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Un cri étouffé les interrompit… Elles se détournèrent…

Mlle Henriette venait de se trouver mal et de glisser sur le tapis…

A l'instant, et d'un même mouvement, tout le monde fut debout…

Mais déjà, devançant tous les autres, l'honorable sir Thomas Elgin s'était élancé, si promptement même, et si à propos, qu'on eût dit qu'il avait eu comme l'intuition de l'accident, qu'il l'attendait et qu'il l'épiait.

Soulevant d'un bras robuste Mlle Henriette, il l'avait posée sur un canapé, non sans prendre le soin de glisser un coussin sous sa tête…

Aussitôt la comtesse Sarah, et toutes les femmes présentes, s'étaient empressées autour de la malheureuse jeune fille, tapant à petits coups secs dans la paume de ses mains, frottant ses tempes de vinaigre et d'eau de Cologne, promenant obstinément sous ses narines des flacons de sels…

Cependant, tous les efforts pour la ranimer demeuraient inutiles, et cela devenait si étrange que M. de la Ville-Handry commençait à s'émouvoir, lui qui tout d'abord s'était écrié:

– Bast!.. laissez donc, ce ne sera rien.

Les transports furieux d'une passion sénile n'avaient pas encore étouffé en lui tous les instincts de la paternité, et l'inquiétude réveillait son affection autrefois si tendre.

Il se précipita donc vers le vestibule, criant aux valets de pied qui y étaient assemblés:

– Vite!.. qu'on coure chercher un médecin… n'importe lequel… le plus proche!..

Ce fut comme le signal d'une déroute générale des invités…

Trouvant que cet évanouissement durait par trop longtemps, redoutant peut-être une terminaison fatale, une scène de douleur, des larmes, un à un ils gagnaient sournoisement la porte et s'esquivaient.

Si bien que M. de la Ville-Handry, la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom ne tardèrent pas à se trouver seuls près de la pauvre Henriette, toujours inanimée.

– Nous ne devrions pas la laisser là, dit alors Mme Sarah, elle serait mieux dans son lit…

– Oui, c'est vrai, vous avez raison, approuva le comte, je vais la faire porter dans son appartement.

Et il allongeait le bras pour sonner les domestiques, lorsque sir Thomas Elgin, l'arrêtant, dit d'une voix émue:

– Laissez, monsieur le comte, je la monterai seul.

Et sans attendre une réponse, il l'enleva comme une plume, et la porta jusque chez elle, suivi de M. de la Ville-Handry et de la jeune comtesse.

Il ne pouvait rester dans la chambre de Mlle Henriette, mais il parut ne pouvoir prendre sur lui de s'en éloigner. Longtemps les domestiques ébahis le virent se promener d'un pas fiévreux dans le corridor, donnant, lui toujours si impassible, les signes les plus manifestes d'une agitation extraordinaire.

Et toutes les dix minutes, il interrompait sa promenade, pour demander à travers la porte, d'une voix troublée:

– Eh bien?..

– Elle est toujours dans le même état, lui répondait-on.

C'est que les médecins – il en était venu deux – n'obtenaient pas de meilleurs résultats que la comtesse Sarah et ses amies. Ils avaient épuisé les ressources ordinaires indiquées en pareil cas, et visiblement ils commençaient à s'étonner de la persistance de cette syncope.

Et ce n'est pas sans anxiété que M. de la Ville-Handry les voyait, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, se consultant à voix basse, d'accord sur ce point qu'il fallait recourir à quelque moyen énergique.

Enfin, un peu après minuit, sir Tom vit la jeune comtesse sortir de l'appartement de Mlle Henriette.

– Comment va-t-elle?.. s'écria-t-il.

Alors la comtesse, tout haut, et de façon à être entendue des domestiques:

– Elle revient à elle, et c'est même pour cela que je m'éloigne… Elle me hait si terriblement, cette chère et malheureuse enfant, que ma vue lui ferait peut-être mal…

Mlle Henriette, en effet, reprenait connaissance.

