Za darmo

La clique dorée

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XXIX

Il y avait alors deux ans que Daniel et Mlle Henriette avaient été séparés par la plus lâche des trahisons.

Oui, deux ans s'étaient écoulés, depuis cette soirée fatale où la voix stupidement railleuse du comte de la Ville-Handry avait tout à coup éclaté près d'eux sous les grands arbres du jardin de la rue de Varennes.

Que d'événements, depuis, inouïs, invraisemblables! Que d'épreuves, de tribulations, de misères.

Tout ce que peut souffrir l'âme humaine, ils l'avaient enduré…

Il n'était pas un jour, pour ainsi dire, de ces deux éternelles années, qui ne leur eût apporté son tribut de douleurs et d'amertumes.

Combien de fois, l'un et l'autre, avaient-ils désespéré de la destinée… Combien de fois avaient-ils souhaité la mort!

Et cependant, voici qu'après tant d'orages ils se trouvaient réunis, et abîmés dans les indicibles félicités de l'heure présente, ils oubliaient tout, leurs ennemis et la terre entière, les angoisses du passé et les menaces de l'avenir.

Longtemps ils demeurèrent ainsi, serrés l'un contre l'autre, éperdus de bonheur, fous, ne pouvant croire à cette réalité si ardemment désirée, incapables d'articuler une parole, riant et pleurant tout à la fois…

Par instants ils s'écartaient un peu, renversant la tête en arrière pour se mieux contempler; puis, bien vite, leurs bras se resserraient en une étreinte plus forte, comme s'ils eussent craint qu'on ne vint encore les séparer violemment.

– Comme ils s'aiment!.. murmurait Mme Bertolle à l'oreille de son frère, pauvres jeunes gens!..

Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues pendant que le vieux brocanteur, non moins ému, mais dont l'émotion se traduisait autrement, serrait les poings à s'entrer les ongles dans les chairs, et grondait:

– C'est bon! c'est bon! Tout cela sera mis sur la carte à payer!..

Daniel, cependant, se remettait peu à peu, et la raison reprenait sur lui son empire.

Il soutint Mlle de la Ville-Handry jusqu'à un fauteuil, au coin de la cheminée, et s'asseyant en face d'elle, après lui avoir pris les mains qu'il garda dans les siennes, il demanda, il exigea l'histoire fidèle de ces deux lamentables années qui venaient de s'écouler.

Et il fallut qu'elle lui dit tout, ses humiliations à l'hôtel de la Ville-Handry, les outrages dont on l'avait abreuvée, de quelles calomnies indignes on avait flétri son honneur de jeune fille, l'incompréhensible aveuglement du comte, les sournoises provocations de sa belle-mère, les immondes obsessions de sir Thomas Elgin, enfin tout ce complot abominable, organisé – elle l'avait reconnu trop tard – pour la déterminer à s'enfuir de la maison paternelle et la pousser à se livrer à Maxime de Brévan…

Secoué par des spasmes de rage, livide, les yeux injectés de sang, Daniel lâcha brusquement les mains de Mlle Henriette, et d'une voix étouffée:

– Ah!.. s'écria-t-il, votre père mériterait… Misérable vieillard, abandonner son enfant au caprice des plus abjects scélérats!..

Et comme la pauvre fille arrêtait sur lui des yeux suppliants:

– Soit, fit-il, ne parlons pas du comte, il est votre père, il suffit…

Puis, froidement:

– Mais, ce Thomas Elgin, je jure Dieu qu'il ne mourra que de ma main… Quant à Sarah Brandon…

Il fut interrompu par le vieux brocanteur qui, lui frappant sur l'épaule, lui dit avec un sourire indéfinissable:

– Vous ne ferez pas tant d'honneur à l'honorable Thomas Elgin, monsieur Champcey… Ce n'est pas de l'épée d'un honnête homme que meurent les gens comme lui!..

Cependant, Mlle Henriette avait repris son récit, et disait sa stupeur et ses pressentiments sinistres, en arrivant dans cette pauvre chambre de la rue de la Grange-Batelière, à peine garnie de meubles de rebut…

– Et pourtant, Henriette, interrompit Daniel, la veille même de mon départ j'avais confié à cet homme toute ma fortune, pour qu'il la mît à votre disposition en cas de malheur.

– Quoi! s'écria le vieux brocanteur, vous aviez…

Il n'acheva pas, mais il considéra le jeune officier d'un air de curiosité ahurie, comme un phénomène invraisemblable…

Tristement Daniel hochait la tête.

