Za darmo

L'enfer et le paradis de l'autre monde

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VIII. Justice intolérante – Un autre anneau

Deux jours après l’entrée de Madeleine à l’hôpital, M. Fleesham, le front rayonnant d’un triomphe moral et le maintien resplendissant de l’éclat de la vertu victorieuse, se présenta chez Borrowdale et dit:

– Eh bien, Borrowdale, enfoncé, mon cher; encore enfoncé!

– Eh! qu’y a-t-il? Qui est enfoncé?

– Qui? Il le demande! Mais vous, brave philanthrope, vous, pardieu! Votre charmante protégée, cette incarnation de l’innocence, ce type de la simplicité, ce parangon de l’honnêteté, eh! eh!

– Où voulez-vous en venir?

– Vous êtes pressé? je vous satisfais. Donc, sans plus de paroles, votre ange incompris n’est que la receleuse d’une bande de voleurs et de fripons… Moins que rien, vous comprenez! La bande a levé le pied et laissé votre pudibonde… Vous l’appelez?

Borrowdale resta silencieux, quoiqu’une expression de dédain glissât sur son visage.

– Sans doute, poursuivit Fleesham se croyant très spirituel; sans doute, elle était trop simple pour ces espèces-là! ah! ah! ah! Vous-même jouissez d’une merveilleuse naïveté, mon cher ami.

– Soit, soit! Mais qui vous a si bien informé? D’où tenez-vous cela?

– Oh! de Dieu lui-même, reprit Fleesham ravi. La confession est chose bonne à l’âme, vous savez; et surtout à une âme de son calibre!

Il s’assit avec la dignité d’un homme sur le point de révéler un secret d’où dépend le sort d’une nation.

– Écoutez-moi, dit-il gravement. Hier soir, la malheureuse créature fut soumise à un interrogatoire par les autorités. On lui demanda où elle avait eu l’anneau trouvé en sa possession. Il lui fallut naturellement rendre compte d’elle-même. Et alors – à travers un long emberlificotage que personne ne put comprendre, croire encore moins, – elle donna une soi-disant adresse en ajoutant qu’à cette place on trouverait sa mère et son père. Les officiers de police se rendirent aussitôt à la maison indiquée. Que trouvèrent-ils? Maison vide; je dis maison, j’aurais du dire repaire, car c’est un des bouges les plus mal famés et les plus hideux de toute la ville. Enfin la bande avait décampé. Sa présence avait depuis longtemps alarmé le quartier, et plusieurs habitants devaient faire une déposition en règle contre ces bandits lorsqu’ils se déterminèrent à vider les lieux. Mais ils ne le firent pas sans saccager l’horrible cahute qu’ils habitaient. Plancher, plafond, lambris, tout fut mis en pièces, sans doute pour cacher la trace de quelque crime sanglant. Qui sait? On a trouvé dans les cendres du foyer des os, qui, dit-on, ressemblent à des ossements humains. Je n’en crois rien, mais… Enfin, les misérables se sont sauvés au milieu de la nuit, après avoir dévalisé une bonne partie de la ville, et depuis l’on n’en a plus entendu parler.

«Une troupe de pillards! rien que ça. Et pour ménagère ils avaient qui? L’objet de vos soins, de votre tendresse… Ah! ah! ah! pas de chance, mon cher Borrowdale! Enfin, la belle est arrêtée, elle pâtira pour les autres. Votre charité nous a valu une bonne prise. Hé! hé! à quelque chose malheur est bon. Soyez plus circonspect une autre fois, Borrowdale. La confiance en ces sortes de vilains est une sottise. Est-ce que la vertu se réfugie jamais sous leur laide figure? allons donc! La confiance, je l’admets; je l’aime, la confiance; mais elle doit avoir une base, une base solide, monsieur!

Oui, en vérité, Fleesham, vous avez triomphé. Votre âme magnanime doit être dans la jubilation. C’est si beau ce que vous avez fait là! C’est si noble! Vous êtes jaloux, ô immaculé Fleesham, de faire prédominer les droits éternels de la justice et de la morale publique, sans oublier l’affaire du diamant de votre femme!

