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La dégringolade

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On assurait que dans les cours de l'Élysée, quatre voitures de poste venaient d'être attelées pour emporter bien vite et bien loin le président et ses complices… et quelques millions, ajoutaient les bien informés…

En vrai Parisien qu'il se vantait d'être, l'excellent M. Ducoudray buvait comme du lait toutes ces nouvelles, les tenant pour assurées, puisqu'elles flattaient ses espérances et ses instincts.

Et il n'était pas éloigné de croire le coup d'État décidément tombé dans l'eau, quand il sortit du restaurant, tout disposé à l'optimisme, tel qu'un homme qui, ayant bien déjeuné, vit en paix avec son estomac.

Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.

Pendant le temps qu'il avait mis à prendre son repas, la mobile physionomie du boulevard avait changé.

La foule y était plus compacte, s'il est possible, mais grave, désormais, et presque silencieuse. Plus de rires, plus de quolibets. Plus de ces cris de: «A bas Soulouque!» qui avaient fait ouvrir de si grands yeux aux soldats de la ligne.

Évidemment, la situation s'était tendue.

On eût dit que chacun comprenait que l'instant décisif arrivait où les plus grands événements ne tiennent qu'à un fil, qu'on en était à cette minute suprême d'où dépendent les opérations les mieux combinées.

Les hommes à bâton, les décembrailliards, comme on les appelait alors, avaient disparu du trottoir. Mais les escadrons de lanciers étaient plus nombreux sur la chaussée. Ils ne cessaient d'aller et de venir de la Madeleine à la Bastille, maintenant en communication les troupes des Champs-Élysées et celles qui occupaient les quartiers du Temple et de l'Hôtel-de-Ville…

– Se bat-on quelque part? interrogeait de ci et de là M. Ducoudray.

– Oui. Il y a des barricades rue Transnonain, rue Beaubourg et rue Grenetat.

– Et c'est la police qui les fait faire, ajoutait un voisin.

Positivement l'estimable bourgeois commençait à ressentir quelque chose de son malaise du matin, lorsque tout à coup, vers quatre heures, circula à travers cette foule immense une rumeur profonde, rapide comme le frisson d'une décharge électrique.

– Qu'est-ce encore? demanda M. Ducoudray à deux jeunes gens qu'il coidoyait.

– La proclamation de Saint-Arnaud. L'avez-vous lue?

– Non. Où la lit-on?

– Au coin de toutes les rues, parbleu!

Le digne rentier se trouvait à la hauteur du faubourg Poissonnière. Il tourna la première rue qu'il rencontra, et, au milieu des clameurs indignées de deux cents personnes rassemblées devant une affiche, il lut:

«Habitants de Paris,

Le ministre de la guerre,

Vu la loi sur l'état de siège,

Décrète:

Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.

Le général de division, ministre de la guerre,
LE ROY DE SAINT-ARNAUD.»

C'était bref, précis et significatif.

C'était en six lignes toute la politique du coup d'État du 2 décembre 1851.

– Oh! faisait M. Ducoudray consterné et révolté: oh!..

Et cependant, bien loin d'éteindre la résistance, cette menaçante proclamation semblait l'attiser.

– C'est ce qu'on veut, ricanait un homme à barbe blanche; il faut bien un prétexte pour engager les troupes!..

Presque au même moment, et comme pour lui donner raison, une violente fusillade pétilla dans la direction du quartier des Gravilliers.

Et peu après, un jeune homme passa haletant, qui criait:

– C'est rue Aumaire, et on se cogne dur, allez; je vais chercher un fusil.

Plus d'un devait avoir eu la même idée, car deux pas plus loin, M. Ducoudray vit un boutiquier fermer ses volets, et écrire dessus à la craie: «Armes données.»

Pourtant la nuit était venue, la fusillade s'éteignait peu à peu, on n'entendait plus que des coups de feu isolés…

A force de jouer des coudes dans la cohue qui roulait à plein trottoir, le digne rentier était arrivé au Château-d'Eau, lorsque soudain un cri terrible sortit de mille poitrines à la fois, immédiatement suivi d'un sourd roulement… et il se trouva entraîné par un irrésistible remous de la foule…

Une femme dont le chapeau avait été arraché, et qui traînait une petite fille, s'accrochait à lui désespérément en criant:

– Au nom du ciel! sauvez mon enfant!

