Za darmo

La corde au cou

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Le vieux gentilhomme tressauta.

– Plaisantes-tu! s'écria-t-il. Qu'en veux-tu faire? Mais tu plaisantes sûrement…

– Jamais, au contraire, je n'ai parlé si sérieusement, prononça la jeune fille d'un ton auquel il n'y avait pas à se méprendre. Je t'en conjure, bon papa, au nom de ton affection pour moi, donne-moi ces cent vingt mille francs ce soir, à l'instant… Tu hésites? Ô mon Dieu! c'est peut-être la vie que tu me refuses…

Non, M. de Chandoré n'hésitait plus.

– Puisque tu le veux…, fit-il, je vais monter te les chercher.

Elle battait des mains de joie.

– C'est cela, dit-elle, va vite et habille-toi, parce qu'il faut que je sorte et que tu m'accompagnes.

Et, revenant près des tantes Lavarande et de Mme de Boiscoran:

– Vous m'excuserez de vous quitter, dit-elle, mais j'ai à sortir…

– À cette heure! interrompit tante Élisabeth, où veux-tu aller?

– Chez mes couturières, mesdemoiselles Méchinet, j'ai envie d'une robe…

– Doux Jésus! s'écria tante Adélaïde, cette petite perd l'esprit.

– Je t'assure que non, tante.

– Alors, je vais aller avec toi.

– Non, tante, j'irai seule, s'il te plaît… c'est- à-dire, seule avec bon papa.

Et comme M. de Chandoré reparaissait, les poches gonflées de titres, le chapeau sur la tête et la canne à la main, elle l'entraîna en disant:

– Allons, viens, bon papa, viens, nous sommes très pressés…

7. Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille…

Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille, devant les moindres désirs de cette enfant en qui survivaient, pour lui, vieillard, toutes ses affections brisées par la mort et ses suprêmes espérances, ce n'est pas sans une arrière-pensée qu'ilétait monté prendre, dans son secrétaire, cette fortune qu'elle lui demandait.

Aussi, dès qu'ils furent hors de la maison:

– À présent que nous voilà bien seuls, chère fille, commença-t-il, ne me diras-tu pas ce que tu veux faire de tant d'argent?

– C'est mon secret, répondit-elle.

– Et tu n'as plus assez de confiance en ton vieux père pour le lui dire, chérie?

Il s'arrêtait. Elle l'entraîna de nouveau.

– Tu sauras tout, poursuivit-elle, et avant une heure. Mais… oh! ne te fâche pas, bon papa… J'ai un projet dont je ne comprends que trop la folie. Si je te le disais, tu voudrais peut-être m'en détourner, et si tu réussissais, et qu'ensuite il arrivât malheur à Jacques, je ne survivrais pas à un malheur, et quels ne seraient pas tes regrets, lorsque tu penserais: si je l'avais laissée faire, cependant!

– Denise, cruelle enfant!

– D'un autre côté, continuait-elle, si tu ne parvenais pas à me détourner de mes projets, tu diminuerais certainement mon courage, et j'en ai besoin, va, grand-père, pour oser ce que je vais tenter.

– C'est que, chère enfant, pardonne-moi de te répéter cela, cent vingt mille francs, c'est une très grosse somme, et il y a bien des gens courageux et habiles qui travaillent et se privent toute leur vie sans parvenir à l'amasser…

– Ah! tant mieux, interrompit la jeune fille, tant mieux mille fois. Puisse, en effet, cette fortuneêtre assez tentante pour qu'on ne me la refuse pas!

Grand-père Chandoré commençait à comprendre.

– Avec tout cela, fit-il, tu ne me dis pas où tu me conduis.

– Chez mes couturières.

– Chez les demoiselles Méchinet?

– Oui.

M. de Chandoré dutêtre fixé.

– Nous ne les trouverons pas, dit-il. C'est aujourd'hui dimanche, elles doiventêtre à l'église, pour le salut…

– Nous les trouverons, bon papa, parce qu'elles soupent toujours à sept heures et demie, à cause de leur frère, le greffier. Mais il nous faut nous hâter.

