Za darmo

La corde au cou

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De là son opiniâtreté à tenir tête à M. Galpin-Daveline, l'amertume de ses contradictions et le sans-façon avec lequel il avait prié «messieurs de la justice»d'aller procéder hors de la chambre où gisait son malade.

– Car ces diables-là, avait-il dit, tueraient un homme pour en tirer le moyen de faire couper la tête à un autre…

Et là-dessus, reprenant ses pinces, ses bistouris et sonéponge, il s'était remis à l'œuvre, et Mme de Claudieuse l'aidant, il avait recommencé à extraire les grains de plomb qui criblaient les chairs du comte.

À neuf heures, il avait fini.

– Non que je prétende avoir tout retiré, déclara-t-il modestement, mais s'il reste encore quelques grains, ils sont hors de ma portée, et il me faut attendre que certains symptômes me révèlent leur présence.

Du reste, ainsi qu'il l'avait prévu, la situation de M. de Claudieuse paraissait fort empirée. À son exaltation première avait succédé une si grande prostration qu'il semblait insensible à tout ce qui se passait autour de son lit. La fièvre traumatique commençait à se manifester par de légers frissons, etétant donné la constitution du comte, ilétait aisé de prévoir que la journée ne s'écoulerait pas sans que le délire s'emparât de son cerveau.

– Je considère cependant le danger comme nul, dit M. Seignebos à la comtesse, après lui avoir signalé, pour qu'elle ne s'en alarmât pas, tous les accidents qui pouvaient survenir, après lui avoir bien recommandé, surtout, de ne laisser personne approcher du lit de son mari, et M. Galpin-Daveline moins que quiconque.

La recommandation n'était pas inutile, car presque au même moment, un paysan vint annoncer qu'il y avait là un bourgeois de Sauveterre, lequel demandait à parler à M. de Claudieuse.

– Qu'il vienne, répondit le docteur. C'est moi qui vais le recevoir.

C'était un nommé Têtard, un ancien huissier qui avait vendu sonétude pour se lancer dans le commerce des pierres.

Seulement, outre qu'ilétait ancien officier ministériel et négociant, ainsi que le portaient ses cartes de visite, ledit Têtardétait le représentant d'une compagnie d'assurances contre l'incendie. C'est en cette dernière qualité qu'il osait se présenter, déclara-t-ilà la comtesse, parlant à sa personne.

Il avait ouï dire que les bâtiments du Valpinson, assurés à sa compagnie, venaient d'être détruits, et que l'incendie avaitété allumé sciemment par M. de Boiscoran, et c'est sur ce sujet qu'il voulait conférer avec M. de Claudieuse. Loin de lui, protestait-il, la pensée de décliner la responsabilité de sa compagnie; seulement il tenait à réserver pour elle le recours légal contre M. de Boiscoran, lequel avait de la fortune et serait certainement condamné à payer le sinistre dont ilétait l'auteur. Mais certaines formalitésétaient nécessaires, et il venait engager M. de Claudieuse à prendre, de concert avec lui, Têtard, les mesures…

– Et moi, je vous engage à me montrer les talons! s'écria M. Seignebos d'une voix tonnante, et je vous trouve bien hardi de prononcer ainsi le nom de monsieur de Boiscoran!

M. Têtard fila sans mot dire, et c'est toutému de cet incident que le docteur examina la plus jeune des filles de Mme de Claudieuse, celle qu'elle veillait au moment de la catastrophe et qui allait décidément mieux.

Après cela, rien ne le retenait plus au Valpinson.

Il serra soigneusement dans sa trousse les grains de plomb extraits des blessures du comte; puis, attirant Mme de Claudieuse jusqu'au seuil de la pauvre masure:

– Avant de m'éloigner, madame, dit-il, je tiens à vous demander ce que vous pensez desévénements de cette nuit…

Plus pâle qu'une morte, la malheureuse femme semblait ne tenir debout que par un miracle d'énergie. Il n'y avait en elle de vivants que les yeux, qui brillaient d'unéclat extraordinaire.

– Eh! le sais-je, monsieur, répondit-elle d'une voix faible. Ai-je donc, après de si rudesépreuves, la tête assez à moi pour réfléchir?…

– Vous avez cependant interrogé Cocoleu?…

– Qui n'aurais-je pas interrogé pour découvrir la vérité!

