'enquête, et la précision et l'accord de leurs dépositions fixent absolument les faits.

«M. de Maumussy était parfaitement calme et maître de soi.

« – Ne vous dérangez pas, messieurs, dit-il, ce n'est qu'une misère… Ce diable de Delorge s'emporte pour un rien comme une soupe au lait… Je vais arranger cela.

«Nonobstant, un ami du général, M. Fabio Farussi, dont le témoignage est décisif, insista pour descendre.

« – Prenez garde, lui dit M. de Maumussy, vous savez qu'une querelle est d'autant plus difficile à arranger qu'elle a plus de témoins…

«Mais M. Fabio Farussi s'entêta si fort, que M. de Maumussy céda, et ils descendirent ensemble…

«Cependant, cette discussion courtoise avait pris un peu de temps, et M. de Combelaine et le général Delorge étaient sortis depuis près d'un quart d'heure, lorsqu'ils s'élancèrent à leur poursuite.

« – Où sont-ils? demandèrent-ils à un des huissiers de service dans le grand vestibule.

« – Là, leur répondit cet homme, en leur montrant le jardin.

«Ils se hâtèrent de sortir, mais ils n'avaient pas descendu les marches du perron qu'ils virent accourir M. de Combelaine, pâle, défait, tenant à la main son épée nue.

« – C'est horrible! leur dit-il, horrible! et pour une misère!..

« – Quoi?..

« – Delorge!.. je crois que je l'ai tué. Il s'est jeté sur mon épée, et il est tombé sans pousser un cri…

« – Où?..

« – Derrière la charmille… là, tenez, où vous voyez de la lumière.

«Et, jetant son épée, M. de Combelaine s'enfuit comme un fou.

« – Jamais, dit M. Fabio Farussi dans sa déposition, jamais je n'ai vu un homme plus désespéré.

«Malheureusement, ce désespoir n'avait que trop de raison d'être.

«Lorsque MM. de Maumussy et Fabio Farussi arrivèrent près du général, il venait de rendre le derni er soupir…»

Stoïque autant que le misérable à qui la plus effroyable torture n'arrache pas un cri, Mme Delorge écoutait.

– Je ne récuse aucun de ces détails, monsieur, prononça-t-elle d'une voix étranglée, mais en est-il un seul, je vous le demande, qui prouve que mon mari n'a pas été traîtreusement assassiné?..

Mais c'était tout ce que M. d'Avranchel pouvait supporter de contradiction.

– Assez, madame, interrompit-il, écoutez la suite du rapport, et vous verrez que la justice a devancé et mis à néant toutes les objections.

Et reprenant son cahier:

«Que s'était-il passé, continua-t-il, entre le moment où les deux adversaires avaient quitté le salon ensemble, et celui où l'on retrouvait l'un d'eux étendu mort sur le sable du jardin?

«Voilà ce que le magistrat instructeur avait mission de rechercher.

«C'est pourquoi, avant d'interroger M. de Combelaine, il importait de rechercher des témoins.

«Le premier est un sieur Buc, un des huissiers du palais de l'Élysée, qui était de service sur le palier de l'escalier lorsque les deux adversaires descendirent.

«Ce qui se passait l'étonna trop pour qu'il l'oubliât.

«Le général descendait le premier, et presque à chaque marche, il se retournait pour provoquer M. de Combelaine par les injures les plus violentes.

« – Injures si grossières, dit le sieur Buc dans sa déposition, que moi, je sauterais à la gorge de quiconque me les adresserait.

«Deux autres serviteurs du palais les ont vus passer, et, sans entendre ce qu'ils disaient, ont remarqué leur agitation. Le général allait toujours le premier.

«Dans le grand vestibule, enfin, tout près de la porte du jardin, ils croisèrent un employé supérieur du ministère de l'intérieur, M. de Coutras.

«Frappé de l'étrangeté de leurs allures, il leur adressa la parole, mais ils ne purent l'entendre.

«M. de Combelaine répétait ce qu'il avait déjà dit dans le salon:

« – C'est insensé!.. Attendons demain…

«Sur ces mots, ils sortirent, laissant entr'ouverte la porte du jardin.

