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– Je vous jure, monsieur le juge…

– Ne jurez pas. La somme que vous possédez, et dont vous ne sauriez expliquer l'origine, est une preuve irrécusable.

– Hélas! je ne possède rien… Informez-vous; faites chercher…

Sous le masque impassible du magistrat, il était aisé de discerner une certaine émotion. Le moment était venu de frapper le coup décisif et de juger de la valeur de son système d'induction.

Au lieu donc de répondre au prévenu, il s'adressa aux gendarmes qui l'avaient amené.

– Vous allez, leur dit-il, conduire le prévenu dans la pièce voisine… Vous lui ferez quitter ses vêtements, et vous les explorerez minutieusement pour vous assurer qu'il n'y a rien de caché entre les doublures…

Déjà les gendarmes s'avançaient pour exécuter l'ordre, mais d'un bond l'assassin se dressa sur ses pieds, et d'un ton de rage contenue:

– C'est inutile, fit-il, j'ai trois billets de mille francs cousus dans la ceinture de mon pantalon.

Cette fois, l'orgueil du succès eut complétement raison de l'imperturbable sang-froid du juge d'instruction… Une exclamation de plaisir lui échappa, et il ne put se tenir de jeter à Daniel et au chirurgien-major ce regard triomphant qui, si clairement, signifie:

– Eh bien!.. que vous avais-je dit?..

Ce fut, il est vrai, l'affaire d'une seconde; ses traits reprirent leur glaciale immobilité, et s'adressant au prévenu:

– Remettez-moi ces billets, commanda-t-il.

Crochard ne bougea pas, mais son visage livide trahit l'angoisse de la plus atroce souffrance. Et certes, en ce moment, il ne jouait pas la comédie. Lui prendre ces trois mille francs, prix du plus lâche et du plus exécrable attentat, ces trois mille francs pour lesquels il avait affronté l'échafaud, c'était lui arracher les entrailles mêmes.

Pareil à la bête enragée qui se sent acculée, il s'était ramassé sur lui-même, et d'un regard furibond parcourait la chambre, cherchant peut-être une issue pour fuir, se demandant peut-être sur lequel de ces hommes qui l'entouraient il devait se précipiter.

– Ces billets!.. insista l'inexorable juge. Faudra-t-il donc employer la force pour les avoir!..

Convaincu de l'inutilité, de la folie de toute tentative, le misérable baissa la tête.

– Je ne peux pourtant pas découdre la ceinture de mon pantalon avec mes ongles, dit-il d'une voix rauque. Qu'on me donne un couteau ou des ciseaux.

C'est ce qu'on se serait bien gardé de faire… Mais sur un signe du juge, un des gendarmes s'avança, et tirant un canif de sa poche, il décousut la doublure à l'endroit que lui indiqua le prévenu.

Et une véritable convulsion de rage secoua l'assassin, lorsqu'apparut un petit paquet de papiers fortement comprimés et réduits à leur plus mince volume.

Par suite d'un phénomène bizarre, fréquemment observé chez les criminels, il se préoccupait infiniment plus de son trésor que de sa tête si terriblement compromise.

– Cet argent est à moi! râla-t-il, on n'a pas le droit de me le prendre… C'est une infamie que d'abuser de ce qu'un homme est tombé dans le malheur pour le dépouiller…

Accoutumé sans doute à de telles scènes, le magistrat, au lieu d'écouter Crochard, dépliait avec précaution le petit paquet.

Il se composait de trois billets de mille francs enveloppés dans une feuille de papier à lettre toute crasseuse et usée et coupée aux plis.

Les billets de banque n'offraient rien de particulier.

Mais sur la feuille de papier, on distinguait encore les traces d'une ligne d'écriture dont deux mots seulement restaient parfaitement lisibles: RueUniversité

– Qu'est-ce que ce papier, Crochard? interrogea le juge.

– Je ne sais pas… je l'aurai ramassé n'importe où.

– Quoi! vous allez mentir encore!.. A quoi bon?.. Il y a eu là, évidemment, l'adresse de quelqu'un demeurant rue de l'Université…

Daniel tressauta sur son lit.

– Eh! monsieur, interrompit-il, c'est rue de l'Université que je demeure, à Paris.