Il essaya de lui porter secours, mais un choc violent le jeta contre un arbre, un tourbillon passa devant lui, et il vit luire au-dessus de sa tête l'éclair d'un sabre… Il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, plus rien.

Le terrain était vide autour de lui, la foule fuyait éperdue dans toutes les directions, et quelques hommes ramassaient les blessés restés sur le carreau.

Les lanciers avaient chargé.

– Ah! cela ne se passera pas ainsi, grondait le digne bourgeois en crispant les poings, et demain… demain!..

Tout, en effet, pour lui qui connaissait si bien son Paris, présageait pour le lendemain une journée de revanche.

Jamais mouvement révolutionnaire ne lui avait paru si accentué ni si puissant que celui qui se prononçait en cette soirée du 2 décembre 1851.

A tous les coins de toutes les rues qu'il traversait, des groupes se formaient, sombres, menaçants, d'où s'élevaient tantôt la voix d'un orateur, tantôt de véhémentes protestations. Et ce n'était plus seulement la bourgeoisie qui se révoltait, les blouses se mêlaient aux paletots, et les mains calleuses serraient les mains gantées. Puis, de distance en distance des ébauches de barricades s'élevaient…

Mais sa hâte était grande de retrouver Mme Delorge, et un fiacre étant venu à passer, vide, il le prit…

VIII

La nuit était depuis longtemps venue, lorsque M. Ducoudray arriva à la villa de la rue Sainte-Claire, et pour la première fois, en tirant la chaîne de la cloche, il songea à la façon dont il rendrait compte de sa mission à la veuve de son ami le général.

– Je n'ai rien à lui cacher, pensait-il, non, rien… sauf toutefois le sentiment de prudence qui m'a fait dissimuler mon nom, et qu'elle ne comprendrait peut-être pas, si naturel qu'il soit.

Il s'attendait d'ailleurs à la trouver anéantie de désespoir, dévorée d'inquiétude à son sujet, et à peine en état de l'entendre.

Il la trouva dans le salon, comme autrefois, du vivant du général, berçant sa fille sur ses genoux, pendant que Raymond achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.

Elle était bien pâle encore, la malheureuse femme, et les marbrures de ses joues trahissaient des larmes bien récentes; mais la fermeté de son regard et le pli de ses lèvres disaient son inébranlable résolution de demeurer stoïque, quoi qu'il pût arriver désormais.

Lorsque M. Ducoudray entra, elle se souleva légèrement pour le saluer, et c'est du ton le plus calme qu'elle dit:

– Eh bien! monsieur?..

Lui restait interdit et quelque peu troublé, à trois pas de la porte.

Jamais femme ne lui était apparue aussi imposante que cette veuve, en qui l'excès de la douleur semblait avoir anéanti toute sensibilité, et qui vivante avait le froid du marbre des statues.

Comme elle répétait sa question, cependant, il s'avança en regardant Raymond, avec un clignement de paupières qui signifiait clairement:

– Puis-je parler devant cet enfant?

– Mon fils ne doit ignorer aucune des circonstances de la mort de son père, monsieur Ducoudray, dit Mme Delorge… Peut-être un jour sera-t-il appelé à le venger. Parlez donc sans crainte…

Le digne rentier s'assit, et avec une volubilité extraordinaire, masque de son embarras, il se mit à narrer par le menu les événements de la journée, disant la physionomie de Paris, l'attitude de la foule, les dangers qu'il avait courus.

– Mais Cornevin? interrompit Mme Delorge, ce garçon d'écurie de l'Élysée, l'avez-vous vu!..

– Je n'ai rencontré que sa femme, répondit le bonhomme. Et tout de suite il exposa ce qu'il appelait l'affreuse vérité, hésitant, craignant d'effrayer Mme Delorge.