«Fort ému de ce qui arrivait, M. de Coutras s'avança sur le perron, et il entendit la voix de M. de Combelaine qui appelait un palefrenier et qui lui commandait de décrocher une lanterne d'écurie et de la lui apporter.

 

«Quelqu'un savait donc là vérité!.. Ce palefrenier signalé par la déposition de M. de Coutras avait assisté à la mort du général Delorge…

«La justice le fit rechercher et ne tarda pas à le découvrir…»

D'un bond, Mme Delorge s'était dressée.

– Quoi! s'écria-t-elle, vous l'avez retrouvé… vous l'avez interrogé, l'homme qui tenait la lanterne?

Le juge s'inclina.

– Je l'ai interrogé, dit-il… et pensant que ce serait un adoucissement à votre douleur de l'entendre, je l'ai mandé; il est là…

Et s'adressant à son greffier:

– Urbain, commanda-t-il, allez chercher le témoin.

Mme Delorge eût vu un fantôme surgir à la voix de M. Barban d'Avranchel, qu'elle n'eût pas été frappée d'une stupeur plus grande.

– Ainsi, monsieur, commença-t-elle d'une voix troublée, la justice a retrouvé ce malheureux homme que sa femme croit mort, et dont elle porte le deuil, ce pauvre Laurent Cornevin…

– Il ne s'agit pas ici de Cornevin, madame.

– Grand Dieu!.. monsieur, mais c'est lui…

– C'est lui que vous désignez dans votre plainte, comme ayant assisté aux derniers moments du général; c'est vrai. Seulement vous vous être trompée. Ce n'est pas lui qui s'empressa d'accourir à l'appel de M. de Combelaine, avec une lanterne. Et cela par une raison bien simple: Cornevin n'était pas de service ce soir-là…

– Monsieur, je suis sûre de ce que j'avance.

– Soit, madame. En ce cas, dites-moi sur quelles preuves votre certitude s'appuie.

Aussitôt, et avec une véhémence extraordinaire, Mme Delorge entreprit d'exposer ses raisons…

Mais, hélas! à mesure qu'elle parlait, les circonstances qui lui avaient paru le plus décisives se dérobaient pour ainsi dire.

Pourquoi s'était-elle attachée à cette idée, que ce palefrenier ne pouvait être que Cornevin?.. Uniquement parce que ce malheureux s'était présenté à Passy le lendemain de la catastrophe et qu'il y avait laissé son adresse.

Et surtout et avant tout, parce que Cornevin avait disparu…

Toujours impassible, M. Barban d'Avranchel laissa la pauvre femme se débattre et se perdre au milieu de ses explications.

Et seulement, lorsqu'elle eut fini:

– Convenez, madame, prononça-t-il, qu'il n'y a rien dans tout ceci qui justifie votre assurance… Exaltée par votre douleur, vous avez pris pour la réalité les rêveries d'un homme que son âge eût dû rendre plus circonspect, d'un voisin à vous, bourgeois ignorant et frondeur, le sieur Ducoudray.

A la façon dédaigneuse dont il laissait tomber ce nom, il n'y avait pas à s'y méprendre: le digne bourgeois lui avait souverainement déplu.

– Ainsi, monsieur, reprit Mme Delorge s'irritant, à la fin, de son impuissance, ainsi nous avons rêvé que Cornevin a disparu!..

– Madame!

– Et l'infaillible justice ne voit aucune raison de s'émouvoir de cette mystérieuse disparition, non plus que de la misère de cette famille…

Pour la première fois, l'immobile figure du juge trahit un sentiment humain: la colère.

– Sachez, madame, interrompit-il, que la justice s'est inquiétée de Laurent Cornevin; des recherches ont été ordonnées.

– Et elles ont abouti?

– A démontrer que cet individu n'est point parmi les morts de… l'émeute du 2 décembre…

– S'il est vivant, qu'est-il devenu?

– Tout porte à croire qu'il est du nombre des perturbateurs qui ont été arrêtés à la suite… des troubles, et que pour dérouter la police, il aura donné un faux nom…

– Dans quel but?

– Peut-être a-t-il intérêt à dissimuler son passé?.. Mais qu'importe cet homme!

– Comment! qu'importe!.. s'écria Mme Delorge.