Un frisson l'avait secouée d'abord, elle avait ouvert les yeux ensuite, puis elle s'était haussée péniblement sur ses oreillers, regardant…

Evidemment elle ne se souvenait de rien encore, et d'un mouvement machinal elle passait et repassait sa main sur son front, comme pour écarter le crêpe funèbre qui voilait sa pensée, considérant d'un œil hagard les médecins, son père et sa confidente Clarisse, qui, agenouillée près de son lit, pleurait…

Enfin, tout à coup l'horrible réalité éclata dans son cerveau, et elle se renversa en arrière en jetant un grand cri:

– Mon Dieu!..

Mais elle était sauvée, et les médecins ne tardèrent pas à se retirer, déclarant qu'il n'y avait plus rien à craindre pourvu qu'on suivit leurs prescriptions.

M. de la Ville-Handry alors s'approcha de sa fille, et lui prenant les mains:

– Voyons, chère enfant, interrogea-t-il, que s'est-il passé, qu'as-tu eu?..

Elle arrêta sur lui un regard désolé, puis d'une voix sourde:

– Il y a que vous m'avez perdue, mon père, répondit-elle.

– Comment, comment!.. fit le comte. Qu'est-ce que tu dis?

Et très-embarrassé, furieux peut-être contre lui-même, et se cherchant sans doute des excuses:

– C'est un peu ta faute, aussi, ajouta-t-il niaisement… Pourquoi te conduire si mal avec Sarah et prendre à tâche de m'exaspérer…

– Oui, c'est juste, c'est ma faute!.. murmura Mlle Henriette.

Elle disait cela d'un ton d'ironie amère; mais plus tard, lorsqu'elle fut seule et plus calme, réfléchissant dans le silence de la nuit, elle dut reconnaître et s'avouer que c'était vrai.

Le scandale dont elle avait prétendu écraser la comtesse Sarah retombait sur elle-même et l'écrasait…

Cependant, le lendemain, elle se trouvait un peu mieux, et quoi que pût lui dire Clarisse, elle voulut absolument se lever et descendre.

C'est que toutes ses espérances désormais reposaient sur la lettre de Daniel. C'est que de jour en jour elle attendait celui qui devait la lui remettre, M. de Brévan, et que, pour rien au monde, elle n'eût voulu être absente quand il se présenterait.

Mais c'est en vain qu'elle l'attendit ce soir-là et quatre soirs encore.

Attribuant son retard à quelque nouveau malheur, elle pensait à lui écrire, quand, enfin, le mardi, – c'était le jour de réception choisi par la comtesse Sarah – lorsque déjà le salon était plein de monde, le domestique annonça:

– M. Palmer!.. M. de Brévan!..

Emue de la plus violente émotion, Mlle Henriette se retourna vivement, attachant sur la porte un de ces regards où l'âme se concentre tout entière. Elle allait donc connaître enfin cet ami que Daniel lui avait représenté comme un autre lui-même.

Deux hommes entrèrent.

L'un, âgé déjà, avait les cheveux blancs et la physionomie grave et solennelle d'un membre du parlement.

L'autre, qui paraissait de trente à trente-cinq ans, avait la mine froide et dédaigneuse, la lèvre un peu pincée et l'œil sardonique.

– C'est ce dernier, pensa la jeune fille, qui est l'ami de Daniel.

A première vue, il lui déplut extrêmement. L'examinant, elle trouvait de l'affectation à son assurance et quelque chose de louche dans toute sa personne.

Mais l'idée ne lui vint pas de se défier de M. de Brévan… Daniel lui avait recommandé une confiance aveugle, cela suffisait. Elle était trop punie d'avoir suivi ses inspirations pour songer à renouveler l'expérience…

Elle ne le perdait pas de vue, cependant…

Après avoir été présenté par M. Palmer à la comtesse Sarah et à M. de la Ville-Handry, il s'était jeté dans la foule et manœuvrait pour se rapprocher d'elle.

Il allait d'un groupe à l'autre, lançant un mot de ci et de là, gagnant insensiblement et sans trop d'affectation une petite chaise restée libre près de Mlle de la Ville-Handry.