Elle ne sourcilla même pas, et toujours de son accent glacé:

– C'est un grand malheur! prononça-t-elle, mais je m'attendais à quelque chose de ce genre…

Et comme le digne rentier s'empressait d'ajouter que certainement Cornevin ne tarderait pas à reparaître, qu'on ne supprime pas un citoyen…

– Pourquoi, interrompit-elle, essayer de me donner un espoir que vous n'avez pas? Ce pauvre garçon était un témoin trop redoutable pour qu'on ne l'éloignât pas de façon ou d'autre… Plus il était honnête, plus il a dû paraître dangereux… On l'épiait sans doute, et en venant ici il s'est condamné… Les circonstances étaient trop propices pour qu'on n'en profitât pas. Qu'est un homme, je vous le demande, en ces jours de tourmentes politiques? Moins qu'un fétu que le vent balaie…

M. Ducoudray se sentait blêmir…

– …Moins qu'un fétu! pensait-il. Comme elle dit cela! brrr!..

– Ce qui doit nous donner espoir et courage, madame, hasarda-t-il, c'est que ce coup d'État ne réussira pas…

– Il réussira, monsieur…

– Oh! permettez-moi, je viens de traverser Paris, et je me connais assez en révolutions pour être sûr…

– Le coup d'État réussira, vous dis-je. J'ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu… J'ai parcouru les papiers de mon mari. Ce qui arrive, il le prévoyait depuis longtemps, et c'est pour cela qu'il voulait donner sa démission plutôt que de venir à Paris. Une lettre inachevée que j'ai retrouvée dans son sous-main ne me laisse aucun doute. Malheureusement, j'ignore à qui cette lettre était destinée. «Mon ami, écrivait-il, tenez-vous sur vos gardes; tout est prêt pour le grand coup… Il peut éclater ce soir ou demain; peut-être éclate-t-il pendant que je vous écris. Ne perdez plus une minute. Les stupides divisions des honnêtes gens assurent le succès au premier homme à poigne qui osera s'emparer du pouvoir.»

 

Immense était la stupeur de M. Ducoudray.

– Et vous croyez à cela, madame? interrogea-t-il.

– Comme à Dieu même!

– Vous croyez que les ennemis du général, ses meurtriers peut-être, sont à la veille d'escalader les plus hautes situations?..

– Je le crois.

– Et vous ne renoncez pas à vos projets de… vengeance?

Pour la première fois, la pauvre femme eut un tressaillement aussitôt réprimé.

– Appelez-vous donc se venger demander justice, monsieur? prononça-t-elle. Un meurtre a été commis, je demande que le meurtrier soit poursuivi et puni. Est-ce trop exiger? Si on me repousse, cependant!.. Sera-ce me venger que d'essayer de me faire justice moi-même?

Le digne rentier était abasourdi de l'entendre s'exprimer ainsi, et froidement, sans apparence de colère, elle que toujours il avait vue la douceur et la timidité mêmes.

– Hélas! madame, fit-il, si le coup d'État triomphe, M. de Combelaine se trouvera bien au-dessus de votre portée…

Mme Delorge hocha la tête et froidement:

– Soit, dit-elle, je ne serai rien et il sera tout… Mais j'aurai pour moi Dieu, mon droit et l'avenir. C'est l'humble, c'est le chétif que le puissant dédaigne, qui bien souvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d'un grain de sable pour que l'édifice le plus solide en apparence s'écroule. Le train express lancé à toute vapeur ne s'inquiète guère des paysans qui le menacent de leurs bâtons; qu'ils essayent donc de l'arrêter!.. Oui; mais à l'endroit le plus dangereux de la route, un enfant a placé un caillou sur le rail… et la puissante locomotive déraille et roule au fond de l'abîme, entraînant tous ceux qu'elle emportait… Je puis être ce caillou, monsieur Ducoudray, je puis être ce grain de sable…

Cette phrase devait hâter la retraite de M. Ducoudray.

Et, après quelques mots insignifiants, prétextant sa fatigue et le besoin qu'il avait de prendre quelque nourriture, il se retira.

En réalité, le bonhomme était loin d'être à l'aise, ayant senti chanceler en lui la résolution de se dévouer corps et âme aux intérêts de la veuve de son ami le général.

