Za darmo

La corde au cou

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29. Maître Folgat venait de se lever…

Maître Folgat venait de se lever.

Debout, dans l'embrasure d'une des croisées de sa chambre, en face de son miroir, il achevait de se faire la barbe, quand sa porte s'ouvrit violemment.

Blême et tout effaré, le vieil Antoine entra.

– Ah! monsieur, quelle affaire!

– Quoi?

– Parti, ensauvé, disparu!

– Qui?

– Monsieur Jacques…

Le rasoir, tant la surprise fut grande, faillitéchapper des mains du jeune avocat. Et cependant:

– C'est faux! dit-il.

– Hélas! monsieur, reprit le vieux serviteur, tout le monde le raconte en ville. On donne des détails. Je viens de voir un homme qui prétend avoir rencontré monsieur Jacques, hier soir, sur les onze heures, courant comme un fou le long de la rue Nationale.

– C'est absurde.

– Je n'ai encore prévenu que mademoiselle Denise, et c'est elle qui m'a dit de venir avertir monsieur… Monsieur devrait aller aux informations…

Le conseilétait superflu.

S'essuyant le visage à la hâte, déjà maître Folgat s'habillait. En un moment, il fut prêt, et ayant descendu l'escalier quatre à quatre, il traversait le corridor, quand il s'entendit appeler.

Il se retourna. Mlle Denise lui faisait signe d'entrer dans le petit salon où elle se tenait d'habitude. Il obéit.

Mlle Denise et le jeune avocatétaient les seuls de la maison à savoir quel coup de parti désespéré Jacques avait dû risquer la veille. Ils n'avaient paséchangé un mot à ce sujet, mais chacun avait bien remarqué la préoccupation de l'autre. De toute la soirée, maître Folgat n'avait pas prononcé dix paroles, et Mlle Denise, sitôt le dîner, était remontée chez elle.

– Eh bien?… interrogea-t-elle.

– Le bruit qui court est faux, mademoiselle, répondit le jeune avocat.

– Qui sait!

– Uneévasion serait un aveu. Il n'y a que les coupables qui fuient, et monsieur de Boiscoran est innocent. Ainsi, tranquillisez-vous, mademoiselle, de grâce, rassurez-vous.

Qui n'eût eu, comme lui, pitié de la pauvre jeune fille! Elleétait plus blanche que sa collerette et tremblait si fort que ses dents claquaient. Des larmes roulaient dans ses yeux, et à chaque parole un sanglot lui montait à la gorge.

– Vous savez où Jacques est allé, hier soir? reprit-elle.

– Oui…

Elle détourna à demi la tête, et d'une voix à peine distincte:

– Il a voulu revoir, poursuivit-elle, une… personne dont l'influence sur lui est peut-être toute-puissante… Il se peut qu'elle l'ait bouleversé, étourdi. Pourquoi ne l'aurait-elle pas déterminé à se soustraire à l'ignominie de la cour d'assises?…

– Non, mademoiselle, non!

– Cette personne aété le mauvais génie de Jacques. Elle l'aime, sans doute. Elle devaitêtre désespérée de savoir qu'il allaitêtre mon mari. Peut-être, pour le déterminer à fuir, s'est-elle enfuie avec lui…

– Ah! ne craignez rien, mademoiselle, madame de Claudieuse est incapable d'un tel dévouement…

Vivement Mlle de Chandoré se rejeta en arrière, et levant sur le jeune avocat ses yeux agrandis par la stupeur:

– Madame de Claudieuse…, balbutia-t-elle.

Maître Folgat comprit son imprudence. Ilétait persuadé que Jacques avait tout dit à sa fiancée, et la façon dont elle lui avait parlé n'avait pu que l'affermir dans son erreur.

– Ah! c'est madame de Claudieuse, poursuivait la jeune fille, cette femme révérée de tous à l'égal d'une sainte! Et moi qui l'autre jour, à l'église, admirais la ferveur de ses prières; moi qui la plaignais de toute monâme… Maintenant, oui, je commence à comprendre ce qu'on me cachait…

Désolé de l'irréparable faute qu'il venait de commettre:

– Jamais, mademoiselle, dit maître Folgat, jamais je ne me pardonnerai d'avoir prononcé ce mot devant vous.

Elle sourit tristement.

– C'est peut-être un grand service que vous m'aurez rendu, dit-elle. Mais, de grâce, courez voir ce qu'il en est.

