Za darmo

La corde au cou

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8. – Que peut-ilêtre arrivé à Denise, qu'elle ne revient pas!

– Que peut-ilêtre arrivé à Denise, qu'elle ne revient pas! murmurait grand-père Chandoré en arpentant la place du Marché-Neuf et en consultant sa montre pour la vingtième fois.

Longtemps la crainte de déplaire à sa petite-fille et la peur d'être grondé le retinrent à l'endroit où elle lui avait commandé d'attendre; mais à la fin, sérieusement tourmenté: ah! ma foi, tant pis! se dit-il, je me risque…

Et traversant la chaussée qui sépare la place des maisons, il s'engagea dans le long corridor de l'immeuble des sœurs Méchinet. Déjà il mettait le pied sur la première marche de l'escalier, lorsqu'il vit le haut s'éclairer. Il entendit presque aussitôt la voix de sa petite-fille et reconnut son pas léger.

Enfin!… pensa-t-il.

Et, leste comme l'écolier qui entend le maître, tremblant d'être pris en flagrant délit d'inquiétude, il regagna la place.

Mlle Denise y fut presque en même temps, et lui sautant au cou:

– Bon papa, dit-elle en faisant claquer ses lèvres si fraîches sur les joues rudes du vieillard, je te rapporte tes titres.

Si une chose devaitétonner M. de Chandoré, c'était qu'il se trouvât en ce monde unêtre assez dur, assez cruel, assez barbare pour résister aux prières et aux larmes de Mlle Denise – surtout à des larmes et à des prières appuyées de cent vingt mille francs.

Néanmoins:

– Je t'avais bien dit, chère fillette, fit-il tristement, que tu ne réussirais pas.

– Et tu te trompais, bon papa, et tu te trompes encore, j'ai réussi.

– Cependant… puisque tu rapportes l'argent.

– C'est que j'ai trouvé un honnête homme, grand-père, un homme de cœur. Pauvre garçon! à quelleépreuve j'ai mis sa probité!… car il est très gêné, je le sais de bonne source, depuis que ses sœurs et lui ont acheté leur maison. C'était plus que l'aisance, c'étaitévidemment la fortune que je lui offrais. Aussi, il fallait voir l'éclat de ses yeux et le tremblement de ses mains pendant qu'il regardait ces titres et qu'il les maniait. Eh bien! il les a refusés, bon papa, il les refuse. Il ne veut pas de récompense pour l'immense service qu'il va nous rendre.

De la tête, M. de Chandoré approuvait:

– Tu as raison, fillette, dit-il, ce greffier est un brave homme, et qui vient d'acquérir des droitséternels à notre reconnaissance.

– Il convient d'ajouter, reprit Mlle Denise, que j'aiété extraordinairement brave. Jamais je ne me serais crue capable de tant d'audace. Que n'étais-tu caché dans un petit coin, bon papa, pour me voir et pour m'entendre! Tu n'aurais pas reconnu ta petite-fille. J'ai bien pleuré un peu, mais après, quand j'ai obtenu ce que je voulais…

– Oh! chère, chère enfant! murmurait le vieillardému.

– C'est que, vois-tu, je ne songeais qu'au danger de Jacques et à la gloire de me montrer digne de lui, qui est si courageux. J'espère qu'il sera content de moi.

– Ce serait un seigneur difficile, s'il ne l'était pas! s'écria M. de Chandoré.

Mais c'est sous les arbres de la place du Marché-Neuf que causaient le grand-père et sa petite-fille, et déjà plusieurs promeneurs avaient trouvé le moyen de passer trois ou quatre fois près d'eux, les oreilles largement ouvertes, fidèles à cette discrétion charmante qui est un des agréments de Sauveterre.

Mise sur ses gardes par les prudentes recommandations de Méchinet, Mlle Denise ne tarda pas à s'en apercevoir.

– On nousécoute, dit-elle à son grand-père, viens, je te dirai tout en route.

Et en effet, tout en cheminant, elle lui racontait jusqu'aux moindres détails de son entrevue, et le vieux gentilhomme déclarait ne savoir en vérité ce qu'il devait le plus admirer, de sa présence d'esprit à elle ou du désintéressement de Méchinet.