Le vieux gentilhomme se hâtait bien; seulement, il y a loin de la rue de la Rampe à la place du Marché-Neuf. Car c'est place du Marché-Neuf que demeurent les sœurs Méchinet, et dans une maison à elles, s'il vous plaît – une maison qui devait réaliser le rêve de leurs jours et qui est devenue le cauchemar de leurs nuits.

C'est l'année qui a précédé la guerre qu'elles ont acquis cet immeuble, sur les conseils de leur frère, et de moitié avec lui, moyennant une somme totale de quarante-sept mille francs, y compris les frais. C'était une brillante affaire, car le rez-de-chaussée et le premierétage sont loués deux mille trois cents francs par an au plus grosépicier de Sauveterre.

Les Méchinet ne crurent pas commettre une imprudence en consacrant à cette acquisition dix mille francs, et en s'engageant à payer le reste en trois ans.

La première année, tout alla bien. Mais la guerre survenant et ses désastres, les revenus du frère et des deux sœurs se trouvèrent taris, et réduits auxémoluments de la place de greffier, ils durent s'imposer les plus rudes privations et encore emprunter pour faire face à leurs engagements.

Avec la paix, l'argent commença à leur rentrer, et personne ne doutait à Sauveterre qu'ils ne se sortissent d'affaire, le frèreétant le plus industrieux des hommes, et les sœurs ayant la clientèle des dames «les plus distinguées»de l'arrondissement.

– Bon papa, elles sont chez elles, déclara Mlle Denise en arrivant à la place.

– Tu crois?

– J'en suis sûre. Je vois de la lumière à leurs fenêtres.

M. de Chandoré s'arrêta.

– Que dois-je faire, maintenant? demanda-t-il.

– Tu vas, grand-père, me donner les titres que tu as dans ta poche et m'attendre, en faisant les cent pas, pendant que je monterai chez mesdemoiselles Méchinet. Je te dirais bien de venir, mais ta présence effrayerait… D'ailleurs, si la démarche tournait mal, venant d'une jeune fille elle serait sans conséquences…

Le vieux gentilhomme n'avait plus de doutes.

– Tu ne réussiras pas, ma pauvre enfant, fit-il.

– Oh! Mon Dieu! dit-elle, retenant à peine ses larmes, Pourquoi me décourager…

Il ne répondit pas. Étouffant un soupir, il sortit ses titres que Mlle Denise, tant bien que mal, logea dans toutes ses poches et dans le petit sac qu'elle portait à la main.

– Allons, à tout à l'heure, grand-père, dit-elle quand elle eut achevé.

Et légère comme l'oiseau, elle franchit la rue et monta chez ses couturières.

Ces braves filles et leur frère achevaient en ce moment un souper exclusivement composé d'un petit morceau de porc froid et d'une salade largement vinaigrée.

À l'entrée inattendue de Mlle de Chandoré, tous se dressèrent.

– Vous, mademoiselle! s'écria l'aînée des couturières, vous!…

Tout ce qu'il y avait dans ce «vous», Mlle Denise ne le comprenait que trop. Il signifiait, l'intonation aidant: «Quoi! votre fiancé est accusé d'un crime abominable, il a contre lui des charges accablantes, il est en prison, au secret, tout le monde dit qu'il sera condamné, et cependant vous voici!»

Mais Mlle Denise garda aux lèvres le sourire qu'elle s'était imposé.

– Oui, c'est moi, répondit-elle. J'ai absolument besoin de deux robes pour la semaine prochaine, et je viens vous prier de me montrer deséchantillons.

Toujours sur les conseils de leur frère, les demoiselles Méchinet s'étaient entendues avec un magasin de Bordeaux, qui leur confiait deséchantillons de toutes sesétoffes et qui leur payait une remise sur ce qu'elles vendaient.

– Je suis à vous, mademoiselle, répondit la sœur aînée, permettez-moi seulement d'allumer une lampe, on n'y voit presque plus… (Et tout en essuyant le verre et en coupant la mèche): Est-ce que tu ne vas pas à ton orphéon? demanda-t-elle à son frère.

