Za darmo

La corde au cou

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R. – Parce que, de l'endroit de la route où j'étais à Boiscoran, c'était le plus court, probablement… Je dis probablement, parce que sur le moment, ce n'a pasété pour moi le sujet d'une délibération. Un homme qui se promène serait bien embarrassé, neuf fois sur dix, si on lui demandait pour quelle raison il a pris tel chemin plutôt que tel autre…

D. – Vous avezété aperçu dans les bois par un bûcheron nommé Gaudry.

R. – Le juge d'instruction me l'a dit.

D. – Ce témoin affirme que vousétiez en proie à une violenteémotion. Vous arrachiez des feuilles aux branches, vous parliez haut…

R. – Il est certain que j'étais très mécontent d'avoir perdu ma soirée, très vexé surtout de m'être fié à la petite paysanne, et il est fort possible que tout en marchant il me soitéchappé de m'écrier: «La peste soit de mon ami le curé, qui s'en va dîner en ville!», ou tout autre chose pareille…

On sourit dans l'assistance, mais point assez ouvertement pour s'attirer une réprimande de M. le président .

D. – Vous savez donc que monsieur le curé de Bréchy dînait dehors le soir du crime?

MAÎTRE MAGLOIRE (se levant): — C'est par nous, monsieur le président, que monsieur de Boiscoran connaît ce détail. Lorsqu'il nous a eu dit l'emploi de sa soirée, nous nous sommes transportés près de monsieur le curé de Bréchy, qui nous a expliqué comment ni lui ni sa vieille servante ne se trouvaient au presbytère. À notre requête, monsieur le curé de Bréchy aété cité. Nous ferons entendre aussi un autre prêtre qui, à cette heure-là, passait près de la Cafourche des Maréchaux et qui est celui qu'avait vu la petite paysanne.

Ayant fait signe au défenseur de se rasseoir, M. le président s'adresse de nouveau à l'accusé:

D. – La femme Courtois, qui vous a rencontré, déclare qu'elle vous a trouvé l'air tout extraordinaire. Vous ne lui avez pas parlé, vous vousêtes hâté de la quitter…

R. – La nuitétait trop sombre pour que cette femme pût voir ma physionomie. Elle me demandait un léger service, je le lui ai rendu. Je ne lui ai pas parlé, parce que je n'avais rien à lui dire. Je ne l'ai pas quittée brusquement, je l'ai devancée parce que sonâne marchait très lentement.

À un signe de M. le président, des huissiers enlèvent le tapis qui recouvre les pièces à conviction.

Un vif sentiment de curiosité se manifeste aussitôt dans l'auditoire, et c'est à qui se dressera et tendra le cou pour mieux voir.

Sur la table sontétalés des vêtements, un pantalon de velours gris clair, une jaquette de velours marron, un vieux chapeau de paille et des bottes de cuir fauve. À côté, se trouvent un fusilà deux coups, des paquets de cartouches, deux sébiles remplies de grains de plomb et enfin une grande cuvette de faïence anglaise, au fond de laquelle on distingue comme une boue noirâtre.

M. LE PRÉSIDENT (montrant les vêtements à l'accusé). — Sont-ce bien là les habits que vous portiez le soir du crime?

L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur.

D. – Singulier costume pour rendre visite à un vénérable ecclésiastique et remplir de graves devoirs religieux.

R. – Monsieur le curé de Bréchyétait mon ami. Notre intimité explique, si elle ne le justifie pas, ce laisser-aller…

D. – Reconnaissez-vous aussi cette cuvette? On a faitévaporer l'eau avec les plus grandes précautions, les détritus seuls sont restés au fond.