Oh! soyons vertueux à votre exemple. Envers le ciel et la terre soyons vertueux! Que ce qui est souillé n’approche pas de nous! Brisons, anéantissons tout ce qui n’est pas vierge!

Nous sommes sans taches, purs comme l’enfant qui vient de naître, levons donc fièrement les yeux vers la voûte céleste en plantant notre talon de fer sur la tête des méchants!

Puisse le monde rivaliser d’ardeur avec vous, virginal débitant de préceptes et de calculs!

Pourquoi les humains, à votre exemple, ne s’engraissent-ils pas de moralité et de rosbif, et ne sont-ils pas souverainement vertueux? Oui, en vérité, soyons vertueux, vertueux et moraux aussi, ou que la terre s’entrouvre pour nous engloutir!

Cette nouvelle inattendue ne manqua pas de peiner grandement Borrowdale.

Il demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Depuis quarante-huit heures il prenait un intérêt singulier à la jeune fille, et plus d’une fois il avait juré à Fleesham qu’il la croyait innocente.

Le visage de Madeleine était si doux, si sympathique que tout honnête homme, sans prévention, aurait éprouvé les mêmes sentiments que le bon monsieur Borrowdale.

Vous, lecteur, n’eussiez pas manqué de jurer comme lui qu’elle n’était point coupable.

Il plongea les mains dans les poches de son pantalon, par crainte peut-être qu’involontairement ses doigts ne rencontrassent ceux de son impeccable informateur, et s’écria:

– Quoi! vraiment, Fleesham, vous me dites que vous pouvez croire à tout ça, après avoir vu le visage de cette enfant?

– Ta! ta! ta! fit dédaigneusement l’autre; son visage! Quelle confiance peut inspirer un visage? Qui est-ce qui juge des gens sur la mine aujourd’hui?

– Miséricorde divine, c’est impossible! exclama Borrowdale bondissant sur son siège; c’est impossible! Cette jeune fille compagne de voleurs, d’escrocs, de… Non, non, ce n’est pas, j’y mettrais ma tête à couper! Est-ce que je ne l’ai pas vu hier? Est-ce que je n’ai pas causé avec elle? N’ai-je pas été complètement convaincu de son innocence? Non, vous dis-je; c’est faux! Ma fille elle-même n’est pas plus innocente du mal qu’elle.

– Mais l’avez-vous questionnée?

– Questionnée! dit Borrowdale avec mépris. Est-ce qu’on questionne une enfant dans sa position? La questionner! Mais que voulez-vous demander à un ange qui a à peine la force nécessaire pour articuler un nom? La questionner! le ciel m’en préserve!

– C’est bon, dit Fleesham un peu gêné; mais elle est mieux maintenant. Demain, vous pourrez lui faire en prison les questions que vous voudrez.

– Jamais! exclama Borrowdale se levant et donnant un coup de poing formidable à la table. Je me suis engagé; je suis sûr de son innocence, et je la prouverai, monsieur.

Le bon philanthrope était épuisé.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux, et, détournant la tête pour cacher sa faiblesse, il se promena avec agitation dans l’appartement.

Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il fût assez maître de lui-même pour reprendre la conversation.

Quand il se crut calmé, il s’assit de nouveau, et regardant son interlocuteur en face:

– Fleesham, lui dit-il d’un ton lent et posé, j’espère que vous n’allez pas faire mettre en prison cette jeune fille avant que nous ayons pris toutes les informations nécessaires à son endroit. Je réponds d’elle. Donnez-moi une semaine, ou plutôt dix jours. Je prendrai soin de la jeune fille; et, si dans cet intervalle je ne réussis pas à prouver son innocence, les autorités s’en arrangeront. Vous pouvez vous fier à moi, Fleesham. Dans dix jours d’ici elle viendra répondre à l’accusation. Je suis tellement sûr de son innocence, que je la garderai chez moi. Madame Borrowdale a besoin d’une domestique. J’ai la certitude que sur ma recommandation elle se fera un plaisir de l’essayer.