– Pas ce soir, répondit-il.

– On t'attend, cependant.

– Non, j'ai prévenu. J'ai deux cartes à mettre sur pierre pour mon imprimeur, et des copies très pressées à achever pour le tribunal. (Tout en répondant, il avait plié sa serviette et allumé une bougie.) Bonne nuit, dit-ilà ses sœurs, car vous ne me reverrez pas ce soir.

Et, s'étant incliné profondément devant Mlle de Chandoré, il sortit, sa bougie à la main.

– Où va donc votre frère? demanda vivement Mlle Denise.

– Chez lui, mademoiselle. Sa chambre est en face de celle-ci, de l'autre côté de l'escalier.

Mlle de Chandoré était plus rouge que le feu. Allait-elle donc laisseréchapper l'occasion qui la servait au-delà de ses espérances?

Rassemblant tout ce qu'elle avait d'énergie:

– Mais au fait! s'écria-t-elle, j'ai deux mots à lui dire, à votre frère, mes chères demoiselles… Attendez-moi, je reviens à l'instant.

Et elle s'élança dehors, laissant les couturières béantes de stupeur et se demandant si le coup dont elle venait d'être atteinte n'avait pas troublé sa raison.

Le greffier, lui, était encore sur le palier, cherchant dans sa poche la clef de sa chambre.

– Il faut que je vous parle, lui dit Mlle Denise, à l'instant.

Si grand fut l'étonnement de Méchinet, qu'il ne trouva rien à répondre. Il fit seulement un mouvement comme pour revenir chez ses sœurs.

– Non, chez vous, fit la jeune fille, il ne faut pas qu'on puisse nous entendre… Ouvrez, monsieur, mais ouvrez donc, on peut venir.

Le fait est qu'ilétait tellement abasourdi qu'il fut plus d'une demi-minute à introduire la clef dans la serrure. Enfin, la porte s'étant ouverte, il s'effaça pour que Mlle Denise passât la première.

Mais elle:

– Non, dit-elle, entrez…

Il obéit. Elle le suivit, et, une fois dans la chambre, elle referma la porte, poussant même une targette qu'elle avait aperçue.

Méchinet, le greffier, était, à Sauveterre, renommé pour son aplomb. Mlle de Chandoré, elle, était la timidité même, et pour un rien rougissait jusqu'au blanc des yeux et demeurait sans voix. Pourtant, ce n'était pas la jeune fille quiétait interdite, en ce moment.

– Asseyez-vous, monsieur Méchinet, dit-elle, etécoutez-moi.

 

Il posa son flambeau sur la table et s'assit.

– Vous me connaissez, n'est-ce pas? commença Mlle Denise.

– Assurément, mademoiselle.

– Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire que mon mariage est arrêté avec monsieur Jacques de Boiscoran?

Comme s'il eûtété mû par un ressort, le greffier se dressa, se frappant le front d'un furieux coup de poing.

– Ah! fichue bête que je suis! s'écria-t-il, je comprends.

– Oui, c'est bien cela, continua la jeune fille, je viens vous parler de monsieur de Boiscoran, de mon fiancé, de mon mari!

Elle s'arrêta, et durant plus d'une minute Méchinet et elle restèrent face à face, silencieux et immobiles, les yeux dans les yeux, lui se demandant ce qu'elle allait lui proposer, elle essayant de deviner ce qu'elle pouvait oser.

– Vous devez donc comprendre ce que je souffre, monsieur, reprit-elle enfin, depuis trois jours que monsieur de Boiscoran est en prison, accusé du plus lâche des crimes!

– Oh, oui! je le comprends! s'écria le greffier. (Et, emporté par sonémotion): Mais je puis vous affirmer, poursuivit-il, que moi qui ai assisté à toute l'instruction et qui ai l'expérience des affaires criminelles, je crois monsieur de Boiscoran innocent. Tel n'est pas, je le sais, l'avis de monsieur Galpin-Daveline, ni de monsieur Daubigeon, ni de ces messieurs du tribunal, ni de la ville entière, n'importe! c'est le mien. J'étais là, voyez-vous, quand on est allé prendre monsieur de Boiscoran au saut du lit. Eh bien! rien qu'au timbre de sa voix, quand il s'estécrié: «Eh! c'est ce cher Daveline!», je me suis dit: cet homme n'est pas coupable!

