Za darmo

La corde au cou

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13. Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avaitété inspiré en choisissant, pour se confier à lui…

Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avaitété inspiré en choisissant, pour se confier à lui, le célèbre avocat de Sauveterre.

Unétranger, maître Folgat, par exemple, l'eûtécouté sans sourciller, n'eût vu dans la révélation que le fait lui-même et ne lui eût donné que son impression personnelle. Par maître Magloire, au contraire, il eut l'impression du pays entier. Et maître Magloire, en l'entendant déclarer que la comtesse de Claudieuse avaitété sa maîtresse, eut un geste de réprobation et s'écria:

– C'est impossible!

Du moins, Jacques ne fut pas surpris. Il avaitété le premier à dire qu'on refuserait de le croire quand il avouerait la vérité, et cette conviction n'avait pas peu contribué à retenir les aveux sur ses lèvres.

– C'est invraisemblable, je le sais, dit-il, et cependant cela est…

– Des preuves! interrompit maître Magloire.

– Je n'ai pas de preuves.

L'expression attristée et bienveillante du visage de l'avocat de Sauveterre venait de changer du tout au tout. Il y avait de l'étonnement et de l'indignation dans le regard obstiné qu'il fixait sur le prisonnier.

– Il est de ces choses, reprit-il, qu'il est bien téméraire d'avancer, lorsqu'on n'est pas à même de les prouver. Réfléchissez…

– Ma situation me commande de tout dire.

– Pourquoi avoir tant attendu?

– J'espérais qu'on m'épargnerait cette horrible extrémité…

– Qui, on?

– Madame de Claudieuse.

De plus en plus, maître Magloire fronçait les sourcils.

– Je ne suis pas suspect de partialité, prononça-t-il. Le comte de Claudieuse est peut-être le seul ennemi que j'aie en ce pays, mais c'est un ennemi acharné, irréconciliable. Pour m'empêcher d'arriver à la Chambre et m'enlever des voix, il est descendu à des actes peu dignes d'un galant homme. Je ne l'aime point. Mais la justice m'oblige à déclarer hautement que je considère la comtesse de Claudieuse comme la plus haute, la plus pure et la plus noble manifestation de la femme, de l'épouse, de la mère de famille…

Un sourire amer crispait les lèvres de Jacques.

– Et cependant j'étais son amant, dit-il.

– Quand? Comment? Madame de Claudieuse habitait le Valpinson, vous habitiez Paris.

– Oui, mais tous les ans madame de Claudieuse venait passer le mois de septembre à Paris, et je venais plusieurs fois à Boiscoran.

– Il est bien difficile que, d'une telle intrigue, il n'ait pas transpiré quelque chose.

– C'est que nous avons su prendre nos précautions.

– Et personne, jamais, ne s'est douté de rien?

– Personne…

Mais Jacques s'irritait, à la fin, de l'attitude de maître Magloire. Il oubliait qu'il n'avait que trop prévu les flétrissants soupçons auxquels il se voyait en butte.

– Pourquoi toutes ces questions? s'écria-t-il. Vous ne me croyez pas? Soit. Laissez-moi du moins essayer de vous convaincre. Voulez-vous m'écouter?

Maître Magloire attira une chaise et, s'y plaçant, non à la façon ordinaire, mais à cheval et croisant les bras sur le dossier:

– Je vousécoute, dit-il.

Livide, l'instant d'avant, la face de Jacques de Boiscoranétait devenue pourpre. La colère flambait dans ses yeux. Être traité ainsi, lui! Jamais les hauteurs de M. Galpin-Daveline ne l'avaient offensé autant que cette condescendance froidement dédaigneuse de maître Magloire. La pensée de lui commander de sortir traversa son esprit. Mais après?… Ilétait condamné à vider jusqu'à la lie le calice des humiliations. Car il fallait se sauver, avant tout, se retirer de l'abîme.

– Vousêtes dur, Magloire, prononça-t-il d'un ton de ressentiment à grand-peine contenu, et vous me faites impitoyablement sentir l'horreur de ma situation. Oh! ne vous excusez pas! À quoi bon!… Laissez-moi parler, plutôt…

Il fit au hasard quelques pas dans sa cellule, passant et repassant la main sur son front, comme pour y rassembler ses souvenirs.

Puis, d'un accent plus calme:

– C'est, commença-t-il, dans les premiers jours du mois d'août 1866, à Boiscoran, où j'étais venu passer quelques semaines près de mon oncle, que, pour la première fois, j'ai aperçu la comtesse de Claudieuse. Le comte de Claudieuse et mon oncleétaient alors au plus mal, toujours au sujet de ce malheureux cours d'eau qui traverse nos propriétés, et un ami commun, monsieur de Besson, s'était mis en tête de les réconcilier et les avait décidés à se rencontrer chez lui à dîner. Mon oncle m'avait emmené avec lui. La comtesse avait accompagné son mari. Je venais d'avoir vingt ans, elle en avait vingt-six. En la voyant, je restai béat d'admiration. Il me semblait que jamais encore je n'avais rencontré une femme si parfaitement belle et gracieuse, ni contemplé un si charmant visage, des yeux si beaux, un sourire si doux. Elle ne parut pas me remarquer, je ne lui adressai pas la parole, et cependant je sentis en moi comme un pressentiment que cette femme jouerait un rôle dans ma vie, et un rôle fatal… Même, l'impression fut si vive qu'en sortant de la maison où nous avions dîné, je ne pus me retenir d'en dire quelque chose à mon oncle. Il se mit à rire et me répondit que je n'étais qu'un nigaud, et que si jamais mon existenceétait troublée par une femme, ce ne serait pas par la comtesse de Claudieuse.

»En apparence, il avait mille fois raison. À peine pouvait-on imaginer unévénement qui, de nouveau, me rapprochât de la comtesse. La tentative de réconciliation de monsieur de Besson avait complètementéchoué, madame de Claudieuse vivait au Valpinson, je repartais le surlendemain pour Paris… Je partis cependant préoccupé, et le souvenir du dîner de monsieur de Besson palpitait encore dans mon esprit, quand à un mois de là, à Paris, me trouvant à une soirée chez monsieur de Chalusse, le frère de ma mère, il me sembla reconnaître madame de Claudieuse…

»C'était bien elle. Je la saluai. Et voyant, à la façon dont elle me rendait mon salut, qu'elle me reconnaissait, je m'approchai tout tremblant, et elle me permit de m'asseoir près d'elle. Elle m'apprit qu'elleétait à Paris pour un mois, comme tous les ans, chez son père, le marquis de Tassar de Bruc. Elleétait venue à cette soirée à son corps défendant et ne s'y amusait guère, détestant le monde. Elle ne dansait pas, je restai à causer avec jusqu'au moment où elle se retira…

»J'étais amoureux fou en la quittant, et cependant je ne cherchai pas à la revoir… C'était encore le hasard qui nous réunit. Un jour que j'avais affaire à Melun, arrivant à la gare comme le train allait partir, je n'eus que le temps de me jeter dans le wagon le plus rapproché de l'entrée. Dans ce wagonétait madame de Claudieuse! Elle me dit, et je ne retins que cela de tout ce qu'elle me dit, qu'elle se rendait à Fontainebleau chez une de ses amies avec laquelle, chaque semaine, elle passait le mardi et le samedi. Le plus ordinairement, elle prenait le train de neuf heures… C'était un mardi, et, pendant les trois jours qui suivirent, se livrèrent en moi les plusétranges combats. J'étais passionnémentépris de la comtesse, et cependant elle me faisait peur…

»Mais ma mauvaiseétoile l'emporta, et le samedi suivant, à neuf heures, j'arrivais à la gare de Lyon. Madame de Claudieuse, elle me l'a avoué depuis, m'attendait. M'apercevant, elle me fit un signe, et, lorsqu'on ouvrit les portes, j'allai me placer dans le même compartiment qu'elle…

Déjà, depuis un moment, maître Magloire s'agitait sur sa chaise avec tous les signes de la plus extrême impatience. N'y tenant plus, à la fin: – C'est trop invraisemblable! s'écria-t-il. Jacques de Boiscoran ne répondit pas tout d'abord. À remuer ainsi les cendres de son passé, il frissonnait, troublé d'émotions indicibles. Ilétait comme frappé de stupeur de sentir monter à ses lèvres le secret, si longtemps enseveli au plus profond de son cœur, de ses amourséteintes.