– Ma foi, Borrowdale, je suis désolé de voir que vous vous engagiez dans une entreprise infructueuse. Mais, vous le voulez, je cède à votre demande. Seulement, dans votre intérêt, je n’accorderai que dix jours. Faites à votre guise. Vous vous en repentirez. Elle abusera de votre confiance!

Après une légère discussion pour terminer leurs arrangements, le compromis fut accepté de part et d’autre, et Fleesham se leva pour partir.

Il avait sur le visage une expression de compassion pour la simplicité de Borrowdale, merveilleuse à voir.

Fleesham le plaignait. Du fond de sa vertueuse âme il le plaignait.

Aussi éleva-t-il ses regards au ciel et remercia l’étoile tutélaire de sa destinée de ne pas l’avoir créé mou, de ne pas l’avoir affligé d’un caractère crédule, enfin de ce que lui, Fleesham, n’était pas de la même pâte que Borrowdale.

– Dieu veille sur cette maison! dit-il après s’être approché de la fenêtre et en apercevant une famille entière de mendiants dépenaillés, colportant la misère à travers la neige et le froid, par bravade sans doute et pour blesser les gens délicats; – Dieu veille sur cette maison, voilà encore une scène de vagabonds paresseux! Comment s’étonner que la confiance manque quand, jour et nuit, nos portes sont assiégées par des gueux de cette sorte? Que ne les renvoie-t-on quêter dans leur pays, s’ils veulent quêter?

– Pauvres gens! fit Borrowdale d’un ton distrait, ils doivent avoir bien froid. Ils sont à demi nus! Que de misères, grand Dieu! ici-bas!

– C’est vrai, dit Fleesham comme pris d’un mouvement de pitié, car il crut avoir trouvé une occasion favorable pour entretenir son ami de sa politique commerciale. C’est vrai; et pourtant, si difficile qu’il leur soit évidemment de se procurer des vêtements, ça leur serait bien plus difficile sous l’empire de votre système de protection, puisque vous frapperiez d’une nouvelle taxe tous leurs effets, hé! Borrowdale?

– Quoi? que dites-vous? s’écria Borrowdale arraché à sa rêverie par cette accusation extraordinaire.

– Je dis que la protection leur enlèverait plus que jamais la possibilité de se procurer des vêtements, puisque vous chargeriez toute chose de nouveaux droits.

– De nouveaux droits! Que voulez-vous dire, monsieur? Ah! un moment, permettez-moi de vous corriger sur ce point. Que voulons-nous donc faire? Écoutez. Nous voulons placer à leur porte le fabricant des articles dont ils ont besoin, au lieu de l’avoir à trois mille milles d’ici. Qu’en résulte-t-il? C’est qu’au lieu d’avoir à payer, comme maintenant, pour chaque verge d’étoffe qu’ils portent: – d’abord, l’agent commissionnaire, qui réduit la pièce de quelques pouces, puis le transport qui la réduit d’un quart, puis l’importateur qui rogne encore un bon bout, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive aux pauvres gens qui n’obtiennent qu’une demi-verge pour l’argent d’une verge; au lieu de cette taxe en gros, notre politique est de donner un article qui vienne directement de chez le fabricant, et de fournir une verge d’étoffe pour l’argent d’une verge, sans déduction aucune. C’est notre manière de taxer, à nous. C’est ainsi que fonctionne partout notre politique. Prenez quoi que ce soit, d’un usage commun même, si vous voulez, et vous verrez que ce quoi que ce soit, ne vînt-il que des États-Unis, vous coûte le double de ce qu’il coûterait fabriqué ici. Prenons d’autre part les caoutchoucs que vous portez à ce moment même à vos pieds, si vous voulez: quel est le résultat de la taxe à laquelle ils sont soumis? Si vous voulez vous donner la peine de remonter au temps où le commerce en était libre, vous verrez que le prix était de 6s. 3d. par paire, tandis que maintenant l’imposition de la taxe a élevé nos fabricants de Montréal et nous permet de confectionner les caoutchoucs nous-mêmes et de coter le même article 4s. C’est de cette façon que nous prétendons taxer les manufactures. On a obtenu le même résultat dans la cordonnerie, pour les bottes et les souliers. Ils sont maintenant à dix ou quinze pour cent meilleur marché au moyen de la taxe, parce que nous les fabriquons chez nous et ne sommes plus forcés d’aller les chercher à Boston. De plus, en adoptant les principes du libre-échange comme en Angleterre, nous donnerions à ces pauvres gens les choses nécessaires à leur vie, le thé, le sucre, le café et la mélasse exempts de droits, tandis qu’avec votre politique actuelle vous imposeriez sur ces articles une taxe de 15 ou 20 pour cent. Voyez-vous cela, Fleesham?