R. – C'est vrai, lorsque monsieur le juge d'instruction s'est présenté chez moi, il a trouvé cette cuvette remplie d'une eau noire et touteépaisse de débris carbonisés. Il m'a interrogé au sujet de cette eau, et je n'ai fait aucune difficulté de lui avouer que la veille, en rentrant, je m'yétais lavé les mains. Ne tombe-t-il pas sous le sens que si j'eusseété coupable, ma première préoccupation eûtété de faire disparaître les traces de mon crime?… N'importe! cette circonstance fut considérée comme la preuveévidente de ma culpabilité, et c'est aujourd'hui la charge la plus forte que l'accusation produise contre moi…

D. – C'est une charge très forte, en effet.

R. – Eh bien, rien ne m'est si facile que d'expliquer cette circonstance. Je suis fumeur. En sortant de chez moi, le soir du crime, je m'étais muni de cigares, mais lorsque je voulus en allumer un, je m'aperçus que je n'avais pas d'allumettes.

Maître Magloire se lève.

– Et je ferai remarquer, dit-il, que ce n'est pas là une de ces explications imaginées après coup pour les besoins d'une cause douteuse. La preuve, me demanderez-vous. La preuve? Nous l'avons, concluante, irrécusable. Si monsieur de Boiscoran n'avait pas sur lui la boite d'allumettes qu'il porte toujours, c'est qu'il l'avait oubliée la veille chez monsieur de Chandoré, où elle est restée depuis, où je l'ai vue, où elle est encore…

M. LE PRÉSIDENT. – Il suffit, maître Magloire, laissez continuer l'accusé.

L'ACCUSÉ. – Voulant fumer, j'eus recours à l'expédient qu'emploient tous les chasseurs en pareil cas. Je défis une de mes cartouches, je remplaçai la charge de plomb par un morceau de papier, et je l'enflammai.

D. – Et de cette façon on obtient du feu?

R. – Pas à tout coup, mais certainement une fois sur trois.

D. – Et cette opération noircit les mains?

R. – L'opération elle-même, non. Mais une fois mon cigare allumé, devais-je jeter tout enflammé le papier dont je venais de me servir?… C'eûtété risquer d'allumer un incendie…

D. – Dans les marais?

R. – Mais, monsieur, j'ai fumé dans la soirée cinq ou six cigares, ce qui revient à dire que j'ai répété huit ou dix fois l'opération en autant d'endroits différents, sur la grande route et même dans les bois. Et à chaque fois j'aiéteint le papier enflammé entre mes doigts, ce qui, joint à la crasse de la poudre, suffisait pour me rendre les mains aussi noires que celles d'un charbonnieR.

C'est du ton le plus simple, bien qu'avec une certaine chaleur, que l'accusé donne cette explication, laquelle semble frapper beaucoup l'auditoire.

M. LE PRÉSIDENT. – Passons à votre fusil. Le reconnaissez-vous, là?

L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur. M'est-il permis de le manier?

R. – Faites.

C'est avec un mouvement fébrile que l'accusé s'empare de l'arme, en fait jouer les batteries et introduit un de ses doigts dans les canons.

Il devient aussitôt fort rouge, et se penchant vers ses défenseurs, il leur adresse rapidement et à voix basse quelques mots qui n'arrivent pas jusqu'à nous.

M. LE PRÉSIDENT. – Qu'est-ce?

MAÎTRE MAGLOIRE (se levant). — Une circonstance se présente, qui doit faireéclater l'innocence de monsieur de Boiscoran. Par un hasard providentiel, son domestique Antoine, deux jours avant celui du crime, avait nettoyé ce fusil. Or, aujourd'hui, un des canons est propre et net. Donc, ce n'est pas monsieur de Boiscoran qui a tiré les deux coups de feu qui ont atteint monsieur de Claudieuse.

Pendant ce temps, l'accusé s'est rapproché de la table des pièces à conviction. Il enroule son mouchoir autour de la baguette du fusil, il le glisse dans un des canons, le retire et montre qu'il est à peine noirci…

La plus violenteémotion tient l'auditoire haletant.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). — Répétez l'expérience sur l'autre canon.

L'accusé obéit. Son mouchoir reste blanc.

M. LE PRÉSIDENT. – Vous voyez! Et cependant vous venez de nous dire que, pour allumer vos cigares, vous avez brûlé huit ou dix cartouches. Mais l'accusation avait prévu votre objection, et elle est en mesure d'y répondre… Huissiers, faites entrer le témoin Maucroy…

Tous nos lecteurs connaissent ce témoin, dont le beau magasin d'armes et d'ustensiles de chasse et de pêche est un des ornements de notre place du Marché-Neuf. Il a fait toilette, et c'est sans le moindre embarras qu'il prête serment.