Et à l'air de parfait sang-froid dont il en prit enfin possession, on devait croire qu'il avait mesuré tout ce que pouvait avoir de périlleux et de compromettant une conversation confidentielle avec une jeune fille, sous le feu des regards de cinquante ou soixante personnes.

Aussi débuta-t-il par quelques-unes de ces banalités qui sont la monnaie courante des salons, parlant assez haut pour être entendu des voisins et dérouter leur curiosité s'ils eussent eu la fantaisie d'écouter.

Même, remarquant que Mlle de la Ville-Handry était fort rouge et tout oppressée, et qu'elle arrêtait sur lui des regards brûlants d'anxiété:

– De grâce, mademoiselle, fit-il vivement, affectez plus d'indifférence… Souriez… on nous épie peut-être… Souvenez-vous que nous ne devons pas nous connaître, que nous sommes étrangers l'un à l'autre…

Et il se mit à entamer très-haut l'éloge de la dernière pièce du Gymnase, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir suffisamment donné le change, il se rapprocha un peu, et baissant la voix:

– Il est inutile, mademoiselle, poursuivit-il, de vous dire que je suis M. de Brévan…

– Je vous avais entendu annoncer, monsieur… répondit sur le même ton Mlle de la Ville-Handry.

– Je me suis permis de vous écrire, mademoiselle, sous le couvert de votre femme de chambre, Clarisse, selon les indications de Daniel… mais j'espère que vous m'excuserez…

– Je n'ai pas à vous excuser, monsieur, mais bien à vous remercier du plus profond de mon âme de votre généreux dévouement…

Il n'est pas d'homme complet.

Une fugitive rougeur colora les pommettes de M. de Brévan, il eut une petite toux sèche et par deux ou trois fois passa la main entre son faux-col et son cou, comme s'il eût éprouvé quelque gêne à la gorge.

– Vous avez dû trouver, monsieur, continuait Mlle Henriette, que je mettais peu d'empressement à profiter de votre obligeant avis… mais il m'est survenu des… empêchements…

– Oui, je sais… interrompit M. de Brévan en hochant tristement la tête, votre femme de chambre m'a tout appris… car elle m'a trouvé chez moi, elle a dû vous le dire, de même qu'elle a dû vous rassurer et vous apprendre que votre lettre arrivait encore assez à temps pour être jointe aux miennes. Elles gagneront plus de quinze jours, car les dépêches de la Cochinchine ne partent qu'une fois par mois, le 29…

 

Mais il s'arrêta court, ou plutôt haussa le ton subitement pour reprendre l'analyse de la pièce du Gymnase… Deux jeunes femmes venaient de s'arrêter tout à côté de lui. Dès qu'elles s'éloignèrent:

– Je vous apporte, mademoiselle, poursuivit-il à voix basse, la lettre de Daniel…

– Ah!..

– Je l'ai là, dans la main, pliée fort menu; si vous voulez bien laisser tomber votre mouchoir, je l'y glisserai en le ramassant…

La manœuvre n'était point neuve ni surtout fort difficile. Cependant Mlle Henriette s'en tira assez mal. Le mouvement dont elle laissa échapper son mouchoir ne semblait rien moins qu'involontaire, et elle mit à le reprendre un empressement beaucoup trop marqué. Enfin, quand elle sentit le froissement du papier sous la batiste, elle devint pourpre jusqu'à la racine des cheveux.

Heureusement, M. de Brévan eut la présence d'esprit de se lever vivement et de déranger un peu sa chaise, l'aidant ainsi à dissimuler son trouble. Puis, lorsqu'il la vit assez remise, il se rassit et, de l'accent du plus sincère intérêt:

– Maintenant, mademoiselle, reprit-il, permettez-moi de m'informer de votre situation…

– Elle est affreuse, monsieur.

– On vous tourmente?

– Indignement.

– Votre belle-mère sans doute?