Et se soulevant sur son fauteuil:

– Et si je vous disais, moi! poursuivit-elle, qu'il faut absolument que cet homme soit retrouvé pour que justice soit faite!.. Si je vous disais que seul il connaît la vérité que vous croyez savoir… Si, en mon nom et au nom de mes enfants, et au nom de la famille de Cornevin, je vous sommais de suspendre toute décision avant d'avoir retrouvé cet infortuné ou d'être fixé sur son sort!..

C'en était trop pour la patience de M. Barban d'Avranchel.

D'un geste impérieux, il imposa silence à Mme Delorge, la menaçant d'en rester là de ses communications.

Puis d'un accent irrité:

– Assez d'illusions comme cela, madame, prononça-t-il. Savez-vous ce que sont ces Cornevin, à qui vous vous intéressez si fort?.. La justice peut vous l'apprendre, si vous l'ignorez.

Sur ces mots, il sortit d'un dossier deux feuilles de papier portant le timbre de la préfecture de police, et en présenta une à Mme Delorge:

– Veuillez lire, lui dit-il, les notes qu'on me transmet sur vos obligés.

Elle lut à demi-voix:

«CORNEVIN (LAURENT), trente-deux ans, né à Fécamp. Domicilié, en dernier lieu, rue Marcadet, à Montmartre.

«Époux de Julie Cochard. Cinq enfants.

«Sans antécédents judiciaires.

«Successivement valet d'écurie et cocher, Cornevin n'a pas laissé de bons souvenirs dans les diverses maisons où il a été employé. Il savait son métier et le remplissait exactement, mais il était emporté, insolent et brutal.

«Poursuivi en 1846 pour coups et blessures, il n'obtint une ordonnance de non lieu qu'aux démarches réitérées du maître qu'il servait alors.

«Lorsqu'il entra, en 1850, à l'Élysée, il quittait la maison du marquis d'Arlange, qui lui avait donné un bon certificat – mais on sait ce que valent ces sortes de pièces.

«A l'Élysée, on n'eut qu'à se louer de lui dans les commencements.

«Mais bientôt son déplorable caractère reparut, et si on le garda, ce fut uniquement à cause de son expérience et de son exactitude.

«Vers le milieu de 1851, il changea tout à coup. Il s'était affilié à une bande de mauvais sujets et était devenu l'ami d'un orateur de cabarets, grâcié en juin et dernièrement condamné pour vol.

«On était résolu à le renvoyer, lorsqu'il prit les devants et cessa son service tout à coup, sans prévenir.

«Son mois lui est encore dû.»

Mme Delorge ayant achevé, le juge lui tendit la seconde feuille de papier, et elle poursuivit sa lecture.

«JULIE COCHARD, FEMME CORNEVIN, vingt-huit ans, née à Paris.

«N'a pas subi de condamnations.

«Passe dans le quartier pour une assez bonne ménagère; ses mœurs, dit-on, ne laissent rien à désirer, au moins depuis son mariage.

«Il serait difficile de dire ce qu'était sa conduite avant, les mauvais exemples ne lui ayant pas manqué chez ses parents.

«Son père a été condamné plusieurs fois pour vols, et sa mère a été poursuivie pour excitation à la débauche.

«Sa sœur cadette, Adèle Cochard, ancienne figurante d'un petit théâtre, est célèbre dans le monde de la galanterie sous le nom de Flora Misri.»

Si, en produisant ces notes de police, M. d'Avranchel avait compté détacher Mme Delorge de la famille Cornevin, sa déception dut être grande.

Elle garda un silence glacial… et pour beaucoup de raisons:

En premier lieu, l'intérêt qu'elle portait aux Cornevin était indépendant de toute espèce de circonstance.

Laurent savait la vérité, il était victime de son empressement à venir la lui révéler: cela primait tout.

Puis, malgré le parti pris que trahissaient les notes, que reprochaient-elles en somme à ces pauvres gens?

On accusait le mari d'être brutal et grossier. Eh! s'il eût eu l'éducation et les façons d'un gentilhomme, il n'eût pas été palefrenier.

On reprochait à la femme l'inconduite de son père, de sa mère et de sa sœur… Eh bien! ayant eu de tels exemples sous les yeux, elle n'avait que plus de mérite à se bien conduire.