Maître Folgat n'avait pas fait cinquante pas qu'il reconnut que, bien réellement, il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire. La villeétait tout en rumeur. Sur les portes, les gens causaient. Des groupes péroraient avec une surprenante animation. Précipitant sa course, il venait de tourner le coin de la rue Nationale, quand il fut arrêté par un des trois ou quatre bourgeois dont il lui avait absolument fallu faire la connaissance depuis qu'ilétait à Sauveterre.

– Eh bien, monsieur l'avocat, lui dit civilement cet homme aimable, voilà votre plaidoirie qui court les champs…

– Je ne comprends pas, répondit maître Folgat d'un ton glacé.

– Dame! puisque votre client a filé.

– Enêtes-vous bien sûr?

– Parbleu! c'est par la femme d'un ouvrier que j'emploie que l'évasion aété découverte. Elleétait allée le long des anciens remparts couper de l'herbe pour sa chèvre, quand, passant près du mur de la prison, elle y a aperçu un grand trou béant. Elle a aussitôt donné l'alarme, le poste est arrivé, on est allé prévenir le procureur de la République…

Pour maître Folgat, ce n'était pas encore une preuve.

– Et alors, demanda-t-il, monsieur de Boiscoran…

– Est introuvable… Ah! c'est comme je vous l'affirme… Je le tiens d'un ami qui le tenait lui-même d'un employé de la sous-préfecture. Blangin le geôlier est, à ce qu'il paraît, gravement compromis…

– À l'honneur de vous revoir, cher monsieur, interrompit le jeune avocat.

Et plantant là le bourgeois très offensé de ce qui lui parut une grossière inconvenance, il traversa comme un trait la place du Marché-Neuf. L'inquiétude le gagnait. Non qu'il pût croire à uneévasion, mais il se demandait s'il n'était pas survenu quelque catastrophe.

Cent personnes au moins, difficilement contenues par des factionnaires, stationnaient devant la prison, le cou tendu et la bouche béante.

Fendant la foule, maître Folgat entra. Dans la cour, devant la loge du geôlier, discutaient le procureur de la République, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, M. Séneschal et enfin M. Galpin-Daveline.

Le juge d'instructionétait plus blême encore que de coutume et, comme on dit à Sauveterre, d'une humeur de dogue. Non sans raison. Prévenu tout aussi brusquement que maître Folgat, il s'était vêtu non moins précipitamment et s'était hâté d'accourir. Et tout le long du chemin, des témoignages nonéquivoques lui avaient prouvé que si l'opinionétait fort montée contre l'accusé, elle ne l'était pas moins contre le juge d'instruction.

De tous côtés sur son passage il avait recueilli des saluts ironiques, des sourires gouailleurs, ou des compliments de condoléances sur ce que l'oiseau s'était envolé. Et même, deux individus qu'il soupçonnait d'avoir des relations avec l'écarlate docteur Seignebos avaient murmuré en le coudoyant: «Enfoncé, le pourvoyeur!»

Il fut le premier à apercevoir le jeune avocat, et tout de suite:

– Eh bien! monsieur, dit-il, vous venez aux renseignements?

Mais maître Folgat n'était pas homme à se laisser prendre deux fois sans vert dans la même journée. Voilant ses appréhensions d'un salut cérémonieux:

– Il m'est revenu certains propos, répondit-il, mais je n'en aiété nullementému. Monsieur de Boiscoran a trop de confiance en l'excellence de sa cause et en la justice de son pays pour songer à s'évader. Je viens simplement conférer avec lui…

– Et vous avez parbleu raison! interrompit M. Daubigeon. Monsieur de Boiscoran est bien tranquillement dans sa cellule, ne se doutant guère des bruits qui courent. C'est Frumence Cheminot qui s'est enfui. Frumence aux pieds légers… C'est un détenu qu'on laissait fort libre dans la prison, dont on avait même fait une espèce d'aide gardien, et qui en a profité pour percer un trou dans le mur, estimant, le gaillard, et certes il n'a pas tort, que clef des champs vaut mieux que clef de coffre-fort.

À quelques pas en arrière, la mine contrite et sournoise, se tenait planté sur ses pieds le geôlier Blangin.

– Conduisez le défenseur près du sieur Boiscoran, lui dit sèchement M. Galpin-Daveline, lequel tremblait peut-être de voir M. Daubigeon donner uneédition publique desépigrammes amères dont il le gratifiait en particulier.

Saluant jusqu'à terre, le geôlier obéit. Mais dès qu'il se vit sous le porche de la prison, seul avec maître Folgat, gonflant une de ses joues et la frappant de son poing fermé:

– Ni vu ni connu! dit-il enéclatant de rire.