– C'est qu'elle parlait comme d'une chose toute simple de se faire justice elle-même! pensait-il en regagnant son logis. Dieu sait à quels actes de démence sa haine peut la conduire… et mener ceux qui lui obéiraient aveuglément.

Il songeait à Cornevin, et l'exemple de cet infortuné lui paraissait éclairer les dangers de l'avenir comme un de ces phares qu'on allume sur les écueils.

Il se disait:

– Si le coup d'État fait fiasco, comme c'est probable, certes, je suis avec Mme Delorge contre le Combelaine… S'il réussit, au contraire… Hum! je suis bien vieux pour sacrifier mon repos à deux beaux yeux en larmes…

Ce n'était pas d'ailleurs sans une certaine satisfaction de vanité qu'il voyait ses destinées dépendre de la révolution qui se préparait, et il n'était que plus impatient d'en connaître le résultat.

Aussi, le lendemain, jeudi, 4 décembre, n'attendit-il pas le jour pour se lever et s'habiller.

Il est vrai qu'il ne se mit pas tout de suite en campagne, ainsi qu'il avait annoncé à sa gouvernante qu'il le ferait. Le souvenir de la charge des lanciers de la veille refroidissait singulièrement les ardeurs de sa curiosité.

Avant de s'aventurer, il eût voulu savoir ce qui se passait, et toute la matinée, on le vit errer dans le quartier, quêtant des nouvelles chez ses fournisseurs.

Si loin que Passy soit du boulevard, l'émotion y était extrême. L'anxiété était dans tous les yeux, et sur toutes les lèvres cette phrase:

– Comment cela va-t-il finir?

Dans les groupes, fort nombreux déjà, on retrouvait un écho de toutes les rumeurs qui, le même jour et à la même heure, circulaient de la Madeleine à la Bastille.

On parlait, tantôt de l'évasion des généraux arrêtés, qui auraient réussi à rallier quelques régiments dans un département voisin, et marcheraient sur Paris; tantôt de la résistance de plusieurs départements, triomphante, disait-on, à Reims et Orléans.

Plus loin, c'était la nouvelle contradictoire, mais non moins avidement reçue, de l'exécution sommaire du général Bedeau et du colonel Charras.

Vers dix heures, cependant, M. Ducoudray n'y tint plus.

Il se rappela qu'un de ses amis demeurait boulevard Montmartre, à côté du passage, et, décidé à lui demander une petite place à une fenêtre, il partit…

La foule était immense sur tous les points ordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus en plus.

Des hommes armés circulaient dans les groupes.

Des orateurs, hissés sur les épaules du premier venu, lisaient d'une voix véhémente les appels aux armes imprimés dans la nuit, et la foule applaudissait.

Ailleurs, des groupes compacts se formaient devant des affiches qu'on venait d'apposer. M. Ducoudray s'approcha:

C'était une proclamation du préfet de police, plus significative encore que celle du ministre de la guerre, placardée la veille.

Il y était dit:

«Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes, seront, sans sommations, dispersés par la force.

«Que les citoyens paisibles restent à leur logis.

«Il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.

«Paris, 4 décembre 1851.

«Le préfet de police,
«DE MAUPAS.»

– Diable!.. murmura M. Ducoudray sinistrement impressionné, diable!..

Positivement, l'idée lui venait de suivre les conseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, en citoyen paisible qu'il était. Les ricanements qu'il entendait autour de lui le firent changer d'avis.

– Évidemment, disait un jeune homme, c'est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ces choses-là, mais on ne les fait pas…

«Il a raison,» pensa M. Ducoudray.

Et il se remit en route, hâtant le pas, cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur le boulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net par un rassemblement.

Un grand vieillard, qu'on disait être un des représentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernière précision, la situation de la résistance.

Celui-là devait être bien informé. M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant le cou et tendant les oreilles.

– Toutes les troupes ayant été retirées, disait le vieillard, rien ne s'est opposé à la construction des barricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue du Petit-Carreau en est toute coupée. Il y en a rue des Jeûneurs et rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues qui débouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue du Temple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointe Saint-Eustache et autour de l'Hôtel de Ville, des retranchements ont été improvisés…

Mais il s'arrêta court, et soudainement il disparut dans un remous de la foule, et de grandes huées s'élevèrent.