 

Fleesham voyait peut-être, mais Fleesham ne disait mot.

– Mais, continua Borrowdale, si désirable que soit cela, ce n’est rien, simplement rien. De quelle utilité, je vous le demande, seraient les marchandises à bon marché pour ces misérables? C’est qu’ils pourraient acheter aussi facilement le drap fin que le droguet commun. Qu’est-ce que notre politique de protection? C’est non seulement de donner les marchandises à bon marché, de fournir du travail à ceux qui n’en ont point, de retenir les pauvres dans des habitudes d’ordre et d’économie, de les couvrir d’habillements commodes et même élégants, mais c’est encore d’enlever aux rues cette nuée de malheureux qui les encombrent, d’en faire des citoyens respectables et des hommes honnêtes.

Fleesham branla la tête d’un air douteux; au fond pourtant il se sentait vaincu, et, quand il partit, peu d’instants après, sa physionomie était loin de porter l’expression radieuse qui la caractérisait à son arrivée chez Borrowdale.

Ce dernier se leva et se promena anxieusement dans la chambre.

– Il est extraordinaire, bien extraordinaire, que ce Morland ne soit pas venu, murmura-t-il avec agitation. J’avais promis d’intercéder pour lui… Bon Dieu! c’est à n’y rien comprendre. Il doit connaître cette fille! Je le trouverai. Il faut que je le trouve…

À ce moment quelqu’un entra.

– Ma chère femme, dit Borrowdale s’approchant de la personne qui entrait et lui prenant les mains; ma chère femme, vous prendrez soin de cette jeune fille. Elle est innocente, j’en suis sûr. Vous pourrez l’utiliser à la maison pendant quelques jours, tandis que je m’occuperai de l’affaire, n’est-ce pas, ma bonne?

– Oh! sans doute, dit madame Borrowdale. Pauvre petite! va-t-elle mieux?

– Oui, on me l’a dit.

– J’en suis contente. Et, si elle est telle que vous me l’avez dépeinte, elle n’est pas coupable. La prison n’est pas faite pour une enfant comme elle. La laisser là une minute serait la perdre à jamais. Pauvre chère petite!

Le lendemain, Madeleine était installée chez M. Borrowdale.

Nous renonçons à décrire sa reconnaissance pour la bienfaisante et vertueuse famille qui l’avait ainsi prise sous sa protection.

IX. Tristes propos – Justice professionnelle

Neuf jours s’étaient écoulés depuis l’admission de Madeleine chez Borrowdale, le dixième commençait.

Laure et elle causaient dans le salon! Par la tristesse de leur visage on pouvait juger de la tristesse de leur entretien.

Madeleine, la tête baissée, les yeux rougis par les larmes, tortillait machinalement le coin de son tablier et frappait convulsivement du pied sur le parquet.

Les paupières de Laure aussi étaient humides.

Accoudée à son fauteuil, la tête renversée dans sa main droite, elle regardait mélancoliquement la pauvre accusée.

– Ça doit être lui, Madeleine, ça doit être lui, dit Laure, poursuivant une remarque. Pourtant, il semblait si bon! Se peut-il qu’il ait été dégradé à ce point? Personne ne pouvait s’empêcher de l’aimer, Madeleine, personne! Cependant c’est bien mal; ah! bien mal ce qu’il a fait là. Et je suis sûre que c’est lui. D’après ce que vous m’avez dit, ça ne peut être que lui.

Les pleurs, longtemps contenus sous ses longs cils, coulèrent silencieusement comme des perles liquides le long de son visage, et son sein battit avec force.