– Hélas! qui donc serait-ce… Mais elle dissimule, voilant sa noire méchanceté de la plus doucereuse hypocrisie… En apparence, elle est tout indulgence pour moi… Et c'est mon père qu'elle fait l'instrument de ses rancunes; mon pauvre père, autrefois si bon et qui m'aimait tant…

Elle s'attendrissait, et M. de Brévan voyait si bien les larmes la gagner, que tout effrayé:

– Mademoiselle, fit-il, mademoiselle, au nom du ciel, maîtrisez-vous…

Et empressé de détourner de son père la pensée de Mlle Henriette:

– Comment est pour vous mistress Brian? interrogea-t-il.

– Elle prend toujours parti contre moi.

– Naturellement… Et sir Tom?

– Vous m'avez écrit, monsieur, de me défier de lui plus que de tous les autres, et je me défie… Et pourtant, vous l'avouerai-je, lui seul ici semble touché de ma détresse…

– Ah! c'est pour cela précisément qu'il est à craindre…

– Pourquoi?

M. de Brévan hésita, et très-vite, non sans avoir jeté autour de lui un regard inquiet:

– Parce que, répondit-il, sir Thomas Elgin pourrait bien caresser cette espérance de remplacer Daniel dans votre cœur et de devenir votre mari…

– Grand Dieu!.. fit Mlle Henriette, en se rejetant en arrière avec un geste d'horreur, est-ce possible!..

– J'en mettrais la main au feu, déclara M. de Brévan.

Et comme, s'il eût été épouvanté de ce qu'il venait de dire:

– Oui, ajouta-t-il, je jurerais que j'ai pénétré les intentions de cet homme, et avant longtemps vous en aurez quelque terrible preuve… Mais que ceci, mademoiselle, demeure entre nous un secret plus religieusement gardé que tous les autres… Que rien jamais ne vous arrache seulement une allusion…

– Que faire? murmurait la pauvre fille, que résoudre?.. Il n'y a que vous, monsieur, qui puissiez me donner un conseil…

Pendant un bon moment M. de Brévan garda le silence, puis enfin, d'une voix triste:

– Mon expérience, mademoiselle, prononça-t-il, ne me fournit qu'un conseil: prendre patience. Parlez peu, agissez le moins possible et efforcez-vous de paraître insensible aux outrages. Je vous dirai, si vous voulez bien excuser la trivialité de la comparaison, imitez ces faibles insectes qui dès qu'on les touche font les morts. Ils sont sans défense, c'est leur unique chance de salut… c'est la seule que je vous voie…

Il s'était levé, et tout en s'inclinant devant Mlle Henriette:

– Je dois encore vous prévenir, mademoiselle, ajouta-t-il, de ne vous point étonner si vous me voyez tout faire pour m'avancer dans les bonnes grâces de votre belle-mère… Croyez que cette duplicité répugne à la loyauté de mon caractère… Mais je n'ai pas d'autre moyen de conquérir le droit de venir souvent ici, de vous voir souvent, par conséquent, et de vous servir et de vous défendre, ainsi que je l'ai juré à mon meilleur ami, à Daniel.

XV

Lors de ses dernières visites à Mlle de la Ville-Handry, Daniel n'avait pas été sans lui laisser entrevoir que M. de Brévan s'était autrefois trouvé en relations avec miss Brandon et les siens.

N'importe, en expliquant à Mlle Henriette ses projets et leurs secrets motifs, M. de Brévan faisait preuve d'habileté.

Qui sait si sans cela elle n'eût pas conçu quelques vagues soupçons, en le voyant, après qu'il l'eût quittée, s'entretenir avec la comtesse Sarah, avec le roide et long sir Tom, et enfin plus intimement avec l'austère mistress Brian.

Elle ne s'en étonna pas, si toutefois elle s'en aperçut… Son esprit était à mille lieues de la situation présente, elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à cette lettre, qu'elle avait dans sa poche et qui, pour ainsi dire, la brûlait.

Que n'eût-elle pas donné pour être libre de s'échapper et de courir la lire…

Mais l'adversité, peu à peu, lui enseignait la circonspection, et elle sentait qu'il serait maladroit de ne pas demeurer au salon jusqu'au départ des derniers invités.

Si bien que deux heures du matin étaient sonnées quand, après avoir congédié sa confidente Clarisse, elle osa déplier sa précieuse lettre…

Hélas!.. Elle n'y trouva pas ce qu'elle espérait, des conseils, mieux que cela, des ordres réglant sa conduite.