Une fugitive rougeur colora les pommettes du magistrat, et c'était chez lui le signe non équivoque d'une vive satisfaction.

– Tout s'explique! murmura-t-il à demi-voix, comme, s'il eût répondu à certaines objections de son esprit.

Et cependant, à la grande surprise de ses auditeurs, il abandonna cet incident, et revenant au prévenu:

– Ainsi, dit-il, vous reconnaissez que vous avez reçu de l'argent pour assassiner le lieutenant Champcey?..

– Je n'ai pas dit cela.

– Non, mais les trois mille francs cachés sur vous le disent surabondamment… De qui avez-vous reçu cette somme?..

– De personne… je l'ai économisée.

Le magistrat leva les épaules, et enveloppant Crochard, dit Bagnolet d'un regard obstiné:

– Je vous ai forcé d'entrer dans la voie des aveux, prononça-t-il durement, persistez-y. Vous ne gagnerez rien, croyez-moi, à ruser avec la justice et vous ne sauverez pas les misérables qui ont tenté votre cupidité… Un seul moyen vous reste de mériter quelqu'indulgence: la franchise, une franchise absolue… ne le négligez pas.

Mieux que personne l'assassin était à même de comprendre toute la portée des paroles du juge, et d'en bien pénétrer le sens.

Néanmoins, durant plus d'une minute, il demeura indécis, secoué d'une sorte de tremblement nerveux, comme s'il se fût livré en lui un terrible combat.

Même on l'entendit murmurer:

– Je ne dénonce personne!.. Un marché est un marché!.. Je ne suis pas un mouchard!..

Puis, tout à coup, se décidant et se dévoilant tel que l'avait deviné l'expérience du magistrat:

– Ma foi! tant pis, s'écria-t-il, avec un ricanement cynique, puisque je suis dans le pétrin, les autres y seront aussi!.. Qui donc aurait eu le gros lot, si j'avais réussi? Pas moi, bien sur… et cependant c'était moi qui risquais le plus… Pour lors donc, celui qui m'a payé pour… «faire l'affaire» du lieutenant, c'est un nommé Justin Chevassat!..

Un immense désappointement assombrit la physionomie de Daniel et du vieux chirurgien…

Ce n'était pas ce nom qu'ils attendaient avec la plus poignante anxiété.

– Ne me trompez-vous pas, Crochard? interrogea le magistrat qui seul avait gardé le secret de ses impressions.

– Qu'on me coupe le cou si je mens!

Disait-il vrai? Le magistrat le crut, car interpellant Daniel:

– Connaissez-vous quelqu'un du nom de Chevassat, M. Champcey?.. fit-il.

– Personne, monsieur, et c'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.

– Ce Chevassat peut fort bien n'être qu'un intermédiaire, objecta le vieux chirurgien.

– Oui, peut-être, murmura le juge, bien que pour de telles missions on ne s'en fie guère qu'à soi…

Et poursuivant son interrogatoire:

– Qu'est-ce que ce Justin Chevassat? demanda-t-il au prévenu.

– Un de mes amis.

– Un ami plus riche que vous, en ce cas.

– Pour ça, oui, vu qu'il a toujours de l'or plein ses poches, qu'il est mis dans le dernier genre et qu'il roule voiture…

– Que fait-il? Quelle est sa profession?

– Ah! pour cela, monsieur le juge, ni moi non plus… Je ne le lui ai pas demandé, et il ne me l'a pas raconté. Je lui ai dit seulement: «Sais-tu que tu m'as l'air d'avoir eu une fière chance!..» Et il m'a répondu: «Oh! pas tant que tu crois…»

– Où demeure-t-il?

– A Paris, rue Louis-le-Grand, 59.

– Est-ce là que vous lui écrivez?.. Car vous avez dû lui écrire depuis que vous êtes à Saïgon.

– J'adresse mes lettres, poste-restante, à M. X. O. X, 88…

Désormais, il était manifeste que loin d'essayer de sauver son complice, Crochard, dit Bagnolet, ferait tout pour aider la justice à le retrouver.