M. LE PRÉSIDENT. – Répétez votre déposition au sujet du fusil que voici.

LE TÉMOIN. – C'est une arme excellente et d'une grande valeur, telle qu'il ne s'en fabrique pas en France, où on se préoccupe trop du bon marché…

À cette réponse, la salle entièreéclate de rire, M. Maucroy n'ayant pas précisément la réputation de donner sa marchandise. Quelques jurés même ont peine à tenir leur sérieux.

M. LE PRÉSIDENT. – Dispensez-vous de vos réflexions et dites-nous seulement ce que vous savez des qualités de ce fusil.

LE TÉMOIN. – Eh bien, grâce à une disposition particulière de l'enveloppe des cartouches, grâce aussi à la qualité spéciale de la composition fulminante, les canons ne s'encrassent presque pas.

L'ACCUSÉ (vivement). — Vous vous trompez, monsieuR. J'ai plusieurs fois, moi-même, nettoyé mon fusil, et j'ai trouvé, au contraire, les canons fort encrassés.

LE TÉMOIN. – Parce que vous vous enétiez beaucoup servi. Mais je prétends qu'on peut brûler une ou deux cartouches sans que les canons en portent trace.

L'ACCUSÉ. – C'est ce que je nie formellement.

M. LE PRÉSIDENT (au témoin). — Et si l'on brûlait huit ou dix cartouches?

LE TÉMOIN. – Oh! alors les canons seraient fort encrassés.

M. LE PRÉSIDENT. – Examinez ceux-ci et dites-nous votre avis.

LE TÉMOIN (après un minutieux examen). — J'affirme qu'on n'y a pas brûlé deux cartouches depuis le dernier nettoyage.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). — Eh bien! que deviennent ces dix cartouches brûlées pour allumer vos cigares, et qui vous avaient tant noirci les mains?

L'accusé, qui, depuis le commencement, avait fait preuve d'un admirable sang-froid et d'une rare fermeté, pâlit visiblement et ne répond pas.

 

MAÎTRE MAGLOIRE. – La question est trop grave pour qu'on s'en rapporte à la seule opinion du témoin.

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Nous ne cherchons que la vérité. Une expérience est aisée à faire.

LE TÉMOIN. – Oh! assurément…

M. LE PRÉSIDENT. – Faites.

Le témoin introduit une cartouche dans chaque canon et va les brûler à la fenêtre qui est derrière l'estrade. Le fracas de l'explosion arrache à plusieurs dames un cri de frayeur.

LE TÉMOIN (revenant et montrant que les canons ne sont pas plus encrassés qu'avant l'expérience). — Eh bien, avais-je raison?

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). — Vous le voyez, cette circonstance que vous invoquiez si fort, bien loin d'être en votre faveur, démontre que vous nous avez donné une explication mensongère de l'état de vos mains…

Sur l'ordre de M. le président, le témoin se retire, et l'interrogatoire de l'accusé continue.

D. – Quellesétaient vos relations avec monsieur de Claudieuse?

R. – Nous n'en avions pas.

D. – Pardon. Il est notoire dans le pays que vous le haïssiez.

R. – C'est une erreur. J'affirme sur l'honneur que je le tenais pour le meilleur et le plus honnête des hommes.

D. – En cela du moins, vousêtes d'accord avec tous ceux qui le connaissaient. Pourtant vousétiez en procès…

R. – Mon oncle m'avait légué ce procès avec sa fortune. Je le poursuivais, mais sans passion. Je ne demandais qu'à transiger…

D. – Et monsieur de Claudieuse refusant, vous lui en vouliez mortellement.

R. – Non.

D. – Vous lui en vouliez au point de l'avoir une fois couché en joue; au point d'avoir dit une fois: «Il ne me laissera pas en repos tant que je ne lui aurai pas tiré un coup de fusil…»Ne niez pas. Vous allez entendre les témoins.

