Za darmo

La corde au cou

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Maître Magloire ne répondit pas; mais ayant lu la lettre de Jacques:

– Je suis aux ordres de monsieur de Boiscoran, dit-il, et dès que le secret sera levé, je me rendrai près de lui. Je crois, comme mademoiselle Denise, qu'il s'obstinera à garder le silence. Cependant, puisque vous avez un moyen de lui faire parvenir une lettre… Allons, bien! voici que, moi aussi, je profite de l'imprudence commise. Suppliez-le, dans son intérêt, au nom de tout ce qu'il a de plus cher, de parler, de se disculper, de s'expliquer…

Et, saluant, maître Magloire se retira précipitamment, laissant ses auditeurs consternés, tant ilétait visible que le but de sa brusque retraiteétait surtout de cacher la pénible impression qu'il ressentait de la lettre de Jacques.

– Certes! dit M. de Chandoré, nous allons luiécrire, mais ce sera comme si nous chantions… Il attendra la fin de l'instruction.

– Qui sait!… murmura Mlle Denise. (Et après une minute de méditation): On peut toujours essayer, ajouta-t-elle.

Et sans s'expliquer davantage, elle sortit et courut à sa chambreécrire ce laconique billet:

Il faut que je vous parle. Notre jardin a une petite porte qui donne sur la ruelle de la Charité, je vous y attends. Si tard que vous soit remis ce mot, venez.

Denise.

Puis, ayant mis ce billet sous enveloppe, elle appela la vieille bonne qui l'avaitélevée, et après toutes les recommandations que la prudence lui pouvait inspirer:

– Il faut, lui dit-elle, que monsieur Méchinet, le greffier, ait cette lettre ce soir même; pars, dépêche-toi!

9. Depuis vingt-quatre heures, Méchinetétait si changé que ses sœurs ne le reconnaissaient plus…

Depuis vingt-quatre heures, Méchinetétait si changé que ses sœurs ne le reconnaissaient plus.

Aussitôt après le départ de Mlle Denise, ellesétaient allées le trouver, espérant qu'il leur apprendrait enfin ce que signifiait cette mystérieuse entrevue; mais dès les premiers mots:

– Cela ne vous regarde pas! s'était-ilécrié d'un accent qui fit frémir les deux couturières. Cela ne regarde personne!

Et ilétait resté seul, toutétourdi de l'aventure, et rêvant aux moyens de tenir sa promesse sans se compromettre. Ce n'était pas aisé.

Le moment décisif arrivé, il reconnut que jamais il ne réussirait à faire passer à Jacques de Boiscoran le billet qui brûlait sa poche sansêtre aperçu de l'œil de lynx de M. Galpin-Daveline.

Force lui fut donc, après de longues hésitations, de recourir à la complicité de l'homme qui servait Jacques, de Frumence Cheminot enfin. C'était, d'ailleurs, un assez bon diable que ce pauvre diable, dont le vice capitalétait une incurable paresse, et qui n'avait sur la conscience que de légers délits de vagabondage.

Il aimait Méchinet, lequel, pendant ses séjours antérieurs à la prison de Sauveterre, lui avait donné quelquefois du tabac ou quelques sous pour s'acheter du vin. Il ne fit donc aucune objection à la proposition que lui fit le greffier de remettre un billet à M. de Boiscoran et de rapporter une réponse. Et il s'acquitta fidèlement et honnêtement de la commission.

Mais de ce que tout s'était bien passé cette fois, il ne s'ensuivait pas que Méchinet fût plus tranquille. Outre qu'ilétait assailli de remords en songeant à ses devoirs trahis, il frémissait de se sentir à la merci d'un complice. Que fallait-il, pour qu'il fût découvert? Une indiscrétion, une maladresse, un hasard malheureux. Qu'adviendrait-il alors? Destitué, il perdrait successivement toutes ses places. La confiance et la considération se retireraient de lui. Adieu les rêves ambitieux, les illusions de fortune, l'espoir d'arriver à une belle position par un mariage avantageux.

Et cependant, contradiction bizarre, Méchinet ne regrettait pas ce qu'il avait fait, et il se sentait prêt à recommencer.

Tellesétaient ses dispositions, quand la vieille bonne de M. de Chandoré lui apporta la lettre de sa maîtresse.

– Quoi, encore! s'écria-t-il. (Et quand il eut parcouru les quelques lignes): Dites à mademoiselle de Chandoré que je suis à ses ordres, répondit-il, persuadé que quelqueévénement fâcheuxétait survenu.

Moins d'un quart d'heure après, en effet, il sortit, et avec toutes sortes de précautions pour dépister les curieux, il gagna la ruelle de la Charité.

La petite porte du jardinétait entrebâillée, il n'eut qu'à la pousser pour entrer.

Quoiqu'il n'y eût pas de lune, la nuitétait fort claire: à quelques pas, sous les arbres, il reconnut Mlle Denise et s'avança.

– Excusez-moi, monsieur, commença-t-elle, d'avoir osé vous envoyer chercher…

Toutes les angoisses de Méchinet se dissipaient. Il ne songeait plus qu'à l'étrangeté de la situation. Sa vanité se délectait de se voir le confident de cette jeune fille, la plus noble, la plus jolie et la plus riche héritière du pays.

– Vous avez bien fait de me mander, si je puis vousêtre utile, mademoiselle, dit-il.

En peu de mots elle l'eut mis au fait, et quand elle lui demanda son avis:

– Je pense comme maître Folgat, répondit-il, que le chagrin et l'isolement commencent à agir d'une façon désastreuse sur le moral de monsieur de Boiscoran.

– Oui, c'est à devenir fou! murmura la jeune fille.

– Je crois, avec maître Magloire, poursuivit le greffier, que monsieur de Boiscoran, en s'obstinant à se taire, empire sa situation. J'en ai la preuve. Monsieur Galpin-Daveline, si anxieux les deux premiers jours, a recouvré toute son assurance. Le procureur général lui aécrit pour le féliciter de sonénergie.

– Et alors…

– Alors, mademoiselle, il faudrait déterminer monsieur de Boiscoran à parler. Je sens bien que sa résolution est très fermement arrêtée, mais si vous luiécriviez, puisque vous pouvez luiécrire…

– Une lettre serait inutile.

– Cependant…

– Inutile, vous dis-je. Seulement, je sais un moyen…

– Employez-le bien vite, alors, mademoiselle, interrompit le greffier. Ne perdez pas une minute, il n'est que temps.

Si claire que fût la nuit, Méchinet ne pouvait voir la pâleur de la jeune fille.

– Eh bien! reprit-elle, il faut que j'arrive jusqu'à monsieur de Boiscoran, que je le voie, que je lui parle…

Elle supposait que le greffier allait bondir, se récrier, point:

– En effet, dit-il du ton le plus tranquille; mais comment?

– Blangin, le geôlier, et sa femme ne tiennent à leur place que parce qu'elle les fait vivre. Pourquoi ne leur offrirais-je pas, enéchange d'une entrevue avec monsieur de Boiscoran, de quoi s'établir à la campagne?

– Pourquoi non? fit le greffier. (Et plus bas, répondant aux objections de son expérience): La prison de Sauveterre, poursuivit-il, ne ressemble en rien aux maisons d'arrêt des grandes villes… Les prisonniers y sont rares, la surveillance y est nulle. Les portes fermées, Blangin y est le maître…

– J'irai le trouver demain! déclara Mlle Denise.

Il est de ces pentes sur lesquelles on ne saurait se retenir. En cédant une première fois aux suggestions de Mlle Denise, Méchinet, à son insu, s'était engagé pour l'avenir.

– Non, n'y allez pas, mademoiselle, dit-il. Vous ne sauriez ni démontrer à Blangin qu'il ne court aucun danger, ni exciter suffisamment ses convoitises. C'est moi qui lui parlerai.

– Oh! monsieur! s'écria Mlle Denise, monsieur, comment jamais…

– Combien puis-je offrir? interrompit le greffier.

– Tout ce que vous jugerez convenable, tout…

– Alors, mademoiselle, demain, ici, à la même heure qu'aujourd'hui, je vous apporterai la réponse.

Et il s'éloigna, laissant Mlle Denise si enflammée d'espoir que tout le reste de la soirée et toute la journée du lendemain, tantes Lavarande et Mme de Boiscoran, à qui elle n'avait rien confié, ne cessèrent de se demander: qu'a donc cette petite?

Elle songeait que, si la réponseétait favorable, avant vingt-quatre heures elle verrait Jacques, et elle se disait: pourvu que Méchinet soit exact.

Il le fut. À dix heures précises, comme la veille, il poussait la petite porte, et tout d'abord:

– J'ai réussi, dit-il.

Si violente fut l'émotion de Mlle Denise, qu'elle dut s'appuyer à un arbre.

– Blangin consent, poursuivit le greffier. Je lui ai promis seize mille francs… C'est peut-être beaucoup.

– C'est bien trop peu…

– Il exige qu'ils lui soient remis en or.

– Il les aura.

– Enfin, il met à l'entrevue des conditions qui vous paraîtront peut-être bien dures, mademoiselle…

Déjà la jeune fille s'était remise.

– Dites, monsieur.

– Tout en prenant ses précautions pour le cas où il serait découvert, Blangin tient à ne pas l'être. Voici donc comment il a réglé les choses. Demain soir, à six heures, vous passerez devant la prison. La porte sera ouverte, et sur la porte se tiendra la femme de Blangin, que vous connaissez bien, puisqu'elle aété à votre service. Si elle ne vous salue pas, continuez votre chemin, il serait survenu quelque empêchement. Si elle vous salue, allez à elle, toute seule, et elle vous conduira dans une petite pièce qui dépend de son logement. Vous y resterez jusqu'à l'heure, assez avancée nécessairement, où Blangin croira pouvoir vous conduire sans danger à la cellule de monsieur de Boiscoran. L'entrevue terminée, vous reviendrez à votre petite chambre, où un lit sera préparé, et vous y passerez le reste de la nuit. Car voilà la condition terrible, vous ne pourrez sortir de la prison que de jour.

C'était terrible, en effet.

Pourtant, après un moment de réflexion:

– N'importe! fit Mlle Denise. J'accepte. Dites à Blangin, monsieur Méchinet, que tout est convenu.

Que Mlle Denise acceptât toutes les conditions du geôlier Blangin, rien de mieux – rien du moins de plus naturel. Obtenir l'assentiment de M. de Chandoré devaitêtre plus difficile.

 

La pauvre jeune fille le comprit si bien que, pour la première fois, elle se sentitémue en présence de son grand-père, qu'elle hésita, qu'elle prépara ses phrases et qu'elle chercha ses mots.

Mais c'est en vain qu'avec un art dont la veille elle ne se fût pas crue capable, elle ménagea l'étrangeté de sa requête; dès qu'elle se fut expliquée:

– Jamais! s'écria M. de Chandoré, jamais! jamais!…

Jamais, c'est positif, le vieux gentilhomme ne s'était exprimé avec cette autorité décisive. Jamais ses sourcils ne s'étaient ainsi froncés. Jamais, à une demande de sa petite-fille, il n'avait répondu non, sans que sonœil répondît oui.

– Impossible! prononça-t-il encore, et d'un ton qui ne semblait pas admettre de réplique.

Certes, en ces douloureuses circonstances, il ne s'était pas marchandé, et il avait bien montré à Mlle Denise tout ce qu'elle pouvait attendre de lui. Du doigt et de l'œil, elle lui avait imposé ses volontés. Selon qu'elle lui avait soufflé, il avait dit oui, il avait dit non, il avait dit peut-être. Que n'eût-il pas dit encore?

Sans lui apprendre ce qu'elle en voulait faire, Mlle Denise lui avait demandé cent vingt mille francs, et il les lui avait donnés, bien que ce soit une grosse somme en tout pays, énorme à Sauveterre, immense pour un vieillard qui l'aéconomisée louis à louis. Ilétait prêt à en donner autant, à en donner le double, sans plus d'explications.

Mais que Mlle Denise quittât la maison paternelle un soir, à six heures, pour ne rentrer que le lendemain…

– C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il.

Mais que Mlle Denise allât passer la nuit dans la prison de Sauveterre, pour y avoir une entrevue avec son fiancé, prisonnier et accusé de meurtre et d'incendie, la nuit entière, seule, à l'absolue discrétion d'un geôlier, d'un homme dur, avide et grossier…

– C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il. C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria encore le vieux gentilhomme.

Calme, Mlle Denise avait laissé passer l'orage. Et lorsque son grand-père s'arrêta:

– Et s'il le faut, cependant? dit-elle.

M. de Chandoré haussa lesépaules.

– S'il le faut, insista-t-elle en haussant le ton, pour déterminer Jacques à renoncer à un système qui le perd, pour le déterminer à parler avant la fin de l'instruction?

– Ce n'est pas ton rôle, mon enfant, dit M. de Chandoré.

– Oh!…

– C'est le rôle de sa mère, de la marquise de Boiscoran. Ce que Blangin consent à risquer pour toi, il le risquera pour elle au même prix. Que madame de Boiscoran aille passer la nuit à la prison, je l'approuverai; qu'elle voie son fils, elle fera son devoir…

– Ce n'est pas elle qui changera les résolutions de Jacques.

– Et tu te crois sur lui plus d'influence que sa mère.

– Ce n'est pas la même chose, bon papa…

– N'importe!

Ce «n'importe»de M. de Chandoré n'était pas moins net que son «impossible», mais il discutait. Et discuter, c'est s'exposer àêtre entamé par les objections de l'adversaire.

– N'insiste pas, chère fille, reprit-il, mon parti est irrévocablement arrêté, et je te jure…

– Ne jure pas, bon papa, interrompit la jeune fille.

Et si résolueétait son attitude, et si ferme son accent, que le vieux gentilhomme en demeura un instant abasourdi.

– Si je ne veux pas, cependant…, reprit-il.

– Tu consentiras, bon papa, tu ne mettras pas ta petite-fille, qui t'aime tant, dans la douloureuse nécessité de te désobéir pour la première fois de sa vie.

– Parce que pour la première fois, en effet, je ne fais pas la volonté de ma petite-fille.

– Bon papa, laisse-moi te dire…

– Écoute-moi, plutôt, pauvre chère enfant, et laisse-moi te montrer à quels dangers, à quels malheurs tu t'exposerais… Aller passer la nuit à cette prison, ce serait risquer, entends-tu bien, ton honneur de jeune fille, cette fleur de renommée qu'une médisance flétrit, le bonheur et le repos de toute la vie…

– L'honneur et la vie de Jacques sont en danger.

– Pauvre imprudente! Sais-tu seulement s'il ne serait pas le premier à te reprocher cruellement ta démarche?

– Lui!

– Les hommes sont ainsi faits qu'ils s'irritent des plus admirables dévouements.

– Soit. Je souffrirais moins des injustes reproches de Jacques que de ne pas faire mon devoir.

Le désespoir gagnait M. de Chandoré.

– Et si je priais, Denise, reprit-il, au lieu de commander… Si ton vieux grand-père te conjurait à genoux de renoncer à ce funeste projet…

– Tu me ferais une peine affreuse, bon papa, et inutile; car je résisterais à tes prières, comme je résiste à tes ordres.

– Implacable! s'écria le vieillard, elle est implacable! (Et, tout à coup, changeant de ton): Pourtant, je suis le maître! s'écria-t-il.

– Bon papa, de grâce! Et puisque rien ne saurait te toucher, c'est à Méchinet que je m'adresserai, c'est à Blangin que je signifierai ma volonté…

Plus blanche qu'un marbre, mais l'œilétincelant, Mlle Denise recula d'un pas.

– Si tu faisais cela, grand-père, interrompit-elle, si tu brisais ma dernière espérance…

– Eh bien!…

– Demain, je te le jure par la mémoire de ma mère, je serais dans un couvent, et tu ne me reverrais de ma vie; non, pas même au moment de ma mort, qui ne tarderait pas…

D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras vers le ciel et, d'une voix rauque:

– Ô mon Dieu! s'écria-t-il, voilà donc nos enfants, et voilà ce qui nous attend, nous, vieillards! Notre existence entière s'est passée à veiller sur eux, nous avonsété à genoux devant toutes leurs fantaisies, ils ontété notre souci le plus cher et notre meilleure espérance; de même que nous leur avons donné notre vie jour à jour, nous voudrions leur donner notre sang goutte à goutte, ils sont tout pour nous et nous nous croyons aimés!… Pauvres fous! Un jour, un jeune homme passe, insoucieux, rieur, l'œil brillant et quelques mots d'amour aux lèvres, et c'est fini, notre enfant n'est plus à nous, notre enfant ne nous connaît plus… Meurs en ton coin, vieillard…

Et succombant à sonémotion, de même que le chêne touché par la hache, le vieux gentilhomme chancela et s'affaissa lourdement sur son fauteuil.

– Ah! c'est affreux, murmura Mlle Denise, c'est affreux ce que tu dis là, grand-père, toi, douter de moi!

Elle s'était agenouillée, elle pleurait, et ses larmes roulaient sur les mains du vieux gentilhomme.

À cette sensation, il se dressa, et tentant un dernier effort:

– Malheureuse! reprit-il, et si Jacquesétait coupable, et si, lorsque tu paraîtras, il te faisait l'aveu de son crime…

Mlle Denise secoua la tête.

– C'est impossible, dit-elle, et cependant, si celaétait, je devraisêtre punie comme lui, car je sens que, s'il l'eût voulu, j'auraisété sa complice…

– Elle est folle! soupira M. de Chandoré en retombant sur son fauteuil, elle est folle!

Mais ilétait vaincu, et le lendemain, à cinq heures du soir, le cœur déchiré d'une horrible douleur, il descendait la rue de la Rampe, donnant le bras à sa petite-fille.

Mlle Denise avait choisi la plus simple et la plus sombre de ses toilettes, et le petit sac qu'elle portait au bras renfermait non pas seize, mais vingt mille francs en or.

Comme de raison, il avait fallu mettre dans la confidence Mme de Boiscoran, tantes Lavarande et maître Folgat, et, à la profonde stupeur de M. de Chandoré, personne n'avait risqué une objection.

Jusqu'à la rue de la prison, le grand-père et sa petite-fille n'échangèrent pas une parole. Mais là:

– Je vois madame Blangin sur sa porte, bon papa, dit Mlle Denise, faisons bien attention…

Ils approchaient; Mme Blangin salua.

– Allons, le moment est venu, dit la jeune fille. À demain, bon papa, et surtout rentre bien vite et ne t'inquiète pas.

Et, rejoignant la femme du geôlier, elle disparut dans l'intérieur de la prison.

10. La prison, à Sauveterre, c'est le château situé tout en haut de la vieille ville…

La prison, à Sauveterre, c'est le château situé tout en haut de la vieille ville, au milieu d'un quartier pauvre et presque désert.

Très important autrefois, le château de Sauveterre aété démantelé lors du siège de La Rochelle, et il n'en reste plus que des débris maladroitement restaurés, des remparts dont les fossés ontété comblés, une porte surmontée d'un beffroi, une chapelle convertie en magasin militaire, et enfin deux tours massives reliées par un immense bâtiment dont le rez-de-chaussée est voûté. Rien de moins triste que ces ruines entourées d'un mur tapissé de lierre, et jamais on ne soupçonnerait leur destination sans le soldat qui, nuit et jour, monte à l'entrée sa faction monotone.

Des ormes séculaires ombragent les vastes cours, et sur les plates-formes, et dans les crevasses des murailles, il fleurit assez de ravenelles et de lilas de terre pour faire la joie de cent prisonniers.

Mais les prisonniers manquent à cette poétique prison. «C'est une cage sans oiseaux», dit parfois le geôlier d'un ton mélancolique. Il en profite pour cultiver des légumes le long des préaux, et l'exposition est si favorable qu'il est toujours le premier, à Sauveterre, à cueillir des petits pois. Il en a de même profité – avec l'autorisation de l'administration – pour s'attribuer dans une des tours un joli logement, qui se compose de deux pièces au rez-de-chaussée et d'une chambre à l'étage supérieur, où on arrive par unétroit escalier pratiqué dans l'épaisseur du mur.

C'est dans cette chambre que la geôlière, avec la promptitude de la peur, entraîna Mlle Denise.

La pauvre jeune fille suffoquait, tant son cœur violemment battait dans sa poitrine, et, à peine entrée, elle se laissa tomber sur une chaise.

– Jésus Dieu! s'écria la geôlière, vous trouvez-vous donc mal, ma chère demoiselle! Attendez, je descends vous quérir du vinaigre…

– C'est inutile, fit Mlle Denise d'une voix faible; restez près de moi, ma bonne Colette, restez!

Forte et robuste commère de quarante-cinq ans, brune comme le pain bis, avec unépais duvet noir à la lèvre supérieure, Mme Blangin s'appelait Colette.

– Pauvre demoiselle, reprit-elle, cela vous semble drôle de vous trouver ici.

– Oui, très drôle, assurément. Mais où est donc votre mari?

– En bas, à faire le guet, mademoiselle. Il ne tardera pas à monter.

Bientôt, en effet, un pas pesant retentit dans l'escalier, et Blangin apparut, pâle et l'œil trouble, comme un homme qui vient de courir un grand danger.

– Ni vu ni connu, dit-il, personne ne se doute de rien. Je ne craignais que ce mauvais chien de factionnaire, et juste comme mademoiselle arrivait, j'ai réussi à l'attirer derrière le mur en lui offrant la goutte. Je commence à croire que je ne perdrai pas ma place.

Mlle de Chandoré prit cette phrase pour une mise en demeure.

– Eh! qu'importe votre place, dit-elle, affectant une gaieté bien loin de sonâme, puisqu'il est convenu que je vous en assure une meilleure…

Et, ouvrant son sac, elle déposait sur la table les rouleaux qu'il contenait.

– Ah! c'est l'or! fit Blangin, dont l'œilétincela.

– Oui. Chacun de ces rouleaux contient mille francs, et en voici seize…

Une tentation irrésistible contractait les traits du geôlier.

– On peut voir? interrogea-t-il.

– Certes, répondit la jeune fille, vérifiez…

Elle se trompait. Blangin songeait bien à vérifier, vraiment! Ce qu'il voulait, c'était repaître sa vue de cet or, l'entendre sonner, le manier.

D'un geste fiévreux, il déchira les enveloppes et se mit à faire tomber les pièces en cascades sur la table, et, à mesure que le tas grossissait, ses lèvres blêmissaient et la sueur perlait à ses tempes.

– Tout cela est à moi! fit-il avec un rire stupide.

– Oui, à vous, répondit Mlle Denise.

– Je ne me figurais pas ce que pouvaient faire seize mille francs. Comme c'est beau, l'or! Regarde donc, ma femme.

Mais la geôlière détournait la tête. Elleétait aussiâpre au gain que son mari, et plusémue peut-être, mais elleétait femme, elle savait dissimuler.

– Ah! chère demoiselle, reprit-elle, jamais mon homme ni moi ne vous aurions demandé de l'argent pour vous rendre service, si nous n'avions à songer qu'à nous! Mais nous avons des enfants…

– Votre devoir est de vous préoccuper de vos enfants, dit Mlle Denise.

– Je sais bien que seize mille francs, c'est une grosse somme… Mademoiselle regrette peut-être de nous donner tant d'argent…

– Je le regrette si peu, interrompit la jeune fille, que j'ajouterais volontiers quelque chose encore.

Et elle montrait un des quatre rouleaux restés dans son sac.

– Alors, en effet, au diable la place! s'écria Blangin. (Et grisé par la vue et le contact de l'or): Vousêtes ici chez vous, mademoiselle, poursuivit-il, et la prison et le geôlier sont à vos ordres. Que désirez-vous? Parlez. J'ai neuf prisonniers, sans compter monsieur de Boiscoran et Cheminot. Voulez-vous que je leur donne la clef des champs?

 

– Blangin!… fit sévèrement la femme.

– Quoi! Ne suis-je pas le maître de lâcher les prisonniers?

– Avant de faire le fier, attends d'avoir rendu à mademoiselle le service qu'elle attend de toi.

– C'est juste.

– Alors, insista la prudente geôlière, cache cet argent qui nous trahirait.

Et, tirant de l'armoire un bas de laine, elle le tendit à son mari qui y glissa les seize mille francs, moins une douzaine de pièces qu'il garda dans sa poche pour avoir sous la main une preuve matérielle de sa fortune nouvelle.

Et quand ce fut fait, et quand le bas, plein à craquer, fut remis au fond de l'armoire sous une pile de linge:

– Maintenant, descends, commanda la geôlière à son mari. On peut encore venir, et si tu n'allais pas ouvrir dès qu'on frappera, cela donnerait des soupçons.

Époux bien dressé, Blangin obéit sans réplique, et aussitôt la geôlière entreprit de distraire Mlle Denise. Elle espérait bien, disait-elle, que sa chère demoiselle lui ferait l'honneur d'accepter quelque chose. Cela la soutiendrait et, d'ailleurs, l'aiderait à passer le temps, car il n'était que sept heures, et ce ne serait qu'après dix que Blangin pourrait la conduire sans danger à la cellule de M. de Boiscoran.

– Mais j'ai dîné, objectait Mlle Denise, je n'ai besoin de rien.

L'autre n'en insistait que plus fort. Elle se rappelait bien, Dieu merci, les goûts de sa chère demoiselle, et elle lui avait préparé un bouillon exquis et une crème incomparable. Et, tout en parlant, elle dressait la table, ayant mis dans sa tête que, dût Mlle Denise en périr, elle mangerait, ce qui est d'ailleurs une tradition de Saintonge. Du moins, les fastidieux empressements de cette femme eurent cet avantage qu'ils empêchèrent Mlle Denise de s'abandonner à ses douloureuses pensées.

La nuitétait venue. Neuf heures sonnèrent, puis dix. Puis on entendit le pas de la ronde qui allait relever les factionnaires.

Un quart d'heure après, Blangin reparut, portant une lanterne et unénorme trousseau de clefs.

– J'ai envoyé coucher Cheminot, dit-il, mademoiselle peut venir.

Mlle Deniseétait déjà debout.

– Allons, dit-elle simplement.

Et, à la suite du geôlier, elle traversa d'interminables corridors, puis une immense salle voûtée où les pas retentissaient comme dans uneéglise, puis une longue galerie.

Enfin, montrant une porte massive dont les fentes laissaient filtrer quelques rayons de lumière:

– C'est là! dit Blangin.

Mais Mlle Denise lui prit le bras, et d'une voix à peine distincte:

– Attendez un moment, dit-elle.

C'est qu'elleétait près de succomber à tant d'émotions successives. C'est qu'elle sentait ses jambes fléchir et ses yeux se voiler. Sonâme gardait toujours son admirableénergie, mais la chairéchappait à sa volonté et lui manquait, en quelque sorte.

– Êtes-vous malade? interrogea le geôlier. Que faites-vous?

Elle demandait à Dieu de lui donner du courage et des forces. Et, sa prière achevée:

– Entrons, dit-elle.

Et, avec un grand bruit de clefs et de verrous, Blangin ouvrit la porte de Jacques de Boiscoran.

Ce n'était déjà plus les jours, c'était les heures que comptait Jacques de Boiscoran depuis qu'ilétait au secret.

Il avaitété écroué le vendredi matin, 23 juin, et onétait au mercredi soir, 28. Il y avait donc cent trente-deux heures que, selon la terrible expression d'Ayrault, il avaitété «vivant, rayé du monde des vivants et muré dans la tombe». Aussi, chacune de ces cent trente-deux heures avait-elle pesé sur son front autant qu'un mois entier. Aussi, en le voyant pâle et amaigri, les cheveux et la barbe en désordre, les yeux brillants de fièvre comme des charbons maléteints, eût-on eu peine à reconnaître l'heureux et insoucieux châtelain de Boiscoran, ce Benjamin de la destinée, à qui toujours tout avait souri, ce fier et sceptique garçon qui, du haut de son passé, défiait l'avenir.

C'est que de tous les supplices imaginés par les sociétés obligées de se défendre, il n'en est pas de plus effroyable que «le secret». C'est qu'il n'en est pas qui, plus promptement, détrempe lesénergies, désarticule les volontés et réduise les plus indomptables organisations.

C'est qu'il n'est pas de lutte plusémouvante que la lutte qui s'établit entre un prévenu innocent ou coupable, et un juge inexorable ou clément; où l'on voit un homme sans défense se débattre contre un autre homme armé d'un pouvoir discrétionnaire.

