Za darmo

La corde au cou

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– Vousêtes le meilleur des hommes! s'écria M. de Boiscoran, bienéloigné de soupçonner le prix de la sensibilité de Blangin, et le jour où je serai libre, je vous prouverai, mon brave, que vous n'avez pas obligé des ingrats!

– Bien à votre service, monsieur, fit modestement le geôlier.

Mais peu à peu, Mlle Denise reprenait possession d'elle-même.

– Laissez-nous, mon ami, dit-elle doucement à Blangin.

Et dès qu'il se fut retiré, sans laisser à M. de Boiscoran le temps de prononcer une parole:

– Jacques, murmura-t-elle, mon grand-père m'a dit qu'en venant à vous, seule, en secret, la nuit, je m'exposais à diminuer votre affection pour moi et à amoindrir votre estime…

– Ah!… vous ne l'avez pas cru!…

– Mon grand-père a plus d'expérience que moi, Jacques… Pourtant je n'ai pas hésité, me voici, et j'aurais bravé bien d'autres périls, parce qu'il s'agit de votre honneur qui est le mien, de votre vie qui est la mienne, de notre avenir, de notre bonheur, de toutes nos espérances ici-bas!

Une joie délirante avait comme transfiguré le visage du prisonnier.

– Grand Dieu! s'écria-t-il, un tel moment rachèterait des années de tortures!

Mais Mlle Denise s'était juré, en venant, que rien ne la détournerait de sonœuvre.

– J'en atteste la mémoire de ma mère, Jacques, continua-t-elle, jamais une seconde je n'ai douté de votre innocence.

Le malheureux eut un geste désolé.

– Vous! dit-il, mais les autres, mais monsieur de Chandoré…

– Serais-je donc ici, s'il vous croyait coupable!… Mes tantes et votre mère sont aussi sûres de vous que je le suis moi-même.

– Et mon père? Vous ne m'en parlez pas dans votre lettre…

– Votre père est resté à Paris, pour le cas où il y aurait quelque démarche à faire.

Jacques de Boiscoran secouait la tête.

– Je suis en prison à Sauveterre, murmura-t-il, accusé d'un crime atroce, et mon père reste à Paris… Est-ce donc vrai qu'il ne m'a jamais aimé! J'ai toujoursété un bon fils, cependant, et jamais, jusqu'à cette catastrophe effroyable, il n'a eu à se plaindre de moi. Non, mon père ne m'aime pas…

Mlle Denise ne pouvait le laisser s'égarer ainsi.

– Écoutez-moi, Jacques, interrompit-elle, écoutez pourquoi je risque cette démarche si grave et qui me coûte tant! C'est au nom de tous nos amis que je viens, au nom de maître Folgat, cet avocat de Paris que votre mère a amené, et que vous ne connaissez pas, et aussi au nom de maître Magloire, en qui vous avez tant de confiance. Tous sont d'accord. Vous avez adopté un système affreux. Vous obstiner à vous taire, c'est courir volontairement aux abîmes. Entendez bien ce que je vous dis: si vous attendez, pour vous disculper, que l'instruction soit close, vousêtes perdu. Le jour où la chambre des mises en accusation sera saisie du procès, c'est en vain que vous parlerez. Il sera trop tard. Et vous irez, vous, innocent, grossir la liste déplorable des erreurs judiciaires…

C'est en silence, et le front penché vers la terre, comme pour en dérober la pâleur, que Jacques de Boiscoran avaitécouté Mlle de Chandoré.

Et dès qu'elle s'arrêta, palpitante:

– Hélas! murmura-t-il, tout ce que vous venez de me dire, je me l'étais déjà dit.

– Et vous vousêtes tu!

– Je me suis tu.

– Ah! c'est que vous ne soupçonnez pas le danger que vous courez, Jacques, c'est que vous ne savez pas…

Il l'interrompit d'un geste. Et d'une voix sourde:

– Je sais, prononça-t-il, que c'est l'échafaud que je risque… ou le bagne.

Mlle Deniseétait pétrifiée d'horreur. Pauvre jeune fille! Elle s'était imaginée qu'elle n'aurait qu'à paraître pour triompher de l'obstination de M. de Boiscoran, et que dès qu'elle l'aurait entendu elle serait rassurée. Et au lieu de cela!