– Et le nom qu'il a prononcé ne vous a pas stupéfiée?

– Vous avez dû le voir, monsieur…

– Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'insiste et que je tiens à avoir votre opinion sur l'état mental de Cocoleu.

– Le malheureux est idiot, monsieur, ne le savez-vous pas?

– Je le sais, et c'est pour cela que j'aiété surpris de votre insistance à le faire parler. Vous pensiez donc qu'en dépit de son imbécillité habituelle, il peut avoir quelques lueurs de raison…

– Il venait, l'instant d'avant, d'arracher mes enfants aux flammes.

– Cela prouve son dévouement pour vous.

– Il m'est attaché, en effet, comme le serait un pauvre animal que j'aurais recueilli et dont j'aurais pris soin.

– Soit… Et pourtant son action dénote plus qu'un instinct purement bestial.

– C'est possible. Il m'est arrivé de surprendre chez Cocoleu deséclairs d'intelligence.

Ayant retiré ses lunettes d'or, le docteur les essuyait avec fureur.

– Il est bien fâcheux, grommela-t-il, qu'un de ceséclairs ne l'ait pas illuminé, quand il a vu monsieur de Boiscoran allumer le feu et se préparer à assassiner monsieur de Claudieuse.

Comme si elle eûtété près de défaillir, Mme de Claudieuse s'accotait aux montants de la porte..

– C'est précisément, murmura-t-elle, à l'émotion qu'il a ressentie en voyant les flammes et en entendant les coups de feu, que j'attribue le réveil de la raison de Cocoleu.

– Possible! fit le docteur, possible! (Et, rajustant ses lunettes d'or): C'est, ajouta-t-il, ce que décideront les hommes de l'art à l'examen desquels ce misérable imbécile sera soumis…

– Comment, on va l'examiner!

– Et de près, oui, madame, je vous le promets… Sur quoi je vais avoir l'honneur de vous dire au revoir. Car je reviendrai ici ce soir, si vous ne réussissez pas à vous installer dans la journée à Sauveterre, ce qui serait bien désirable, pour moi d'abord, puis pour votre mari et votre fille, qui sont fort mal dans cette cahute.

Et cela dit, soulevant légèrement son chapeau à larges bords, le docteur Seignebos avait regagné Sauveterre etétait allé tout droit demander impérieusement à M. Séneschal l'arrestation de Cocoleu.

Malheureusement, les gendarmes avaient fait buisson creux, et M. Seignebos, qui voyait la fâcheuse tournure que prenait l'affaire de Jacques, commençait à s'impatienter horriblement, lorsque le samedi soir, sur les dix heures, M. Séneschal entra chez lui en s'écriant:

– Cocoleu est retrouvé!

D'un saut, le docteur fut debout, canne à la main, chapeau en tête, demandant:

– Où est-il?

– À l'hôpital, où je l'ai moi-même installé dans une chambre isolée.

– J'y cours.

– Quoi! à cette heure.

– Ne suis-je pas un des médecins de l'hôpital, ne doit-il pas m'être ouvert de nuit comme de jour?

– Les sœurs seront couchées…

Le docteur, à dix reprises au moins, haussa lesépaules.

– C'est juste, fit-il ce serait un sacrilège que de troubler leur sommeil, à ces bonnes sœurs, à ces chères sœurs, comme vous dites!… Ah! monsieur le maire, quand donc ferons-nous de la médecine laïque, et quand donc me remplacerez-vous vos saintes filles par de bons et solides infirmiers?

M. Séneschal avait eu, sur ce sujet, trop de prises avec le docteur pour entamer une nouvelle discussion. Il se tut et fit bien, car M. Seignebos se rassit en disant:

– Enfin!… ce sera pour demain.

6. «L'hôpital de Sauveterre, dit le Guide Joanne, est, malgré ses proportions restreintes…

«L'hôpital de Sauveterre, dit le Guide Joanne [3], est, malgré ses proportions restreintes, un desétablissements hospitaliers les mieux entendus des Deux-Charentes. La chapelle et les bâtiments neufs sont dus à la pieuse munificence de la comtesse de Maupaisan, veuve du ministre de Louis-Philippe.»