Déjà apparaissait le système qu'allait adopter ce misérable, consistant à rejeter la responsabilité et tout l'odieux du crime sur l'homme qui l'avait payé, et à se donner, lui, pour un pauvre diable que la misère écrasait quand on était venu le tenter et l'éblouir de promesses tellement magnifiques qu'il n'avait pas eu la force de résister.

Le juge, cependant, continuait:

– Où et comment avez-vous connu ce Justin Chevassat?

– J'ai fait sa connaissance au bagne…

– Ah! c'est un renseignement, cela!.. Et pour quel crime avait-il été condamné, le savez-vous?..

– Pour faux, je crois, et aussi pour vol…

– Et que faisait-il avant sa condamnation?

– Il était employé chez un banquier, ou caissier dans un grand magasin. Pour sûr, il avait de l'argent à manier, puisqu'il lui en était resté aux doigts…

– Je suis surpris qu'étant si bien informé du passé de cet homme, vous ne puissiez rien me dire de ses moyens d'existence actuels…

– Il a de l'argent, beaucoup, voilà tout ce que je sais.

– Vous l'avez donc perdu de vue?

– Certainement oui, monsieur le juge… Chevassat a été libéré bien avant moi, je crois même qu'il a été gracié, et j'ai été plus de quinze ans sans le rencontrer.

– Comment l'avez-vous retrouvé?

– Oh! tout à fait par hasard, et par un hasard bien malheureux pour moi, car sans lui je ne serais pas où je suis!..

XXVI

Jamais un étranger, pénétrant dans la chambre de Daniel et voyant l'attitude de Crochard, ne se fût imaginé que le misérable se trouvait sous le coup d'une accusation capitale, qu'il était là, devant le juge d'instruction, en présence de l'homme que par trois fois il avait tenté d'assassiner.

Ferré sur la jurisprudence qu'on professe au bagne, Crochard avait reconnu d'un coup d'œil que sa situation n'était pas si désespérée qu'il l'avait supposé tout d'abord; que si le jury rendait un verdict de mort, ce serait contre l'instigateur du crime, et qu'il en serait quitte, lui, pour quelques années de travaux forcés.

Voilà comment, avec cette insouciance quasi-bestiale des gens qui, prêts à tout, sont préparés à tout, il avait bravement pris son parti de sa situation.

 

Il était revenu de l'anéantissement où l'avait plongé la découverte de son crime, et l'accès de fureur dont il avait été saisi quand on s'était emparé de ses billets de banque s'était dissipé.

Et maintenant, sous le personnage odieux du meurtrier, reparaissait le personnage prétentieux et ridicule de l'orateur des barrières et des maisons centrales, accoutumé à se faire écouter, et tirant vanité de son éloquence.

Il avait une pose étudiée, et il était évident qu'il soignait son débit, encore que bien des mots lui échappassent de cet argot des bouges parisiens qui trahit des habitudes crapuleuses.

– C'était, commença-t-il, un vendredi, jour de malheur, la semaine avant le départ de la Conquête… Il pouvait être deux heures, je n'avais pas déjeuné, je n'avais pas un centime, et je m'en allais le long des boulevards, flânant et cherchant dans ma tête comment me procurer de l'argent.

Je venais de dépasser la rue Vivienne, quand, près de moi, le long du trottoir, une voiture s'arrête, et j'en vois descendre un particulier cossu, cigare aux dents, chaîne d'or au gilet, fleur à la boutonnière, qui entre dans un magasin de gants…

Du coup, je me dis: «C'est drôle, voilà une tête que j'ai vue quelque part.»

Et là-dessus, sans faire ni une ni deux, je vais me coller à la devanture du magasin, de côté, bien entendu, à une place d'où, sans être vu, je voyais très-bien mon individu qui se carrait et qui riait en montrant ses dents, pendant qu'une belle fille lui essayait une paire de gants.

Et plus je le regardais, plus je pensais: «Positivement, Bagnolet, quoique ce joli cœur n'ait pas l'air d'être de ta société, tu le connais.»

Cependant, comme je ne pouvais pas mettre de nom sur sa diable de figure, j'allais passer mon chemin, quand voilà que subitement la mémoire me revient, et je me dis: «Cré tonnerre! c'est un ancien camarade, je dînerai.»