– Malheureux! s'écria-t-elle, cesépouvantables idées vous sont venues, et vous persisteriez à garder le silence!

– Il le faut.

– C'est impossible… Vous n'avez pas réfléchi!

– Pas réfléchi!… répéta-t-il. (Et plus bas): Que croyez-vous donc que j'aie fait, depuis cent trente mortelles heures que je suis seul dans cette prison, seul en face d'une accusation terrible et des plus effroyableséventualités…

– Voilà le malheur, Jacques, vous avezété dupe de votre imagination! Qui ne l'eûtété, à votre place! Maître Folgat me le disait hier encore: il n'est pas d'homme qui, après quatre jours de secret, ait tout son sang-froid. La douleur et la solitude sont de mauvaises conseillères. Jacques, revenez à vous, écoutez vos amis les plus chers dont ma voix vous transmet les conseils… Jacques, votre Denise vous en conjure, parlez…

– Je ne puis.

– Pourquoi?

Elle attendit quelques secondes, et comme il ne répondait pas:

– Le premier des devoirs, insista-t-elle, non sans une nuance d'amertume, n'est-il donc pas, quand on est innocent, de faireéclater son innocence?

D'un mouvement désespéré, le prisonnierétreignait son front de ses mains crispées. Se penchant vers Mlle Denise, si près qu'elle sentit son souffle dans ses cheveux:

– Et quand on ne peut pas, dit-il, quand on ne peut pas faireéclater son innocence!

Elle recula, pâle comme pour mourir, chancelant à ce point d'être réduite à s'appuyer au mur, et fixant sur Jacques de Boiscoran des regards où montaient toutes lesépouvantes de sonâme.

– Que dites-vous, mon Dieu! balbutia-t-elle.

Il riait, le malheureux, de ce rire sinistre qui est la dernière expression du désespoir.

– Je dis, répondit-il, qu'il est de ces circonstances fatales qui confondent la raison, de ces coïncidences inouïes qui feraient douter de soi. Je dis que tout m'accuse, que tout m'accable, que tout témoigne contre moi. Je dis que si j'étais à la place de Galpin-Daveline, et qu'il fût à la mienne, j'agirais certainement comme lui!

– C'est de la démence! s'écria Mlle de Chandoré.

Mais Jacques de Boiscoran ne l'entendit pas. Toutes les amertumes des jours passés lui remontaient à la gorge; il s'animait, ses joues s'empourpraient.

Et toujours plus vite, en phrases haletantes:

– Faireéclater son innocence! poursuivait-il. Ah! c'est aisé à conseiller… Mais comment?… Non, je ne suis pas coupable, mais un crime aété commis, et pour ce crime il faut un coupable à la justice! Si ce n'est pas moi qui ai tiré sur monsieur de Claudieuse et mis le feu au Valpinson, qui donc est-ce?… Oùétiez-vous, me dit-on, au moment de l'attentat? Où j'étais?… Est-ce que je puis le dire! Me disculper, c'est accuser! Et si je me trompais!… Et si, ne me trompant pas, j'étais incapable de démontrer la réalité de mes accusations!… Est-ce que le meurtrier, est-ce que l'incendiaire n'a pas pris toutes ses mesures pouréchapper au châtiment et le faire retomber sur ma tête! J'étais averti! Il est des haines qui méditent de ces vengeances exécrables!… Ah! si on savait, si on pouvait prévoir!… Comment lutter!… Et moi, qui le premier jour me disais: une telle imputation ne saurait m'atteindre, c'est un nuage que d'un souffle je dissiperai! Misérable fou! Le nuage est devenu avalanche et je puisêtreécrasé!… Je ne suis ni un enfant, ni un lâche, et j'ai toujours marché droit aux fantômes… J'ai mesuré le péril, il est immense!

Mlle Denise frissonnait.

– Qu'allons-nous devenir! s'écria-t-elle.

Cette fois, M. de Boiscoran l'entendit, et il eut honte de sa faiblesse. Mais avant qu'il réussît à maîtriser son trouble:

– Qu'importent, reprit la jeune fille, ces considérations vaines! Au-dessus des calculs les plus habiles et des systèmes les mieux combinés, il y a la vérité, invincible, immuable! Il faut dire la vérité, Jacques, sans arrière-pensée, sans restrictions, sans détours…

– Ce n'est plus possible! murmura l'infortuné.