– Raison de plus, conclut la jeune fille, pour ne pas augmenter les périls auxquels va s'exposer cet honnête homme. Je lui ai promis une discrétion absolue, je tiendrai ma promesse. Si tu veux me croire, bon papa, nous ne parlerons de rien, ni aux tantes ni à madame de Boiscoran.

– Dis tout de suite, rusée, que tu voudrais sauver Jacques à toi toute seule…

– Ah! si je le pouvais!… Malheureusement il va falloir mettre maître Folgat dans la confidence, car nous ne saurions nous passer de ses conseils.

Ainsi fut-il fait. Tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran durent se contenter de l'explication assez peu vraisemblable que donnait, de sa sortie, Mlle Denise.

Et quelques heures plus tard, la jeune fille, maître Folgat et M. de Chandoré tenaient conseil dans le cabinet du baron.

Plus que M. de Chandoré encore, le jeune avocat devaitêtre surpris de la conception de Mlle Denise et de sa hardiesse à l'exécuter. Jamais il ne l'eût soupçonnée capable d'une telle démarche, tant, jeune fille, elle gardait encore les grâces naïves et les timidités de l'enfant.

Il voulait la complimenter, mais elle:

– Où est mon mérite? interrompit-elle vivement. À quel danger me suis-je exposée?

– À un danger fort réel, mademoiselle, je vous l'assure.

– Bah! fît M. de Chandoré.

– Corrompre un fonctionnaire, poursuivait maître Folgat, c'est grave! Il y a dans le Code pénal un certain article 179 qui ne plaisante pas et qui assimile le corrupteur au corrompu…

– Eh bien! tant mieux! s'écria Mlle Denise, si ce pauvre Méchinet va en prison, j'irai avec lui. (Et sans remarquer l'expression de mécontentement de son grand-père): Enfin, monsieur, dit-elle à maître Folgat, voici le vœu que vous formiez réalisé. Maintenant nous allons avoir des nouvelles positives de monsieur de Boiscoran, il nous donnera ses instructions…

– Peut-être, mademoiselle…

– Comment! peut-être… Vous avez dit devant moi…

– Je vous ai dit, mademoiselle, qu'il serait inutile, imprudent peut-être, de rien tenter avant de savoir la vérité. La saurons-nous? Pensez-vous que monsieur de Boiscoran, qui a tant de raisons de se défier de tout, la dira dans une réponse qui doit passer par plusieurs mains avant de vous arriver?

– Il la dira, monsieur, sans restrictions, sans crainte, sans péril.

– Oh!…

– Mes mesures sont prises… Vous verrez.

– Alors nous n'avons plus qu'à attendre.

Hélas! oui, il fallait attendre, et c'était bien là ce qui désolait Mlle Denise. À peine dormit-elle. Sa journée du lendemain fut un supplice. À chaque coup de sonnette, elle tressaillait et courait voir. Enfin, vers cinq heures, rien n'étant venu:

– Ce ne sera pas pour aujourd'hui, dit-elle, pourvu, mon Dieu, que ce pauvre Méchinet ne se soit pas laissé surprendre!

Et peut-être pouréchapper aux obsessions de ses craintes, elle consentit à accompagner Mme de Boiscoran qui allait rendre visite.

Ah! si elle eût su!… Il n'y avait pas dix minutes qu'elleétait dehors quand un de ces gamins, comme on en rencontre à toute heure du jour, polissonnant sur les places de Sauveterre, se présenta, porteur d'une lettre à l'adresse de Mlle Denise.

On la porta à M. de Chandoré, qui, en attendant le dîner, faisait un tour de jardin en compagnie de maître Folgat.

– Une lettre pour Denise! s'écria le vieux gentilhomme dès que le domestique se futéloigné, c'est la réponse que nous attendons…

Il rompit le cachet bravement. Ah! empressement inutile. Le billet renfermé dans l'enveloppeétait ainsi conçu:

31: 9, 17, 19, 23, 25, 28, 32, 101, 102, 129, 137, 504, 515 – 37: 2, 3, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 13, 14, 24, 27, 52, 54, 118, 119, 120, 200, 201 – 41: 7, 9, 17, 21, 22, 44, 45, 46…

Et il y en avait deux pages comme cela.