Malgré tout, je n'étais pas positivement sûr, parce que, dame! quinze ans, ça vous change rudement un homme, surtout quand il ne tient pas énormément à être reconnu… Mais j'avais ma petite manière à moi de vérifier la chose.

J'attends donc mon gaillard, et, au moment où il traverse le trottoir pour regagner sa voiture, je lui emboîte le pas et je lui crie, pas trop fort pourtant: «Hé! Chevassat!..»

Coquin de sort!.. on lui eût tiré un coup de canon à l'oreille qu'il n'eût pas fait un saut pareil, qu'il ne se fût pas retourné si vivement… Et blanc, qu'il était!.. autant que son faux-col.

Mais c'est égal, il ne perd pas la boussole, le mâtin! Il se met à me regarder du haut de son lorgnon en me disant d'un air pincé: « – Plaît-il, mon brave?.. Est-ce à moi que vous en avez?»

A quoi, moi, sûr de mon affaire, je réponds: «Oui, c'est à toi, Justin Chevassat… est-ce que tu ne me remets pas?.. Evariste Crochard, dit Bagnolet… hein!.. y es-tu maintenant?..

N'importe, monsieur persistait à faire sa tête et à me toiser… «Si vous ne filez pas, me dit-il, j'appelle un sergent de ville…»

Dame! la moutarde commence à me monter au nez, et je me mets à crier, en le narguant, pour ameuter les passants:

« – De quoi! de quoi!.. des sergents… appelle-les donc!.. On nous mènera chez le commissaire de police… Si je me trompe, je ne serai pas pendu, mais si je ne me trompe pas, on rira… Qu'est-ce que j'ai à risquer, moi?.. Rien du tout, puisque je n'ai rien…»

Il faut vous dire que je le fixais en disant cela de l'air d'un homme qui n'a rien dans le ventre et qui tient à y mettre quelque chose.

Lui aussi me fixait, et si ses yeux avaient été pistolets… mais ils ne l'étaient pas, et me sentant bien résolu, monsieur se radoucit.

« – Pas de bruit,» murmura-t-il en examinant d'un œil effaré les badauds qui commençaient à s'amasser.

Et, faisant celui qui a très-envie de rire, rapport aux badauds bien entendu, il me dit très-bas et très-vite:

« – Dans le costume que vous portez, je ne puis vous faire monter avec moi dans ma voiture, ce serait nous compromettre l'un et l'autre inutilement… je vais renvoyer mon cocher et marcher, vous me suivrez sans faire semblant de rien, et quand nous serons dans une rue un peu détournée, nous prendrons un fiacre et nous causerons.»

Comme j'étais sûr de le repincer s'il essayait de se la briser, j'approuve l'idée: «Allons-y gaiement, c'est entendu!..»

D'un geste brusque, le juge d'instruction interrompit le prévenu.

Il tenait essentiellement à ce que la déposition de Crochard fût textuellement écrite, et il venait de s'apercevoir que depuis un moment son greffier ne pouvait plus suivre.

– Reposez-vous un instant, Crochard… fit-il.

Et quand le procès-verbal fut mis au courant, et que le magistrat y eut rétabli quelques phrases laissées en blanc:

– Maintenant, dit-il au prévenu, continuez, mais parlez plus lentement.

Le misérable sourit agréablement: cette recommandation allait lui permettre de mieux prendre du temps et de soigner ses effets, et sa vanité s'en épanouissait, car il y a du cabotin au fond de toutes ces natures d'abjects scélérats.

– Aussitôt pris, aussitôt pendu, reprit-il… Chevassat dit quelques mots à son cocher qui fouette le cheval, et le voilà, lui, marchant sur le boulevard en se dandinant, faisant, comme ça, des moulinets avec sa canne, tirant de grosses bouffées de son cigare, comme s'il n'eût pas eu la colique de sentir son ami Bagnolet sur ses talons…

Je dois dire qu'il avait d'autres amis, des gens très-bien, qui le saluaient en passant: «Bonjour, cher!..» Et même il y en avait qui l'arrêtaient pour lui donner des poignées de main et tailler une bavette, mais il les quittait tout de suite en disant: «Excusez, cher, je suis très-pressé!..»