Dans le trouble affreux de son départ forcé, Daniel ne s'appartenait pas assez pour envisager froidement l'avenir et en évaluer les probabilités.

Désespéré, il avait employé trois grandes pages à affirmer son amour à Mlle Henriette, à lui jurer que sa chère pensée ne le quitterait pas, à la supplier de ne pas l'oublier… et c'est à peine s'il consacrait vingt lignes à des recommandations qui eussent exigé les détails les plus précis et les plus minutieux.

Toutes ses exhortations, d'ailleurs, se résumaient en ceci: S'armer de patience et de résignation jusqu'à son retour; ne quitter la maison paternelle qu'à la dernière extrémité, en cas d'un danger pressant, et jamais, quoi qu'il advînt, sans avoir consulté M. de Brévan…

Et pour comble, par un fatal excès de délicatesse, redoutant de blesser une susceptibilité qu'il savait excessive, Daniel n'informait pas Mlle Henriette de circonstances essentielles.

Il se bornait, par exemple, à lui dire que si la fuite devenait son unique ressource, elle ne devait pas s'arrêter à des considérations d'intérêt, qu'il avait tout prévu et paré à tout.

Comment conclure de là que ce malheureux, égaré et aveuglé par la passion, avait confié deux ou trois cent mille francs, toute sa fortune, à son ami Maxime…

Cependant, l'opinion de Daniel était trop celle de M. de Brévan pour que Mlle de la Ville-Handry hésitât…

Et lorsqu'elle s'endormit, sa résolution était bien arrêtée.

Elle s'était fait le serment d'opposer à tous les tourments qu'on lui infligerait, le stoïcisme du sauvage attaché au poteau, et d'être entre les mains de ses ennemis comme un cadavre que nul outrage ne galvaniserait.

Se tenir parole, durant les semaines qui suivirent, ne lui fut pas difficile.

Lassitude ou calcul, on parut l'oublier… En dehors des repas où son couvert était mis, on ne s'occupa pas plus d'elle que si jamais elle n'eût existé…

Il était loin, l'accès de sensibilité qui avait ému M. de la Ville-Handry, la nuit où il avait cru sa fille en danger. Il n'arrêtait plus sur elle que des regards ironiques ou glacés et jamais ne lui adressait la parole.

La comtesse Sarah se tenait sur une sorte de réserve affectueuse, comme une personne bien intentionnée qui a vu ses avances repoussées, qui est blessée, mais toute disposée à revenir au premier signe.

Mistress Brian, elle, ne desserrait ses lèvres minces que pour grommeler quelque remarque désobligeante dont on ne distinguait qu'un mot, toujours le même: «choquant!»

Restait l'honorable sir Thomas Elgin, dont la sympathique pitié s'accusait et se trahissait chaque jour davantage. Mais depuis l'avertissement de M. de Brévan, Mlle Henriette l'évitait et le fuyait…

C'était donc une existence étrangement misérable, que celle qu'elle traînait dans cet immense hôtel où la séquestrait le despotisme paternel.

Car elle était prisonnière, elle ne pouvait le méconnaître, sentant autour d'elle, même quand on semblait le plus l'oublier, une active et incessante surveillance.

La grande porte, qu'autrefois on laissait souvent ouverte, était toujours maintenant exactement fermée, et si on l'ouvrait pour donner passage à une voiture, le concierge montait la garde devant, avec des allures de geôlier.

La petite porte du jardin avait été renforcée de deux énormes serrures, et toutes les fois qu'en se promenant Mlle Henriette se rapprochait du mur de la rue, elle voyait un jardinier l'épier d'un œil inquiet.

Craignait-on donc, non-seulement qu'elle ne s'échappât, mais encore qu'elle n'entretînt des communications avec le dehors!..

Elle voulut en avoir le cœur net, et un matin elle demanda à son père la permission de faire prier la jeune duchesse de Champdoce de passer la voir.