Mais ce que ne dit pas Joanne, c'est que l'hôpital doit à Mme Séneschal la fondation de trois lits pour les femmes en couches. C'estégalement de ses deniers qu'ontété construits les deux pavillons qui flanquent la grande porte. Un de ces pavillons, celui de droite, est occupé par le portier, le sieur Vaudevin, un vieillard superbe qui jadisétait suisse à la cathédrale et qui aime encore à rappeler ce temps où, par sa magnifique prestance, par son uniforme rouge, son baudrier d'or, sa hallebarde et sa canne à pomme d'argent, il contribuait aux pompes du culte.

Ce portier, le dimanche matin, un peu avant huit heures, fumait sa pipe dans la cour, lorsqu'il vit arriver M. Seignebos.

Le docteur marchait d'un pas plus saccadé que de coutume, le chapeau sur les yeux, signe de bourrasque, et les mains enfoncées jusqu'au coude dans ses poches. Au lieu d'entrer, comme tous les jours avant sa visite, dans le réduit de la sœur pharmacienne, c'est chez madame la supérieure qu'il monta tout droit. là, après un léger salut:

– On a dû, ma sœur, commença-t-il, vous amener hier soir un malade, un idiot du nom de Cocoleu…

– En effet, docteur.

– Où l'avez-vous placé?

– Monsieur le maire lui-même l'a fait installer dans la petite chambre qui est en face de la lingerie.

– Et comment s'est-il comporté?

– Très bien. La sœur veilleuse ne l'a pas entendu bouger.

– Merci, ma sœur, dit M. Seignebos.

Et déjà il gagnait la porte, quand madame la supérieure le retint.

– Montez-vous donc visiter ce malheureux, monsieur le docteur? demanda-t-elle.

 

– Oui, ma sœur, pourquoi?

– C'est que vous ne pouvez pas le voir.

– Je ne puis pas…

– Non, nous avons reçu de monsieur le procureur de la République l'ordre d'empêcher qui que ce soit, hormis la sœur qui le soigne, d'approcher de Cocoleu. Qui que ce soit, docteur, même le médecin, à moins d'urgence, bien entendu.

M. Seignebos eut un geste ironique.

– Ah! vous avez cet ordre, fit-il en ricanant, eh bien, moi, je vous déclare que je le tiens pour nul et non avenu. M'interdire l'accès de mon malade! Voyez-vous cela!… Que monsieur le procureur de la République mande, ordonne et commande en son palais de justice, rien de mieux. Mais ici, dans mon hôpital!… Ma sœur, je monte chez Cocoleu…

– Docteur, vous n'entrerez pas, il y a un gendarme de faction devant la porte.

– Un gendarme!

– Qui nous est arrivé ce matin avec la consigne la plus sévère.

Un instant le docteur demeura abasourdi. Puis tout à coup, avec une violence extraordinaire et deséclats de voix à faire trembler les vitres:

– C'est un procédé inouï! s'écria-t-il, un abus de pouvoir intolérable! Et par les cent mille tonnerres du ciel! j'en aurai raison, et justice me sera rendue, quand je devrais aller jusqu'à Thiers…

Et, sans saluer cette fois, il s'élança dehors, traversa la cour et partit comme un trait dans la direction du logis du procureur de la République.

En ce moment même, M. Daubigeon se levait, mécontent parce qu'il avait passé une mauvaise nuit, ayant passé une mauvaise nuit parce qu'ilétait horriblement préoccupé de cette affaire Boiscoran, comme on disait déjà.

C'est qu'il partageait presque la conviction de M. Galpin-Daveline. Vainement il se rappelait le noble caractère de Jacques, son admirable loyauté, ses sentiments si vifs de l'honneur… les preuvesétaient là, flagrantes, indiscutables.

Il voulait douter, mais l'impitoyable expérience lui criait que le passé d'un homme ne répond pas de son avenir. Et d'ailleurs, de même que plusieurs criminalistes, il pensait, sans trop oser le dire, que beaucoup de grands coupables agissent sous l'empire d'une sorte de vertige, et que c'est ainsi que s'explique la stupidité, la naïveté presque de certains crimes, commis par des gens d'une intelligence supérieure.