C'est la tête haute et le regard assuré que, sur l'injonction de M. le président, l'accusé regagne sa place. Il a complètement triomphé de son accès de défaillance, et c'est de l'air le plus calme qu'il s'entretient avec ses défenseurs.

Incontestablement, l'opinion est pour lui en ce moment. Il a conquis les sympathies de ceux-là mêmes quiétaient venus avec les plus fortes préventions. Il n'est personne qui n'aitété ému de son attitude à la fois si fière et si triste, personne qui n'aitété saisi par l'extrême simplicité de ses réponses.

Encore bien que la discussion relative au fusil n'ait pas paru tourner à son avantage, elle ne lui a nullement nui. La question de l'encrassement des canons est vivement controversée. Quantité d'incrédules, que l'expérience n'a pas convertis, trouvent que M. Maucroy aété bien hardi dans ses allégations.

D'autres s'étonnent de la placidité des avocats, moins de maître Folgat, qui est peu connu à Sauveterre, que de maître Magloire, dont on sait l'habileté à profiter du moindre incident.

L'audience n'est pas précisément suspendue, mais il y a un temps d'arrêt rempli par les allées et les venues des huissiers, qui remettent un tapis sur les pièces à conviction et qui roulent un fauteuil au bas de l'estrade. Enfin, un huissier vient se pencher à l'oreille de M. le président et lui parle un moment à voix basse. De la tête, M. le président répond oui.

Et l'huissier s'étantéloigné:

– Nous allons, prononce-t-il, procéder à l'audition des témoins, et c'est par monsieur de Claudieuse que nous commencerons. Bien que très gravement malade, il a tenu à se présenter à l'audience.

Nous voyons, à ces mots, M. le docteur Seignebos se dresser comme s'il allait prendre la parole, mais un de ses amis, placé près de lui, le tire par un pan de sa redingote; Maître Folgat lui adresse un signe d'intelligence, et il se rassoit.

M. LE PRÉSIDENT. – Huissier, introduisez monsieur le comte de Claudieuse.

Audition des témoins.

La petite porte qui a livré passage à l'armurier Maucroy s'ouvre de nouveau, et le comte de Claudieuse entre, soutenu, presque porté par son valet de chambre.

Un murmure de sympathique pitié le salue. Sa maigreur est terrifiante, ses traits sont aussi décomposés que s'il allait rendre le dernier soupiR. Toute la vitalité de sonêtre semble s'être réfugiée dans ses yeux qui brillent d'unéclat extraordinaire.

C'est d'une voix affaiblie qu'il prête serment. Mais si profond est le silence, qu'à la formule prononcée par M. le président, «Jurez-vous de dire toute la vérité?», on l'entend de tous les coins de la salle répondre clairement: «Je le jure!…»

M. LE PRÉSIDENT (avec bonté). — Nous vous sommes reconnaissant, monsieur, de l'effort que vous faites… C'est pour vous que ce fauteuil aété apporté; asseyez-vous…

M. DE CLAUDIEUSE. – Je vous remercie, monsieur; il me reste assez de forces pour parler debout.

D. – Veuillez nous dire, monsieur, ce que vous savez de l'attentat dont vous avezété victime.

R. – Il pouvaitêtre onze heures… J'étais couché depuis un moment, j'avais soufflé ma bougie, et j'étais entre le sommeil et la veille, lorsque je vis ma chambre illuminée de clartés aveuglantes. Comprenant que c'était le feu, je bondis hors de mon lit, et, à peine vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'eus quelque difficulté à ouvrir la porte extérieure, que j'avais fermée moi-même… J'y parvins, cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit une douleur terrible, en même temps que j'entendais tout près de moi l'explosion d'une arme à feu… Instinctivement, je m'élançai vers l'endroit d'où partait le coup, mais je n'avais pas fait trois pas que, frappé de nouveau à l'épaule, je tombai sans connaissance.