Si les grandes douleurs n'avaient pas leur pudeur, Mlle Denise se serait informée de Jacques. Rien ne luiétait plus facile. Et si elle se fût informée, elle eût appris par Blangin, qui gardait etépiait M. de Boiscoran, et par la geôlière qui préparait ses repas, par quelles phases il avait passé depuis son arrestation.

Anéanti sur le premier moment, il n'avait pas tardé à réagir, et, le vendredi et le samedi, il s'était montré tranquille et plein de confiance, causeur et presque gai.

Le dimanche lui avaitété fatal. Conduit à Boiscoran entre deux gendarmes pour la levée des scellés, il avaitété, le long du chemin, accablé d'injures et de malédictions par des gens qui l'avaient reconnu, et ilétait rentré mortellement triste.

Pendant toute la journée du lundi, il avaitété torturé par le juge d'instruction, et après six heures d'interrogatoire, quand on lui avait apporté son dîner, il avait dit que sa santé n'y résisterait pas, et qu'autant vaudrait le tuer tout de suite.

Le mardi, il avait reçu la lettre de Mlle Denise et y avait répondu. C'avaitété pour lui le sujet d'une extrême agitation, et, pendant une partie de la nuit, Frumence Cheminot l'avait vu se promener dans sa cellule avec les gestes et les imprécations incohérentes d'un fou.

Il espérait un mot pour le mercredi. Ce mot n'étant pas venu, ilétait tombé dans une torpeur glacée dont M. Galpin-Daveline n'avait pas pu le tirer. Il n'avait rien pris de la journée qu'une tasse de bouillon et un peu de café. Et, le juge parti, il s'était accoudé à sa table, en face de la fenêtre, et il yétait resté immobile comme une statue, les lèvres pendantes, le regard hébété, si profondément enfoncé dans ses rêveries qu'il ne s'était pas dérangé quand on lui avait monté de la lumière.

C'est ainsi qu'ilétait encore, quand, un peu après dix heures, il entendit grincer les verrous de sa porte. Déjà ilétait assez au fait de la prison pour en connaître les usages. Il savait à quelles heures on lui apportait ses repas, à quel moment Cheminot venait mettre en ordre sa cellule, et quand enfin il devait s'attendre à voir paraître le juge d'instruction.

La nuit venue, il s'appartenait jusqu'au lendemain. Donc, une visite si tardive annonçait immanquablement unévénement insolite – la liberté, peut-être, cette visiteuse qu'implorent tous les prisonniers. Aussi se dressa-t-il. Et dès qu'il distingua dans l'ombre le rude visage de Blangin:

– Que me veut-on? demanda-t-il vivement.

Blangin salua. C'était un geôlier poli.

– Monsieur, répondit-il, je vous amène une personne…

Et s'effaçant, il livra passage à Mlle Denise, ou plutôt il la poussa dans la chambre, car elle semblait avoir perdu la faculté de se mouvoir.

– Une personne…, répétait M. de Boiscoran.

Mais le geôlier ayantélevé sa lanterne, le malheureux reconnut sa fiancée.

– Vous! s'écria-t-il, ici!

Et il se rejeta en arrière, tremblant d'être dupe d'un rêve, d'être le jouet d'une de ces effrayantes hallucinations qui précèdent la folie et qui se fixent dans les cerveaux malades comme les orfraies au milieu des ruines.

– Denise! murmura-t-il encore. Denise!

Quand il se fût agi, non de sa vie, elle n'y pensait pas, mais de la vie de Jacques, la pauvre jeune fille n'eût pu articuler une parole, tant l'émotion serrait sa gorge et contractait ses lèvres.

Le geôlier répondit pour elle:

– Oui, fit-il, mademoiselle de Chandoré…

– À cette heure, dans ma prison!

– Elle avait quelque chose d'important à vous communiquer, elle est venue me trouver…

– Ô Denise, balbutia Jacques, amie incomparable!

– Et j'ai consenti, poursuivait Blangin d'un ton paterne, à l'introduire secrètement… C'est une grande faute que je commets, si cela venait à se savoir!… Mais on a beauêtre geôlier, on a un cœur comme tout le monde! Si je dis cela à monsieur, c'est que mademoiselle oublierait peut-être de le prévenir… Si le secret n'était pas bien gardé, je perdrais ma place, et je ne suis qu'un pauvre homme, j'ai femme et enfants…