N'importe! Depuis son retour de Boiscoran, il s'était tenu obstinément enfermé, et ilétait en train de se promettre de ne pas sortir de la journée lorsqu'on sonna chez lui à briser la sonnette.

L'instant d'après, le docteur Seignebos entrait comme une bombe.

– Je sais ce qui vous amène! s'écria M. Daubigeon. Vous venez pour cet ordre que j'ai donné relativement à Cocoleu…

– C'est bien cela, oui, monsieur, cet ordre est une injure…

– Il m'aété formellement demandé par monsieur Galpin-Daveline…

– Et vous ne le lui avez pas refusé, monsieur. C'est vous seul par conséquent que j'en rends responsable. Vousêtes procureur de la République, c'est- à-dire le chef du parquet et le supérieur de monsieur Galpin.

M. Daubigeon hochait la tête.

– C'est en quoi vous vous trompez, docteur, dit-il. Le juge d'instruction ne dépend ni de moi ni du tribunal. Il est en quelque sorte même indépendant du procureur général, qui peut bien lui adresser des avertissements, mais non lui tracer une ligne de conduite. Monsieur Galpin-Daveline, en tant que juge d'instruction, exerce une juridiction à part, et il est armé de pouvoirs presque illimités. Mieux que personne un juge d'instruction peut dire avec le poète: «Ainsi je veux et j'ordonne, et ma volonté suffit.»Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas…

Positivement, M. Seignebos se sentait désarmé par l'accent de M. Daubigeon.

– Ainsi, fit-il, monsieur Galpin a même le droit de priver un malade des soins du médecin…

– Sous sa responsabilité, oui. Mais telle n'est pas son intention. Il se proposait même de vous convoquer officiellement, quoique ce soit aujourd'hui dimanche, pour assister ce matin à un nouvel interrogatoire de Cocoleu… Je suis surpris que vous n'ayez pas reçu son assignation ou que vous ne l'ayez pas vu à l'hôpitalà l'heure de votre visite…

– Alors, j'y cours! s'écria le médecin.

Et il repartit précipitamment, et bien lui prit de se hâter, car sur le seuil de l'hôpital, il se trouva en face de M. Galpin-Daveline, lequel arrivait d'un pas solennel, suivi de son inévitable greffier, Méchinet.

– Vous arrivez à propos, monsieur le docteur…, commença le juge.

Mais si rapide qu'eûtété la course du docteur, elle lui avait donné le temps de réfléchir et de se calmer. Au lieu donc d'éclater en récriminations:

– Oui, je sais, répondit-il d'un ton de politesse railleuse. C'est au sujet de ce pauvre diable, à qui vous avez donné un gendarme pour garde-malade. Nous pouvons monter, je suis tout à vos ordres…

La chambre où l'on avait placé Cocoleuétait vaste, blanchie à la chaux, et n'avait pour tous meubles qu'un lit, une table et deux chaises. Le lit devraitêtre bon, mais l'idiot en avait enlevé matelas et couvertures et s'était couché tout habillé sur la paillasse. C'est là que le trouvèrent le médecin et le juge.

Il se dressa à leur vue, mais apercevant le gendarme, il poussa un cri et fit un mouvement pour se cacher sous le lit. Ce fut même si manifeste que M. Galpin-Daveline ordonna au gendarme de sortir. S'avançant alors:

– N'aie pas peur, mon garçon, dit-ilà Cocoleu, nous ne te ferons pas de mal. Seulement, il faut nous répondre. Te souviens-tu de ce qui est arrivé l'autre nuit au Valpinson?

Cocoleuéclata de rire, de ce rire navrant particulier aux idiots, mais il ne répondit pas. Et c'est en vain que, pendant une heure, le juge varia ses questions, priant, menaçant et promettant tour à tour, invoquant même le souvenir de Mme de Claudieuse; il ne lui arracha pas une syllabe.

À bout de patience:

– Allons-nous-en, dit-il enfin; ce misérable est décidément au-dessous de la brute.

– Était-il donc au-dessus, monsieur, demanda le docteur, quand il vous a désigné monsieur de Boiscoran?