Ce fut une accusation muette, mais éloquente: le cri de l’amour trompé!

– J’en suis désolée, oh! si vous saviez, mademoiselle! dit Madeleine en sanglotant. Je donnerais tout au monde, ma vie, pour que cela ne fût point arrivé! Je n’ai jamais voulu faire le mal et pourtant les choses ont tourné… Mon Dieu! mon Dieu!… Mes parents étaient si bons pour moi! aussi se peut-il que j’aie été assez ingrate pour les quitter? J’aurais dû patienter, attendre! Pourquoi donc ai-je fait cela?

– Je ne crois pas qu’il y ait de votre faute, Madeleine, dit Laure regardant distraitement le feu à travers ses larmes. Non, vous n’eussiez jamais pu songer à si mal faire.

– Oh! non, non, mademoiselle; non! si j’avais su!

– Eh! je ne le pense pas, dit Laure. Je ne sais rien de tout cela, vous savez, Madeleine; rien du tout. Ça me semble pourtant si étrange! Je ne puis m’en faire une idée, parce que je ne puis comprendre. Mais je suis convaincue que vous ne feriez pas le mal, et je suis sûre aussi que je ne pensais pas que lui le fît jamais. Je sais pourtant qu’il a fait quelque chose de très mal, parce qu’on me l’a dit.

– Oh! si vous le voyez, répliqua Madeleine se tordant les mains, si vous le voyez, il vous dira que je ne suis pas blâmable, c’est certain. Il s’empressera de le faire. Mais je n’ai personne pour parler en ma faveur. Tout le monde est parti. Ma mère que j’aime tant, ma mère elle-même me croit méchante, et il n’y a personne près d’elle pour lui parler… personne, mademoiselle! Pourquoi ne suis-je pas morte? pourquoi, mon Dieu?

– Oh! c’est un grand, grand malheur, Madeleine. Pourtant papa les cherche; il réussira, j’espère. Mais lui, c’est fini; on ne le retrouvera plus… jamais… Ah! Seigneur, quelle cruelle idée! ne jamais le revoir! Oh! j’irai plutôt moi-même, oui, j’irai moi… Chut! on sonne; c’est papa.

Une minute après, Borrowdale entrait dans le salon. Rarement le chagrin avait marqué de son sceau la bonne, joviale et souriante physionomie de notre ami.

Aussi les deux jeunes filles frissonnèrent-elles en le voyant pâle, défait et portant tous les signes d’une profonde émotion.

Non seulement ses traits étaient altérés, mais sa démarche était brusque, saccadée; un tremblement sensible agitait ses membres.

En entrant, ses yeux tombèrent sur Madeleine, qui, frappée de l’étrangeté du regard de son protecteur, devina instinctivement qu’un nouveau malheur allait fondre sur elle.

Borrowdale essaya de se remettre un peu.

– Tiens! te voilà, ma chère petite Laure, dit-il en s’adressant à sa fille, qui se leva pour partir; non, non, reste ici, mon enfant.

Il la rassit doucement dans le fauteuil, et elle essaya de lui adresser un sourire de remerciement; mais c’était au-dessus des forces de la charmante fille, car un torrent de larmes s’échappa à ce moment de ses yeux.

– Qu’y a-t-il, Laure? Qu’as-tu, ma bonne petite fille? demanda Borrowdale la baisant tendrement au front.

– Rien, papa, rien… Laissez-moi sortir, je vous prie.

– Va, méchante! Mais avant, séchez-moi ces larmes, si ce n’est rien, et plus tard vous me raconterez tout.

– Oui, dit-elle d’une voix inintelligible.

Laure couvrit de ses mains son joli visage et se sauva toute confuse à sa chambre.

Là sa douleur fit explosion et elle éclata en sanglots.

Borrowdale se tourna lentement vers Madeleine, dès que sa fille se fut éloignée.

– Ah! dit-il, je suis désolé par rapport à vous, mon enfant. Je dois le confesser, notre affaire ne va pas comme je voudrais. Que faire? Sur ma parole, je ne sais. Où sont vos amis? Autre problème. On ne peut mettre le pied sur leur trace. Nous en avons besoin, très besoin, pourtant! Sans eux, comment prouver!… Moi c’est bon, mais les autres! les juges!