– Oui, je sais, fit-il, c'était un acte de démence… moins grand cependant que de lui confier ma fiancée… Je croyais à l'amitié de cet homme.

– Et d'ailleurs, objecta Mme Bertolle, comment supposer une si effroyable trahison!.. Il est de ces crimes, dont jamais le soupçon n'effleurera les gens de cœur!..

Mlle Henriette poursuivait, disant ses impressions, quand pour la première fois elle s'était trouvée aux prises avec la misère, avec le besoin, avec la faim… Mais quand elle en arriva aux dégoûtantes persécutions de la Chevassat…

– Arrêtez!.. s'écria Daniel.

Et profondément troublé:

– Ai-je bien entendu?.. demanda-t-il. Est-ce bien Chevassat que s'appellent les concierges de la rue de la Grange-Batelière?

– Oui!.. Pourquoi?..

– Parce que le véritable nom de Maxime de Brévan est… Justin Chevassat.

Le père Ravinet fit un bond de trois pieds.

– Quoi!.. s'écria-t-il, vous savez cela!..

– Depuis trois mois… Je sais aussi que mon… ami Maxime de Brévan, le fier gentilhomme que recevaient les salons les plus aristocratiques de Paris, a été au bagne… pour faux.

Mlle Henriette s'était dressée, la pupille dilatée par la stupeur.

– Alors, balbutia-t-elle, ce misérable serait…

– Le fils de la Chevassat, oui, mademoiselle, répondit Mme Bertolle…

– Oh! fit la pauvre jeune fille, oh!..

Et lourdement elle se laissa retomber sur son fauteuil, épouvantée de tant d'infamies.

Seul, le vieux brocanteur conservait encore son sang-froid.

– Comment avez-vous appris cela? demanda-t-il à Daniel.

– Par l'homme que mon ami Maxime avait payé pour m'assassiner.

Positivement Mlle de la Ville-Handry sentait sa raison s'égarer.

– Ah! j'avais bien compris que ce lâche en voulait à votre vie, Daniel… Je vous ai écrit de prendre garde…

– Et j'ai reçu votre lettre, mon amie, mais trop tard… Après m'avoir manqué deux fois, l'assassin venait de me tirer un coup de fusil, et j'étais au lit, la poitrine trouée par une balle, mourant…

– Qu'est devenu l'assassin? demanda vivement le père Ravinet.

– Il a été arrêté.

– Alors il a tout avoué?..

– Oui, grâce à la surprenante pénétration du juge d'instruction.

– Qu'est-il devenu?

– Il doit avoir quitté Saïgon… On l'envoie en France pour y être jugé.

– Et Brévan…

– Je suis surpris qu'il ne soit pas encore arrêté… Le dossier de l'affaire a été expédié à Paris par un navire parti plus de quinze jours avant moi… Il est vrai que le Saint-Louis l'a peut-être devancé… En tout cas je suis chargé d'une lettre pour le parquet…

Une sorte de délire s'était emparé du père Ravinet, ses gestes étaient ceux d'un fou, et un rire nerveux, un rire véritablement effrayant secouait sa poitrine à la briser.

– Je verrai Brévan sur l'échafaud, disait-il, oui, je l'y verrai!..

Mais de ce moment, c'en fut fait de la logique et de l'ordre maintenus tant bien que mal par le bonhomme.

Comme il arrive toujours entre gens que la passion exalte, ardents à apprendre ce qu'ils ignorent, peu préoccupés de dire ce qu'ils savent, la confusion arriva vite… Les questions se croisaient et se précipitaient, sans suite, sans raison, les réponses ne se rapportaient plus aux demandes… Chacun prétendait être écouté, tous parlaient à la fois…

Si bien que des explications qui, conduites avec méthode eussent été l'affaire de vingt minutes, exigèrent plus de deux heures…

Enfin, au bout de ce temps, et après bien des efforts, il fut possible de réunir la somme des informations du père Ravinet, de Daniel et de Mlle Henriette, la vérité commença à se dégager du chaos, et le plan de Sarah Brandon et de ses associés apparut.

Plan d'une simplicité formidable, et dont le succès avait tenu à un fil.

Que le vieux brocanteur, au lieu de sortir de chez lui par l'escalier de service fût sorti par le grand escalier, et il n'entendait pas le râle de l'agonie de Mlle Henriette, et c'en était fait de la pauvre enfant…

Un écart de dix millimètres de la balle de Crochard, dit Bagnolet, et Daniel était mort!..