D. – Entre le premier et le second coup, que s'est-ilécoulé de temps?

R. – Trois ou quatre secondes au plus.

D. – C'est- à-dire autant qu'il en fallait pour apercevoir l'agresseuR.

R. – Aussi l'ai-je aperçu, s'élançant de derrière les fagots, où ilétait à l'affût, et gagnant la campagne.

D. – Alors vous pouvez nous apprendre comment ilétait vêtu.

R. – Certes. Il portait un pantalon gris clair, un veston noir et un large chapeau de paille.

Sur un geste de M. le président, et au milieu d'un silence tel qu'on entendrait les araignées du plafond filer leur toile, les huissiers découvrent les pièces à conviction.

M. LE PRÉSIDENT (montrant les habits de l'accusé). — Le costume que vous avez aperçu répondait-ilà celui-ci?

M. DE CLAUDIEUSE. – Nécessairement, puisque c'est le même.

D. – Mais alors, monsieur, vous avez reconnu l'assassin?

R. – Déjà les flammesétaient si violentes qu'on y voyait comme en plein midi. J'ai reconnu monsieur Jacques de Boiscoran.

Il n'était plus, dans l'immense salle des assises, un auditeur qui n'attendît, le cœur serré d'une indicible angoisse, cette réponseécrasante. Nous l'attendions si bien que nous tenions les yeux obstinément fixés sur l'accusé. Pas un des muscles de son visage ne tressaille. Ses défenseurs sont aussi impassibles que lui. De même que nous, M. le président et M. l'avocat général observaient l'accusé et ses avocats. Attendaient-ils une protestation, une réplique, un mot? C'est probable.

Rien ne venant, M. le président reprend, s'adressant au témoin:

D. – Votre déposition est terriblement grave, monsieur.

R. – J'en sais la portée.

D. – Elle diffère absolument de votre déposition première reçue par monsieur le juge d'instruction.

R. – En effet.

D. – Interrogé quelques heures après le crime, vous avez déclaré n'avoir pas reconnu l'assassin. Bien plus, le nom de monsieur de Boiscoran ayantété prononcé, vous avez paru révolté qu'on osât le soupçonner, vous vous portiez presque garant de son innocence…

R. – Alors, je trahissais la vérité. Alors, par un sentiment de commisération bien aisé à comprendre, j'essayais d'arracher à une condamnation infamante un homme appartenant à une famille justement estimée.

D. – Et maintenant?

R. – Maintenant, je reconnais que j'ai eu tort et qu'il faut que justice soit faite. Et c'est pour cela que, frappé d'un mal qui ne pardonne pas et bien près de paraître devant Dieu, je suis venu vous dire: monsieur de Boiscoran est le coupable, je l'ai reconnu.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). — Vous entendez?

L'ACCUSÉ (se levant). — Sur tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je jure que je suis innocent. Monsieur le comte de Claudieuse va, dit-il, paraître devant Dieu, c'est à la justice de Dieu que j'en appelle…

Des sanglots couvrent la voix de l'accusé. Mme la marquise de Boiscoran vient d'être prise d'une crise nerveuse des plus graves. On l'emporte, raide et inanimée, et à sa suite s'élancent le docteur Seignebos et Mlle de Chandoré.

L'ACCUSÉ (à M. de Claudieuse). — C'est ma mère qui se meurt, monsieur!

Certes, ceux qui s'attendaient à desémotions poignantes ne sont pas déçus. Tous les visages sont bouleversés. Des larmes brillent dans les yeux de toutes les femmes.

Et cependant, lorsqu'on examine la façon dont M. de Claudieuse et M. de Boiscoran se mesurent du regard, on est à se demander si, véritablement, il n'y a entre ces deux hommes que ce que nous ont révélé les débats. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer l'étrangeté de leurs répliques, et autour de nous, on ne comprend rien non plus au mutisme obstiné des défenseurs. Abandonnent-ils leur client? Non, car nous les voyons lui serrer les mains et lui prodiguer les consolations et les encouragements de la plus fervente amitié.

Nous sera-t-il permis de dire que M. le président et M. l'avocat général nous ont paru avoir un moment de stupeur? Oui, puisque c'est l'expression de notre pensée.

Mais déjà M. le président poursuit:

D. – Il n'y a qu'un instant, monsieur le comte, je demandais à l'accusé s'il n'y avait pas entre vous quelque grave sujet de haine.