– Ce que je vous ai dit est vrai, la vérité pure, monsieur!

– Je le crois, mon enfant, reprit-il en la regardant avec la même bonté, mais avec la même affliction. Vos dépositions et celles du pauvre White s’accordent parfaitement et me satisfont entièrement, mais par malheur elles ne sont pas suffisantes pour satisfaire la loi et les parties intéressées. Bon Dieu! comment faire? comment nous en tirer? répéta-t-il en tisonnant machinalement le feu. Voilà le temps qui expire. J’ai donné ma parole de ne plus m’opposer après ce jour… Et rien à dire ou à faire pour les convaincre. Je les ai bien vus, mais un mur de pierre entendrait plutôt raison.

Madeleine pleurait à chaudes larmes.

– Je les attends de minute en minute, poursuivit Borrowdale. Soyez calme, mon enfant. Ils recevront encore vos dépositions. Mais que leur diriez-vous de plus que ce que vous leur avez déjà dit? Je les ai priés de venir ici, car je suis déterminé à ne pas vous laisser quitter mon toit si je le puis. Mais que leur dire?

– Oh! ne me laissez pas emmener, monsieur, ne me laissez pas emmener, je vous en conjure! s’écria Madeleine, joignant désespérément les mains. En prison! Seigneur, que deviendrai-je! Mes parents… ma mère… je n’oserais plus les revoir. Ma pauvre mère! elle en mourrait de chagrin! Et je suis innocente! le ciel sait que je suis innocente!

Borrowdale la contemplait avec une expression de sombre douleur indicible.

Il frémissait à la vue de cette figure si belle, si angélique, condamnée peut-être par sa seule imprudence, par un excès de sensibilité, à tomber dans ce gouffre qu’on appelle une prison.

Il voyait le vice coudoyer cette vertu; il sentait le souffle empoisonné de la débauche passer sur ce front si pur pour le ternir, et il comprenait, il embrassait tout ce que la malheureuse Madeleine pressentait intuitivement.

Une âme peu sensible, lourde, défie souvent la main du mal; les hideuses passions la heurteront sans la blesser; mais l’âme délicate, douce, sans tache, celle qu’anime le feu du sentiment que chérissent les anges, oh! celle-là est bien fragile, le plus léger choc, le moindre attouchement peut la flétrir à jamais.

Puis, adieu à sa pureté, à tous ses charmes de sensitive!

C’en est fait d’elle!

Plus Borrowdale contemplait Madeleine, plus il devenait mélancolique.

Ses yeux s’humectaient.

Il essaya de parler pour dissiper cette émotion; mais sa voix entrecoupée était le témoignage le plus évident de l’intérêt qu’il prenait au salut de la pauvre malheureuse, sans autre ami que lui pour la défendre contre les coups de la destinée.

– Ils auront un compte terrible à rendre à Dieu, ceux qui vous feront du mal, dit-il. Oui, terrible! Les hommes sont aveugles. Condamner cette frêle créature! L’enfermer! où? avec qui? À quoi peut ne pas conduire un faux pas, trop rigoureusement châtié? Du courage, cependant; tout n’est pas encore perdu. Causons un peu et écoutez-moi bien, Madeleine.

La pauvre fille releva la tête pour lui obéir; mais à cet instant on frappa rudement à la porte.

Madeleine s’élança tout effarée dans le salon, en s’écriant:

– Ils viennent! Oh! monsieur, ne me laissez pas prendre, je vous en supplie, ne me laissez pas prendre!

– Du calme, du calme! fît Borrowdale la prenant doucement par le bras et la faisant asseoir dans un fauteuil. Il ne vous sera pas fait d’injustice, si je le puis…

 

On venait d’ouvrir la porte de la rue et une voix connue se fit entendre dans le vestibule.

– Où massa Borrowdale tenir li? où être li? moé vouloir voir li.

Borrowdale ouvrit la porte du salon et aperçut White le noir, suivi de M. Fleesham.

Derrière eux apparaissait un troisième personnage, maigrement vêtu, qui faisait au nègre des yeux irrités.