Mais le juge parut ne pas entendre; et au moment de quitter Cocoleu:

– Vous savez que j'attends votre rapport, docteur, dit-il au médecin.

– Avant quarante-huit heures, j'aurai l'honneur de vous le remettre, monsieur, répondit M. Seignebos. (Et tout en s'éloignant): Même, grommelait-il, ce rapport pourrait bien vous gêner, monsieur le juge.

M. Galpin-Daveline fût entré dans une belle colère s'il eût soupçonné la vérité! Le rapport de M. Seignebosétait prêt, et s'il ne le remettait pas immédiatement au juge d'instruction, c'est qu'il avait calculé que, plus il tarderait, plus il aurait chance de déranger le plan de la prévention.

Puisque je le garde encore deux jours, pensait-il, tout en regagnant sa maison, pourquoi ne le communiquerais-je pas à cet avocat venu de Paris avec Mme de Boiscoran? Rien ne m'en empêche, que je sache, puisque, dans son trouble, ce pauvre Galpin a totalement oublié de me faire prêter serment…

Mais il s'interrompit.

Oui ou non, selon le code qui régit la médecine légale, avait-il le droit de donner connaissance d'une pièce de l'instruction à l'avocat du prévenu?

Cette question le troublait. Car s'il se vantait de ne pas croire en Dieu, il croyait fermement au devoir professionnel et se fût fait hacher en morceaux plutôt que de manquer aux obligations médicales.

– Mais mon droit est clair, grommelait-il, et indiscutable. C'est le serment seul qui engage. Les textes sont précis et formels. J'ai pour moi les arrêts de la cour de cassation des 27 novembre et 27 décembre 1828, et ceux du 13 juin 1835, du 9 mai 1844 et du 26 juin 1863.

Le résultat de cette délibération fut que le docteur Seignebos, dès qu'il eut déjeuné, mit son rapport dans sa poche et s'en alla, par les rues détournées, sonner rue de la Rampe, chez M. de Chandoré.

Tantes Lavarande et Mme de Boiscoranétaient encore à la grand-messe, où elles avaient cru politique de se montrer, et il n'y avait au salon que Mlle Denise, grand-père Chandoré et maître Folgat.

Grande fut la surprise du vieux gentilhomme en voyant apparaître le docteur. M. Seignebosétait bien son médecin, mais il y avait entre eux de telles divergences d'opinion que jamais, hors les cas de maladie, ils ne se visitaient.

– Si vous me voyez, dit le docteur dès le seuil, c'est que, sur monâme et conscience, je crois monsieur Boiscoran innocent.

Pour ces seuls mots, Mlle Denise lui eût sauté au cou, et c'est avec l'empressement de la reconnaissance qu'elle lui avança un fauteuil en lui disant de sa plus douce voix:

– Asseyez-vous donc, je vous prie, cher docteur.

– Merci, fit-il brusquement, bien obligé! (Et s'adressant plus particulièrement à maître Folgat): Ma conviction, dit-il, revenant à sa marotte, est que monsieur Boiscoran est victime du courage qu'il a eu d'affirmer hautement ses opinions républicaines. Car votre futur petit-fils est républicain, monsieur le baron…

Grand-père Chandoré ne sourcilla pas. On fût venu lui apprendre que Jacques avaitété membre de la Commune qu'il n'en eût probablement pasété plusému. Denise l'aimait. Cela suffisait.

– Or, poursuivait le docteur, je suis radical, moi, maître…

– Folgat, dit l'avocat.

– Oui, maître Folgat, je suis radical, et il est de mon devoir de défendre un homme dont la religion politique se rapproche de la mienne. C'est pourquoi je viens vous soumettre mon rapport médical, afin que vous en tiriez parti pour la défense de monsieur Boiscoran et que vous me suggériez vos idées.

– Ah! c'est un immense service, monsieur! s'écria le jeune avocat.