– Elle est donc bien affreuse?

– Elle est invraisemblable.

Ce n'est pas sans effroi que Mlle Denise le considérait. Elle ne retrouvait en lui ni l'expression de son visage, ni son regard, ni le timbre de sa voix. Elle s'approcha, et lui prenant la main entre ses petites mains blanches:

– Mais à moi, fit-elle, à moi, votre amie, vous pouvez la dire, cette vérité!

Il tressaillit, et reculant:

– À vous moins qu'à tout autre! s'écria-t-il. (Et comprenant ce que cette réponse avait d'affligeant): Trop pur est votre esprit, ajouta-t-il, pour de si honteuses intrigues. Je ne veux pas que sur votre robe de noces rejaillisse une tache de cette boue où l'on m'a précipité!

Fut-elle dupe? Non, mais elle eut ce courage de sembler l'être.

– Soit, poursuivit-elle, mais cette vérité, il vous faudra la dire tôt ou tard…

– Oui, à maître Magloire.

– Eh bien! Jacques, ce que vous lui diriez, écrivez-le-lui, voici des plumes et de l'encre, je porterai fidèlement votre lettre.

– Il est des choses qu'on n'écrit pas, Denise!

Elle se sentait vaincue, elle comprenait que rien ne ferait plier cette volonté glacée; et cependant:

– Mais si je vous suppliais, Jacques, reprit-elle, au nom de notre passé et de notre avenir, au nom de cet amour unique etéternel que vous me juriez…

– Voulez-vous donc, interrompit-il, rendre mille fois plus atroces encore mes heures de prison! Voulez-vous m'enlever ce qu'il me reste encore de forces et de courage! N'avez-vous plus en moi aucune confiance! Ne sauriez-vous me faire crédit de quelques jours encore…

Il s'arrêta. On frappait à la porte; et presque aussitôt:

– Le temps passe! cria Blangin par le guichet, je voudraisêtre en bas quand on relèvera les factionnaires! Je joue gros jeu… je suis un père de famille…

– Éloignez-vous, Denise, dit Jacques vivement, éloignez-vous… La pensée qu'on vous surprendrait ici m'est odieuse.

Combien elle courait peu de risques d'être surprise, Mlle de Chandoré avait payé pour le savoir. Pourtant elle ne résista pas.

Elle tendit son front à Jacques qui l'effleura de ses lèvres et, plus morte que vive et se tenant aux murs, elle regagna la chambrette du geôlier. On lui avait préparé un lit, elle s'y jeta toute habillée et elle y resta, aussi immobile que si elle eûtété morte, plongée dans un anéantissement qui lui enlevait jusqu'à la faculté de souffrir.

 

Il faisait grand jour, ilétait huit heures, quand elle se sentit tirée par le bras.

– Chère demoiselle, lui disait la geôlière, le moment serait bien propice pour vous esquiver. On s'étonnera peut-être de vous voir seule dans les rues, mais on se dira que vous revenez de la messe de sept heures.

Sans mot dire, Mlle Denise sauta à terre, et en un tour de main elle eut réparé le désordre de sa toilette. Puis, comme Blangin, inquiet, venait voir si elle se décidait à partir:

– Tenez, lui dit-elle en lui donnant un des rouleaux de mille francs restés dans son sac, ceci est pour que vous vous souveniez de moi si j'avais encore besoin de vous.

Et, rabattant sa voilette sur son visage, elle sortit.

11. Le baron de Chandoré avait eu, en sa vie, une nuit terrible…

Le baron de Chandoré avait eu, en sa vie, une nuit terrible, dont il avait compté les secondes au pouls de son fils agonisant. La veille au soir, les médecins lui avaient dit: «S'il passe cette nuit, il peutêtre sauvé.»Au jour, il avait rendu le dernier soupir.

Eh bien! c'est à peine si, pour le vieux gentilhomme, cette nuit fatale avait eu plus d'angoisses que celle-ci, passée tout entière hors de la maison par Mlle Denise. Il savait bien que Blangin et sa femmeétaient de braves gens, malgré leur avarice et leurâpreté au gain; il savait bien que Jacques de Boiscoranétait un homme d'honneur. N'importe!… Toute la nuit, son vieux valet de chambre l'entendit se promener de long en large dans sa chambre, et dès sept heures du matin, ilétait sur le seuil de la porte, interrogeant d'unœil inquiet le lointain de la rue.

Vers sept heures et demie, maître Folgat vint le rejoindre, mais c'est à peine s'il lui souhaita le bonjour, et certainement il n'entendit rien de tout ce que lui dit l'avocat pour le rassurer.

Jusqu'à ce qu'enfin:

– La voilà! s'écria le vieillard.

Il ne se trompait pas. Mlle Denise venait de tourner le coin de la rue de la Rampe. Elle remontait avec une hâte fiévreuse, comme si elle eût senti que ses forcesétaient à bout et qu'il lui en resterait bien juste assez pour arriver.

C'est avec une sorte de joie farouche que grand-père Chandoré se jeta au-devant d'elle et qu'il la serra entre ses bras en répétant:

– Ô Denise,ô ma fille bien-aimée, comme j'ai souffert, comme tu as tardé!… Mais tout est oublié, viens, viens vite!

Et il l'entraîna, il la porta plutôt, dans le salon, et il l'assit mollement sur une causeuse. Il s'agenouilla ensuite près d'elle, riant de bonheur. Mais dès qu'il lui eut pris les mains:

– Tes mains sont brûlantes! s'écria-t-il. Tu as la fièvre…

Il la regarda. Elle venait de relever son voile.

– Tu es pâle comme la mort, continua-t-il, tu as les yeux rouges et gonflés…

– J'ai pleuré, bon papa, répondit-elle doucement.

– Pleuré!… Pourquoi?

– Hélas! je n'ai pas réussi!

Comme s'il eûtété mû par un ressort, M. de Chandoré se dressa.

– Par le saint nom de Dieu! s'écria-t-il, on n'a jamais rien ouï de pareil depuis que le monde est monde!… Quoi! tu es allée, toi, Denise de Chandoré, le trouver dans sa prison, tu l'as supplié…

– Et il est resté inflexible, oui, bon papa. Il ne parlera pas avant la fin de l'instruction.

– C'est que nous nousétions trompés, ce garçon n'a ni cœur niâme…

Péniblement, Mlle Denise s'était soulevée.

– Ah! ne l'accuse pas, bon papa, interrompit-elle, ne l'accuse pas. Il est si malheureux!

– Enfin, que dit-il, pour ses raisons?

– Il dit que la vérité est tellement invraisemblable que certainement on refusera de le croire, et qu'il se perdrait s'il parlait tant qu'il est au secret et privé de l'assistance d'un défenseur. Il dit que son horrible situation est le résultat d'une exécrable vengeance. Il dit qu'il croit connaître le coupable, et que, puisqu'il y est réduit, pour se défendre il accusera…

Témoin silencieux jusqu'à ce moment, maître Folgat s'approcha.

– Êtes-vous bien sûre, mademoiselle, interrogea-t-il, que monsieur de Boiscoran se soit exprimé ainsi?

– Oh! très sûre, monsieur, et je vivrais des milliers d'années que je n'oublierais ni l'expression de son regard, ni le timbre de sa voix…

M. de Chandoré ne permit pas qu'on l'interrompît davantage.

– Mais à toi, reprit-il, à toi, chère fille, Jacques a dû dire quelque chose de plus précis.

– Rien.

– Tu ne lui as donc pas demandé ce qu'est cette vérité si invraisemblable?

– Oh, si!…

– Eh bien?

– Il s'estécrié que c'était à moi surtout qu'il ne pouvait pas la dire, que j'étais la dernière personne du monde à qui il la dirait…

– Cet homme mériterait d'être brûlé à petit feu! gronda M. de Chandoré. (Puis, à haute voix): Et tout cela, chère fille, interrogea-t-il, ne te paraît pas bien extraordinaire, bienétrange?

– Tout cela me semble affreux…

– J'entends… Mais que penses-tu de la conduite de Jacques?