Ah! mais oui! il était pressé, et moi, par derrière, qui voyais et qui entendais, je me faisais une once de bon sang…

Quelqu'avantage qu'il y ait à ne pas interrompre un prévenu bavard qui s'échauffe en parlant, et, par suite, s'oublie, le juge s'impatienta.

– Faites-nous grâce de vos impressions, prononça-t-il rudement.

Ce n'est pas là ce qu'attendait Crochard, aussi parut-il blessé, et d'un ton rogue:

– Bref, continua-t-il, mon particulier suit le boulevard jusqu'à l'Opéra-Comique, tourne rue Favart, traverse la place et enfile la rue d'Amboise.

Là un fiacre vide passait, il l'arrête, commande au cocher de nous conduire à Vincennes, nous montons et son premier soin est de baisser les stores.

Alors il me regarde d'un air riant, et me tend la main en me disant: «Eh bien! mon vieux, comment ça va-t-il?..»

Sur le premier moment, de me voir si bien reçu, je restai comme hébété. Puis, réfléchissant, je pensai en moi-même: «Qu'il soit si gentil que cela, ce n'est pas naturel, il doit me préparer quelque traîtrise, ouvrons l'œil.» Et là-dessus je lui demande: «Comme ça, tu n'es pas trop fâché que je t'aie accosté?..» Il se met à rire, et me répond: «Non.»

Alors, moi: «Cependant tu n'avais pas l'air à la noce, quand je t'ai parlé, et j'avais l'idée que tu cherchais le moyen de me lâcher sans compliment…»

Mais lui, d'un grand sérieux: «Tiens, dit-il, je vais te parler le cœur sur la main… Sur le moment, j'ai été surpris, mais je n'étais pas inquiet… Ce qui vient d'arriver, il y a longtemps que je l'ai prévu, je sais que chaque fois que je sors, je risque de rencontrer un ancien camarade; tu n'es pas le premier qui me retrouve, et mes précautions sont prises pour ne pas être ennuyé… Si je voulais me débarrasser de toi, ce soir même, grâce à un petit moyen que j'ai inventé, tu aurais perdu ma piste… Puis, comme tu es à Paris en rupture de ban, avant quarante-huit heures, tu serais logé au Dépôt.»

Il me contait tout cela si tranquillement, que je sentais que c'était vrai, et que le malin devait avoir quelque truc.

« – Ainsi, lui dis-je, tu as du plaisir à retrouver un ami?» Il me regarda bien dans les yeux et répondit: «Oui, et la preuve, c'est que si tu n'étais pas là, à mes côtés, et que je susse où te trouver, j'irais te chercher… J'ai une affaire à te proposer.»

Désormais, Bagnolet avait lieu d'être satisfait.

Si le juge gardait son flegme impénétrable, Daniel et le chirurgien-major écoutaient avec une attention haletante, comprenant que le prévenu arrivait à la partie importante de ses aveux, à celle dont on tirerait sans doute des éclaircissements.

Lefloch lui-même demeurait bouche béante, et on pouvait suivre sur sa bonne figure toutes ses émotions pendant le récit de ce vil gredin, qui sans lui, très-probablement, eût échappé à la justice.

– Naturellement, poursuivait Crochard, à ce mot d'affaire, je dressai l'oreille. «Bah! lui dis-je, je te croyais retiré et vivant de tes rentes…» Et, effectivement, je le croyais. «Tu es dans l'erreur, me répondit-il, depuis que je suis sorti de là-bas, j'ai bien vécu, mais je n'ai rien mis de côté, et s'il arrivait un accident, que j'ai certaines raisons de craindre, je tomberais dans la misère…»

J'aurais bien désiré en savoir davantage, mais il ne voulut plus rien me dire de lui, et il me fallut lui conter mon histoire depuis ma libération. Oh! ce fut vite fait. Je lui expliquai que rien ne m'avait réussi de ce que j'avais entrepris; qu'en dernier lieu j'avais été garçon dans une gargote; qu'on m'avait mis à la porte et que depuis un mois j'étais sur le pavé, sans le sou, sans vêtements, sans logement et réduit à coucher dans les carrières d'Amérique…

« – Puisque c'est ainsi, me dit-il, tu vas voir ce que c'est qu'un camarade!..»