A quoi M. de la Ville-Handry répondit brutalement qu'elle n'avait que faire de Mme de Champdoce; que d'ailleurs elle n'était pas à Paris, son mari l'ayant conduite dans le Midi pour hâter sa convalescence.

Une autre fois, vers la fin de février, pendant une série de journées printanières, la pauvre enfant ne put s'empêcher de laisser paraître son envie de sortir, de respirer un peu le grand air.

– Tous les jours, lui dit son père, nous allons, votre mère et moi, faire un tour de deux heures au bois de Boulogne, pourquoi ne venez-vous pas avec nous?

Elle se tut… Elle se serait laissée hacher plutôt que de consentir à se montrer en public assise auprès de la comtesse Sarah dans la même voiture.

Des mois s'écoulèrent sans qu'elle mît les pieds hors de l'hôtel, autrement que pour se rendre à la messe de huit heures, le dimanche.

M. de la Ville-Handry n'avait pas osé lui refuser cela, mais il y avait mis les plus pénibles et les plus humiliantes conditions.

En ces occasions, M. Ernest, le valet de chambre, l'accompagnait, avec l'ordre formel de l'empêcher de parler à âme qui vive, et de «l'appréhender au corps,» c'était l'expression même du comte, et de la ramener de force, au besoin, quelque scandale que cela dût faire, si elle tentait de s'enfuir.

Mais vainement on multiplia les offenses, on ne lui arracha pas une plainte. Son inaltérable patience eût lassé des bourreaux ordinaires.

Et cependant, elle n'avait pour l'encourager et la soutenir que M. de Brévan.

Fidèle au plan qu'il avait exposé, il avait si bien manœuvré qu'il avait conquis le droit de multiplier ses visites, qu'il était au mieux avec l'austère mistress Brian et que M. de la Ville-Handry l'invitait à dîner.

Alors, Mlle Henriette était bien revenue de son impression fâcheuse du premier jour. Elle avait trouvé en M. de Brévan un si respectueux intérêt, tant de délicatesses toutes féminines, tant de sagesse et tant de prudence, qu'elle bénissait Daniel de lui avoir légué cet ami et qu'elle comptait sur son dévouement comme sur celui d'un frère aîné…

N'était-ce pas lui qui, à certains soirs, quand le désespoir la gagnait, murmurait à son oreille:

– Courage!.. Voici encore un jour de gagné… Daniel reviendra…

Mais précisément parce qu'on l'abandonnait aux inspirations de l'isolement et qu'on la réduisait à vivre continuellement repliée sur elle-même, Mlle Henriette observait d'un œil perspicace ce qui se passait autour d'elle.

Et il lui semblait découvrir d'étranges choses.

Jamais la première femme de M. de la Ville-Handry n'eût reconnu son salon. Qu'était devenue cette société d'élite rassemblée et retenue par elle, et dont elle avait fait comme une cour à son mari?

L'hôtel de la rue de Varennes était devenu, pour ainsi dire, le quartier général de cette société bigarrée qui constitue la légion étrangère du plaisir et du scandale.

Autour de Sarah Brandon, maintenant comtesse de la Ville-Handry, se groupait comme autour de sa reine cette étrange aristocratie qu'on a vu surgir tout à coup des décombres du vieux Paris, aristocratie de contrebande, dangereuse clique dorée, dont le faste insolent et inexplicable éblouit le bourgeois et fait rêver la police.

Non que la jeune comtesse reçût des gens notoirement tarés, elle était bien trop fine pour commettre cette faute; mais elle accueillait de ses meilleurs sourires tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaines…

 

Tout d'abord, M. de la Ville-Handry avait été effarouché par ce monde si nouveau dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, dont il comprenait à peine l'argot…

Il n'avait pas tardé à s'acclimater…

Il était la raison sociale, le détenteur de la fortune, le pavillon qui couvre la marchandise, le maître enfin, encore qu'il n'exerçât point son autorité.

Tant de titres lui valaient toutes les apparences du respect, et c'était à qui le caresserait des flatteries les plus hyperboliques, à qui le plus bassement lui ferait la cour.