– Je pense, bon papa, que s'il agit ainsi, c'est qu'il ne peut agir autrement. Jacques est un homme trop supérieur par l'intelligence et par le courage pour s'abuser grossièrement. Étant seulà savoir, il est seul bon juge de la situation. Plus que personne je dois respecter ses raisons…

Mais le vieux gentilhomme ne se croyait pas obligé de les respecter, lui, et cette réponse résignée de sa petite-fille achevant de l'exaspérer, il allait lui dire toute sa pensée, lorsqu'elle se leva, non sans effort.

– Je suis brisée, bon papa, fit-elle d'une voix expirante, permets-moi, je te prie, de regagner ma chambre…

Elle quitta le salon, en effet; M. de Chandoré la suivit jusqu'à la porte, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût vue monter l'escalier au bras de sa femme de chambre.

Revenant alors à maître Folgat:

– On me la tuera, monsieur! s'écria-t-il, avec une explosion de colère et de désespoir effrayants chez un homme de cetâge. J'ai vu dans ses yeux, à travers ses larmes, le regard qu'avait sa mère, quand après la mort de son mari, de mon fils, elle me disait: «Je n'y survivrai pas.»Elle n'y a pas survécu, en effet… Et alors, moi, vieillard, je suis resté seul avec cette enfant qui peut-être avait en elle le germe du mal affreux qui a emporté sa mère. Seul!… et voilà vingt ans que je retiens mon haleine pourécouter si elle respire toujours du même souffleégal et pur…

– Vous vous alarmez à tort, monsieur…, commença maître Folgat.

Grand-père Chandoré secoua la tête.

– Non, dit-il, mon enfant est peut-être frappée au cœur. Ne venez-vous donc pas de la voir, plus blanche que la cire, et d'entendre sa voix, sans vie et sans chaleur!… Mon Dieu! de quelle faute me punissez-vous en mes enfants! Par pitié, rappelez-moi à vous avant celle qui est la joie de ma vie! Et ne rien pouvoir pour conjurer le malheur! Vieillard inepte et stupide! Ah! ce Jacques de Boiscoran!… S'ilétait coupable cependant!… Si cet homme que Denise aimeétait un assassin! Ah! le misérable! j'achèterais la place du bourreau pour qu'il périsse de mes mains!…

Profondémentému, maître Folgat arrêta du geste M. de Chandoré.

– N'accablez pas monsieur de Boiscoran, alors que tout l'accable, monsieur, prononça-t-il. De nous tous, c'est encore lui le plus cruellementéprouvé, car il est innocent.

– Le croyez-vous toujours?

– Plus que jamais. Si peu qu'il ait parlé, il en a dit assez à mademoiselle Denise pour me démontrer la justesse de mes conjectures et me prouver que j'avais touché du doigt le point précis…

– Quand?

– Le jour où nous sommes allés ensemble à Boiscoran, monsieur le baron…

M. de Chandoré parut chercher.

– Je ne me rappelle pas…, commença-t-il.

– Et cependant, insista l'avocat, vousêtes sorti pour permettre au vieil Antoine, que j'interrogeais, de me répondre plus librement…

– C'est juste! interrompit M. de Chandoré, c'est très juste! Et alors vous supposez…

– Je crois que mon point de départétait exact, oui, monsieur. Quant à chercher comment, c'est ce que je ne ferai pas. Monsieur de Boiscoran nous dit que la vérité est invraisemblable, j'en serai donc pour mes conjectures. Seulement, puisque nous voici les mains liées et réduits à attendre la fin de l'instruction, j'en profiterai pour questionner des gens du pays, qui me répondront peut-être mieux qu'Antoine. Vous avez parmi vos amis des personnes qui doiventêtre bien informées, monsieur Séneschal, le docteur Seignebos…

Pour ce dernier, maître Folgat ne devait pas avoir longtemps à attendre, car au moment où son nométait prononcé, il le criait au domestique, dans le corridor:

– C'est moi, Seignebos, le docteur Seignebos!

Et presque aussitôt, il entra comme une trombe dans le salon.

Il y avait alors quatre jours que le docteur Seignebos n'avait paru rue de la Rampe. Car il n'était pas venu reprendre lui-même le rapport et les grains de plomb qu'il avait confiés à maître Folgat; il les avait envoyé chercher par son domestique, s'excusant sur l'importance et la multiplicité de ses occupations.

Il est de fait que ces quatre jours, il les avait autant dire passés à l'hôpital, en compagnie d'un sien confrère, médecin au chef-lieu, mandé par le parquet pour procéder, «conjointement avec le docteur Seignebos», à l'examen de l'état mental de Cocoleu.