M. DE CLAUDIEUSE (d'une voix de plus en plus faible). — Je n'en connais pas d'autre que notre procès au sujet d'un cours d'eau…

D. – L'accusé ne vous a-t-il pas un jour menacé de son fusil?

R. – Oui, mais je n'avais pas pris la menace au sérieux, et je ne lui en avais pas gardé rancune.

D. – Persistez-vous dans votre déclaration?

R. – Je persiste. Et, de nouveau, sous la foi du serment, j'affirme avoir reconnu, et de façon à ne pouvoir me tromper, monsieur Jacques de Boiscoran…

Ilétait temps que M. le comte de Claudieuse achevât sa déposition. Il chancelle, ses yeux se voilent, sa tête oscille sur sesépaules, et, pour se retirer, il lui faut l'assistance de deux huissiers qui aident son valet de chambre à le porter plutôt qu'à le soutenir.

Mme de Claudieuse va-t-elle lui succéder? Nous le pensions, et l'assistance le croyait comme nous. Mais il n'en est pas ainsi. Retenue au chevet de la dernière de ses filles, qui est à toute extrémité, la comtesse ne sera pas entendue, et M. le greffier donne lecture de sa déposition.

Bien que fortémouvante, cette déposition ne révèle aucun fait nouveau et sera sans influence sur l'issue des débats.

Le témoin Ribot est alors introduit. C'est un beau gars saintongeois, un vrai coq de village, une cravate bleu et rose autour du cou, une brillante chaîne de montre au gousset. Il paraît fier de son rôle et promène sur l'assistance un regard où reluit le plus extrême contentement de soi.

C'est d'un ton plein d'importance qu'il raconte sa rencontre avec l'accusé. Il prétend tout savoir, tout expliquer. Pour bien peu, il affirmerait que l'accusé lui a confié ses projets de meurtre et d'incendie. Ses réponses sont presque toutes accueillies par des accès d'hilarité, qui attirent à l'assemblée une nouvelle et verte semonce de M. le président .

Le témoin Gaudry, qui lui succède, est un petit homme chétif et pâlot, à mine sournoise, à l'œil faux et craintif, et qui se confond en salutations.

À l'encontre avec Ribot, il semble avoir tout oublié. On voit qu'il craint de se compromettre. Il célèbre M. de Claudieuse, mais il ne loue guère moins M. de Boiscoran. Il proteste aussi de son respect pour les bons juges, pour ces messieurs et ces dames, et pour toute la compagnie pareillement.

La femme Courtois, qui dépose après Gaudry, voudraitévidemmentêtre à cent pieds sous terre. Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que M. le président lui arrache mot par mot sa déposition, assez insignifiante d'ailleurs.

Viennent ensuite deux métayers de Bréchy, qui ont assisté à cette violente discussion à la suite de laquelle M. de Boiscoran aurait couché en joue le comte de Claudieuse. Leur récit, tout coupé d'interminables parenthèses, est peu clair. Sur une observation des défenseurs, ils entreprennent de s'expliquer, et alors on ne les comprend plus du tout.

 

Ils se contredisent, d'ailleurs. L'un n'a vu dans le geste de l'accusé qu'une plaisanterie. L'autre l'a pris tellement au sérieux qu'il s'est jeté, dit-il, sur M. de Boiscoran pour l'empêcher de tirer, et que sans son intervention le crime eûtété commis ce jour-là.

De nouveau l'accusé proteste avec une rareénergie. Il ne haïssait pas M. de Claudieuse, il n'avait pas de raisons de le haïr…

Le têtu paysan soutient qu'un procès est un suffisant motif de haine. Et là-dessus il entreprend d'expliquer le procès et comment M. de Claudieuse, en retenant l'eau de la Seille pour son moulin, inondait les prairies de M. de Boiscoran.