Il faut vous dire que le fiacre avait marché, pendant que nous causions, et qu'il remontait alors le faubourg Antoine.

Mon Chevassat soulève le store pour regarder dans la rue, et au moment où il aperçoit un magasin d'habillements confectionnés il commande au cocher d'aller s'arrêter devant.

Le cocher obéit, et alors Chevassat me dit: «Arrive, vieux, nous allons toujours commencer par te vêtir convenablement.»

Nous descendons, et, en effet, il m'achète chemise, pantalon, paletot et tout ce qui s'en suit… A côté étaient un cordonnier et un chapelier, il me paie un chapeau de soie et une paire de bottes vernies… Plus loin se trouvait un horloger, v'lan! il me fait cadeau d'une montre en or, que j'ai encore, et qu'on m'a prise au greffe de la prison quand j'ai été écroué. Enfin, il y va de son billet de cinq cents, et de plus, il me donne quatre-vingts francs pour faire le garçon…

Dame! il ne faut pas demander si je le remercie, une fois remontés dans le fiacre… Après une misère comme celle d'où je sortais, se sentir renippé, ça remonte fièrement le moral… Je me serais jeté dans le feu pour Chevassat… Hélas! je n'aurais pas été si joyeux si j'avais pu me douter de ce que tout ça me coûterait, car moi, d'abord…

– Oh! passez… interrompit le juge, passez!..

Non sans étonnement, Crochard dut s'avouer que tout ce qui lui était absolument personnel n'avait qu'un très-médiocre succès.

Une grimace trahit son dépit, et plus vite il reprit:

– Tous ces achats avaient exigé beaucoup de temps, si bien qu'il était six heures et qu'il faisait tout à fait nuit quand nous arrivâmes à Vincennes.

Un peu avant le fort, Chevassat fait arrêter le fiacre, paye le cocher et le renvoie, et ensuite me prenant le bras: « – Tu dois avoir faim, me dit-il; nous allons dîner.»

Donc, nous commençons par absorber un verre d'absinthe, puis il me mène tout droit au meilleur restaurant, demande un cabinet particulier et nous fait servir un dîner, oh! mais un dîner… Rien qu'à l'entendre faire la carte, l'eau me découlait de la bouche…

Nous nous mettons à table, et moi, ne me défiant de rien, je n'aurais pas changé ma place contre celle du pape. Et je mangeais, et je parlais, et je buvais… je buvais surtout, ayant été privé longtemps, si bien qu'à la fin je commençais à être un peu ému.

Chevassat, lui, paraissait tout à fait lancé, et il me contait des tas de blagues qui me faisaient crever de rire.

Mais voilà qu'une fois le café servi, avec des liqueurs à discrétion et des cigares de dix sous, mon particulier se lève et va pousser le verrou de la porte – car il y avait un verrou.

Puis, revenant s'asseoir bien en face de moi, les coudes sur la table: «Maintenant, mon petit, qu'il me dit, assez ri, causons. Je suis bon zig, c'est vrai, mais tu dois comprendre que ce n'est pas uniquement pour tes beaux yeux que je suis si gentil que cela… J'ai besoin d'un gars solide, et j'ai compté sur toi!»

Parole d'honneur, il vous disait cela d'un si drôle d'air, que j'en ressentis comme un coup au creux de l'estomac et que je commençai à me méfier. Cependant, je cache mon jeu, et je réponds: «Eh bien! voyons, vas-y, conte-moi la chose.»

 

Aussitôt, il reprend: «Comme je te l'ai dit, je n'ai pas un sou de côté… Seulement, s'il arrivait un malheur à une personne que je sais bien, je me trouverais riche… et toi, tu le serais du même coup, si tu veux te charger de lui pousser le coude, à ce malheur, pour qu'il arrive plus vite…»

Pénétré de plus en plus du rôle que lui imposait le système de défense qu'il comptait adopter, le prévenu se grimait d'une douleur hypocrite qui donnait à son louche visage une expression décidément ignoble.