Si bien que s'imaginant avoir reconquis le prestige dont la première femme avait fardé sa nullité, il se drapait d'une importance grotesque, retrouvant avec les enivrements de la vanité ses dédains d'autrefois.

Il s'était d'ailleurs remis au travail avec un acharnement extraordinaire.

Tous les hommes d'affaires qui déjà s'étaient montrés avant son mariage, reparaissaient, escortés de cette légion de faméliques spéculateurs que le seul bruit d'une grande entreprise attire, comme un morceau de sucre les mouches.

Le comte s'enfermait avec ces messieurs dans son cabinet et y restait des après-midi entières en conférence.

– Très-vraisemblablement, il se trame quelque chose, pensait Mlle Henriette.

Elle en fut sûre, quand elle vit son père sacrifier sans l'ombre d'une hésitation les magnifiques appartements de réception du rez-de-chaussée, et les faire diviser en infinité de petites pièces.

Et sur les portes, les peintres traçaient des indications bien singulières en pareil lieu: BureauxDirectionSecrétariatCaisse

Puis arrivèrent les meubles de ces bureaux, des tables, des pupitres, puis des montagnes d'imprimés et des registres énormes, enfin deux coffres-forts immenses, aussi vastes qu'un logement de trois cents francs.

Très-sérieusement alarmée, et sachant bien qu'on ne répondrait pas à ses questions, Mlle Henriette s'adressa à M. de Brévan.

De l'air le plus ingénu, il affirma qu'il ne savait rien, mais il promit de s'informer et de rendre une prompte réponse.

Il s'en fut pas besoin.

Un matin, étant allée rôder autour de ces bureaux, qui commençaient à se peupler d'employés, Mlle Henriette aperçut, collée contre une porte, une gigantesque affiche jaune.

Elle s'approcha et lut:

SOCIÉTÉ
FRANCO-AMÉRICAINE
POUR L'EXPLOITATION
DES
PÉTROLES DE PENSYLVANIE
AU CAPITAL DE
DIX MILLIONS DE FRANCS
DIVISÉS EN
20,000 Actions de 500 francs
STATUTS DÉPOSÉS
EN L'ÉTUDE DE Me LILOIS, NOTAIRE A PARIS
Comte de LA VILLE-HANDRY, Direct. – Gérant
LA SOUSCRIPTION EST OUVERTE
à partir du 25 mars
Au siége social: Hôtel de la Ville-Handry, rue de Varennes
Et à la Succursale: rue Lepeletier, 79

Plus bas, en caractères plus petits, était imprimé un boniment éblouissant de promesses, expliquant l'impérieux besoin qui se faisait sentir de la Société des Pétroles de Pensylvanie, la nature de ses opérations, les immenses services qu'elle était appelée à rendre, et surtout les bénéfices merveilleux qu'elle ne pouvait manquer de procurer à ses actionnaires.

Venait ensuite une monographie du Pétrole, où il était démontré clair comme le jour que cet admirable produit présente sur l'huile ordinaire une économie de plus de soixante pour cent, qu'il donne une lumière d'une pureté et d'un éclat sans pareils, qu'il brûle sans odeur, et enfin, qu'il est surtout – quoi qu'en disent les intéressés, parfaitement inoffensif et particulièrement inexplosible.

«Avant vingt ans, concluait le rédacteur, dans un accès de lyrisme prophétique, avant vingt ans le pétrole aura remplacé tous les luminaires primitifs et détrôné tous les combustibles grossiers et encombrants…

«Avant vingt ans, le monde entier s'éclairera et se chauffera au pétrole, et les puits de Pensylvanie sont inépuisables!»

Un éloge du directeur-gérant, M. le comte de la Ville-Handry, couronnait l'œuvre, éloge adroit qui, après l'avoir qualifié d'homme providentiel, rappelait sa grande fortune et insinuait qu'avec un gérant si riche les actionnaires ne risquaient rien…

Mlle Henriette était atterrée.

– Voilà donc, murmura-t-elle, le but où tendaient Sarah Brandon et ses complices… Mon père est ruiné!..

Que M. de la Ville-Handry hasardât au jeu terrible de la spéculation tout ce qu'il possédait, Mlle Henriette se le fût encore expliqué.