Et cependant, le vieux brocanteur n'était pas pleinement satisfait.

Au pli de sa lèvre inférieure et au clignement de ses yeux jaunes, il était aisé de voir que ses convictions hésitaient encore, et que certaines circonstances lui paraissaient imparfaitement expliquées.

– Tenez, monsieur Champcey, commença-t-il enfin, plus je réfléchis plus je me pénètre de cette idée que Sarah Brandon n'est pour rien dans toutes ces tentatives d'assassinat dont vous avez failli devenir victime… Elle est trop forte, en sa perversité, pour descendre à des moyens si grossiers, qui toujours laissent des traces et finalement conduisent en cour d'assises… Elle agit seule, quand sa résolution est prise, et jamais elle ne s'est servie que de complices involontaires qui ne sachant rien ne pouvaient la trahir.

Daniel était devenu pensif.

– Ce que vous me dites là, murmura-t-il, M. de Brévan me l'avait dit autrefois!..

Le bonhomme ne dut pas l'entendre, tant passionnément il appliquait toutes ses facultés à suivre le fil ténu de ses inductions.

– Cependant, continuait-il, l'embauchage de Crochard, dit Bagnolet est un fait… Brévan aurait-il donc agi à l'insu de la comtesse Sarah, et même à l'encontre de ses volontés?.. C'est admissible… Mais pourquoi alors, dans quel but?..

– Pour s'emparer de la fortune que M. Champcey avait eu l'imprudence de lui confier!.. répondit Mlle Henriette.

Mais le père Ravinet hocha la tête d'un air sagace.

– C'est une explication, fit-il, je n'en disconviens pas, seulement ce n'est point la bonne, la véritable… Le meurtre est un expédient si dangereux, que les plus redoutables scélérats ne l'adoptent qu'à leur corps défendant et à la dernière extrémité… Brévan pouvait-il s'emparer du dépôt qui lui a été confié sans faire assassiner M. Champcey? Evidemment oui. Donc il faut chercher ailleurs le mobile du crime… C'est la peur, me direz-vous, qui l'a poussé. Non, car au moment où il a embauché Bagnolet, il ne pouvait prévoir de quelles monstrueuses infamies il se rendrait coupable un an plus tard… Croyez-en mon expérience: je discerne en toute cette affaire une précipitation et une maladresse qui trahissent la passion, une haine violente, ou bien…

 

Il s'interrompit brusquement et parut réfléchir et délibérer en lui-même, pendant que d'un mouvement machinal il caressait son menton glabre.

Puis, tout à coup, arrêtant sur Daniel un regard étrange:

– Si la comtesse Sarah vous aimait, monsieur Champcey! prononça-t-il.

Un flot de sang empourpra le visage de Daniel.

Elle n'était pas sortie de sa mémoire, cette funeste soirée où, rue du Cirque, il avait tenu entre ses bras Sarah Brandon à demi pâmée, palpitante et les cheveux épars, et il lui était resté comme un remords de cette ivresse d'une minute.

Jamais il n'avait avoué à Mlle Henriette que Sarah Brandon avait osé venir chez lui, seule, dans son appartement de garçon…

Et ce soir même, s'il avait raconté fort exactement toutes les circonstances de son voyage et de son séjour à Saïgon, il s'était bien gardé de parler des lettres que lui avait adressées la comtesse…

– Sarah Brandon m'aimer!.. balbutia-t-il. Quelle idée!..

Mais il ne savait guère mentir, ce pauvre Daniel, et Mlle de la Ville-Handry n'eût pas été femme si elle ne se fût pas aperçue de son trouble.

– Pourquoi non!.. dit-elle.

Et fixant obstinément Daniel:

– Cette misérable, poursuivit-elle, s'est vantée à moi, impudemment, de vous aimer!.. Elle a osé plus encore: elle m'a juré que vous l'aviez aimée, vous, que vous l'aimiez toujours… Elle me raillait audacieusement, disant qu'elle avait tout pouvoir sur votre cœur, me proposant de me montrer vos lettres…

Elle hésita, détourna la tête, et avec un effort visible:

– Enfin, murmura-t-elle, sir Thomas Elgin m'affirmait que Sarah Brandon avait été votre… maîtresse, et que son mariage avec mon père n'était que la suite d'une querelle entre vous…

Daniel avait écouté frémissant d'indignation.