– Et c'est cette expertise qui m'amène! s'écria-t-il, dès en entrant, c'est cette expertise qui, si nous n'y mettons bon ordre, est en train d'enlever à monsieur de Boiscoran sa plus belle et sa plus sûre chance de salut.

Après ce que venait de leur rapporter Mlle Denise, ni M. de Chandoré ni maître Folgat n'attachaient une grande importance à l'état de Cocoleu.

Ce mot de salut leur fit pourtant dresser l'oreille. Il n'y a pas de circonstance indifférente, dans un procès criminel.

– Il y a donc du nouveau, docteur? demanda l'avocat.

Le médecin commença par fermer soigneusement les portes, et posant sur la table sa canne et son chapeau à larges bords:

– Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-il. On continue, comme par le passé, à vouloir perdre monsieur de Boiscoran, et, pour y parvenir, on ne recule devant aucune manœuvre.

– On… qui, on? demanda M. de Chandoré.

Dédaigneusement, le docteur haussa lesépaules.

– Enêtes-vous vraiment encore à vous le demander, monsieur? répondit-il. Les faits, cependant, parlent assez haut. Du reste, écoutez. Dans notre département, comme dans plusieurs autres, on trouve, j'ai la douleur de l'avouer, un certain nombre de médecins qui ne sont pas à la hauteur de leur grande mission et qui, même, pour parler net, sont desânes bâtés!

Si grave que fût la situation, maître Folgat avait quelque peine à réprimer un sourire, tant le docteur avait de singulières façons.

– Mais il est un de cesânes, poursuivait-il, qui, pour l'épaisseur du sabot et la longueur des oreilles, dépasse de beaucoup tous les autres. Eh bien! c'est celui-là que le parquet a trié sur le volet et m'a adjoint.

Sur ce chapitre, ilétait prudent de brider la verve du docteur Seignebos.

– Bref?… interrogea M. de Chandoré.

– Bref, monsieur, mon docte confrère est absolument persuadé que sa mission de médecin légiste consiste uniquement à opiner du bonnet et à dire amen à toutes les antiennes de la prévention. «Cocoleu est idiot!»déclare péremptoirement monsieur Galpin-Daveline. «Il l'est ou doit l'être», répond mon docte confrère. «S'il a parlé lors du crime, c'est par suite d'une inspiration d'en haut», reprend le juge d'instruction. «Évidemment, conclut le confrère, il y a eu inspiration d'en haut.»Car enfin, voilà la conclusion du rapport de ce savant docteur: Cocoleu est un idiot qui aété providentiellement illuminé par unéclair de raison. Il ne l'a pasécrit en propres termes, mais c'est tout comme.

Il avait retiré ses lunettes d'or, et il les essuyait avec une sorte de rage.

– Mais votre opinion à vous, docteur? demanda maître Folgat.

D'un geste solennel, M. Seignebos rajusta ses lunettes, et froidement:

– Mon avis, répondit-il, et je l'ai longuement développé dans mon rapport, mon avis est que Cocoleu n'est pas idiot.

M. de Chandoré tressauta, tant la proposition lui parut monstrueuse. Il connaissait Cocoleu, lui. Il l'avait vu traîner par les rues de Sauveterre, pendant les dix-huit mois que ce misérableétait resté en traitement chez le docteur.

– Quoi! Cocoleu ne serait pas idiot? répétait-il.

 

– Non, déclara péremptoirement M. Seignebos, et, pour en acquérir la certitude, il n'y a qu'à l'examiner. A-t-il la face large et plate, la bouche démesurée, la peau jaune et tannée, les lèvresépaisses, les dents cariées et les yeux louches? Sa tête déformée se balance-t-elle d'uneépaule à l'autre, trop lourde pour le cou? Sa taille est-elle difforme, sa colonne vertébrale déviée? Lui trouvez-vous un ventre volumineux et lâche, les mains lourdes etépaisses pendant sur les hanches, les jambes gauches, les articulations d'uneépaisseur insolite?… Messieurs, ce sont là les caractères principaux de l'idiot. Les apercevez-vous chez Cocoleu? Moi je vois un gaillard qui a une santé de fer, adroit de ses mains, qui grimpe comme un singe sur les arbres pour y dénicher des nids et qui franchit des fossés de dix pieds… Certes, je ne prétends pas qu'il ait une intelligence normale, mais je soutiens qu'il faut le classer parmi ces imbéciles chez qui certaines autres facultés, en quelque sorte plus essentielles…

Si maître Folgatécoutait avec toutes les marques d'un puissant intérêt, il n'enétait pas de même de M. de Chandoré.