Ces réflexions traversèrent en une seconde l'esprit de Mme Delorge, mais elle n'en souffla mot, et rendant les notes au juge:

– Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, quel est donc l'homme qui a tenu la lanterne?

– Un camarade de Cornevin, répondit M. d'Avranchel, un nommé Grollet…

Mme Delorge tressaillit.

Ce nom, elle l'avait déjà entendu prononcer. Grollet, c'était cet ami de Laurent, à qui Mme Cornevin s'était adressée, qui lui avait témoigné tant d'intérêt, qui l'avait retenue à déjeuner, et qui avait dû tirer d'elle tous les renseignements dont il avait besoin pour son rôle!..

– Ah! c'est Grollet! fit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'elle ne s'adressait au juge…

– Oui… un très honnête homme, aimé et estimé de tous ceux qui le connaissent, dont on n'a jamais eu qu'à se louer… Oh! j'ai fait prendre des renseignements. Mais le voici, vous allez l'entendre…

La porte s'ouvrait, en effet, et, derrière Urbain, le greffier, apparut un gros homme qui s'avança d'un air étrangement intimidé.

– Approchez, mon ami, lui dit le juge, approchez encore un peu.

C'est de toute la force de sa pénétration que Mme Delorge le considérait.

Il avait ce qu'on est convenu d'appeler une bonne figure: des joues bouffies, un nez aplati, et une large bouche qui allait d'une oreille à l'autre, avec de grosses lèvres sensuelles.

Ses yeux seuls, gris et forts brillants, pouvaient inquiéter par leur mobilité.

– Grollet, commença le juge, vous allez me redire la scène dont vous avez été témoin dans le jardin de l'Élysée…

– Ah! monsieur, quel malheur!.. Tenez, quand j'y pense…

– C'est bien, c'est bien!.. Reprenez à l'instant où on vous a appelé.

Grollet tordit désespérément la toque écossaise qui lui servait de coiffure, se gratta le front, et d'une voix qui pouvait paraître émue:

« – Pour lors, donc, dit-il, c'était le dimanche soir, vers les onze heures et demie, j'étais en train de bouchonner le cheval d'un aide de camp qui venait d'arriver, quand j'entends une voix qui crie:

« – Holà! un garde d'écurie avec une lanterne!

«En moi-même je me dis: – Bon! c'est un pourboire qui vient!..

«Et décrochant une lanterne, je cours au jardin.

«Là, qu'est-ce que je vois?.. Deux hommes, M. de Combelaine, que je connaissais de vue, et un général, que je sus depuis être le général Delorge…

«Ils étaient debout, si près l'un de l'autre que leurs visages se touchaient presque, comme deux dogues qui vont s'empoigner, et ils vomissaient, chacun de son côté, les cent mille horreurs: Traître! misérable! scélérat! brigand!

«Sitôt que je parus:

« – Ah! voilà de la lumière! s'écria le général en faisant des appels du pied, comme pour exciter l'autre, en garde! en garde!!

«Et tirant son épée en même temps que M. de Combelaine tirait la sienne, v'lan! il se fend à fond.

«Du coup, je crus M. de Combelaine mort. Mais non! il avait fait un saut de côté en tendant le bras de toute sa longueur, de sorte que le général, dont l'élan était pris, s'est jeté sur l'épée de son adversaire qui lui est entrée dans la poitrine jusqu'à la garde.

«Ah! il n'a pas seulement fait: Ouf!

«Il a étendu les bras en croix, il a fait un tour sur lui-même et il est tombé…»

Raymond, le malheureux enfant, sanglotait…

Mais Mme Delorge ne pleurait pas, elle.

C'est intérieurement que s'épanchaient ses larmes, comme le sang des blessures mortelles.

– Ainsi, mon mari n'a pas prononcé une parole? interrogea-t-elle.

– Pas une, reprit Grollet. C'est-à-dire, si, excusez… quand je songe à ça, je suis encore tout saisi…

«Comme de juste, je m'agenouillai près du général, prêt à le secourir, mais il râlait déjà… J'ai entendu seulement qu'il balbutiait quelque chose comme un nom, Élise… Élisa… je ne sais pas bien!..

Cela parut le comble à Mme Delorge.