– Oh! monsieur, balbutiait Mlle Denise, merci, merci…

– Il n'y a pas à me remercier, mademoiselle, car le temps n'a fait qu'affermir ma conviction. Est-ce que jamais un coupable aurait l'attitude de monsieur de Boiscoran! Tenez, ce tantôt, lorsque nous sommes allés lever les scellés, il fallait le voir, calme, digne, répondant froidement aux questions qui luiétaient adressées. À ce point que je n'ai pu me retenir de dire à monsieur Galpin-Daveline ce que je pensais. Il m'a répondu que je n'étais qu'un sot. Eh bien! moi, je soutiens que c'est lui qui est… pardon!… que c'est lui qui se trompe. Plus j'étudie monsieur de Boiscoran, plus il me fait l'effet d'un homme qui n'a qu'un mot à dire pour se justifier.

Mlle Deniseécoutait avec une telle intensité d'attention qu'elle oubliait presque pourquoi elleétait venue.

– Ainsi, fit-elle, monsieur de Boiscoran ne vous semble pas trop affecté?

– Je mentirais, mademoiselle, si je vous disais qu'il n'est pas triste. Mais pour inquiet, non, il ne l'est pas. Le premierétourdissement passé, son sang-froid ne s'est plus démenti, et c'est en vain que depuis trois jours monsieur Galpin-Davelineépuise tout ce qu'il a de pénétration et de sagacité…

Mais il s'arrêta court, tel qu'un homme ivre qui, recouvrant soudain sa lucidité, reconnaît que le vin lui a trop délié la langue.

– Mon Dieu! qu'est-ce que je dis là! s'écria-t-il. Au nom du ciel, mademoiselle, ne répétez à personne ce que vient de m'arracher ma respectueuse sympathie.

Pour Mlle Denise, le moment décisifétait arrivé.

– Si vous me connaissiez mieux, monsieur, prononça-t-elle, vous sauriez qu'on peut compter sur ma discrétion. Ne vous repentez pas d'avoir, par votre confiance, apporté quelque adoucissement à une horrible douleur. Ne vous repentez pas, car… (Sa voix faiblissait, et il lui fallut un effort pour ajouter): Car je viens vous demander plus encore, oh, oui! bien plus!…

Méchinetétait devenu affreusement pâle.

– Plus un mot, mademoiselle, interrompit-il violemment, votre espoir seul est une injure. Ignorez-vous donc ce qu'est ma profession, et que par serment je me suis engagé àêtre aussi muet que les cellules où l'on enferme les prisonniers. Moi, un greffier, livrer le secret d'une instruction criminelle…

Mlle de Chandoré tremblait comme la feuille, mais son esprit restait net et clair.

– Vous laisseriez plutôt, fit-elle, périr un infortuné…

– Mademoiselle!

– Vous laisseriez condamner un innocent lorsqu'il vous serait possible de dissiper, d'un mot, l'épouvantable erreur dont il est victime. Vous vous diriez: c'est malheureux, mais j'ai juré de me taire… et vous le verriez, d'une conscience tranquille, monter à l'échafaud!… Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai!

– Je vous l'ai dit, mademoiselle, je crois monsieur de Boiscoran innocent…

– Et vous refusez de m'aider à faireéclater son innocence! Ô mon Dieu! Quelle idée les hommes se font-ils donc du devoir! Comment vousémouvoir, comment vous convaincre? Faut-il vous rappeler ce que doiventêtre les tortures de cet honnête homme, accusé d'un ignoble assassinat! Dois-je vous dire nos mortelles angoisses, à nous, ses amis, ses parents, les larmes de sa mère, ma douleur à moi, sa fiancée! Nous le savons innocent, et cependant nous ne pouvons faireéclater son innocence, faute d'un ami qui ait pitié de nous!