– Entre un idiot et un imbécile…, commença-t-il.

– Il y a un abîme! s'écria M. Seignebos. (Et tout de suite, avec une volubilité torrentielle): L'imbécile, poursuivit-il, garde encore des fragments d'intelligence. Il sait parler, exprimer ses sensations, traduire ses besoins. Il associe des idées, compare ses impressions, se souvient, acquiert de l'expérience. Il est capable de ruse et de dissimulation. Il hait, il aime ou il craint. S'il n'est pas toujours sociable, il est toujours accessible aux suggestions d'autrui. On arrive aisément à exercer sur lui une domination absolue. L'inconsistance de ses desseins est caractéristique, et cependant il est souvent d'une obstination inexpugnable et peut s'attacher à une idée avec une opiniâtreté extraordinaire. Enfin, les imbéciles, précisément à cause de cette demi-lucidité, sont fréquemment dangereux. C'est parmi eux que se trouvent presque tous ces misérables monomanes que la société est obligée de séquestrer, faute de savoir comment refréner leurs instincts…

– Très bien! approuva maître Folgat, qui trouvait peut-être là leséléments d'une plaidoirie, très bien…

Le docteur s'inclina.

– Tel est Cocoleu, prononça-t-il. S'ensuit-il que je l'estime responsable de ses actes? Non, certes. Mais il s'ensuit que je puis voir en lui un faux témoin stylé pour perdre un honnête homme.

Ilétait clair qu'un tel système ne plaisait pas à M. de Chandoré.

– Autrefois, docteur, fit-il, vous ne disiez pas cela…

– Je disais même précisément le contraire, monsieur, répondit, non sans dignité, M. Seignebos. Je n'avais pas assezétudié Cocoleu, et j'aiété sa dupe, il ne m'en coûte pas de l'avouer. Mais, de mon aveu précisément, je tirerai une preuve de l'astuce et de la perversité obstinées de ces demi-idiots, et de leur aptitude à poursuivre un dessein. Après un an d'expériences, j'ai renvoyé Cocoleu en déclarant et en croyant certes qu'ilétait incurable. La vérité est qu'il ne voulait pasêtre guéri. Les campagnards, ces fins et soupçonneux observateurs, ne s'y sont pas trompés, eux. Presque tous vous diront que Cocoleu est bien plus malin que bête. C'est exact. Il a constaté qu'en exagérant son imbécillité, qui, je le répète, existe, il gagnerait de pouvoir vivre sans travailler, et il l'a exagérée. Installé chez monsieur de Claudieuse, il a eu l'art de montrer juste assez d'intelligence pour se rendre plus supportable et s'attirer un meilleur traitement, sans toutefoisêtre astreint à aucune besogne.

– En un mot, fit M. de Chandoré, toujours incrédule, Cocoleu serait un grand comédien…

– Assez grand pour m'avoir trompé, oui, monsieur, répondit le docteur. (Et s'adressant à maître Folgat): Tout cela, reprit-il, je l'avais dit à mon docte confrère avant de le conduire à l'hôpital. Nous y avons trouvé Cocoleu plus que jamais obstiné dans le mutisme dont n'avait jamais pu le tirer monsieur Galpin-Daveline. Tous nos efforts pour lui arracher un mot ontéchoué, bien qu'il fût trèsévident pour moi qu'il comprenait. Je voulais recourir à certains artifices fort licites, selon moi, qu'on emploie pour découvrir les simulateurs, mon confrère s'y est opposé et aété encouragé dans sa résistance, je ne sais de quel droit, par le juge d'instruction. Alors j'ai demandé qu'on fît venir madame de Claudieuse, et qu'on la priât d'interroger Cocoleu, puisqu'elle a le talent de le faire parler… Monsieur Daveline ne l'a pas permis. Et voilà où nous en sommes…

Il arrive tous les jours que deux médecins chargés d'une expertise médico-légale diffèrent totalement de sentiment. La justice aurait fort à faire si elle prétendait les mettre d'accord. Elle nomme donc simplement un troisième expert dont l'opinion décide. Ainsi allait-il arriver, nécessairement, pour le cas de Cocoleu.