– Mais entendons-nous, fit sévèrement le médecin. Lorsque je parle d'adopter les idées que vous pourriez avoir, c'est en tant qu'elles ne blesseront en rien la vérité. Pour arracher mon fils, si j'en avais un, à l'échafaud, je ne souillerais pas mes lèvres d'un mensonge qui serait une atteinte à la majesté de ma profession… (Il avait tiré son rapport de la poche de sa longue lévite, il le déposa sur la table en disant): Je viendrai le reprendre demain matin. D'ici là, vous aurez le temps de le méditer. Je voudrais seulement vous en signaler la partie essentielle, le point culminant, si j'ose m'exprimer ainsi…

Il s'exprimait, en tout cas, avec une sorte d'hésitation, et en regardant fixement Mlle Denise, comme pour lui faire comprendre qu'il eûtété content qu'elle se retirât.

– Une discussion médico-légale, fit-il, n'intéressera guère mademoiselle…

– Eh! monsieur, interrompit la jeune fille, comment ne serais-je pas intéressée passionnément, lorsqu'il s'agit de l'homme dont je dois devenir la femme.

– C'est que les dames sont, en général, très impressionnables, dit assez peu poliment le docteur, très sensibles…

– Rassurez-vous, docteur. Pour le salut de Jacques, je saurais montrer uneénergie virile.

Le docteur connaissait assez Mlle Denise pour comprendre qu'elle ne s'éloignerait pas.

– Comme il vous plaira! grommela-t-il. (Et se retournant vers maître Folgat): Vous le savez, reprit-il, deux coups de fusil ontété tirés sur monsieur de Claudieuse. Le premier, qui l'a atteint au flanc, a, comme on dit, légèrementécarté. Le second, qui a frappé l'épaule et le cou, a fait balle…

– Je sais cela, dit l'avocat.

– La différence des effets prouve que ces deux coups de feu ontété tirés de distances inégales, le second de plus près que le premier.

– Je sais, je sais…

– Permettez… Si je rappelle ces détails, c'est qu'ils ont leur valeur. Appelé au milieu de la nuit près de monsieur de Claudieuse, je procédai immédiatement à l'extraction des grains de plomb. Pendant que j'opérais, monsieur Galpin est arrivé. Je croyais qu'il allait me demander à voir les plombs déjà retirés, il n'en a pas eu l'idée, tant il avait la cervelle à l'envers. Il ne songeait qu'au coupable, à son coupable. Je ne lui ai pas rappelé l'a b c de son métier, ce n'est pas mon affaire. Le médecin doit obtempérer aux injonctions de la justice, mais non pas aller au-devant…

– Et alors?

– Alors, monsieur Galpin est parti pour Boiscoran et j'ai continué ma besogne. J'ai extrait cinquante-sept grains de plomb des plaies du côté, et cent neuf des blessures de l'épaule et du cou. Et cela fait, savez-vous ce que j'ai constaté?… (Il s'arrêta, ménageant son effet; et l'attention lui semblant assez surexcitée): J'ai constaté, reprit-il, que le plomb des deux blessures n'est pas pareil…

M. de Chandoré et maître Folgat eurent en même temps une même exclamation:

– Oh!…

– Le plomb du premier coup, continua M. Seignebos, celui qui a atteint le flanc, est de la cendrée aussi menue que possible. Le plomb des blessures de l'épaule, au contraire, est d'un numéro assez fort, de celui, je crois, qu'on emploie pour le lièvre… J'en ai là, d'ailleurs, deséchantillons.

 

Et, en disant cela, il dépliait un morceau de papier blanc où se trouvaient dix ou douze grains de plomb, tachés de sang coagulé, et dont la différence de grosseur sautait aux yeux.

Maître Folgat semblait confondu.

– Y aurait-il donc eu deux assassins! murmura-t-il.

– Je pense plutôt, dit M. de Chandoré, que l'assassin, comme beaucoup de chasseurs, avait un canon chargé pour les petits oiseaux et l'autre pour le lièvre ou le lapin…

– En tout cas, reprit maître Folgat, ceciécarte toute idée de préméditation. Ce n'est pas avec de la cendrée qu'on charge son fusil, quand on part pour tuer un homme.

En ayant assez dit, à ce qu'il pensait, le docteur Seignebos se levait pour se retirer, lorsque M. de Chandoré lui demanda des nouvelles du comte de Claudieuse.

– Il n'est pas bien, répondit le docteur, le déplacement, malgré toutes les précautions, l'aénormément fatigué. Car il est à Sauveterre, depuis hier, installé provisoirement dans une maison que monsieur Séneschal lui a louée, rue Mautrec. Toute la nuit il a eu le délire, et quand je me suis présenté chez lui, ce matin, je ne crois pas qu'il m'ait reconnu.

– Et la comtesse?… interrogea Mlle Denise.

– Madame de Claudieuse, mademoiselle, est tout aussi malade que son mari, et si elle m'eûtécouté, elle se fût mise au lit. Mais c'est une femme d'une rareénergie, et qui, d'ailleurs, puise dans son affection pour le comte une force de résistance inconcevable. (Il avait, tout en parlant, gagné la porte.) Pour ce qui est de Cocoleu, ajouta-t-il, l'examen de sonétat mental pourrait bien révéler des particularités auxquelles on ne s'attend guère. Mais nous en recauserons plus tard… Et sur ce, mademoiselle et messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer.

– Eh bien? demandèrent Mlle Denise et M. de Chandoré dès qu'ils eurent entendu la porte de la rue se refermer sur le docteur Seignebos.

Mais déjà s'était refroidi l'enthousiasme de maître Folgat.

– Avant de me prononcer, répondit-il prudemment, j'ai besoin d'étudier le rapport de ce digne médecin.

Malheureusement, ce rapport ne contenait rien que n'eût dit M. Seignebos. Et c'est en vain que le jeune avocat employa son après-midi à chercher comment en tirer parti. Il y découvrit, certes, des arguments qui seraient d'une haute valeur pour la défense, si M. de Boiscoran venait àêtre traduit en cour d'assises, mais il n'y trouvait aucun moyen de nature à faire lâcher prise à la prévention.

Toute la maisonétait donc sous l'empire d'une déception cruelle, lorsque, sur les cinq heures, le vieil Antoine arriva de Boiscoran. Il semblait fort triste.

– Je suis relevé de ma faction, dit-il; ce tantôt, à deux heures, monsieur Galpin est venu lever les scellés. Ilétait accompagné de son greffier Méchinet et amenait monsieur Jacques, quiétait gardé par deux gendarmes en bourgeois. L'appartement ouvert, ce Galpin de malheur a fait reconnaître à monsieur les vêtements qu'il portait le soir de l'incendie, ses bottes, son fusil Klebb et l'eau de la cuvette. La reconnaissance terminée, l'eau aété transvasée dans un grand bocal qui aété scellé et confié à un gendarme. On a ensuite mis dans une malle les effets de monsieur, son fusil, plusieurs paquets de cartouches, et enfin divers objets que le juge appelait des pièces à conviction. La malle aété scellée comme le bocal, portée sur la voiture, et le Galpin est parti en me disant que j'étais libre.

– Et Jacques, interrogea vivement Mlle Denise, quelleétait son attitude?

– Monsieur, mademoiselle, souriait d'un air de mépris.

– Lui avez-vous parlé? demanda maître Folgat.

– Impossible, monsieur, le Galpin ne l'a pas permis.

– Et… avez-vous eu le temps d'examiner le fusil?

– Je n'ai pu que donner un coup d'œilà la batterie.

– Et vous avez vu?…

Le front du fidèle serviteur s'assombrit encore.

– J'ai vu, répondit-il d'une voix sourde, que j'ai bien fait de me taire… La batterie est noire de poudre, preuve que monsieur a tiré depuis que j'ai nettoyé ce maudit Klebb…

Grand-père Chandoré et maître Folgatéchangèrent un regard désolé. C'était une espérance, encore, qui s'envolait.

– Maintenant, reprit le jeune avocat, dites-moi comment monsieur de Boiscoran chargeait son fusil.

– Il le chargeait avec des cartouches, monsieur, naturellement. Il en avait reçu, je crois, deux mille avec le fusil, les unes à balles, les autres à chevrotines, les autres à plombs de tous les numéros. En ce temps où la chasse est fermée, monsieur ne pouvait tirer que du lapin, ou de ces petits oiseaux de passage, vous savez, qu'on trouve dans les marais. C'est pourquoi il chargeait un des canons de plomb assez gros, et l'autre de menue cendrée…

Mais il s'arrêta, épouvanté de l'effet produit par ses paroles.