De sa vie, le greffier n'avait eu de tels accents. Remué jusqu'au plus profond de l'âme:

– Que voulez-vous donc de moi? demanda-t-il, frémissant.

– Oh! bien peu de chose, monsieur, bien peu… Que vous fassiez tenir dix lignes à monsieur de Boiscoran, rien que dix lignes, et que vous nous rapportiez sa réponse.

L'audace de la proposition parut frapper le greffier d'épouvante.

– Jamais! prononça-t-il.

– Vous resterez impitoyable!

– Ce serait forfaire à l'honneur…

– Et laisser condamner un innocent, que serait-ce donc?

L'angoisse de Méchinetétait visible. Étourdi, bouleversé, il ne savait que résoudre ni que répondre. Enfin, un motif de refus se présentant à son esprit en détresse:

– Et si j'étais découvert, balbutia-t-il. Ce serait perdre ma place, ruiner mes sœurs, briser mon avenir…

D'une main fiévreuse, Mlle Denise retirait de ses poches et jetait en tas sur la table les titres que lui avait donnés son grand-père.

– Il y a là cent vingt mille francs…, commença-t-elle.

Violemment le greffier se rejeta en arrière.

– De l'argent! s'écria-t-il, vous m'offrez de l'argent!

– Oh! ne vous offensez pas, reprit la jeune fille, d'un accent àémouvoir les pierres. Voudrais-je vous offenser, vous, à qui je demande plus que la vie? Il est de ces services qui ne se payent pas. Mais si les ennemis de monsieur de Boiscoran viennent à savoir que vous nous avez aidés, c'est contre vous que se tournera leur rage…

Machinalement, le greffier dénouait sa cravate. La lutte, au-dedans de lui, devaitêtre terrible. Ilétouffait.

– Cent vingt mille francs! fit-il d'une voix rauque.

– N'est-ce pas assez! insista la jeune fille. Oui, vous avez raison, c'est trop peu; mais j'en ai autant, j'en ai le double à votre disposition!

Blême, les yeux hagards, Méchinet s'était rapproché, et d'un geste convulsif il maniait cette masse de titres en répétant:

– Six mille livres de rentes!… Six mille livres de rente!…

– Non, le double, dit Mlle Denise, et en même temps notre reconnaissance, notre amitié dévouée, toute l'influence des familles réunies de Chandoré et de Boiscoran, c'est- à-dire la fortune, la considération, une situation enviée…

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, le greffier avait repris possession de lui-même.

– Assez, mademoiselle, dit-il, assez! (Et d'une voix résolue, bien que tremblante encore): Reprenez cet argent, continua-t-il. Quand on fait ce que vous me demandez, quand on trahit son devoir, si c'est pour de l'argent, on est le dernier des misérables. Si on n'a eu d'autre mobile qu'une conviction sincère et l'intérêt de la vérité, on peut passer pour fou, on n'en reste pas moins digne de l'estime des gens d'honneur… Reprenez cette fortune, mademoiselle, qui a fait un instant vaciller la conscience d'un honnête homme. Je ferai ce que vous désirez, mais… pour rien.

Si grand-père Chandoré s'impatientait à faire les cent pas sur la place du Marché-Neuf, les sœurs Méchinet, dans leur atelier, trouvaient le temps bien plus long encore.

– Qu'est-ce, se demandaient-elles l'une à l'autre, qu'est-ce que mademoiselle de Chandoré peut bien avoir à dire à notre frère?

Au bout de dix minutes, leur curiosité, irritée par les conjectures les plus insensées, devint un tel supplice que, n'y tenant plus, elles se décidèrent à aller frapper à la chambre du greffier.

– Ah! laissez-moi en repos! leur cria-t-il, irrité d'être ainsi interrompu. (Mais réfléchissant, il courut ouvrir, et plus doucement): Rentrez chez vous, dit-ilà ces bonnes filles, et si vous tenez à m'épargner les plus graves désagréments, ne parlez à personne de l'entretien que mademoiselle de Chandoré et moi avons en ce moment.