Pourtant, quelque dégoût qu'inspirât au juge d'instruction cette grossière comédie, il ne laissa échapper ni un mot ni un geste, sentant le danger de rompre le fil de la déposition si importante du misérable.

– Ah! monsieur le juge, s'écriait Crochard une main sur son cœur, quand j'entendis Chevassat parler ainsi, tout mon sang ne fit qu'un tour, et je lui dis: «Malheureux! que me proposes-tu là? Moi, commettre un assassinat… jamais! j'aimerais mieux mourir!» Lui, ricanait. «Que tu es bête! me répondit-il, qui est-ce qui te parle d'assassiner?.. il s'agit d'un simple accident… d'ailleurs, tu ne risqueras rien, la chose ne se passera pas en France…» Cependant, je refusais toujours, et même je voulais m'en aller, quand Chevassat, saisissant un couteau, me déclara que maintenant que j'avais son secret, je marcherais… sinon!.. Il me regardait si terriblement, que, ma foi! j'eus peur, et je me rassis…

Tout de suite, alors, il redevint gai comme auparavant, et tout en me versant de l'eau-de-vie, il se met à m'expliquer que je serais un fou d'hésiter, que jamais je ne retrouverais pareille occasion de faire ma fortune d'un coup, que je réussirais très-certainement, et qu'alors j'aurais des rentes, une voiture comme lui, de beaux habits, et tous les soirs des dîners semblables à celui que nous venions de faire.

Si bien que moi, je devenais comme fou; tout cet or qu'il faisait briller devant mes yeux me montait à la tête autant que les petits verres et même davantage, ensuite il maniait toujours son couteau, si bien que ne sachant plus ce que je faisais ni ce que je disais, je me levai, et frappant un grand coup de poing sur la table, je m'écriai: «Je suis ton homme!..»

Encore qu'il fût probable que cette scène n'avait jamais existé que dans l'imagination de Crochard, dit Bagnolet, Daniel frissonna sous ses couvertures à la pensée de ces deux misérables à demi-ivres marchandant sa mort, le verre à la main, dans quelque cabaret, les coudes sur la nappe tachée de vin.

Lefloch, lui, étreignait si convulsivement de sa main de fer le montant du lit, que le bois en craquait… Peut-être rêvait-il que c'était le cou de l'assassin de son officier qu'il serrait ainsi.

Le magistrat et le chirurgien, eux, ne songeaient qu'à observer les contorsions du prévenu.

Il avait tiré son mouchoir de sa poche et il s'en frottait rudement les yeux avec l'espoir, sans doute, d'en arracher quelque larme.

– Allons, allons, fit le juge, pas d'attendrissement, continuons!..

Crochard eut un gémissement, et d'un ton larmoyant:

– On me hacherait en morceaux, poursuivit-il, qu'on ne me ferait pas dire ce qu'il s'est passé après cela… J'étais saoul perdu, tellement que je ne me souviens de rien… D'après ce que m'a conté Chevassat, on a été obligé de me porter jusqu'à un fiacre, et il m'a conduit dans un hôtel du faubourg Saint-Antoine, où il m'a fait donner une chambre… C'est là que je me réveillai, le lendemain, un peu avant midi, la tête lourde comme du plomb, et me demandant si ce que je me rappelais de l'histoire du restaurant était bien arrivé, et si ce n'était pas plutôt la boisson qui m'avait donné le cauchemar…

Malheureusement, ce n'était pas un mauvais rêve, et je n'en fus que trop sûr quand le garçon de l'hôtel me monta une lettre.

C'était Chevassat qui m'écrivait de me rendre chez lui, rue Louis-le-Grand, où il m'attendait pour déjeuner et causer de l'affaire.

Naturellement, j'y cours. Je demande au concierge M. Justin Chevassat, il me répond que c'est au second à droite, je monte, je sonne, un domestique m'ouvre, j'entre dans un appartement superbe et je trouve le brigand en robe de chambre, étendu sur un canapé…

En route, je m'étais bien promis de lui déclarer carrément qu'il n'eut pas à compter sur moi, que la chose me faisait horreur et que je me retirais… Mais, dès les premiers mots, il entre dans une colère épouvantable, me disant que je ne suis qu'un lâche et un traître, me donnant à choisir entre un coup de couteau qu'il saurait bien me planter entre les deux épaules, et ma fortune…

Et, en même temps, il étalait devant moi des tas de louis d'or…

Alors, oui, je fus lâche… Je me sentais pris, Chevassat me faisait peur, l'or me grisait; je donnai ma parole et le marché fut conclu…

Ayant dit, Crochard, dit Bagnolet, respira longuement et bruyamment, en homme dont la poitrine est débarrassée d'un poids énorme.