– Oh! voici, li! li voici! s’écria White étendant ses bras d’une façon suppliante vers Borrowdale. Eux vouloir mettre moé en peine au sujet de jeune fille et mettre jeune fille en peine aussi. Être vilaine chose, n’est-ce pas, massa, de mettre pauvre monde en peine? Moé rien faire mal, rien du tout. Moé pauvre et moé honnête. Moé pas vouloir, moé être mis en peine parce que moé rien faire de mal à personne, jamais!

– Ah! cela n’a rien de nouveau pour nous, monsieur Borrowdale, dit le monsieur au chétif costume; nous sommes habitués à ces sortes de choses. Pour un homme de profession, c’est un cas connu, et comme je suis de la profession, vous comprenez.

– Vous entrez, n’est-ce pas, Fleesham? dit Borrowdale ennuyé de la familiarité professionnelle du personnage.

– Je suis fâché! ah! ah! vraiment fâché pour vous, mon cher Borrowdale, dit Fleesham en entrant. Par ici, par ici, Shaver!

Les mots s’adressaient à l’individu qui l’accompagnait et voulaient l’inviter à pénétrer dans le salon. Mais l’invitation était inutile.

Mons. Shaver agissait avec le sans-gêne d’un homme qui se croit chez lui.

– Oui, je suis fâché, désolé, Borrowdale, qu’il en soit ainsi, poursuivit Fleesham. Mais vraiment, il faut en finir. Et, tout bien considéré, mieux vaut pour vous que ce soit de cette manière. D’ailleurs, je ne vous ai point encore dit combien je perds par ce vol; c’est une somme considérable, je vous l’assure. Et je suis persuadé que cette fille… Mais, tiens! la voici, je suis persuadé, dis-je, qu’elle connaît toute l’affaire, du commencement à la fin.

– Ah! dit Shaver favorisant Borrowdale d’une nouvelle marque de confiance de son regard officiel; pour un œil professionnel, le cas est aussi clair, clair, oui aussi clair!

Là-dessus, maître Shaver se mit à déboutonner son habit avec cet air froid, compassé, particulier aux gens officiels en général, et, ayant sans façon secoué contre le cendrier la neige de ses mocassins et suspendu artistiquement sa coiffure officielle au dossier d’un fauteuil, il s’assit dans ce fauteuil et exhiba un énorme portefeuille. Puis il donna une petite tape amicale audit portefeuille, envoya à Fleesham une inclinaison de tête comme pour lui dire: «Je suis habitué à ça, pas vrai? La honte et moi ne nous connaissons guère, hein? Trouvez-vous quelque chose pour déconcerter Shaver? Shaver, voilà votre homme; Shaver va vous arranger cette petite affaire; – voyez-le à l’œuvre».

Pendant ce temps, Madeleine restait étendue dans le fauteuil, tremblante et terrifiée.

Ses yeux allaient, avec égarement, de l’un à l’autre.

Néanmoins cette terreur et ce regard incertain étaient bien l’expression d’une âme paisible et semblaient crier au cœur de bronze de la justice: «Prends garde à ce que tu vas faire! prends garde à la blessure que tu vas porter! Tu n’as point de remède contre le poison. L’ignominie de la prison rejaillit éternellement sur l’innocence elle-même, quand une fois elle y a mis le pied».

– Allons, je pense qu’il faut procéder sur-le-champ, dit Shaver, faisant l’inspection professionnelle de ses prisonniers en perspective. Nous allons, m’est avis, commencer par prendre la déposition de la fille. Ce pris…, pardon, accusé, voulais-je dire, voudra bien se retirer.

– Pourquoi moé être accusé? s’écria le nègre avec indignation. Pas retirer moé; pas besoin. Moé dire vérité, toute vérité. Vous pas pouvoir en dire autant. Vous coupable, avoir volé moé du travail de journée à moé. Lui gueusard, massa Borrowdale!

– Paix, paix! dit Borrowdale avec un geste de la main.

Ensuite il le poussa doucement dans la pièce adjacente, en ajoutant:

– Tenez-vous tranquille une minute. Je verrai à ce qu’il ne vous soit pas fait d’injustice.