M. le président met fin à la discussion qui s'engage, en ordonnant d'introduire un autre témoin.

Celui-là a entendu, jure-t-il, M. de Boiscoran s'écrier que «tôt ou tard il f…lanquerait un coup de fusil au comte de Claudieuse». Il ajoute que l'accusé était un homme terrible qui, pour un oui et pour un non, menaçait les gens de son fusil. Et à l'appui de son dire, il raconte qu'il est bien connu dans le pays qu'une fois déjà M. de Boiscoran a tiré sur un homme.

L'accusé explique cette déposition. Un mauvais drôle qui n'est autre, pensait-il, que le témoin en personne venait toutes les nuits voler des fruits et des légumes à ses métayers. Une nuit, il l'a guetté, et le surprenant, lui a envoyé une charge de gros sel. Il ignore s'il l'a touché. Le voleur, quel qu'il soit, ne s'était jamais plaint.

Le témoin suivant est l'huissier de Bréchy. Il sait qu'une fois, en retenant l'eau de la Seille, M. de Claudieuse a fait perdre à M. de Boiscoran plus de vingt milliers d'un foin de première qualité. Il ne cache pas qu'un si désagréable voisin l'eût exaspéré.

M. l'avocat général ne conteste pas le fait. Mais il sait que M. de Claudieuse a fait offrir le prix du dommage. M. de Boiscoran a refusé avec une hauteur insultante. l'accusé répond qu'il a refusé sur le conseil de son avoué, mais qu'il ne s'est pas servi de paroles injurieuses.

Encore six dépositions sans intérêt, et la liste des témoins à charge estépuisée.

Alors paraissent les témoins cités à la requête de la défense.

Le premier est le respectable curé de Bréchy. Il confirme les explications données par l'accusé. Le soir du crime, il dînait au château de Besson, sa servanteétait venue à sa rencontre, et le presbytèreétait seul. Il dit qu'en effet, il avaitété convenu que M. de Boiscoran viendrait un soir remplir les devoirs religieux que l' Église exige avant de consacrer un mariage. Il connaît Jacques de Boiscoran depuis son enfance et ne sait pas d'homme plus honnête ni meilleur. À son avis, la haine dont on parle tant n'a jamais existé. Il ne peut pas croire, il ne croit pas que l'accusé soit coupable.

Le second témoin est le desservant d'une commune voisine. Il déclare qu'entre neuf et dix heures, ilétait sur la route, non loin de la Cafourche des Maréchaux. La nuitétait assez obscure; il est de même taille que M. le curé de Bréchy, une petite paysanne a très bien pu les prendre l'un pour l'autre et tromper involontairement l'accusé.

Trois autres témoins sont encore entendus, et l'accusé ni ses défenseurs n'ayant rien à ajouter, la parole est donnée au ministère public.

Le réquisitoire.

L'éloquence de M. Du Lopt de la Gransière est trop justement célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en parleR. Nous dirons seulement qu'il s'est surpassé lui-même en ce réquisitoire qui, pendant plus d'une heure, a tenu suspendue à ses lèvres une assemblée haletante et remuée des plus poignantesémotions.

C'est par une description du Valpinson qu'il débute, «de ce séjour poétique et charmant comme son nom, où les admirables futaies de Rochepommier se mirent au mobile cristal de la Seille…»

– là, poursuit-il, vivaient le comte et la comtesse de Claudieuse; le comte, un de ces gentilshommes du temps passé, qui n'avaient d'autre culte que l'honneur, d'autre passion que le devoir; la comtesse, une de ces femmes qui sont la glorification de leur sexe et le modèle achevé de toutes les vertus domestiques… Le ciel avait béni leur union et leur avait donné deux filles qu'ils adoraient. La fortune souriait à leurs efforts intelligents. Estimés de tous, vénérés, chéris, ils vivaient heureux, ils avaient le droit de compter encore sur bien des années prospères…

»Mais non, la haine veillait. Un soir, des lueurs sinistreséveillent le comte. Il se précipite dehors, deux coups de fusil lui sont tirés et il tombe baigné dans son sang… Attirée par l'explosion, la comtesse accourt. Elle trébuche contre le corps inanimé de son mari et, glacée d'horreur, elle s'affaisse sans connaissance… Les enfants vont-ils donc périr?… Non. La Providence veille. Elle allume une lueur d'intelligence dans le cerveau d'un insensé, et, se précipitant à travers la fumée, il arrache les petites filles aux flammes qui déjàétreignent leur berceau…