– Et vous avez pu ajouter foi à ces basses calomnies!.. s'écria-t-il. Oh! non, non, n'est-ce pas, et il n'est point besoin que je descende jusqu'à me justifier…

Puis, se retournant vers le père Ravinet:

– Soit, dit-il, admettons pour un instant que la comtesse m'aime… qu'est-ce que cela prouverait?..

Le rusé bonhomme demeurait impassible en apparence, mais son petit œil pétillait de malice heureuse et de satisfaction.

– Ah! vous ne parleriez pas ainsi, fit-il, si vous connaissiez comme moi le passé de Sarah Brandon et de Maxime de Brévan… Interrogez ma sœur, elle vous dira l'importante de cette circonstance que vous jugez futile.

Mme Bertolle eut un signe d'assentiment, et lui, sûr désormais que sa pénétration ne l'avait pas trompé, il poursuivit:

– Pardonnez-moi d'insister, monsieur Champcey, et d'insister, qui plus est, en présence de Mlle de la Ville-Handry, mais notre intérêt, je devrais presque dire notre salut, l'exigent… Maxime de Brévan s'est laissé prendre, c'est vrai, mais Brévan n'est qu'un vulgaire scélérat, et nous ne tenons encore ni Thomas Elgin ni mistress Brian, bien autrement redoutables, ni Sarah Brandon, plus perverse mille fois et plus coupable qu'eux tous… Vous me direz que nous avons pour nous quatre-vingts chances sur cent… peut-être! Seulement il suffit d'une indication inexacte pour que je fasse fausse route, et alors adieu nos espérances, les coquins triomphent…

Il n'avait que trop raison, Daniel le comprit, aussi, sans hésiter davantage:

– Puisqu'il en est ainsi, fit-il, en observant à la dérobée Mlle Henriette, je ne vous dissimulerai pas que j'ai reçu de la comtesse Sarah une douzaine de lettres… au moins extraordinaires.

– Et vous les avez conservées?

– Oui, à tout hasard, et elles sont dans une de mes malles.

L'embarras du père Ravinet devint manifeste:

– Ah! si j'osais!.. fit-il. Mais non, vous demander à les voir serait trop indiscret.

Sans s'en douter, il allait au-devant des vœux de Daniel.

Résolu à tout avouer à Mlle de la Ville-Handry, il ne pouvait que souhaiter qu'elle parcourût cette correspondance, car elle devait y trouver la preuve que si on lui avait écrit, il n'avait jamais répondu.

– Vous ne sauriez être indiscret, vous, monsieur, dit-il au vieux brocanteur… Lefloch, mon matelot, doit être arrivé avec mes bagages, le temps de descendre jusqu'à ma chambre et vous serez satisfait.

Déjà il s'élançait vers la porte, le bonhomme le retint.

– Malheureux! vous oubliez donc l'homme qui vous suit depuis Marseille… Attendez que ma sœur se soit assurée que personne ne vous épie…

Mme Bertolle, aussitôt, partit à la découverte; mais elle n'aperçut rien de suspect, les corridors étaient silencieux et déserts…

L'espion devait être allé rendre compte de son honorable mission.

Rapidement Daniel descendit, et lorsqu'il reparut la minute d'après, il tenait une liasse de papiers froissés et jaunis, qu'il tendit au père Ravinet en disant:

– Voici!

Chose étrange, au contact de ces lettres, encore tout imprégnées du parfum accoutumé de la comtesse Sarah, le bonhomme frissonna et blêmit, son regard vacillait et ses mains tremblèrent.

Et, aussitôt, soit espoir de dissimuler son trouble, soit désir d'être plus entièrement à ses réflexions, il prit un des candélabres de la cheminée et alla s'asseoir à l'écart près d'une petite table.

Mme Bertolle, Daniel et Mlle Henriette se taisaient, et rien ne troublait le silence que le froissement du papier et la voix du bonhomme, qui tout en lisant murmurait d'une voix altérée:

– C'est inimaginable!.. Sarah écrire de telles choses!.. n'avoir même pas déguisé son écriture!.. Elle qui de sa vie n'a commis une imprudence, elle s'abandonne, elle se livre, elle se perd!.. Et elle signe!..

Mais il en avait assez vu… Il replia les lettres et se redressant:

– Plus de doutes, monsieur Champcey, prononça-t-il, Sarah vous aime éperdûment, follement, jusqu'au délire… Comme elle devait aimer d'ailleurs!.. Comme aiment ses pareilles, les femmes sans cœur, lorsqu'une passion soudaine les foudroie, incendiant leur cerveau et leurs sens…

Sur le front de Mlle Henriette, Daniel discernait une ombre d'inquiétude, et, désolé, il s'épuisait à faire signe au bonhomme de se taire.