Les meurtriers de son mari s'étaient informés de son nom, à elle, Élisabeth, et ils l'avaient appris à cet homme pour ajouter à la vraisemblance du récit…

– Ah! c'est une abominable ironie!.. s'écria-t-elle; c'est une indignité…

– Madame!.. fit le juge.

– Eh! ne voyez-vous donc pas, monsieur, que cet homme débite une leçon apprise par cœur!.. Ne voyez-vous pas que cet homme est un faux témoin?..

– Vous insultez un témoin, madame, et la justice…

Mais elle ne l'écoutait pas.

Elle s'était levée, et marchant sur Grollet:

– Osez donc me soutenir, à moi, que vous n'êtes pas un faux témoin, disait-elle. Allons, relevez la tête, et regardez-moi en face, si vous en avez l'audace…

Blême, et la tête baissée, Grollet avait reculé jusqu'au mur…

– J'ai dit la vérité, balbutia-t-il…

– Vous mentez!.. L'homme qui tenait la lanterne, c'était Cornevin… C'était le malheureux dont vous vous prétendiez l'ami, dont vous avez accueilli la femme avec des larmes hypocrites, qu'on a assassiné peut-être, parce qu'il avait vu le crime, lui, et que vous trahissez lâchement, vous…

 

Plus tremblant que la feuille, Grollet essaya de lever le bras.

– Je jure, balbutia-t-il, devant Dieu…

– Ne jurez pas! interrompit Mme Delorge, à quoi bon!.. dites, dites-nous plutôt quelle somme vous ont donnée les assassins pour acheter votre complicité… Si énorme qu'elle puisse être, vous avez fait un marché de dupe… Demain vous reconnaîtrez que chacune de vos pièces d'or est tachée d'une goutte de sang… On trompe la justice des hommes… Mais écoutez la voix de votre conscience, elle vous dira qu'on ne trompe pas la justice de Dieu… L'heure de la vérité vient toujours…

Un effort encore, et cette heure de la vérité qu'implorait Mme Delorge allait sonner peut-être…

Écrasé sous cette explosion de douleur et de colère, étourdi, éperdu, Grollet s'affaissait sur lui-même, n'articulant plus que des syllabes incohérentes.

Ah! si le juge d'instruction eût été un de ces hommes qui savent voir!..

Mais non. L'infatuation de son infaillibilité appliquait sur ses yeux un bandeau que n'eût point percé la lumière du soleil.

Interdit d'abord de l'irrésistible accent d'autorité de Mme Delorge, il n'avait pas tardé à se remettre, et irrité de ce qu'il considérait comme une faiblesse indigne de la majesté de la justice:

– Vous passez toutes les bornes, madame! s'écria-t-il.

– Ah! monsieur, répondit la pauvre femme, monsieur, si vous vouliez!..

Il n'était plus temps.

L'ancien ami de Cornevin venait de mesurer l'immensité du péril où le précipiterait la moindre hésitation.

Et se redressant, enflammé de cette énergie qui permet à l'homme qui se noie un suprême effort:

– Quand on me brûlerait à petit feu, prononça-t-il, on ne tirerait rien de moi autre que ce que j'ai dit.

L'irréparable seconde qui décide des destinées humaines était passée.

Mme Delorge le comprit.

Et, anéantie de la perte de cette dernière espérance, elle regagna le fauteuil qu'elle occupait près de son fils et s'y affaissa…

M. Barban d'Avranchel était redevenu lui-même.

Après une phrase sévère sur l'inconvenance et le danger des emportements, après avoir déclaré qu'il saurait défendre le témoin contre de nouvelles violences:

– Rassurez-vous, mon ami, dit-il à Grollet, et continuez votre déposition.

Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l'œil de cet homme, et, reprenant sa posture embarrassée:

– Donc, fit-il, j'étais à genoux près du général, quand deux hommes arrivèrent en courant et tout effarés…

«C'étaient M. de Maumussy, que je connais, et un autre, qui a un nom en i, lui aussi, un nom italien…

– Farussi… souffla le juge.

– Oui, c'est cela même, continua Grollet, Fabio Farussi, je me le rappelle maintenant…

«Pour lors, dès que je leur eus appris que le général était mort, ils parurent désespérés. L'Italien, surtout, était comme fou.

« – Quelle catastrophe! disait-il. Quel épouvantable malheur!