Le jeune avocat n'eut pas l'air de comprendre. Il ne pouvait lui convenir de paraître informé desévénements de la nuit ni de se donner les apparences d'une complicité qui, matériellement, n'existait pas.

– Et cependant, reprit Blangin, tout n'est pas fini. Les gendarmes sont en mouvement. S'ils allaient rattraper mon Cheminot! Ce garçon est si bête que le plus bête des juges d'instruction lui aurait vite tiré les vers du nez. Et alors, qui est-ce qui serait dans de beaux draps?

Maître Folgat ne répondait toujours pas, mais l'autre semblait s'en soucier fort peu.

– Je ne demande qu'une chose, poursuivit-il, c'est de rendre mes clefs le plus tôt possible. J'en ai par-dessus les yeux de ce métier de geôlier. La place, d'ailleurs, ne va plusêtre tenable. Cetteévasion a mis la puce à l'oreille de tous nos messieurs du tribunal, et l'administration vient de me donner un second, un ancien sergent de ville, un mauvais chien qui ne connaît que la consigne… Ah! les beaux jours de monsieur de Boiscoran sont passés, plus de visites en cachette, plus de sorties… Ordre de ne pas le perdre de vue une seconde.

C'est arrêté au pied de l'escalier que Blangin donnait ces explications.

– Montons, dit brusquement maître Folgat, que l'impatience gagnait.

Il trouva Jacquesétendu sur son lit, tout habillé, et il ne lui fallut qu'un regard pour deviner un grand malheur.

 

– Encore une espérance envolée, n'est-ce pas? fit-il.

Péniblement, le prisonnier se redressa et s'assit sur le bord de sa couchette. Et de l'accent du plus extrême découragement:

– Je suis perdu, répondit-il, et cette fois sans retour.

– Oh!…

– Écoutez plutôt!…

C'est en frissonnant que le jeune avocat entendit le récit, pourtant bien atténué, de la veille. Et lorsque Jacques, ayant achevé, s'arrêta:

– Ce n'est que trop vrai! murmura-t-il. Si monsieur de Claudieuse exécute ses menaces, ce peutêtre une condamnation.

– Ce doitêtre, voulez-vous dire… Eh bien, n'en doutez pas, il les exécutera. (Et hochant la tête d'un geste désolé): Et, ce qu'il y a d'épouvantable, continua-t-il, c'est que je ne saurais l'en blâmer. La jalousie des maris, le plus souvent, n'est qu'une question d'amour-propre. Trompés, ils sont frappés dans leur vanité, mais non pas atteints au cœur. Tandis que le comte de Claudieuse!… Ah! il aimait sa femme, lui, il l'adorait, elleétait son bonheur et sa vie. En la lui prenant, je lui ai tout pris, oui, tout! C'est en le voyantéperdu de douleur et de rage que j'ai compris seulement l'adultère… Tout lui manquait à la fois. Sa femme avait un amant, sa fille préférée n'était pas de lui!… Je souffre cruellement, mais lui, ce qu'il endure, c'est un supplice sans nom. Et vous voulez qu'ayant une arme entre les mains, il ne s'en serve pas!… C'est une arme traîtresse et déloyale, c'est vrai, mais ai-jeété loyal et honnête? Ce sera une lâche et ignoble vengeance, mais qu'était donc l'offense? À sa place, j'agirais comme lui.

Maître Folgatétait atterré.

– Mais après? interrogea-t-il, en sortant de la maison?…

D'un geste machinal, Jacques passait et repassait la main sur son front, comme s'il eût pu ainsi rassembler ses idées.