Lui ne voyait rien, et tout à son idée:

– Maintenant, poursuivait-il, je comprends… Sarah Brandon n'aura pas su garder le secret de son amour, et Brévan, ivre de jalousie, n'a pas réfléchi qu'il devait se perdre en armant le bras d'un assassin…

La colère avait ramené le sang à ses joues, et du plat de la main il frappait violemment le paquet de lettres.

– Oui, tout s'explique, disait-il encore, et de par cette correspondance, Sarah Brandon, tu es à nous!..

Quel pouvait être le dessein du père Ravinet?

Prétendait-il se faire une arme de ces lettres de la comtesse Sarah?.. Se proposait-il de les adresser au comte de la Ville-Handry dont elles dessilleraient les yeux?..

Daniel en frémit, sa chevaleresque loyauté trouvant à cette vengeance quelque chose de louche et qui sentait la trahison.

– C'est que, balbutia-t-il, livrer la correspondance d'une femme, si odieuse et si méprisable qu'elle puisse être, me répugnerait beaucoup…

– L'idée ne m'était pas venue de vous le demander, interrompit le vieux brocanteur… non, c'est autre chose que j'attends de vous.

Et Daniel lui paraissant encore inquiet:

– Cependant, reprit-il, défiez-vous de ces scrupules exagérés, monsieur Champcey… Toutes les armes sont bonnes, quand on défend contre des scélérats son honneur et sa vie… Et c'est là que nous en sommes… Si nous ne nous hâtons pas de frapper Sarah, elle nous gagnera de vitesse et alors…

Il était venu s'adosser à la cheminée, près de Mme Bertolle, immobile et muette, et regardant alternativement Daniel et Mlle Henriette:

– Peut-être, continua-t-il, ne vous rendez-vous pas bien compte de la situation, monsieur, et vous, mademoiselle… Réunis ce soir après les plus terribles épreuves, sauvés miraculeusement l'un et l'autre, il vous semble que tout est fini, que vous n'avez plus rien à souhaiter en ce monde, que l'avenir vous appartient… Je dois vous détromper… Vous en êtes juste au même point que la veille du départ de M. Champcey. Pas plus que ce jour-là, vous ne pouvez vous marier sans le consentement de M. de la Ville-Handry… Vous l'accordera-t-il?.. Vous savez bien que la comtesse Sarah ne le souffrirait pas… Comment donc arrangerez-vous votre vie jusqu'à la majorité de Mlle Henriette?.. Braverez-vous les préjugés et avouerez-vous fièrement votre amour?.. Ah! prenez-y garde, à briser le cadre étroit des conventions sociales, on joue son bonheur à un jeu terrible… Vous cacherez-vous, au contraire? Quelle que soit votre prudence, le monde saura vous découvrir, vous n'échapperez pas aux lâches calomnies des imbéciles et des hypocrites… Et Mlle Henriette n'a été déjà que trop calomniée.

Planer dans l'azur, et tout à coup, lourdement retomber à terre en pleine boue… s'enivrer du rêve le plus magnifique et brusquement être rappelé à l'affreuse réalité… Tel fut le malheur de Daniel et de Mlle Henriette.

Et ils baissaient la tête, sous la parole glacée de cet ami sincère, qui avait le courage cruel mais nécessaire de les arracher à leurs décevantes illusions.

– Or, continuait-il, notez que je mets tout au mieux et que je suppose le cas où M. de la Ville-Handry laisserait sa fille libre… En serait-il ainsi? Evidemment non. Que la comtesse Sarah découvre ce soir que Mlle Henriette, au lieu de s'être suicidée, comme elle croit, s'est réfugiée à l'hôtel du Louvre, à vingt marches de M. Daniel Champcey, dès demain elle aura décidé son mari à faire enfermer Mlle Henriette dans quelque couvent… Pendant un an encore, Mlle Henriette dépend uniquement du pouvoir paternel, c'est-à-dire du caprice et de la haine d'une belle-mère dont elle est la rivale heureuse.

A cette pensée que Mlle de la Ville-Handry pouvait de nouveau lui être ravie, Daniel sentait tout son sang se figer dans ses veines…

– Et dire, s'écria-t-il, que rien de tout cela ne m'était venu à l'esprit…

J'étais fou!.. La joie m'avait noué un bandeau sur les yeux!..