Il avait aimé, après tout, et il avaitété aimé. Et il est de ces sensations poignantes qui jamais plus ne se renouvellent et que rien ne saurait effacer. L'attendrissement le gagnait, des larmes mouillaient ses yeux… Pourtant, comme le célèbre avocat de Sauveterre répétait son exclamation et disait encore:

– Non, ce n'est pas croyable!

– Je ne vous demande pas de me croire, mon ami, dit Jacques doucement, je vous demande seulement de m'écouter. (Et réagissant de toute sonénergie contre la torpeur qui l'envahissait): Ce voyage à Fontainebleau, reprit-il, décida de notre destinée. Bien d'autres le suivirent. Madame de Claudieuse passait la journée chez son amie, et moi j'usais les longues heures à errer dans la forêt. Mais nous nous retrouvions le soir à la gare. Nous nous jetions dans un coupé que je faisais garder depuis Lyon, et nous rentrions ensemble à Paris, et je l'accompagnais en voiture jusqu'à la rue de la Ferme-des-Mathurins, où demeurait le marquis de Tassar de Bruc, son père… Puis enfin, un soir, elle sortit bien de chez son amie de Fontainebleau à l'heure ordinaire… mais elle ne rentra chez son père que le lendemain…

– Jacques! interrompit maître Magloire, révolté comme s'il eût entendu un blasphème, Jacques!

M. de Boiscoran ne broncha pas.

– Oh! je sais, dit-il, je sens ce que doit vous paraître ma conduite, Magloire. Vous pensez qu'il n'est point d'excuses pour l'homme qui trahit la confiance de la femme qui s'est abandonnée à lui! Attendez avant de me juger. (Et d'un accent plus ferme): Alors, poursuivit-il, je m'estimais le plus heureux des hommes, et mon cœur se gonflait de vanités malsaines en songeant qu'elleétait à moi, cette femme si belle, et dont la pure renommée planait bien au-dessus de toutes les calomnies.

»Je venais de nouer autour de mon cou une de ces cordes fatales que la mort seule peut trancher, et, insensé que j'étais, je me félicitais. Peut-être m'aimait-elle véritablement alors. Elle ne calculait pas, du moins, et, bouleversée par la seule, par l'unique passion de sa vie, elle me découvrait sonâme jusqu'en ses plus sombres profondeurs… Alors, elle ne songeait pas encore à se mettre en garde contre moi et à m'asservir à toutes ses volontés, et elle me disait le secret de son mariage, de ce mariage qui autrefois avait stupéfié le pays.

 

»Ayant donné sa démission, le marquis de Bruc, son père, n'avait pas tardé à se lasser de son oisiveté et à s'irriter de la médiocrité de sa fortune. Il s'était lancé dans des spéculations hasardeuses; il avait perdu tout ce qu'il possédait et compromis jusqu'à son honneur. Désespéré, dévoré de regrets et de craintes, il songeait au suicide, lorsque tomba chez lui à l'improviste un de ses anciens camarades de promotion, le comte de Claudieuse. En un moment d'expansion, monsieur de Tassar de Bruc avoua tout, et l'autre lui jura de l'arracher à cet abîme de honte. C'était beau et grand, cela. Il devait en coûter une somme considérable. Et ils sont rares, les amis d'enfance capables de si ruineux dévouements.

»Malheureusement, le comte de Claudieuse ne sut pas rester le héros qu'annonçait le début. Ayant vu mademoiselle Geneviève de Tassar de Bruc, il futébloui de sa beauté;épris d'une de ces passions que rien n'entrave, oubliant qu'elle n'avait que vingt ans et qu'il allait en avoir cinquante, il fit comprendre à son ami qu'ilétait toujours disposé à lui rendre le service promis, mais… qu'il voulait enéchange la main de mademoiselle Geneviève.

»Le soir même, le gentilhomme ruiné entrait dans la chambre de sa fille, et, les larmes aux yeux, lui exposait l'horrible situation. Elle n'hésita pas. "Avant tout, dit-elle à son père, sauvons l'honneur que votre mort ne rachèterait pas. Monsieur de Claudieuse est un fou cruel d'oublier qu'il a trente ans de plus que moi. De ce moment, je le méprise et je le hais. Dites-lui que je suis prête à devenir sa femme."

»Et comme son père, éperdu de douleur, s'écriait que jamais le comte n'accepterait un tel consentement: "Oh! soyez tranquille, lui répondit-elle – à ce qu'elle m'a dit, du moins —, je saurai m'exécuter de bonne grâce, et votre ami ne fera pas un marché de dupe. Mais je sais ma valeur, et si grand que soit le service qu'il vous rend, rappelez-vous que vous ne lui devez rien…"

»À moins de quinze jours de là, en effet, mademoiselle Geneviève avait laissé soupçonner au comte de Claudieuse qu'elle pouvait l'aimer, et, un mois plus tard, elle devenait sa femme. Le comte, de son côté, avait dépassé ses promesses et déployé la plus habile délicatesse pour que nul ne soupçonnât la ruine de monsieur de Tassar de Bruc. Il lui avait remis deux cent mille francs pour arranger ses affaires, il avait reconnu à sa jeune femme une dot de cinquante milleécus, qui n'avait pasété versée, et, enfin, il s'était engagé à servir à monsieur et madame de Bruc, leur vie durant, dix mille livres de rentes. Plus de la moitié de sa fortune y avait passé…

Maître Magloire, alors, ne songeait plus à protester. Roide sur sa chaise, les pupilles dilatées par la stupeur, tel qu'un homme qui se demande s'il veille ou s'il est le jouet d'un rêve.

– C'est inconcevable, murmurait-il, c'est inouï!…

Jacques, lui, s'animait peu à peu.

– Voilà, poursuivait-il, ce que madame de Claudieuse me racontait aux premières heures d'enivrement. Et c'est posément qu'elle me le racontait, froidement, et comme une chose toute naturelle. "Et certes, disait-elle, monsieur de Claudieuse n'a jamais eu à regretter le marché qui me livrait à lui. S'il aété généreux, j'aiété loyale. Mon père lui doit la vie, mais je lui ai donné des années d'un bonheur qui n'était plus fait pour lui. S'il n'a pas eu l'amour, il en a eu la comédie divine, et des apparences plus délicieuses que la réalité."

»Et, comme je ne savais pas dissimuler monétonnement: "Seulement, ajoutait-elle en riant, j'apportais au marché une restriction mentale. Je me réservais de prendre, quand elle passerait à ma portée, ma part de bonheur ici-bas. Cette part, c'est vous, Jacques. Et ne croyez pas qu'aucun remords me trouble. Tant que mon mari se croira heureux, je serai dans les termes du contrat…"

»Ainsi elle parlait, en ce temps, Magloire, et un homme plus expérimenté eûtété effrayé… Mais j'étais un enfant, mais je l'aimais de toute monâme et de toute ma chair, j'admirais son génie et je m'éprenais de ses sophismes…

»Une lettre du comte de Claudieuse nouséveilla de notre songe. Imprudente pour la première et la dernière fois de sa vie, la comtesseétait restée à Paris trois semaines de plus qu'il n'était convenu, et son mari inquiet parlait de venir la chercher. "Il faut rentrer au Valpinson, me dit-elle, car il n'est rien que je ne sacrifie à la renommée que j'ai su me faire. Ma vie, la vôtre, la vie de ma fille, je sacrifierais tout, sans hésiter, à ma réputation d'honnête femme." Nousétions alors – ah! les dates sont restées dans ma mémoire comme dans du bronze —, nousétions, dis-je, au 12 octobre. "Je ne saurais, me dit-elle, rester plus d'un mois sans vous voir. D'aujourd'hui en un mois, c'est- à-dire le 12 novembre, à trois heures précises, trouvez-vous dans le bois de Rochepommier, au carrefour des Hommes-Rouges… J'y serai…"

»Et elle partit, me laissant plongé dans une extase qui m'empêchait de souffrir de notre séparation. La pensée que j'étais aimé d'une telle femme m'emplissait d'un orgueil excessif, et qui m'évita, je puis l'avouer, bien desécarts. L'ambition me mordait au cœur, en songeant à elle. Je voulais travailler, me distinguer, conquérir une supériorité quelconque… Je veux qu'elle soit fière de moi, me disais-je, honteux de n'être rien à monâge que le fils d'un père riche.

Dix fois déjà, maître Magloire s'était soulevé sur sa chaise, et ses lèvres avaient remué comme s'il allait présenter une objection. Mais il s'était engagé, vis- à-vis de lui-même, à ne pas interrompre, et de son mieux il tenait parole.

– Cependant, continuait Jacques, l'époque fixée par madame de Claudieuse approchait. Je partis pour Boiscoran, et au jour dit, un peu après l'heure indiquée, j'arrivais au carrefour des Hommes-Rouges. Si j'étais ainsi en retard, ce dont j'étais désolé, c'est que je connaissais fort imparfaitement les bois de Rochepommier, et que l'endroit choisi par la comtesse, pour notre rendez-vous, est situé au plusépais des futaies.

»Le tempsétait d'une rigueur extraordinaire pour la saison. Ilétait tombé beaucoup de neige, la veille, les sentiersétaient tout blancs, et une biseâpre secouait les flocons dont les arbresétaient chargés. De loin, j'aperçus la comtesse de Claudieuse, marchant avec une sorte d'impatience fébrile dans unétroit espace où le terrainétait sec et abrité du vent par d'énormes blocs de rochers. Elle portait une robe de soie grenat, très longue, un manteau de drap garni de fourrure et une toque de velours pareilà sa robe.

»En trois bonds, je fus près d'elle. Mais elle ne sortit pas la main de son manchon, pour me la tendre, et sans me permettre de m'excuser de mon retard: "Quandêtes-vous arrivé à Boiscoran? me demanda-t-elle d'un ton sec. – Hier soir. – Quel enfant vous faites! s'écria-t-elle en frappant du pied. Hier soir!… Et sous quel prétexte? – Je n'ai pas besoin de prétexte pour venir visiter mon oncle. – Et il n'a pasété surpris de vous voir tomber chez lui, en cette saison, par un temps pareil? – Mais… si, un peu", répondis-je niaisement, incapable que j'étais de lui dissimuler la vérité. Son mécontentement redoublait. "Et ici, reprit-elle, commentêtes-vous ici? Vous connaissiez donc ce carrefour? – Non, je me le suis fait indiquer. – Par qui? – Par un des domestiques de mon oncle, et même ses renseignementsétaient si peu clairs que je me suis trompé de chemin…" Elle me regarda en souriant d'un sourire tellement ironique que je m'arrêtai. "Et tout cela vous paraît simple! interrompit-elle. Vous croyez qu'on va trouver tout naturelà Boiscoran de vous voir arriver comme une bombe, et tout de suite vous mettre en quête du carrefour des Hommes-Rouges? Qui sait si l'on ne vous a pas suivi! qui sait si derrière quelqu'un de ces arbres il n'y a pas deux yeux qui nousépient!" Et comme, en parlant, elle regardait autour d'elle avec la plus vive expression d'inquiétude, je ne pus me retenir de lui dire: "Que craignez-vous? Ne suis-je pas là!…"

»Il me semble voir encore le coup d'œil dont elle me toisa. "Je n'ai peur de rien, entendez-vous, me dit-elle, de rien au monde… que d'être, je ne dirai pas compromise, mais seulement soupçonnée. Il me plaît d'agir comme j'agis, il me convient d'avoir un amant. Mais je ne veux pas qu'on le sache. C'est si on savait ce que je fais que je ferais mal. Entre ma réputation et ma vie, ce n'est pas ma vie que je choisirais. À ce point que si je devaisêtre surprise avec vous, j'aimerais mieux que ce fût par mon mari que par unétranger. Je n'ai nulle affection pour monsieur de Claudieuse, et je ne lui pardonnerai jamais notre mariage, mais il a sauvé l'honneur de mon père, je dois garder le sien intact. Il est mon mari, d'ailleurs, le père de ma fille, je porte son nom, je prétends qu'il soit respecté. Je mourrais de douleur, de honte et de rage, s'il me fallait donner le bras à un homme qu'accueilleraient des sourires mal dissimulés. Les femmes sont lâchement stupides, qui ne comprennent pas que, sur elles, rejaillit en mépris le ridicule bêtement injuste dont elles n'ont pas su préserver l'homme qu'elles ont trahi. Non, je n'aime pas monsieur de Claudieuse, Jacques, et je vous adore… Mais entre vous et lui, rappelez-vous que je ne balancerais pas une seconde et que, pour luiépargner l'ombre d'un soupçon, dût mon cœur s'en briser, c'est le sourire aux lèvres que je sacrifierais votre vie et votre honneur…" Je voulais répliquer. "Assez, fit-elle. Chaque minute que nous passons ici est une imprudence de plus. De quel prétexte allez-vous colorer votre voyage à Boiscoran? – Je ne sais, répondis-je. – Il faut emprunter de l'argent à votre oncle, une certaine somme, pour payer des dettes. Il se fâchera peut-être, mais s'expliquera votre soudaine passion de voyage au mois de novembre. Allons, adieu…" Étourdi, confondu: "Quoi! m'écriai-je, sans nous revoir, ne fût-ce que de loin… – À ce voyage, répondit-elle, ce serait une insigne folie. Attendez, cependant… Restez à Boiscoran jusqu'à dimanche. Votre oncle ne manque jamais la grand-messe; accompagnez-le. Mais prenez garde, soyez maître de vous, surveillez vos yeux. Une imprudence, une faiblesse, et je vous mépriserais… Maintenant, il faut nous quitter. Vous trouverez à Paris une lettre de moi…"

Jacques s'arrêta sur ces mots, cherchant sur le visage de maître Magloire un reflet de ses impressions et de ses pensées. Mais le célèbre avocat demeurant impassible, il soupira et reprit:

– Si je suis entré dans de tels détails, Magloire, c'est qu'il faut que vous sachiez quelle femme est madame de Claudieuse, pour comprendre sa conduite. Elle ne me prenait pas en traître, vous le voyez; elle m'éclairait de ses mains l'abîme où je devais rouler… Hélas! loin de m'effrayer, les côtés sombres de ce caractèreétrange exaltaient ma passion. J'admirais ses airs impérieux, sa bravoure et sa prudence, son absence de toute morale qui contrastait siétrangement avec sa terreur de l'opinion. Celle-là, me disais-je avec une fierté imbécile, celle-là est une femme forte.

»Elle dutêtre contente de moi, à la grand-messe de Bréchy, car je sus même me défendre d'un tressaillement en la voyant et en la saluant, et en passant près d'elle, si près que ma main frôla sa robe. Je lui obéis d'ailleurs scrupuleusement. Je demandai six mille francs à mon oncle, qui me les donna en souriant, car c'était le plus généreux des hommes, mais qui me dit en même temps: "Je me doutais bien que ce n'étais pas uniquement pour courir les bois de Rochepommier que tuétais venu à Boiscoran."

»Cette futile circonstance devait encore contribuer à redoubler mon admiration pour madame de Claudieuse. Comme elle avait su prévoir l'étonnement de mon oncle, alors que moi, je n'y avais pas songé! Elle a le génie de la prudence, pensais-je.

»Oui, en effet, elle l'avait, et celui du calcul aussi, et je ne tardai pas à en avoir une preuve. En arrivant à Paris, j'avais trouvé une lettre d'elle, qui n'était qu'une longue paraphrase de ses recommandations au carrefour des Hommes-Rouges. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, qu'elle me recommandait de garder pour l'amour d'elle, et qui toutes avaient à l'un des angles un numéro d'ordre.

»La première fois que je la revis: "Pourquoi ces numéros? lui demandai-je. – Mon cher monsieur Jacques, me répondit-elle, une femme doit toujours savoir combien elle aécrit de lettres à son amant… Jusqu'à ce moment, vous avez dû en recevoir neuf…"

 