C'est qu'il se sentait, en effet, grandement soulagé.

Tout avouer, séance tenante, sans une minute de répit pour combiner un système de défense, c'était rude… Or, le misérable estimait s'être bien tiré de cette épreuve délicate et périlleuse, et se flattait de s'être habilement ménagé pour le jour du jugement une respectable série de circonstances atténuantes.

Mais le juge d'instruction ne le laissa pas respirer longtemps.

– Pas si vite, prononça-t-il, tout n'est pas fini… Comment les conditions du crime ont-elles été réglées entre Chevassat et vous?

– Oh! tout naturellement, monsieur… Moi, d'abord, je disais oui à tout ce qu'il me proposait… Il me magnétisait, cet homme-là!.. Donc, il fut convenu qu'il me compterait 4,000 francs d'arrhes et qu'après… le coup, il me donnerait 6,000 francs fixe, plus une part dans la somme qui lui reviendrait…

– Ainsi, moyennant 10,000 francs, vous vous chargiez d'assassiner un homme.

– Je croyais…

– Il y a loin de cette somme aux fabuleuses promesses de fortune dont, à vous entendre, vous auriez été ébloui…

– Pardon!.. il y avait ma part dans la somme.

– Eh!.. vous devez bien savoir que jamais Chevassat ne vous l'eût payée…

Les poings de Crochard se crispèrent…

– Chevassat, me flouer!.. s'écria-t-il. Nom d'un tonnerre!.. je l'aurais… Mais non, il me connaît, jamais il n'aurait osé…

Le magistrat avait cherché du regard et rencontré les yeux du prévenu:

– Que me disiez-vous donc, objecta-t-il bonnement, que cet homme vous faisait une peur terrible et vous magnétisait!..

Le misérable venait de donner dans un piége, et, au lieu de répondre, il baissa la tête, essayant un sanglot.

– Le repentir est fort bien, insista le juge, qui ne semblait nullement attendri; mais, pour le moment, mieux vaudrait éclairer la justice et expliquer comment votre départ pour la Cochinchine fut réglé… Allons, redressez-vous et donnez-moi des détails.

Le prévenu releva la tête, et d'une voix dolente:

– Pour lors, monsieur, reprit-il, c'est à la suite de ce déjeuner chez lui que Chevassat m'expliqua toute l'affaire, et même c'est ce jour-là qu'il me remit l'adresse qui est là, sur le papier qui enveloppait mes billets de banque…

– Dans quel but vous donnait-il l'adresse de M. Champcey?

– Pour que je m'arrange de façon à le connaître personnellement.

– C'est bien, poursuivez…

– Tout d'abord, lorsque je sus qu'il s'agissait d'un lieutenant de vaisseau, je voulus me retirer, sachant bien qu'avec ces hommes-là, il n'y a pas à plaisanter… Mais Chevassat me blagua tellement; il m'appela tant et tant fainéant et propre à rien, qu'il finit par me monter la tête.

« – D'ailleurs, reprit-il, écoute le plan: Le ministère de la marine demande des ouvriers pour Saïgon. Comme il n'en trouve pas tant qu'il en veut, tu te présentes et tu es admis… bon! On te paie ton voyage jusqu'à Rochefort; un canot te conduit en rade à bord de la frégate la Conquête… Sais-tu qui tu y trouves?.. Notre homme, le lieutenant Champcey… Eh bien! je te dis, moi, que s'il lui arrive un accident, soit pendant la traversée, soit à Saïgon, cet accident passera comme une lettre à la poste…»

Oui, voilà ce qu'il me dit, mot pour mot, et il me semble l'entendre encore… Et moi, j'étais tellement interloqué que je ne trouvais rien à lui répondre.