– Tenez, maître, essayez de comprendre, dit M. de Chandoré en tendant cette réponse à maître Folgat.

Positivement, le jeune avocat essaya. Mais, après cinq minutes d'efforts inutiles:

– Je comprends, fit-il, que mademoiselle de Chandoré avait raison de nous dire que nous saurions la vérité. Monsieur de Boiscoran et elleétaient convenus autrefois d'un chiffre…

Grand-père Chandoré leva les mains vers le ciel.

– Voyez-vous ces petites filles, dit-il, voyez-vous!… Nous voilà à sa discrétion, puisqu'il n'y a qu'elle pour nous traduire ce grimoire.

Si, en accompagnant la marquise de Boiscoran chez Mme Séneschal, Mlle Denise espérait dissiper les tristes pressentiments dont elleétait agitée, son espoir fut déçu. L'excellente femme du maire n'était pas de celles à qui on peut aller demander du courage aux heures de défaillance. Elle ne sut que se jeter alternativement dans les bras de Mme de Boiscoran et de Mlle de Chandoré, et leur répéter, enéclatant en sanglots, qu'elle les tenait, l'une pour la plus malheureuse des mères, l'autre pour la plus infortunée des fiancées.

Cette femme croit donc Jacques coupable? pensait, non sans irritation, Mlle Denise.

Et ce n'est pas tout. En revenant, vers le haut de la rue Mautrec, non loin de la maison oùétaient provisoirement installés le comte et la comtesse de Claudieuse, elle entendit un jeune garçon qui criait: «M'man, viens donc voir la mère et la bonne amie de l'assassin!»

La pauvre jeune fille rentrait donc plus affligée qu'elle n'était partie, lorsque sa femme de chambre, qui, bienévidemment, guettait son retour, lui dit que son grand-père et maître Folgat l'attendaient dans le cabinet du baron.

Sans prendre le temps d'ôter son chapeau, elle y courut, et dès qu'elle entra:

– Voici la réponse, lui dit M. de Chandoré en lui présentant la lettre de Jacques.

Elle ne put retenir un cri de joie, et d'un geste rapide elle porta cette lettre à ses lèvres, en répétant:

– Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés!

M. de Chandoré souriait du bonheur de sa petite-fille.

– Seulement, mademoiselle la cachottière, reprit-il, vous aviez, à ce qu'il paraît, de grands secrets àéchanger avec monsieur de Boiscoran, puisque vous aviez adopté un chiffre, ni plus ni moins que des conspirateurs. Maître Folgat et moi y avons perdu notre latin…

 

Alors seulement la jeune fille se rappela la présence de l'avocat de Paris, et, plus rouge qu'une pivoine:

– En ces derniers temps, dit-elle, Jacques et moi, je ne sais à quel propos, avions eu l'occasion de parler des moyens imaginés pour correspondre secrètement, et il m'a enseigné celui-ci. Deux correspondants font choix d'un ouvrage quelconque et en ont chacun un exemplaire de la mêmeédition. Celui quiécrit cherche dans son exemplaire les mots dont il a besoin et les indique par des chiffres. Celui qui reçoit la lettre, avec les chiffres, retrouve les mots. Ainsi, dans le billet de Jacques, les numéros suivis de deux points indiquent une page, et les autres le numéro d'ordre des mots choisis dans cette page.

– Eh! eh! fit grand-père Chandoré, j'aurais cherché longtemps!

– C'est très simple, continua Mlle Denise, très connu et cependant très sûr. Comment unétranger devinerait-il le livre choisi par les correspondants? Puis il est des moyens encore, pour dérouter les indiscrétions. On convient, par exemple, que jamais les chiffres n'auront leur valeur, ou plutôt que cette valeur variera selon que le jour où on reçoit la lettre est le premier, le second, le troisième ou le dernier de la semaine. Ainsi, aujourd'hui nous sommes lundi, premier jour, n'est-ce pas? Eh bien! de chaque numéro de page je dois retirer 1, et ajouter 1 à chaque numéro de lettre.

– Et tu vas t'y reconnaître? fit M. de Chandoré.