– Bien; à vous, mademoiselle, s’il vous plaît, dit Shaver, parlant à Madeleine, quand les préliminaires furent terminés, avec toute la solennité magistrale qu’il put parodier: – Voulez-vous avoir la bonté de nous dire ce que vous savez au sujet de l’anneau que voici et autres propriétés dérobées avec ledit anneau, dans la résidence privée de l’honorable gentilhomme que j’ai l’honneur de représenter, comme procureur dans ce cas? Je vous avertis en même temps que je prendrai note de tout ce que vous direz, et que votre déposition actuelle sera invoquée comme l’évidence contre vous quand vous comparaîtrez, pour votre procès, aux assises ou ailleurs. Ce que nous voulons maintenant, c’est la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous rappellerai encore que vous parlez à un homme professionnel. Ces sortes de choses ne sont pas nouvelles pour un homme comme moi, vous le savez; de fait, pour un homme professionnel, un mensonge dans un cas comme celui-ci équivaut à rien. Ainsi faites attention et songez à l’oreille qui vous écoute.

Jamais maintien de juge en chef, appelé à condamner à mort un criminel, ne fut plus grave que celui de Shaver en achevant ce résumé.

Il paraissait énormément satisfait de son éloquence judiciaire.

Aussi pouvons-nous ajouter que jamais solitaire hochement de tête n’exprima la dixième partie du langage profond et sublime qu’était chargé de traduire le mouvement de crâne dont Shaver favorisa Fleesham, en arrivant à cet heureux couronnement de sa période.

Ô pygmées et petits marchands d’autorité, que vous aimez à singer la main de fer toujours suspendue même sur votre cou! que vous êtes petits, que vous êtes vains! Que le ridicule sied bien à votre échine rachitique, et que le plaisir que vous cause votre bêtise fait plaisir à l’honnête homme!

Si la crainte et le mépris peuvent se réunir dans une expression pour l’animer, Madeleine l’eut sur son visage, en écoutant les remarques de ce personnage.

Ce fut avec la plus grande difficulté qu’on parvint à obtenir d’elle le récit de toutes les circonstances qui avaient présidé à ses malheurs.

Ce récit est connu du lecteur.

Nous nous abstiendrons de le répéter.

Mais la jeune fille le fit avec une répugnance visible et pour obéir seulement aux tendres sollicitations de Borrowdale, dont les émotions étaient au moins égales aux siennes.

Fleesham l’écouta, en poussant de temps à autre des exclamations d’incrédulité, et Shaver, en écrivant, avec le nec plus ultra de dignité que comportait son ministère.

Quand elle eut fini, Borrowdale, surmontant son trouble, dit d’un ton sévère:

– Il me semble, messieurs, qu’il n’y a rien là-dedans qui ne soit simple et franc. Pas d’hésitation, pas de contradiction d’un bout à l’autre. La vérité pure sur tous les points. Il est impossible de ne pas croire après avoir entendu. La narration du pauvre nègre corrobore entièrement les particularités essentielles. Pour moi, je suis convaincu que tout est vrai, exactement vrai. Il ne vous reste qu’à trouver les autres parties. Quant à accuser la jeune fille, vous ne le pouvez avec le plus léger semblant de justice.

– Hum! ha! trop clair pour un œil professionnel, je vous assure, dit Shaver paraissant éprouver une profonde compassion pour l’ignorance professionnelle du généreux philanthrope. Oh! cela n’est pas nouveau pour la profession, – qui est aussi vieille que les montagnes, – de fait, un cas de cette espèce-ci est moins que rien pour un œil professionnel. Histoire préparée du commencement à la fin, fausse sur toutes les faces. On voit à travers ça comme à travers un carreau. Ça ne prend pas, pas du tout. De fait, professionnellement parlant, c’est moins que rien. Bref, ma pauvre petite, un homme de la profession comme moi lit dans votre cœur comme dans le creux de sa main. Joli conte, vrai; mais c’est vieux, si vieux! j’en ai tant entendu comme ça. Il ne m’aurait pas pris, même quand j’étais à l’école.