Dressées à obéir, les deux sœurs se retirèrent, mais non si vivement qu'elles n'eussent eu le temps d'apercevoir les titres que Mlle Denise avait jetés sur la table, et quiétaient des obligations de Paris-Lyon-Méditerranée. Or, précisément, les demoiselles Méchinet connaissaient ces obligations pour en avoir possédé huit, autrefois, avant l'achat de leur maison.

Leur ardent désir de savoir se compliqua donc aussitôt d'une vague terreur, et dès qu'elles furent rentrées:

– Tu as vu? demanda la cadette.

– Oui, ces titres, répondit l'autre.

– Il y en avait bien cinq ou six cents…

– Peut-être plus.

– C'est- à-dire pour une somme considérable.

– Énorme.

– Qu'est-ce que cela signifie, sainte Vierge! et à quoi faut-il nous attendre?

– Et notre frère qui nous recommande le secret!

– Ilétait plus blanc que sa chemise, et affreusement troublé.

– Mademoiselle de Chandoré pleurait comme une Madeleine…

C'était vrai. Tant qu'elle avait douté du résultat, Mlle Denise avaitété soutenue par cette idée que le salut de Jacques dépendait de son courage à elle, sa fiancée, et de sa présence d'esprit. Certaine du succès, elle n'avait plus su maîtriser sonémotion et, brisée par l'effort, elle s'était affaissée sur une chaise en fondant en larmes.

Ayant refermé sa porte, le greffier la considéra un moment et, plus maître de soi qu'il l'avaitété jusqu'alors:

– Mademoiselle…, commença-t-il.

Mais, au son de sa voix, elle se dressa, et lui prenant les mains qu'elle garda un instant entre les siennes:

– Comment vous remercier, monsieur! s'écria-t-elle, comment vous prouver jamais l'étendue de ma reconnaissance!

Si l'idéeétait venue au greffier de se dédire, elle se fût envolée, tant irrésistiblement il subissait le charme.

– Ne parlons pas de cela, dit-il avec la brusquerie des gens qui essayent de dissimuler leurémotion.

– Je n'en parlerai plus, monsieur, fit doucement la jeune fille, mais je veux cependant vous dire que nul de nous n'oubliera jamais la dette que nous contractons aujourd'hui. L'immense service que vous allez nous rendre n'est pas sans danger, qu'avez-vous dit. Quoi qu'il advienne, rappelez-vous que, de ce moment, vous avez en nous les plus dévoués des amis.

L'interruption des sœurs Méchinet avait eu cet effet de rendre au greffier une bonne partie de son sang-froid.

– J'espère bien qu'il ne m'arrivera pas malheur, dit-il, et cependant, mademoiselle, je ne dois pas vous cacher que le service que je vais essayer de vous rendre présente beaucoup plus de difficultés qu'on ne croirait…

– Mon Dieu! murmura Mlle Denise.

– Monsieur Daveline, poursuivit le greffier, n'a peut-être pas une intelligence très supérieure, mais il sait son métier, et il est de plus très fin et excessivement défiant. Hier encore, il me disait qu'il prévoyait que la famille de monsieur de Boiscoran tenterait l'impossible pour le soustraire à l'action de la justice. De là, chez lui, des transes incessantes, un redoublement de défiance et un luxe de précautions dont on n'a pas l'idée. S'il osait, ilétablirait son lit en travers la porte de monsieur Jacques…

– Cet homme me hait, monsieur Méchinet…

– Non, mademoiselle, non; mais il est ambitieux, il croit que sa carrière dépend du résultat de cette instruction, et il tremble que son prévenu ne s'envole ou qu'on ne le lui prenne… (Fort perplexeévidemment, Méchinet se grattait l'oreille.) Comment vais-je m'y prendre, continuait-il, pour remettre un billet à monsieur de Boiscoran? S'ilétait averti, ce ne serait rien. Mais il ne l'est pas. Mais il est tout aussi défiant que monsieur Daveline. Il craint toujours qu'on ne lui tende quelque piège, et il se tient sur ses gardes. Si je lui fais un signe, me comprendra-t-il? Et si je fais un signe monsieur Daveline, qui a l'œil d'une pie, ne le surprendra-t-il pas?…

– N'êtes-vous donc jamais seul avec monsieur de Boiscoran, monsieur?