– Ah çà! qu'arrive-t-il?.. interrogea M. Ducoudray.

Un grand garçon, dont les yeux étincelaient, se chargea de l'édifier.

– Vous êtes encore naïf, vous, le vieux, lui-dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l'attitude de Paris se prolonge quarante-huit heures encore, le coup d'État avorte piteusement au milieu des huées? Le bruit des sifflets lui est plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, comme pour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il en réclame à tous les faubourgs… On me dirait qu'il en paye que je n'en serais pas surpris… J'étais aux barricades, ce matin, et j'ai vu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles de figures…

– Parbleu! dit un autre, derrière toutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n'y a pas mille combattants sérieux.

– Et il y a plus de soixante mille soldats sur pied.

– Et bien disposés, car leur ordinaire a été soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas été épargné.

– Donc, pas d'imprudence!.. Ne donner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d'ordre…

Ce semblait être celui des innombrables curieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à la Bastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardi gras, lorsqu'on attend le passage de cette fantastique voiture de masques qui ne passe jamais.

Si la colère faisait place au mépris, c'était lorsqu'on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passer un officier d'ordonnance.

Alors on criait:

– A bas les traîtres!.. A bas les prétoriens!.. Pas de dictateur!..

L'excellent M. Ducoudray jubilait.

– Eh! eh!.. disait-il à ses voisins, ces messieurs du coup d'État doivent être dans leurs petits souliers.

Tout à fait rassuré désormais, le digne rentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vit se former un gros rassemblement d'où s'élevaient des clameurs menaçantes.

Il approcha.

Un officier d'ordonnance de la garde nationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu, avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s'y était si mal pris qu'il était tombé avec son cheval.

La foule l'avait entouré, et menaçait presque de lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunes gens accoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour de la maison Frascati.

– Cela se gâterait-il donc? pensa M. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage.

Heureusement il n'était plus qu'à deux pas de la maison où il comptait trouver une fenêtre.

Il traversa lestement la chaussée, et l'instant d'après il sonnait à la porte de son ami.

C'était un ancien marchand de draps, rentier comme lui, et qui l'accueillit d'autant mieux qu'il était fort inquiet de la tournure des événements.

L'optimisme de M. Ducoudray lui parut on ne peut plus déplacé.

– Je crois, comme vous, lui disait-il, que les gens du coup d'État reculeraient s'ils le pouvaient… Mais ils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C'est un coup de Bourse encore plus qu'un coup d'État qu'ils tentent. Depuis le président jusqu'à M. de Combelaine et au vicomte de Maumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés… Que voulez-vous qu'ils deviennent s'ils reculent?..

Une détonation, si violente que les vitres en vibrèrent, l'interrompit.

M. Ducoudray devint tout pâle.

– Mon Dieu! balbutia-t-il, on dirait presque un coup de canon…

– C'est bien un coup de canon, déclara l'ancien marchand de draps, et je l'attendais, par la raison que tout près d'ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on a construit une barricade très forte.

Mais une seconde détonation retentissait. Ils se précipitèrent à la fenêtre…

Chose étrange!.. la foule ne semblait pas plus émue de ces coups de canon qu'elle ne l'eût été de l'artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieux ne paraissait songer à quitter la place… Les femmes et les enfants circulaient comme en un jour de grande revue.

Et cependant, sur la chaussée, commençaient à passer des civières portées par des infirmiers, précédées de soldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau: Service des hôpitaux militaires.

Il était alors deux heures, et on entendait, dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour.

– La troupe! voilà la troupe! annonçaient des gens sur le boulevard.

Personne ne s'en alarmait. Loin de se disperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir, faisant la haie, comme d'habitude sur le passage des promenades militaires…

Cette sécurité dura peu.

Une grande rumeur monta de la foule, et les deux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rue Drouot.

C'est que la troupe balayait la chaussée, et les curieux qu'elle refoulait se jetaient dans les rues transversales ou se précipitaient dans les rares cafés qui n'avaient pas encore fermé leur devanture.