»Cela se passait au mois de mai 1867, à Rochefort, où elleétait allée pour assister à la mise à l'eau d'une frégate, où je m'étais rendu sur son ordre, et où nous avions pu dérober quelques heures. Comme un niais je me mis à rire de cette idée de comptabilité épistolaire, et je n'y pensai plus. J'avais alors bien d'autres préoccupations. Elle m'avait fait remarquer que le temps passait, malgré les tristesses de notre séparation, et que le mois de septembre, son mois de liberté, serait bientôt arrivé. En serions-nous réduits, comme l'année précédente, à ces voyages de Fontainebleau, si périlleux malgré nos précautions?… Pourquoi ne pas se procurer une maison isolée dans un quartier désert?… Chacun de ses désirsétait un ordre. La générosité de mon oncleétait inépuisable. J'achetai une maison…

Enfin, à travers les explications de Jacques de Boiscoran, une circonstance apparaissait, qui allait peut-être devenir un commencement de preuve. Aussi, maître Magloire tressaillit-il, et vivement:

– Ah! vous avez acheté une maison? interrompit-il.

– Oui, une jolie maison, avec un grand jardin, rue des Vignes, à…

– Et elle vous appartient encore?

– Oui.

– Vous en avez les titres, par conséquent.

Jacques eut un geste désolé.

– Ici encore, dit-il, la fatalité est contre moi. Il y a toute une histoire au sujet de cette maison.

Plus promptement qu'elle s'étaitéclaircie, la physionomie de l'avocat de Sauveterre se rembrunit.

– Ah! il y a une histoire, fit-il, ah! ah!…

– J'étais à peine majeur, reprit Jacques, lorsque je voulus acheter cette maison. Je craignis des difficultés, j'eus peur que mon père n'en apprît quelque chose; enfin, je tins à me hausser jusqu'à la prudence savante de madame de Claudieuse. Je priai donc un de mes amis, un gentleman anglais, sir Francis Burnett, de faire cette acquisition à son nom. Il y consentit volontiers. Et l'acte, une fois passé et enregistré, il me le remit en même temps qu'une contre-lettre qui constatait mes droits…

– Eh bien! mais alors…

– Oh! attendez. Je n'emportai pas ces titres dans le logement que j'occupais chez mon père. Je les déposai dans le tiroir d'un meuble de ma maison de Passy. Quand la guerreéclata, je ne songeai pas à les reprendre. J'avais quitté Paris avant l'investissement, vous le savez, puisque je commandais une compagnie de mobiles du département. Pendant les deux sièges, ma maison fut successivement occupée par des gardes nationaux, par des soldats de la Commune et par les troupes régulières. Lorsque je rentrai, je retrouvai bien les quatre murs troués par les obus, mais tous les meubles avaient disparu et mes titres avec eux…

– Et sir Francis Burnett?…

– Il a quitté la France au moment de l'invasion, et j'ignore ce qu'il est devenu. Deux de ses amis d'Angleterre auxquels j'aiécrit m'ont répondu, l'un qu'il devaitêtre en Australie, l'autre qu'il le croyait mort.

– Et vous n'avez fait aucune démarche pour vous assurer la propriété d'un immeuble qui vous appartient légitimement?

– Aucune, jusqu'à présent.

– C'est- à-dire, que, selon vous, il y aurait à Paris une maison sans propriétaire, oubliée de tout le monde, même du percepteur…

– Pardon! Les contributions ont toujoursété fort justement acquittées, et pour tout le quartier, le propriétaire, c'est moi. C'est sur la personnalité qu'il y a erreur. Je me suis emparé sans façon de celle de mon ami. Pour les voisins, pour les fournisseurs des environs, pour les ouvriers et les entrepreneurs que j'ai employés, pour le tapissier et pour le jardinier, je suis sir Francis Burnett. Allez demander Jacques de Boiscoran, rue des Vignes, on vous répondra: «Connais pas.»Demandez sir Burnett, on vous dira: «Ah! très bien!»et on vous tracera mon portrait.

C'est d'un air peu convaincu que maître Magloire branlait la tête.

– Alors, fit-il, vous dites que madame de Claudieuse est allée dans cette maison de Passy.

– Plus de cinquante fois en trois ans.

– Celaétant, on l'y connaît.

– Non.

– Cependant…

– Paris n'est pas Sauveterre, Magloire, et on n'y est pas exclusivement préoccupé de ce que fait, dit ou pense le voisin. La rue des Vignes est fort déserte, et la comtesse prenait, pour venir et pour partir, les plus habiles précautions…

– Soit, j'admets cela pour l'extérieur. Mais à l'intérieur? Vous aviez bien quelqu'un pour garder et entretenir cette maison que vous n'habitiez pas, et pour vous servir quand vous y veniez.