«Puis ils se mirent à causer entre eux, disant:

« – Et cependant, c'est sa faute… C'est lui qui l'a voulu!

«Et, en effet, je me disais à part:

« – Il faut qu'un homme soit enragé, pour en forcer un autre à tirer l'épée en pleine nuit, comme si les jours n'étaient pas assez longs…

Il fut interrompu par Raymond, qui, se dressant pâle d'indignation, dit à M. d'Avranchel:

– Monsieur… vous avez promis à ce témoin de le défendre… ne sauriez-vous nous protéger, ma mère et moi?..

A cette leçon donnée par un enfant, une fugitive rougeur glissa sur les pommettes du juge d'instruction.

– Dispensez-nous de vos appréciations, dit-il durement à Grollet.

Le témoin s'inclina en souriant niaisement.

– Je croyais qu'il fallait tout dire, objecta-t-il.

Et il reprit:

– Pour lors, ces deux messieurs voulurent s'assurer que je ne m'étais pas trompé, et quand ils eurent bien reconnu que le général avait cessé de vivre:

« – Il faut absolument, disaient-ils, cacher ce malheureux événement à tout le monde, au prince-président surtout. Comment faire?

«Alors, moi, je me hasardai à parler à ces messieurs d'une sellerie abandonnée, dont j'avais la clef.

« – On pourrait toujours y déposer le général, dis-je à M. de Maumussy.

« – Oui, vous avez raison, Grollet, me répondit-il… faisons vite.

«Et là-dessus, à nous trois, nous portâmes le corps, sans être vus de personne, car, pour plus de sûreté, j'avais éteint la lanterne…

«Pendant une heure environ – peut-être moins, car le temps me durait terriblement – je restai seul près du général, M. de Maumussy et M. Fabio Farussi étant rentrés dans le palais pour envoyer à la recherche d'un médecin. Ils voulaient aussi se procurer la clef d'une des portes dérobées de l'Élysée. Ce qui les tourmentait surtout, c'était l'idée du prince-président.

« – Jamais il ne pardonnerait cela, répétaient-ils, s'il venait à le savoir…

«Enfin, sur les trois heures, le médecin parut. Dès qu'il eut soulevé le manteau qu'on avait jeté sur le corps du général:

« – Ma présence est inutile! dit-il. La mort a dû être instantanée…

«Alors, tous ces messieurs tinrent encore conseil, et il fut décidé qu'il fallait absolument reporter le général chez lui avant le jour.

«Seulement, c'était à qui n'irait pas, et ce n'est qu'après bien des si et des mais, qu'un de ces messieurs, qui était en bourgeois, et le médecin, acceptèrent cette mission.

«Aussitôt, je partis à la recherche, d'un fiacre. Lorsque j'en eus trouvé un, je le fis arrêter devant la porte dérobée et le corps y fut porté.

«Alors, M. de Maumussy me prenant à part:

« – Grollet, me dit-il, si jamais il sort de votre bouche un mot de ce qui vient de se passer, rappelez-vous que votre place, qui est bonne, est perdue.

«Naturellement, je jurai de me taire… sauf devant la justice.

«Et voilà, vrai comme le jour qui nous éclaire, tout ce que je sais…

– C'est bien! prononça le juge, vous pouvez maintenant vous retirer.

Et dès que Grollet fut sorti:

– Eh bien! madame, dit-il à Mme Delorge, reconnaissez-vous enfin l'injustice de vos préventions!..

La malheureuse femme se leva:

– Vous avez suivi les inspirations de votre conscience, monsieur, prononça-t-elle, je n'ai pas de reproches à vous adresser… L'avenir dira lequel de nous deux se trompe… Adieu!..

Et prenant la main de son fils:

– Viens, mon pauvre Raymond, dit-elle, nous n'avons plus rien à faire au Palais de Justice.

Et elle sortit, laissant M. Barban d'Avranchel singulièrement choqué, et, pour la première fois, troublé en son inaltérable certitude. Oui, un doute lui vint.

– Cette femme aurait-elle raison, pensa-t-il, et la justice aurait-elle tort?.. En ce cas, je serais le jouet d'habiles gredins et dupe d'une comédie savamment combinée… En ce cas… mais non, ce n'est pas possible. Cette femme est folle, et M. de Combelaine est innocent!..