»La famille est sauvée, mais l'incendie redouble de fureur. Aux lugubres volées du tocsin, tous les habitants des villages d'alentour se sont hâtés d'accourir. Mais sans personne qui les commande, sans outillage, ils s'épuisent en stériles efforts. Cependant, un roulement lointain retient dans leursâmes l'espérance près de s'envoler… Ce roulement annonce l'arrivée des pompes… Elles arrivent, elles sont là, tout ce qui est humainement possible vaêtre tenté!

»Mais, grand Dieu! qu'est-ce que cette clameur d'épouvante et d'horreur qui monte jusqu'à nous?… La toiture du château s'écroule, ensevelissant sous ses décombres enflammés deux hommes, les plus dévoués et les plus intrépides de tous ces hommes si intrépides et si dévoués: Bolton, le tambour, qui l'instant d'avant battait la générale; Guillebault, le père de cinq enfants… Au-dessus du fracas des flammes, s'élèvent leurs cris déchirants. Ils appellent au secours… Les laissera-t-on périr?… Un gendarme s'élance, et avec lui un fermier de Bréchy. Héroïsme inutile! Le fléau veut garder sa proie… Les sauveteurs vont périr, et ce n'est qu'au prix d'effroyables périls qu'on les arrache à la fournaise, respirant encore, mais atteints de si cruelles blessures qu'ils en resteront jusqu'à la fin de leurs jours infirmes et réduits pour vivre à implorer la charité publique…

C'est des plus sombres couleurs de sonéloquence que M. l'avocat général charge ce tableau des désastres du Valpinson, représentant la comtesse de Claudieuse agenouillée près de son mari mourant, tandis que la foule s'empresse autour des blessés et dispute aux flammes les restes carbonisés de Bolton et de Guillebault.

Puis, redoublant d'énergie:

– Et pendant ce temps, poursuivit-il, que devient l'auteur de tant de forfaits?… Sa haine assouvie, il fuit à travers bois, il regagne sa demeure. De remords, il n'en a pas. Sitôt rentré, il mange, il boit, il fume un cigare… Telle est sa situation dans le pays, et il a si bien pris toutes ses mesures qu'il se croit au-dessus du soupçon. Il est tranquille, si tranquille que les plus vulgaires précautions sont par lui négligées, et qu'il ne prend même pas la peine de jeter l'eau où il a lavé ses mains, noires de l'incendie qu'il vient d'allumer.

»C'est qu'il oublie la Providence, dont le flambeau, en ces occasions décisives, éclaire et guide la justice humaine. Et comment, en effet, sans une intervention providentielle, la justice serait-elle allée chercher le coupable dans un des plus somptueux châteaux de la contrée? C'était là, cependant, qu'est l'assassin, là qu'était l'incendiaire… Et qu'on ne nous vienne pas dire que le passé de Jacques de Boiscoran le défend contre l'accusation formidable qui pèse sur lui! Ce passé, nous le connaissons.

»Type achevé de ces jeunes oisifs qui jettent à tous les vents de leurs caprices la fortune amassée par leurs pères, Jacques de Boiscoran n'avait pas même de profession. Inutile à la société, à charge à lui-même, il s'en allait dans la vie sans gouvernail et sans boussole, s'adressant à toutes les passions malsaines pour combler le vide de ses heures de désœuvrement. Et cependant ilétait ambitieux, de cette ambition dangereuse et mauvaise qui demande à l'intrigue et non pas au travail ses assouvissements.

»Aussi le voyons-nous ardemment mêlé aux luttes stériles et coupables de notreépoque troublée, battant à grands coups de phrases creuses tout ce qui est responsable et sacré, sonnant l'appel aux plus détestables passions…

MAÎTRE MAGLOIRE. – Si c'est un procès politique, il faut nous en prévenir…

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Il ne s'agit pas de politique ici, mais des agissements d'un homme qui aété un apôtre de discorde.