– J'avais une servante anglaise…

– Eh bien! cette fille doit connaître madame de Claudieuse.

– Jamais elle ne l'a seulement entrevue.

– Oh!…

– Lorsque la comtesse devait venir, ou quand elle sortait, ou quand nous voulions nous promener dans le jardin, j'envoyais cette fille aux courses. Je l'ai envoyée jusqu'à Orléans, pour nous débarrasser d'elle vingt-quatre heures. Le reste du temps, nous nous tenions à l'étage supérieur, et nous nous servions nous-mêmes…

Visiblement, maître Magloireétait au supplice.

– Vous devez vous abuser, reprit-il. Les domestiques sont curieux, et se cacher d'eux, c'est irriter leur curiosité jusqu'à la folie. Cette fille doit vous avoirépié. Cette fille doit avoir trouvé le moyen de voir la femme que vous receviez. On peut l'interroger. Est-elle toujours à votre service?

– Non. Elle m'a quitté lors de la guerre.

– Pour aller?…

– En Angleterre, je suppose.

– De sorte qu'il faut renoncer à la retrouver.

– Je le crois.

– Renonçons-y donc. Mais votre valet de chambre?… Le vieil Antoine avait toute votre confiance; ne lui avez-vous jamais rien dit?

– Jamais. Une seule fois je l'ai fait venir rue des Vignes, et encoreétait-ce parce qu'en glissant dans l'escalier, je m'étais foulé le pied.

– De sorte qu'il vous est impossible de prouver que madame de Claudieuse est allée à la maison de Passy. Vous n'avez ni une preuve, ni un témoin de sa présence.

– J'ai eu des preuves autrefois. Elle avait apporté divers menus objets à son usage, ils ont disparu pendant la guerre…

– Ah! oui, fit maître Magloire, toujours la guerre… elle répond à tout.

Jamais aucun des interrogatoires de M. Galpin-Daveline n'avaitété aussi pénible à Jacques de Boiscoran que cette série de questions rapides trahissant une désolante incrédulité.

– Ne vous ai-je pas dit, Magloire, reprit-il, que madame de Claudieuse avait le génie de la circonspection? Il est aisé de se cacher quand on peut jeter l'argent sans compter. Est-il possible que vous me fassiez un crime de n'avoir pas de preuves à fournir! Le devoir d'un homme d'honneur n'est-il pas de tout faire au monde pour préserver de l'ombre d'un soupçon la réputation de la femme qui s'est fiée à lui! J'ai fait mon devoir, et quoi qu'il advienne, je ne m'en repens pas. Pouvais-je prévoir desévénements inouïs? Pouvais-je prévoir qu'un jour fatal viendrait, où ce serait moi, Jacques de Boiscoran, qui dénoncerais la comtesse de Claudieuse et qui en serais réduit à chercher contre elle des preuves et des témoins!

Le célèbre avocat de Sauveterre détournait la tête. Et, au lieu de répondre:

– Continuez, Jacques, dit-il d'une voix altérée, continuez…

Surmontant le découragement qui le gagnait:

– C'est le 2 septembre 1867, reprit Jacques de Boiscoran, que, pour la première fois, madame de Claudieuse entra dans cette maison de Passy achetée et décorée pour elle, et, pendant cinq semaines qu'elle resta à Paris cette année-là, elle vint presque tous les jours y passer quelques heures.

»Elle jouissait chez ses parents d'une indépendance absolue, presque sans contrôle. Elle confiait à sa mère, la marquise de Tassar de Bruc, sa fille – car elle n'avait qu'une fille, à cetteépoque —, et elleétait libre de sortir et d'aller où bon lui semblait. Lorsqu'elle voulait une liberté plus grande, elle allait visiter son amie de Fontainebleau, et, à chaque fois, elle gagnait vingt-quatre ou quarante-huit heures sur le voyage. De mon côté, pour ne pasêtre gêné par les obligations de la famille, j'étais ostensiblement parti pour l'Irlande, et j'étais venu me fixer à demeure rue des Vignes.