Puis l'émotion se calma, et les troupes continuèrent à défiler, dépassant le faubourg Montmartre et remontant le boulevard Poissonnière.

Il y en avait des masses, de toutes armes, en tenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaque régiment roulait, avec un bruit sinistre, une batterie d'artillerie.

M. Ducoudray crut remarquer que les soldats paraissaient fort animés. Beaucoup d'officiers fumaient leur cigare.

Pendant ce temps, les détonations continuaient dans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son ami distinguaient la fumée de la batterie d'artillerie établie sur la hauteur du boulevard Poissonnière.

 

Ils se penchaient pour mieux voir, lorsque soudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vive fusillade éclata.

Des milliers de cris y répondirent… Les curieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à plat ventre et fuyaient affolés dans toutes les directions…

Ce ne fut qu'un éclair…

Rapide et terrible comme une trombe, la fusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de la Chaussée-d'Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversant tout…

– C'est à poudre que l'on tire! bégayait M. Ducoudray terrifié… Ce ne peut être qu'à poudre. On ne tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée, sur des femmes, sur des enfants…

Le bruit strident d'une balle s'aplatissant contre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole…

Plus morts que vifs, son ami et lui se jetèrent à plat ventre sur le parquet.

Il était temps… Une grêle de balles s'abattait contre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler les vitres en éclats, et brisant dans l'appartement une glace et une pendule…

Et au-dessus des détonations de l'artillerie et du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldats s'élevaient, criant:

– Fermez les fenêtres!.. fermez partout!..

Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna un effroyable ouragan de fer, et de feu…

Puis le silence suivit, profond, solennel, sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou par des hurlements terribles.

Puis plus rien.

Glacés d'une indicible horreur, M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu'à la fenêtre et à regarder.

Il n'y avait plus sur le boulevard que des soldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés de stupeur, d'autres interrogeant toutes les fenêtres d'un regard inquiet et furieux.

Beaucoup d'officiers paraissaient désespérés.

Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavres gisaient… plusieurs femmes, deux ou trois enfants.

Vers l'angle de la rue Montmartre, on distinguait quelque chose de blanchâtre… C'était le corps d'un pauvre marchand de coco qui avait eu l'idée bizarre de venir offrir sa marchandise aux troupes du coup d'État. Il avait encore au dos sa fontaine percée de plus de vingt balles.

Çà et là, de larges plaques de sang se voyaient…

Timidement, et avec bien des précautions, quelques boutiques s'entre-bâillaient. Des gens en sortaient, pâles, effarés, qui bondissaient jusqu'à un blessé, le prenaient entre leurs bras, et bien vite rentraient.

Des soldats, par petits groupes de huit ou de douze, allaient de maison en maison… Ils disparaissaient, et on ne tardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées de tous les étages.

– Ils font des visites domiciliaires, murmura M. Ducoudray à l'oreille de son ami, ils vont venir ici…

L'instant d'après, en effet, ils entendirent battre de coups de crosse la porte d'entrée, puis des cris impérieux:

– Ouvrez, ou nous enfonçons!..

Ils coururent ouvrir, et des soldats se ruèrent dans l'appartement, furetant partout, ouvrant les portes des cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sous les lits.

Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pour s'assurer qu'elles ne sentaient pas la poudre.

– Oh! monsieur le militaire, balbutiait le digne bourgeois, pouvez-vous supposer…

Mais le soldat semblait exaspéré.

– On a tiré sur nous des fenêtres, interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré se retrouvent…

M. Ducoudray ouvrait la bouche pour répliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à ces perquisitions lui imposa silence.

Cet officier, tout jeune encore, paraissait accablé de douleur.

– C'est une fatalité! dit-il aux deux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans la maison, c'est une catastrophe inconcevable!.. Tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arrêter le feu, nous l'avons fait… En vain, hélas!.. Nos hommes étaient comme fous, ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes… Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées de Juin, ils se croyaient environnés d'ennemis invisibles… Toutes les maisons leur semblaient pleines d'ennemis prêts à les fusiller… Quelques-uns avaient bu… Dès le premier coup de feu, ils ont été saisis d'une terreur panique…

Il n'acheva pas.