– Après, répondit-il, je me suis enfuiépouvanté, tel que l'homme qui vient de commettre un crime… La porte du jardinétait ouverte, je me précipitai dehors. Quelle direction j'ai prise, quelles rues ai-je traversées, je serais incapable de le dire avec quelque certitude. Je n'avais plus qu'une idée fixe, obsédante: m'éloigner le plus vite et le plus loin possible de cette maison maudite. Je n'avais plus la tête à moi, j'allais, j'allais… Quand la raison m'est revenue, j'étais en pleine campagne, à une lieue de Sauveterre, sur la route de Boiscoran. L'instinct de la bête, plus résistant que l'intelligence, m'avait guidé par des chemins familiers et me ramenait à ma maison… Sur le premier moment, j'eus peine à comprendre comment je me trouvais là. J'étais comme l'ivrogne qui, s'éveillant, le cerveau plein de vapeurs de l'alcool, cherche à se ressouvenir de ce qui s'est passé durant son ivresse… Hélas! je ne me suis que trop ressouvenu de l'affreuse réalité. Il me fallait rentrer à la prison, il le fallait absolument, et je me sentais accablé d'une telle lassitude que j'ai craint un instant de n'avoir pas la force de revenir. Je suis revenu, pourtant… Blangin m'attendait, dévoré d'angoisses, car ilétait près de deux heures. Il m'a aidé à remonter ici, je me suis jeté tout habillé sur mon lit et je me suis endormi aussitôt, d'un sommeil atroce, peuplé de visions sinistres où je me voyais enchaîné au bagne, ou gravissant au bras d'un prêtre les marches de l'échafaud… Et en ce moment, je me demande presque si je suis bienéveillé, ou si ce n'est pas l'odieux cauchemar qui continue encore…

Se détournant, maître Folgat essuya une larme furtive.

– Malheureux! murmura-t-il.

– Oh, oui! bien malheureux, en effet, répéta Jacques. Que n'ai-je suivi la première inspiration qui m'est venue cette nuit, quand je me suis retrouvé sur la grande route! Je serais allé jusqu'à Boiscoran, je serais monté chez moi, et je me serais brûlé la cervelle… Maintenant, je ne souffrirais plus…

Allait-il donc s'attacher de nouveau à cette fatale pensée du suicide?

– Et vos parents! prononça maître Folgat.

– Mes parents!… Espérez-vous donc qu'ils survivront à la condamnation qui va me frapper?

– Et mademoiselle de Chandoré!

Il tressaillit, et vivement:

– Ah! c'est pour elle, s'écria-t-il, que je devrais en finir!… Pauvre Denise! Certes, en apprenant mon suicide, sa douleur serait horrible… Mais elle n'a pas vingt ans. Mon souvenir s'effacerait de sonâme, mon image deviendrait moins distincte, et les mois s'ajoutant aux semaines, et les années aux mois, elle se consolerait. Vivre, n'est-ce pas oublier?…

– Non! vous ne pensez pas ce que vous dites, interrompit maître Folgat. Vous savez bien qu'elle n'oublierait pas, elle!

Une larme brilla dans les yeux de l'infortuné, et d'une voixéteinte:

– C'est vrai, dit-il, je crois que me frapper, ce serait frapper Denise. Mais songez-vous à ce que serait sa vie, après ma condamnation? Vous représentez-vous ce que seraient ses sensations quand, à chaque instant du jour, elle se répéterait: «Celui que j'aime uniquement est au bagne, confondu parmi les plus vils criminels, à tout jamais souillé, déshonoré, flétri!…»Ah! mille fois la mort plutôt…

– Jacques! monsieur de Boiscoran, oubliez-vous que j'ai votre parole?

– La preuve que je ne l'ai pas oubliée, c'est que je suis ici… Seulement, laissez faire, le jour n'est pas loin où vous me verrez si misérable que vous serez le premier à me mettre une arme entre les mains.

Mais le jeune avocatétait de ceux que les obstacles irritent et passionnent au lieu de les décourager. Et déjà remis de la rude secousse:

– Avant de jeter les cartes, dit-il, attendez au moins que la partie soit perdue. Êtes-vous condamné? Pas encore; vousêtes innocent, et il est une justice au ciel pour réparer les bévues de la justice sur la terre. Qui nous dit que monsieur de Claudieuse parlera? Savons-nous seulement si, en ce moment même, il n'a pas rendu le dernier soupir?…

D'un bond, Jacques se dressa sur ses pieds, et pâlissant encore:

– Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, car déjà cette fatale idée m'est venue qu'hier soir, peut-être, il ne s'est pas relevé! Fasse Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! C'est alors, véritablement, que je serais un assassin!… C'est pour lui qu'à mon réveil aété ma première pensée. Je voulais envoyer prendre de ses nouvelles. Je ne l'ai pas osé.

Non moins que le prisonnier, maître Folgat se sentait le cœur serré d'une anxiété poignante.

– Nous ne pouvons, prononça-t-il, demeurer dans cette incertitude. Qu'aurions-nous à nous dire, ignorant le sort de monsieur de Claudieuse, d'où dépend le nôtre?… Souffrez que je vous quitte. Dès que je saurai quelque chose de positif, je vous en informerai par un mot. Et pas de faiblesse, surtout, quoi qu'il advienne.