 

– Jamais une seconde, mademoiselle. C'est avec le juge d'instruction que j'entre dans la prison et avec lui que j'en sors. Vous me direz qu'en sortant, comme je passe le dernier, je pourrais laisser tomber adroitement le billet… Mais, quand nous sortons, le geôlier, qui a de bons yeux, est là. J'aurais, de plus, à redouter l'excès de prudence de monsieur de Boiscoran. Voyant un billet lui arriver de cette façon, il serait bien capable de le remettre, sans l'ouvrir, à monsieur Galpin-Daveline… (Il s'arrêta, et, après un moment de réflexion): Le plus sûr, reprit-il, serait peut-être de mettre dans la confidence le geôlier Blangin, ou un détenu qui est chargé de servir et d'espionner monsieur de Boiscoran…

– Frumence Cheminot! fit vivement Mlle Denise.

La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Méchinet.

– Vous savez son nom! dit-il.

– Je le sais, parce que Blangin m'a parlé de ce prisonnier, et que son nom m'a frappé le jour où madame de Boiscoran et moi, ignorant ce que c'est que le secret, sommes allées à la prison demander à voir Jacques.

Le greffier eut un geste de dépit.

– Maintenant, fit-il, je m'explique les terreurs de monsieur Daveline. Il aura eu vent de votre démarche et se sera imaginé que vous vouliez lui enlever son prisonnier. (Il marmotta entre ses dents quelques mots encore que Mlle Denise n'entendit pas; puis se décidant): N'importe! prononça-t-il, j'agirai selon les circonstances. Écrivez votre lettre, mademoiselle, voici de l'encre et du papier…

Pour toute réponse, la jeune fille s'assit à la table de Méchinet; mais au moment de prendre la plume:

– Monsieur de Boiscoran a-t-il des livres dans sa prison? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle. Sur sa demande, monsieur Daveline est allé de sa personne lui chercher, chez monsieur Daubigeon, quelques volumes de voyages et plusieurs romans de Cooper…

Une exclamation joyeuse de Mlle Denise l'interrompit.

– Ô Jacques! s'écria-t-elle, merci d'avoir compté sur moi!

Et sans remarquer le profondétonnement de Méchinet, elleécrivit:

Nous sommes sûrs de votre innocence, Jacques, et cependant nous sommes au désespoir. Votre mère est ici, avec un avocat de Paris, maître Folgat, tout dévoué à nos intérêts. Que devons-nous faire? Donnez-nous vos instructions. Vous pouvez répondre sans crainte, puisque vous avez NOTRE livre.

Denise.

– Lisez, monsieur, dit-elle au greffier dès qu'elle eut terminé.

Mais lui, au lieu d'user de la permission, plia le billet qu'elle lui tendait et le glissa dans une enveloppe qu'il cacheta.

– Oh! vousêtes bon, murmura la jeune fille, touchée de cette délicatesse.

– Non, répondit-il, je cherche simplement à faire le plus honnêtement possible une action… malhonnête. Demain, mademoiselle, j'espère avoir une réponse.

– Je viendrai la chercher…

Méchinet tressaillit.

– Gardez-vous-en bien, mademoiselle, interrompit-il. Les gens de Sauveterre sont assez fins pour comprendre que la toilette ne doit guère vous préoccuper en ce moment, et vos visites ici sembleraient suspectes. Remettez-vous-en à moi du soin de vous faire tenir la réponse de monsieur de Boiscoran.

Pendant que Mlle Deniseécrivait, le greffier avait fait un paquet des titres qu'elle avait apportés. Il le lui remit en disant:

– Prenez, mademoiselle, s'il me fallait de l'argent pour Blangin ou pour Frumence Cheminot, je vous le ferais savoir… Et maintenant… partez. Il est inutile de revoir mes sœurs. Je me charge de leur expliquer votre visite.