Des cris et des vociférations retentissant à l'étage supérieur, il s'élança dehors…

M. Ducoudray et son ami se retrouvaient seuls, mais chacun hésitait à communiquer à l'autre ses réflexions, et ils restaient face à face, consternés, silencieux…

Ce fut un locataire de la maison qui, entrant brusquement, les tira de cette morne stupeur.

Il était fort pâle et avait un bras en écharpe.

Se trouvant dehors pour ses affaires, au moment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement.

– Et c'est une fière chance que j'ai, disait-il, d'en être quitte à si bon marché. Près de moi sont tombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas.

Et sur ce, il se mit à raconter ce qu'il savait des événements:

Comment, au boulevard Poissonnière, la maison Sallandrouze avait été littéralement bombardée presque à bout portant, comment les soldats s'y étaient élancés ensuite et avaient passé par les armes cinq ou six malheureux qu'ils y avaient trouvés se cachant derrière des amas de tapis.

Comment, à l'angle du boulevard et de la rue Montmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieux réfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de sa maison, sous les yeux de sa femme et de sa fille.

Il disait encore toutes les scènes analogues dont la ligne des boulevards jusqu'à la rue de la Paix avait été le théâtre.

Au boulevard des Italiens, les lanciers avaient fait feu… Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris les maisons d'assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, la Maison d'Or, le café Tortoni et l'hôtel de Castille.

L'établissement de la Petite-Jeannette avait été pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café du Grand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison du tailleur Dussautoy.

Et partout il y avait eu des victimes plus ou moins gravement atteintes.

Chez Dussautoy, l'intervention seule du général Lafontaine avait sauvé du peloton d'exécution plusieurs ouvriers.

Deux membres distingués du cercle du Commerce, le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, le premier légèrement à l'œil droit, le second plus grièvement à la cuisse.

Il ajoutait certains détails caractéristiques.

En face de l'hôtel Sallandrouze, il avait vu un officier d'artillerie se jeter à la bouche d'un obusier que ses soldats venaient de mettre en batterie en leur criant:

– Maintenant, tirez!.. Le premier coup du moins me tuera!..

Ce nouveau venu rapportait, enfin, tout ce qu'il avait recueilli de nouvelles des autres quartiers de Paris.

Partout la résistance était brisée, écrasée, anéantie… Peu de barricades avaient tenu. Le moment de les défendre venu, ceux qui les avaient élevées avaient disparu comme par enchantement. La troupe n'avait eu qu'à paraître pour vaincre.

Et que pouvaient mille ou douze cents combattants sérieux contre toute une armée!..

Blême et les mains agitées d'un frisson nerveux, M. Ducoudray tamponnait de son mouchoir son front moîte d'une sueur froide.

– Je veux rentrer, il faut que je rentre! répétait-il avec une persistance idiote.

Et en effet, sur les six heures, il se mit en route.

– J'étais tellement bouleversé, disait-il plus tard, lorsqu'il racontait ses émotions en cette journée néfaste, j'avais tellement peur, que je ne craignais plus rien!

Tout le long des boulevards, les troupes bivaquaient.

Des feux avaient été allumés, dont les flammes mobiles projetaient sur la façade des maisons des ombres fantastiques.

Les soldats mangeaient et buvaient gaiement, comme un soir de victoire.

Le vin coulait. De ci et de là, on apercevait les flammes bleues du punch.

Partout ailleurs, la vie était morne et lugubre.

Et tout en marchant de toute la vitesse de ses jambes, le long des rues désertes:

– Maintenant, pensait M. Ducoudray, qui donc oserait demander compte de la mort du général Delorge et de la disparition de ce pauvre Cornevin?.. Qu'est-ce d'ailleurs que deux victimes de plus ou moins lorsqu'il y en a tant?..

Et cependant, il jugea qu'il était de son devoir, avant de rentrer chez lui, de passer chez Mme Delorge.

Il la trouva, comme la veille, dans son salon, entre ses enfants, si calme qu'il pensa qu'elle ne savait rien.