Chez le docteur Seignebos le jeune avocat devaitêtre certainement renseigné. Il y courut, et dès qu'il parut:

– Arrivez donc! morbleu! s'écria le médecin. Je laisse vingt malades se morfondre pour vous attendre. J'étais bien sûr que vous viendriez… Que s'est-il passé hier soir chez les Claudieuse?

– Alors, vous savez…

– Rien. J'ai vu l'effet, mais je n'ai pu que soupçonner la cause. L'effet, le voici: hier soir, vers les onze heures, je venais de me mettre au lit, rompu de fatigue, lorsque tout à coup on s'est mis à tirer ma sonnette à la briser… Je n'aime pas qu'on carillonne si fort chez moi, et je me levais pour laver la tête du carillonneur, quand le domestique du comte de Claudieuse, bousculant mon domestique à moi, qui voulait le retenir, est entré comme un fou en me criant de venir bien vite, que son maître venait de mourir.

– Ah! mon Dieu!…

– Voilà justement ce que je me suisécrié, parce que tout en jugeant le comte fort malade, je ne le croyais pas si près de sa fin…

– Il est donc mort…

– Pas du tout… Mais si vous m'interrompez sans cesse, nous n'en finirons jamais… (Et retirant, pour les essuyer et les remettre, ses lunettes à branches d'or): En un tour de main je fus habillé, poursuivit le docteur Seignebos, et en trois sauts j'arrivai rue Mautrec. C'est dans le salon du rez-de-chaussée qu'on me fit entrer. là, à ma grande stupeur, je trouvai monsieur de Claudieuse gisant sur un canapé. Ilétait pâle et roide, ses traitsétaient affreusement décomposés et il portait au front une légère blessure d'où un mince filet de sang avait jailli. Par ma foi! je crus bien que toutétait fini…

– Et la comtesse?

– Madame de Claudieuseétait agenouillée près de son mari et, aidée de ses femmes, elle essayait de le rappeler à la vie en le frictionnant et en lui appliquant sur la poitrine des serviettes brûlantes… Sans ces soins intelligents, elle serait veuve à cette heure, tandis qu'au contraire elle ne le sera peut-être pas d'ici longtemps… Ce sacré comte a l'âme chevillée dans le corps… À quatre que nousétions là, nous l'avons pris, monté dans sa chambre et couché dans son lit, préalablement chauffé fortement. Bientôt il a remué, ses yeux se sont rouverts, et au bout d'un quart d'heure il avait repris toute sa connaissance et parlait fort librement, bien que d'une voix encore faible. Alors, comme de raison, je demandai ce qui s'était passé, et pour la première fois je vis se démentir l'effrayant sang-froid de la comtesse. Elle balbutiait pitoyablement, et c'est avec une expression effarée qu'elle regardait son mari, comme pour lire dans ses yeux ce qu'elle devait me répondre… C'est lui qui me répondit, et avec un embarras qui ne pouvait pas m'échapper. Il me conta que s'étant trouvé seul, et se sentant mieux que de coutume, il avait eu la fantaisie d'essayer ses forces. Il s'était donc levé, avait passé sa robe de chambre etétait descendu. Mais en entrant dans le salon, il avaitété pris d'unétourdissement etétait tombé si malheureusement que son front avait heurté l'angle d'un meuble. Feignant d'être dupe: «C'est fort imprudent, lui dis-je, ce que vous avez fait là, et il ne faudrait pas recommencer…»Alors, lui, regardant sa femme d'un air singulier: «Oh! soyez tranquille, me répondit-il, je ne ferai plus d'imprudence, j'ai trop envie de guérir, jamais je n'ai tant tenu à la vie…»

Maître Folgat remuait les lèvres pour répliquer; le docteur, d'un geste, lui ferma la bouche.