– Assurément, bon papa. Dès que Jacques m'a eu expliqué ce système, j'ai tenu à l'essayer, comme de juste. Nous avons choisi un livre que j'aime beaucoup, Le Lac Ontario, de Cooper, et nous nous amusions à nousécrire des lettres infinies. Oh! cela occupe, va, et c'est long, parce qu'on ne trouve pas toujours les mots qu'on voudrait employer, et qu'il faut alors les désigner lettre par lettre.

– Et monsieur de Boiscoran a le Lac Ontario dans sa prison? demanda Maître Folgat.

– Oui, monsieur, je l'ai appris par monsieur Méchinet. Le premier soin de Jacques, dès qu'il s'est vu au secret, aété de demander quelques romans de Cooper, et monsieur Galpin-Daveline qui est si fin, si clairvoyant, si défiant, est allé les lui chercher lui-même. Jacques comptait sur moi, monsieur…

– Alors, chère fille, va nous déchiffrer cetteénigme, dit M. de Chandoré.

Et dès qu'elle fut sortie:

– Comme elle l'aime, murmura-t-il, comme elle l'aime, ce Jacques!… S'il lui arrivait malheur, monsieur, elle en mourrait…

Maître Folgat ne répondit pas, et il s'écoula près d'une heure avant que Mlle Denise, enfermée dans sa chambre, réussît à rassembler tous les mots désignés par les chiffres de Jacques de Boiscoran.

Mais lorsqu'elle eut achevé et qu'elle reparut dans le cabinet de son grand-père, le plus profond désespoir se lisait sur son jeune visage.

– C'est horrible! dit-elle.

La même idée, telle qu'une flèche aiguë, traversa l'esprit de M. de Chandoré et de maître Folgat. Jacques avouait-il donc?

– Tenez, lisez, leur dit Mlle Denise en leur tendant sa traduction.

Jacquesécrivait:

Merci de votre lettre, ma bien-aimée. Un pressentiment me l’avait si bien annoncée, que je m'étais procuré le Lac Ontario. Je ne comprends que trop votre douleur de voir que ma détention se prolonge et que je ne me disculpe pas. Si je me suis tu, c'est que j'espérais que les preuves de mon innocence viendraient du dehors. Je reconnais que l'espérer encore serait insensé et qu'il faudra que je parle. Je parlerai. Mais ce que j'ai à dire est si grave que je garderai le silence tant qu'il ne me sera pas permis de consulter un homme qui ait toute ma confiance. C'est plus que de la prudence qu'il me faut maintenant, c'est de l'habileté. Jusqu'à ce moment, fort de mon innocence, j'étais tranquille. Mon dernier interrogatoire vient de m'ouvrir les yeux et de me montrer l'étendue du danger que je cours.

Mes angoisses seront affreuses jusqu'au jour où je pourrai voir un avocat. Merci à ma mère d'en avoir amené un. J'espère qu'il me pardonnera de m'adresser d'abord à un autre qu'à lui. J'ai besoin d'un homme qui connaisse à fond notre pays et ses mœurs. C'est maître Mergis que je choisis, et je vous charge de l'avertir de se tenir prêt pour le jour où, l'instructionétant terminée, le secret sera levé.

Jusque-là, rien à faire, rien, que d'obtenir, si c'est possible, qu'on retire mon affaire à G. D. et qu'on la confie à un autre. Cet homme se conduit indignement. Il me veut coupable absolument, il commettrait un crime pour m'en accuser, et il n’est sorte de piège qu’il ne me tende. Il faut me faire violence pour garder mon calme, toutes les fois que je vois entrer dans ma prison ce juge qui s'est dit mon ami.

Ah! chers, j'expie bien cruellement une faute dont, jusqu'ici, je n'avais pour ainsi dire pas eu conscience!

Et vous, mon unique amie, me pardonnerez-vous jamais les horribles tourments que je vous cause…

J'en aurais beaucoup encore à vous dire; mais le détenu qui m'a remis votre billet m'a dit de me hâter, et les mots sont longs à rassembler…

La lecture de cette lettre achevée, maître Folgat et M. de Chandoré détournèrent tristement la tête, craignant peut-être que Mlle Denise ne surprît dans leurs yeux le secret de leurs pensées. Mais elle ne comprit que trop ce que signifiait ce mouvement.

– Douterais-tu donc de Jacques, grand-père! s'écria-t-elle.

– Non, murmura faiblement M. de Chandoré, non…

– Et vous, maître Folgat, seriez-vous froissé de ce que Jacques veut consulter un autre avocat que vous?

– J'auraisété le premier, mademoiselle, à lui conseiller de voir un homme du pays.

Il fallait à Mlle Denise toute sonénergie pour retenir ses larmes.

– Oui, cette lettre est terrible, dit-elle; mais comment ne le serait-elle pas! Ne comprenez-vous pas que Jacques est désespéré, que sa raison chancelle après tant de tortures imméritées…

Quelques coups légers frappés à la porte l'interrompirent.

– C'est moi, disait la voix de Mme de Boiscoran.

Grand-père Chandoré, maître Folgat et Mlle Denise se consultèrent un instant du regard. Enfin:

– La situation est trop grave, annonça l'avocat, pour que la mère de monsieur de Boiscoran ne soit pas consultée…

Et il se leva pour ouvrir.

Depuis que tenaient conseil Mlle Denise, son grand-père et maître Folgat, un domestique, à cinq reprises différentes, était venu leur crier à travers la porte fermée au verrou que la soupeétait sur la table. «C'est bien», avaient-ils répondu à chaque fois. Mais comme ils ne descendaient toujours pas, Mme de Boiscoran avait fini par comprendre qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Or, que pouvaitêtre ce quelque chose, pour qu'on lui en fît mystère? On ne lui eût pas caché, pensait-elle, unévénement heureux!

C'est donc avec la très ferme résolution de se faire ouvrir qu'elleétait montée frapper au cabinet de M. de Chandoré. Et dès que maître Folgat lui eut ouvert, dès en entrant:

– Je veux savoir! dit-elle.

Mlle Denise lui répondit:

– Quoi qu'il arrive, madame, dit-elle, rappelez-vous qu'un seul mot de ce que je vais vous confier, arraché à votre douleur ou à votre joie, suffirait pour perdre un honnête homme envers qui nous avons contracté une de ces dettes dont on ne s'acquitte jamais. J'ai réussi à lier une correspondance entre nous et Jacques…

– Denise!

– Je lui aiécrit, ma mère, je viens de recevoir sa réponse… lisez-la.

Saisie d'une sorte de délire, la marquise de Boiscoran se jeta sur la traduction que lui tendait la jeune fille.

Mais à mesure qu'elle lisait, on pouvait voir à chaque ligne tout son sang se retirer de son visage, ses lèvres blêmir, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante. Et à la fin, la lettreéchappant à ses mains défaillantes, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, en balbutiant:

– Pourquoi lutter, puisque nous sommes perdus!

Superbe fut le geste de Mlle Denise, et admirable l'accent dont elle s'écria:

– Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite, ma mère, que Jacques est un incendiaire et un assassin!

Et secouant la tête d'un mouvement d'indomptableénergie, la lèvre frémissante, promenant autour d'elle un regard oùéclataient la colère et le dédain:

– Resterais-je donc seule, fit-elle, à le défendre, lui qui comptait tant d'amis en ses jours prospères! Soit…

Moinsému, comme de raison, que M. de Chandoré et Mme de Boiscoran, maître Folgat avaitété le premier à se remettre.

– Nous serions deux, en tout cas, mademoiselle, interrompit-il; car je serais impardonnable si je me laissais influencer par cette lettre. Je serais sans excuse, moi qui sais par expérience ce que votre cœur a deviné. La prison préventive a des angoisses qui dissolvent les caractères les plus vigoureusement trempés. Les jours s'y traînent interminables et les nuits y ont des terreurs sans nom. L'innocent, dans la cellule des secrets, se voit devenir coupable, de même que l'homme le plus sain d'esprit sent son cerveau se troubler dans le cabanon des fous…

Mlle de Chandoré ne le laissa pas poursuivre.

– Voilà, monsieur, s'écria-t-elle, ce que je sentais, ce que je n'aurais pas su exprimer comme vous!

Honteux de leur défaillance, grand-père Chandoré et la marquise de Boiscoran s'efforçaient de réagir contre le doute affreux qui un moment les avait terrassés.

– Enfin, quel parti prendre? fit la marquise d'une voix faible.

– Votre fils nous l'indique, madame, répondit l'avocat de Paris; nous n'avons qu'à attendre la fin de l'instruction.

– Pardon, dit M. de Chandoré, nous avons à obtenir un changement de juge…

Maître Folgat secoua la tête.

– Malheureusement, fit-il, ce n'est là qu'un rêve irréalisable. On ne récuse pas comme un simple juré un juge d'instruction agissant à ce titre.

– Cependant…

– Le législateur a voulu, selon l'énergique expression d'Ayrault, que rien ne pût prévaloir contre le juge d'instruction, lui couper le chemin ou brider sa puissance. L'article 542 du code d'instruction criminelle est formel.

– Et… que dit cet article? interrogea Mlle Denise.

– Il dit en substance, mademoiselle, que la récusation proposée par un prévenu contre un juge d'instruction constitue une demande en renvoi pour cause de suspicion légitime, demande sur laquelle il n'appartient qu'à la cour de cassation de statuer, parce que le juge d'instruction, dans les limites de sa compétence, constitue à lui seul une juridiction… Je ne sais si je m'exprime clairement?

– Oh! très clairement, déclara M. de Chandoré. Seulement, puisque Jacques le désire…

– C'est vrai, monsieur; mais monsieur de Boiscoran ne sait pas…

– Pardon! Il sait que son juge est son mortel ennemi…

– Soit. En quoi serons-nous plus avancés d'obéir? Pensez-vous donc que la demande en renvoi empêcherait monsieur Galpin-Daveline de continuer à suivre la procédure? Point. Il la suivrait jusqu'à la décision de la cour de cassation. Il serait, jusque-là, c'est vrai, empêché de rendre une ordonnance définitive; mais monsieur de Boiscoran doit la souhaiter, cette ordonnance, dont le premier effet sera de lever le secret et de lui permettre de voir son avocat.

– C'est atroce! murmura M. de Chandoré. Oui, c'est atroce, en effet, mais c'est la loi. Et ils sont heureux, ceux qui jamais en leur vie, qu'il s'agisse d'eux ou d'unêtre cher, n'ont eu l'occasion d'ouvrir ce livre formidable qui s'appelle le Code, et d'y chercher, le cœur serré d'une inexplicable anxiété, l'article fatidique et inexorable d'où dépend leur destinée…

Mais, depuis un moment déjà, Mlle Denise réfléchissait.

– Je vous ai bien compris, monsieur, dit-elle au jeune avocat, et dès demain vos objections seront soumises à monsieur de Boiscoran.

– Et surtout, insista le jeune avocat, expliquez-lui bien que toutes nos démarches, dans le sens qu'il indique, tourneraient contre lui. Monsieur Galpin-Daveline est notre ennemi, mais nous n'avons à articuler contre lui aucun grief positif. On nous répondrait toujours: «Si monsieur de Boiscoran est innocent, que ne parle-t-il…»

C'est ce que ne voulait pas admettre grand-père Chandoré.

– Cependant, commença-t-il, si nous avions pour nous de hautes influences…

– En avons-nous?

– Assurément. Boiscoran a des amis intelligents qui ont su rester fort puissants sous tous les régimes. Il aété fort lié, jadis, avec monsieur de Margeril…

Fort significatif fut le geste de maître Folgat.

– Diable! interrompit-il, si monsieur de Margeril voulait nous donner un coup d'épaule… Mais c'est un homme peu accessible.

 

– On peut toujours lui dépêcher Boiscoran… Puisqu'il est resté à Paris pour faire des démarches, voilà une occasion. Je luiécrirai ce soir même.

Depuis que ce nom de Margeril avaitété prononcé, Mme de Boiscoranétait devenue plus pâle, s'il est possible. Sur les derniers mots du vieux gentilhomme, elle se dressa, et vivement:

– N'écrivez pas, monsieur, dit-elle, ce serait inutile, je ne le veux pas…

Siévidentétait son trouble que les autres enétaient confondus.

– Boiscoran et monsieur de Margeril sont donc brouillés? interrogea M. de Chandoré.

– Oui.

– Mais il s'agit du salut de Jacques, ma mère! s'écria Mlle Denise.

Hélas! la pauvre femme ne pouvait pas dire quels soupçons avaient troublé la vie du marquis de Boiscoran, ni combien cruellement la mère payait en ce moment une imprudence de l'épouse.

– S'il le fallait absolument, fit-elle d'une voixétouffée, si c'était là notre suprême ressource… c'est moi qui irais trouver monsieur de Margeril…

Seul, maître Folgat eut le soupçon des douloureux souvenirs que ce noméveillait dans l'âme de Mme de Boiscoran. Aussi, intervenant:

– En toutétat de cause, déclara-t-il, mon avis est d'attendre la fin de l'instruction. Cependant je puis me tromper, et avant de répondre à monsieur Jacques, je désire que l'avocat qu'il nous désigne soit consulté.

– Voilà certainement le parti le plus sage, approuva M. de Chandoré.

Et sonnant un domestique, il lui commanda de se rendre chez maître Mergis, le prier de passer après son dîner.

Le choix de Jacques de Boiscoranétait heureux. M. Magloire Mergis, plus connu sous le nom de maître Magloire, passait à Sauveterre pour le plus habile et le pluséloquent avocat, non seulement du département, mais encore de tout le ressort de Poitiers. Il avait encore, ce qui est plus rare et bien autrement glorieux, une réputation inattaquable et bien méritée d'intégrité et d'honneur. Ilétait connu que jamais il n'eût consenti à plaider une causeéquivoque, et on citait de lui des traits héroïques, tels que de jeter à la porte par lesépaules les clients assez mal avisés pour venir, l'argent à la main, le supplier de se charger de quelque affaire véreuse.

Aussi n'était-il guère riche et gardait-il, à cinquante-quatre ou cinq ans qu'il avait, les habitudes modestes et frugales d'un débutant sans fortune. Marié jeune, maître Magloire avait perdu sa femme après quelques mois de ménage, et jamais il ne s'était consolé de cette perte. Après plus de trente ans, la plaie n'était pas cicatrisée, et toujours, fidèlement, à de certainesépoques, on le voyait traverser la ville, un gros bouquet à la main, et s'acheminer vers le cimetière.

De tout autre, les esprits forts de Sauveterre ne se fussent pas privés de rire. De lui ils n'osaient, tantétait grand le respect qu'imposait cet honnête homme, au visage calme et serein, aux yeux clairs et fiers, aux lèvres finement dessinées, véritables lèvres d'orateur, traduisant tour à tour la pitié ou la colère, la raillerie ou le dédain.

De même que le docteur Seignebos, maître Magloireétait républicain, et aux dernièresélections de l'empire, il avait fallu aux bonapartistes d'incroyables efforts, l'appui de l'administration et quantité de manœuvres assez louches pour parvenir à l'écarter de la Chambre. Encore n'eussent-ils pas réussi sans le concours de M. de Claudieuse, qui ne les aimait guère cependant, et qui avait déterminé un grand nombre d'électeurs à s'abstenir.

Voilà l'homme qui, sur les neuf heures du soir, se rendant à l'invitation de M. de Chandoré, se présentait rue de la Rampe.

Mlle Denise et son grand-père, Mme de Boiscoran et maître Folgat l'attendaient.

Il les salua d'un air affectueux, mais en même temps si triste que Mlle Denise en reçut un coup au cœur. Elle crut comprendre que maître Magloire n'était paséloigné de croire à la culpabilité de Jacques de Boiscoran. Et elle ne se trompait pas, car maître Magloire ne tarda pas à le donner à entendre, avec de grands ménagements, sans doute, mais très clairement.

Ayant passé la journée au Palais, il avait recueilli l'opinion des membres du tribunal, et cette opinionétait loin d'être favorable au prévenu. En de telles conditions, se prêter aux désirs de Jacques et introduire contre M. Daveline une demande en renvoi eûtété une impardonnable faute.

– L'instruction durera donc des années! s'écria Mlle Denise, puisque monsieur Galpin-Daveline prétend obtenir de Jacques l'aveu d'un crime qu'il n'a pas commis.

Maître Magloire secoua la tête.

– Je crois, au contraire, mademoiselle, répondit-il, que l'instruction sera bientôt terminée.

– Si Jacques se tait, cependant…

– Le mutisme d'un prévenu, pas plus que son caprice ou son obstination, ne saurait entraver la marche de la procédure. Mis en demeure de produire sa justification, s'il refuse de le faire, la justice passe outre…

– Pourtant, monsieur, quand un prévenu a des raisons…

– Il n'y a jamais de raisons valables de se laisser accuser injustement. Cependant le cas aété prévu. Libre au prévenu de ne pas répondre à une question qui l'embarrasse: Nemo tenetur prodere se ipsum. Mais avouez que ce refus de répondre autorise le juge à considérer comme décisives les charges sur lesquelles le prévenu ne s'explique pas.

Plusétait calme le célèbre avocat de Sauveterre, plus ses auditeurs, à l'exception de maître Folgat, étaient effrayés. Enécoutant ces expressions techniques qu'il employait, ils se sentaient glacés jusqu'aux moelles, comme les amis d'un blessé qui entendent le chirurgien repasser des bistouris.

– Ainsi, monsieur, demanda d'une voix faible Mme de Boiscoran, la situation de mon malheureux fils vous paraît grave…

– J'ai dit périlleuse, madame.

– Vous pensez avec maître Folgat que chaque jour qui s'écoule ajoute au danger qu'il court…

– Je n'en suis que trop sûr. Et si monsieur de Boiscoran est réellement innocent…

– Ah! monsieur, interrompit Mlle Denise, monsieur, pouvez-vous parler ainsi, vous quiêtes l'ami de Jacques…

C'est d'un air de commisération profonde, et bien sincère, que maître Magloire considéra un moment la jeune fille. Puis:

– C'est parce que je suis un ami, mademoiselle, répondit-il, que je vous dois la vérité. Oui, j'ai connu et apprécié les hautes qualités de monsieur de Boiscoran, je l'ai aimé, je l'aime… Mais ce n'est pas avec le cœur, c'est avec la raison qu'il faut examiner la situation. Jacques est homme, c'est par d'autres hommes qu'il sera jugé. Il y a de sa culpabilité des indices matériels, palpables, tangibles. Quelles preuves avez-vous à offrir de son innocence? Des preuves morales!…

– Mon Dieu! murmurait Mlle Denise.

Je pense donc comme mon honorable confrère… (Et maître Magloire saluait maître Folgat.) Je crois fermement que si monsieur de Boiscoran est innocent, il a adopté un système déplorable. Ah! si par bonheur il a un alibi, qu'il se hâte, qu'il se hâte de le produire! Qu'il ne laisse pas la procédure arriver à la chambre des mises en accusation! Une fois là, un prévenu est aux trois quarts condamné.

Positivement, le cramoisi des joues de M. de Chandoré pâlissait.

– Et cependant, s'écria-t-il, Jacques ne changera pas de système; ce n'est que trop sûr pour qui connaît son entêtement de mule!

– Et, malheureusement, sa résolution est prise, dit Mlle Denise, et maître Magloire, qui le connaît bien, ne le verra que trop par cette lettre qu'il nousécrit.

Jusqu'alors, rien n'avaitété dit qui pût faire soupçonner à l'avocat de Sauveterre le moyen employé pour correspondre avec le prisonnier.

Lui montrant la lettre, il fallait le mettre dans la confidence, et c'est ce que fit Mlle Denise.

Étonné d'abord, il ne tarda pas à froncer le sourcil.

– C'est bien imprudent, murmura-t-il, dès qu'il sut tout, c'est bien hardi… (Et regardant maître Folgat): Notre profession, continua-t-il, a certaines règles dont il est toujours fâcheux… de s'écarter.

Corrompre un greffier, profiter de sa faiblesse et de sa pitié! L'avocat de Paris avait rougi imperceptiblement.

– Je n'aurais jamais conseillé une telle imprudence, dit-il; mais du moment où elleétait commise, je n'ai pas cru devoir refuser d'en profiter, et dussé-je encourir un blâme sévère, ou pis encore… j'en profiterai.