– Et non moins nécessairement, concluait le docteur Seignebos, le parquet, qui m'a adjoint un premierâne, m'en adjoindra un second. Ils s'entendront comme baudets en foire, et je serai atteint et convaincu d'ignorance et de présomption.

Si donc il se présentait chez M. de Chandoré, ajoutait-il, c'est qu'il avait à réclamer un coup d'épaule. Il demandait que les familles de Boiscoran et de Chandoré missent en branle toutes leurs relations et fissent jouer toutes leurs influences pour obtenir qu'une commission de médecinsétrangers au pays, et parisiens s'ilétait possible, fût chargée d'examiner Cocoleu et de se prononcer sur sonétat mental.

– À des hommeséclairés, disait-il, je me fais fort de démontrer que l'imbécillité de ce triste sujet est en partie simulée, et que son mutisme obstiné n'est qu'un système pour s'éviter des réponses compromettantes.

Mais ni M. de Chandoré ni maître Folgat ne répondirent tout d'abord. Ils méditaient.

– Notez, insista M. Seignebos, choqué de leur silence, notez, je vous prie, que si mon opinion triomphe, comme je suis en droit de l'espérer, l'affaire prend aussitôt une tournure nouvelle.

Eh! oui, assurément, les bases de l'accusation pouvaient, par suite, se trouver en quelque sorte déplacées, et c'était là ce qui préoccupait si fort maître Folgat.

– Et c'est ce qui fait, commença-t-il, que je me demande s'il ne sera pas plutôt nuisible qu'utile à monsieur de Boiscoran de démontrer la fourberie de Cocoleu…

Le docteur Seignebos bondit.

– Je voudrais, parbleu, savoir…

– Rien de si simple, répondit l'avocat. L'idiotie de Cocoleu est peut-être le plus grave embarras de la prévention et le plus solide argument de la défense. Que peut répondre monsieur Galpin-Daveline, lorsque monsieur de Boiscoran lui reproche de baser une accusation capitale sur les propos incohérents d'un malheureux privé de toute intelligence, et par suite irresponsable?

– Ah! permettez!… s'écria M. Seignebos.

Mais M. de Chandoré ne perdait pas une syllabe.

– Permettez vous-même, docteur, interrompit-il. Cet argument de l'imbécillité de Cocoleu est celui que vous avez invoqué dès le premier jour, et qui vous paraissait, disiez-vous, si décisif qu'il n'était pas besoin d'en chercher un autre…

Avant que le médecin eût trouvé une réplique maître Folgat poursuivit:

– Qu'il soitétabli, au contraire, que Cocoleu a véritablement conscience de ses paroles, et tout change, et la prévention est en droit, de par un arrêt de la Faculté, de dire à monsieur de Boiscoran: «Il n'y a plus à nier, vous avezété vu, voilà un témoin.»

Il fallait que ces considérations frappassent bien vivement M. Seignebos, car il demeura court dix bonnes secondes, essuyant d'un air pensif ses lunettes d'or. Allait-il donc avoir nui à Jacques de Boiscoran en prétendant le servir? Mais il n'était pas homme à douter longtemps de soi.

– Je ne discuterai pas, messieurs, reprit-il d'un ton sec. Je vous adresserai seulement une question: oui ou non, croyez-vous à l'innocence de Jacques de Boiscoran?

– Nous y croyons absolument, répondirent M. de Chandoré et maître Folgat.

– Alors, messieurs, nous ne courons, ce me semble, aucun risque à essayer de démasquer un misérable garnement.

Tel n'était pas l'avis du jeune avocat.

– Démontrer que Cocoleu a conscience de ce qu'il dit, reprit-il, serait funeste, si l'on ne réussissait pas à prouver en même temps qu'il a menti et que son accusation lui aété suggérée. Peut-on le prouver? Est-il un moyen d'établir que, s'il s'obstine à ne répondre à aucune question, c'est qu'il redoute les conséquences de son faux témoignage?…