– Attendez, fit-il, je n'ai pas terminé… (Et toujours tracassant ses lunettes) J'allais me retirer, continua-t-il, lorsque soudain, arrive une femme de chambre, qui d'un air très effrayé annonce à madame de Claudieuse que l'aînée de ses filles, la petite Marthe, que vous connaissez, vient d'être prise de convulsions terribles. Tout naturellement je me rends près d'elle, et je la trouve en proie à une crise nerveuse d'un caractère véritablement alarmant. Avec beaucoup de peine je la calmai, et lorsqu'elle me parut remise, entrevoyant une relation entre l'indisposition de la fille et l'accident du père: «Maintenant, mon enfant, lui dis-je d'un ton paternel, il faut m'apprendre ce que vous avez eu.»Elle hésita, puis: «J'ai eu peur, répondit-elle. Peur de quoi? ma mignonne.»Elle se haussait sur son lit, cherchant du regard les yeux de sa mère, mais je m'étais placé de façon qu'elle ne les pût apercevoir. Ayant répété ma question: «Eh bien, voilà! docteur, me dit-elle: on venait de me coucher, lorsque j'entendis sonner. Je me levai et j'allai me placer à la fenêtre pour regarder qui pouvait venir si tard. Je vis la bonne aller ouvrir, un flambeau à la main, et revenir vers la maison suivie d'un monsieur que je ne connais pas…»La comtesse interrompit, et vivement: «C'était, s'écria-t-elle, un envoyé du tribunal, chargé d'une communication pressante!»Mais je n'eus pas l'air de l'entendre, et toujours m'adressant à Marthe: «Est-ce donc, lui demandai-je, ce monsieur qui vous a fait si grand peur? – Oh, non! – Quoi, alors?…»Du coin de la paupière j'épiais madame de Claudieuse. Elleétait sur des charbons. Pourtant, elle n'osa pas imposer silence à sa fille. «Eh bien, docteur! reprit la petite, le monsieurétait à peine entré dans la maison que je vis, entre les arbres, une des statues qui bougeait sur son piédestal, qui se mettait en mouvement et qui, tout doucement, glissait le long de l'allée de tilleuls…»

Maître Folgat tressaillit.

– Vous souvient-il, docteur, fit-il, que le jour où nous avons interrogé Marthe, elle nous a avoué que les statues du jardin lui causaient une invincible frayeur?

– Parbleu! répondit le docteur. Seulement, attendez encore. La comtesse, précipitamment, interrompit sa fille. «Défendez-lui donc, cher docteur, me dit-elle, de se loger de pareilles idées dans la tête. Elle qui n'avait peur de rien au Valpinson et qui allait, le soir, par tout le château, sans lumière, depuis que nous sommes ici, elle s'épouvante de tout, et dès que la nuit vient, elle croit voir notre jardin se peupler d'ombres… Tu es cependant assez grande, Marthe, pour comprendre que des statues, qui sont en pierre, ne peuvent pas s'animer et marcher…»L'enfant frissonnait. «Les autres fois, maman, insista-t-elle, je doutais… mais cette fois je suis bien sûre… Je voulais me retirer de la fenêtre, et je ne le pouvais pas, c'était plus fort que moi, de sorte que j'ai vu, et bien vu… J'ai vu la statue, l'ombre, s'avancer dans l'allée, lentement, avec précaution, et venir se placer debout tout contre le dernier tilleul, le plus rapproché des fenêtres du salon. Alors, j'ai entendu un grand cri… puis, plus rien. L'ombre restait toujours contre l'arbre, et je distinguais tous ses mouvements; elle se penchait d'un côté ou d'un autre; elle se haussait ou s'abaissait jusqu'à terre… Tout à coup, deux grands cris, oh! terribles ceux-là… Aussitôt, l'ombre quiétait près de l'arbre a levé les bras en l'air, comme cela, et soudain s'est enfuie… mais presque au même moment une autre s'est montrée qui a disparu aussi vite…»

 

Maître Folgatétait comme pétrifié de surprise.

– Oh! ces ombres…, commença-t-il.

– Vous sont suspectes, n'est-ce pas? Elles me le furent autant qu'à vous. Je n'en affectai pas moins de tourner en plaisanterie le récit de Marthe, lui expliquant comment, dans l'obscurité, on est sujet à de singulières illusions d'optique. Et lorsque je me retirai, éclairé par le domestique quiétait venu me chercher, la comtesse, j'en suis sûr, était bien persuadée que je n'avais pas le moindre soupçon. J'avais mieux que cela… Aussi, dès en mettant le pied dans le jardin, n'eus-je rien de plus pressé que de laisser tomber une pièce de monnaie que je tenais toute prête pour cela. Naturellement, c'est du côté du tilleul le plus rapproché du salon que je la cherchai, éclairé par le domestique… Eh bien, maître Folgat, je vous garantis que ce n'était pas une ombre qui avait piétiné le terrain autour de l'arbre… et si les empreintes que j'ai aperçues provenaient d'une statue, cette statue avait de maîtres pieds chaussés de souliers joliment ferrés…

Voilà ce qu'attendait le jeune avocat.

– Il n'en faut pas douter, s'écria-t-il, la scène a eu un témoin!