Ce qu'elle ne pouvait comprendre, c'était qu'il eût assumé toute la responsabilité d'une entreprise si aléatoire, et les risques terribles d'un revers.

Comment lui, si entiché de ses préjugés nobiliaires, consentait-il à attacher son nom à une opération industrielle!..

Il avait fallu, pensait Mlle Henriette, des prodiges de patience et de ruse, pour lui arracher ce sacrifice, négation des idées de sa vie entière… On avait dû le harceler longtemps et exercer sur sa volonté une pression terrible…

Elle fut donc véritablement confondue, lorsque, deux jours plus tard, elle se trouva témoin d'une discussion presque vive entre son père et la comtesse Sarah, précisément au sujet de ces fameuses affiches qui inondaient alors Paris et la France…

La comtesse Sarah semblait désolée de cette entreprise, et toutes les objections qu'eût souhaité présenter Mlle Henriette, elle les présentait avec l'autorité que lui donnait l'amour du comte.

Elle ne concevait pas, disait-elle, que son mari, un gentilhomme, se mêlât de tripotages d'argent… N'en avait-il donc pas assez! Serait-il plus heureux ou plus considéré quand il aurait doublé ou même triplé ses deux cent cinquante mille livres de rentes…

Lui, à toutes ces observations, souriait doucement, tel qu'un grand artiste aux puériles critiques d'un ignorant… Et quand la comtesse s'arrêta, de ce ton emphatique qui trahissait sa prodigieuse infatuation, il daigna lui expliquer qu'en se lançant dans le mouvement, lui, un représentant de la plus vieille noblesse, il prétendait donner un grand exemple… Il n'avait nul souci du lucre, affirmait-il, et ne songeait qu'à rendre un grand service à son pays.

– Trop périlleux, le service! ripostait la comtesse Sarah. Si vous réussissez, comme vous l'espérez, qui vous en saura gré? Personne. Et même, si vous parliez de votre désintéressement, on vous rirait au nez. Si l'affaire échoue, au contraire, qui sera ruiné?.. Vous. Et on vous appellera maladroit, par dessus le marché.

Imperceptiblement M. de la Ville-Handry haussa les épaules, et prenant la main de sa femme:

– M'aimeriez-vous donc moins, demanda-t-il tendrement, si j'étais ruiné?..

Elle attacha sur lui ses beaux yeux chargés de passion, et d'une voix émue:

– Dieu m'est témoin, mon ami, répondit-elle, que je serais heureuse de prouver que l'intérêt n'était pour rien dans notre mariage…

– Sarah! s'écria le comte transporté, Sarah, chère adorée, voilà une parole qui vaut toute cette fortune que vous m'accusez de risquer!

Encore qu'elle eût appris à se défier des apparences, Mlle Henriette ne pouvait supposer que cette scène n'était qu'une habileté suprême, destinée à enfoncer plus profondément dans la cervelle du comte l'idée qu'on y avait plantée.

Elle devait croire plutôt, et elle crut, que cette société des pétroles, conception de sir Tom, déplaisait souverainement à la comtesse Sarah, et que par suite la discorde était au camp de ses ennemis…

Le résultat de ses réflexions fut une longue lettre à un homme pour lequel sa mère professait une estime particulière: le duc de Champdoce. Après lui avoir exposé sa situation, elle lui expliquait toute l'affaire, le conjurant d'intervenir pendant qu'il en était temps encore.

Sa lettre achevée, elle la remit à sa camériste Clarisse, en lui recommandant de la porter immédiatement à son adresse…

Hélas! l'infortunée touchait à un événement qui devait être décisif.

Etant par hasard descendue sur les talons de sa confidente, elle la vit entrer dans le salon où la comtesse Sarah se trouvait seule, et lui donner sa lettre…

Ainsi, Mlle Henriette était trahie par cette fille qu'elle croyait toute dévouée à ses intérêts, et depuis quand trahie? Depuis le premier jour peut-être… Ah! que de choses cela lui expliquait qui lui avaient paru incompréhensibles!