– C'est horrible! s'écria Mlle Denise, tout est contre nous.

Maître Folgat ne lui laissa pas le temps de s'expliquer davantage.

– Mon brave Antoine, interrogea-t-il, monsieur Galpin-Daveline a-t-il saisi toutes les cartouches de votre maître?

– Non, certes, monsieur.

– Eh bien! vous allez à l'instant retourner à Boiscoran et vous nous rapporterez trois ou quatre cartouches de chaque numéro de plomb.

– Soyez tranquille, répondit le bonhomme, je ne serai pas longtemps.

Il partit sur cette promesse, et il fît, en effet, une telle diligence qu'à sept heures sonnant, au moment où la famille finissait de dîner et se réunissait au salon, il reparut et posa sur la table un lourd paquet de cartouches.

M. de Chandoré et maître Folgat eurent bientôt fait d'en ouvrir quelques-unes, et, dès la septième ou huitième, ils avaient trouvé deux numéros de plomb qui semblaient exactement pareils auxéchantillons que leur avait laissés le docteur.

– C'est une fatalité inconcevable! murmura le vieux gentilhomme.

Le jeune avocat, lui-même, semblait bien près de perdre courage.

– C'est folie, prononça-t-il, que de chercher àétablir l'innocence de monsieur de Boiscoran avant de pouvoir communiquer avec lui.

– Et si on le pouvait demain? demanda Mlle Denise.

– Alors, mademoiselle, il nous donnerait la clef du problème que nous essayons en vain de résoudre, ou, dans tous les cas, il nous dirait dans quel sens diriger nos efforts… Mais il n'y faut point penser. Monsieur de Boiscoran est au secret, et vous pouvez croire que monsieur Galpin-Daveline a pris toutes ses précautions pour que le secret ne soit pas violé…

– Qui sait! interrompit la jeune fille.

Et tout de suite, entraînant M. de Chandoré dans un des petits salons de jeu qui ouvraient sur le grand salon:

– Bon papa, demanda-t-elle, suis-je riche?

De sa vie elle ne s'était préoccupée de cela, et elle ignorait en quelque sorte la valeur de l'argent.

– Oui, tu es riche, mon enfant, répondit le vieux gentilhomme.

– Qu'est-ce que j'ai?

– Tu possèdes, à toi appartenant, c'est- à-dire du chef de ta mère et de ton pauvre père, vingt-six mille livres de rentes, soit un capital de plus de huit cent mille francs.

– Et c'est beaucoup?

– C'est assez pour que tu sois une des plus riches héritières de Saintonge; car tu as, outre ta fortune actuelle, des espérances considérables.

Mlle Deniseétait si préoccupée de son idée qu'elle ne protesta même pas.

– Qu'appelle-t-on l'aisance, à Sauveterre? poursuivit-elle.

– Cela dépend, ma chère fille, et si tu voulais me dire…

Elle l'interrompit en frappant du pied.

– Rien! fit-elle, je t'en prie, réponds.

– Eh bien! mais, dans notre petite ville, avec un revenu de quatre à huit mille francs…

– Mettons six.

– Soit. Avec un revenu de six mille francs, on a une honorable aisance.

– Et combien faut-il de capital, pour faire six mille livres de rentes?

– À cinq pour cent, il faut cent vingt mille francs.

– C'est- à-dire, un peu plus du huitième de ma fortune.

– Justement.

– N'importe! Je comprends que ce doitêtre une grosse somme et qu'il te serait peut-être bien difficile, bon papa, de la réunir d'ici à demain.

– Non, parce que j'ai pour bien plus que cela d'obligations de chemins de fer au porteur, et que les titres au porteur sont une monnaie courante.

– Ah! c'est- à-dire que si je donnais à quelqu'un pour cent vingt mille francs de ces titres, il n'en serait pas plus embarrassé que de cent vingt mille francs de billets de banque.

– Tu l'as dit.

Mlle Denise souriait, elle touchait au but.

– Celaétant, reprit-elle, je te prie, bon papa, de me donner cent vingt mille francs en titres au porteur.

3Ancêtre des guides Michelin.