Mais le bonhomme, du geste, lui imposa silence, et d'un accent impérieux:

– Oh! attendez, reprit-il, je ne vous ai pas encore montré le danger le plus pressant!.. Le comte de la Ville-Handry, que vous avez connu cinq ou six fois millionnaire, est complétement ruiné… De tout ce qu'il possédait, prés, forêts, châteaux, valeurs mobilières, titres de rentes, rien ne lui reste… Son dernier sou, sa dernière motte de terre, on lui a tout pris… Vous l'avez quitté vivant d'une existence magnifique dans un hôtel princier, vous le retrouverez végétant dans un troisième étage de cent louis… Vous dire qu'il est entièrement dépouillé, c'est vous dire qu'il est condamné, n'est-ce pas?.. Le jour est proche, où Sarah se débarrassera de lui comme elle a su se débarrasser de Kergrist, de Malgat, le pauvre caissier, et des autres… Le moyen est tout trouvé. Déjà le nom de M. de la Ville-Handry est compromis, la société qu'il avait fondée est à la veille d'une débâcle honteuse, les journaux le signalent au mépris public… Qu'on l'assigne en déclaration de faillite, il sera dès le lendemain poursuivi pour banqueroute frauduleuse… Or, je vous le demande, le comte est-il homme à survivre au déshonneur même immérité?..

Depuis un moment, Mlle Henriette ne comprimait qu'à grand peine ses sanglots; ils éclatèrent sur cette menace affreuse.

– Ah! monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez trompée!.. Vous m'avez juré que vous répondiez de la vie de mon père!..

– Et je vous en réponds encore, mademoiselle… Serais-je si tranquille, si je n'étais sûr que Sarah n'est pas prête encore…

En proie à une agitation convulsive, Daniel s'était dressé:

– N'importe!.. interrompit-il, réfléchir en un si extrême péril, calculer, attendre, serait un crime!.. Venez, monsieur, venez!..

– Où? malheureux!

– Eh! le sais-je!.. Au parquet, chez le comte, chez un avocat qui nous conseillera… Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque chose à tenter.

Le vieux brocanteur ne bougeait pas…

 

– Pauvre honnête homme! fit-il, d'un ton d'amère ironie, que dirons-nous au procureur impérial?.. Que Sarah Brandon a rendu fou d'amour un vieillard, le comte de la Ville-Handry?.. Ce n'est pas un crime; qu'elle s'est fait épouser? C'était son droit. Que le comte s'est lancé dans l'industrie?.. Elle s'y opposait. Qu'il n'entendait rien de rien aux affaires?.. Elle n'en pouvait mais… Qu'il a été trompé, dupé et finalement ruiné en deux ans?.. Elle se trouve en apparence ruinée du même coup. Qu'il a eu recours, pour retarder la catastrophe, à des expédients que la loi réprouve?.. Elle le regrette. Qu'il ne supportera pas la flétrissure d'une condamnation?.. Elle ne saurait qu'y faire… Sarah, qui le lendemain des… détournements de Malgat, a su se justifier, saurait cette fois encore démontrer son innocence!..

– Mais le comte, monsieur, le comte!.. Si nous l'allions trouver!..

– M. de la Ville-Handry nous répondrait… Mais non, vous verrez demain ce qu'il vous dira…

Le découragement finissait par gagner Daniel.

– Que faire, donc! murmura-t-il.

– Attendre d'avoir en main assez de preuves pour écraser d'un seul coup la comtesse Sarah, Tom et mistress Brian…

– Soit!.. Mais où les prendre ces preuves?..

Le bonhomme jeta à sa sœur un regard d'intelligence, et souriant d'un sourire étrange:

– J'en ai recueilli quelques-unes, fit-il… Quant aux autres…

– Eh bien?

– Eh bien! cher monsieur Champcey, je ne suis plus en peine de me les procurer, depuis que je sais que la comtesse Sarah vous aime!

Maintenant Daniel devait comprendre le rôle que lui destinait le père Ravinet. Cependant il ne protesta pas; il baissa la tête sous le clair regard de Mlle Henriette, et murmura:

– Je ferai, monsieur, tout ce que vous me conseillerez.

Une exclamation de plaisir échappa au bonhomme, comme s'il eût été délivré du quelque grosse inquiétude.

– Alors, prononça-t-il, dès demain nous entrons en campagne… Mais il faut que vous sachiez exactement à qui nous avons affaire… Ecoutez-moi donc: