Za darmo

L'enfer et le paradis de l'autre monde

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Mais vous dites ça pour de bon! Le pauvre garçon aura été égaré. Il y a tant de perversion dans la jeunesse d’aujourd’hui.

– Et vous allez le plaindre! Ma foi, je ne m’y attendais pas! Plaindre un coquin de la sorte, vous, monsieur Borrowdale! Ah! si je puis mettre la main dessus, je lui apprendrai à tromper ainsi la confiance d’un ami et d’un bienfaiteur. C’est moi qui vous le dis. Scélérat, va! Mais il n’y avait pas dix minutes qu’il s’était enfui quand j’ai mis la police à ses trousses, et…

– Oh! il n’est pas en prison, monsieur Fleesham, s’écria involontairement Laure.

Une rougeur subite se peignit sur les joues de la jeune fille et ses yeux se mouillèrent de larmes.

Cependant elle maîtrisa tout de suite son émotion, baissa la tête et feignit de travailler activement à sa broderie.

– Non, non, pas encore, dit Fleesham. On a dû le manquer, car je n’en ai pas entendu parler depuis. Pourtant j’aime à croire qu’il est pris à cette heure, et je l’espère bien. Pour la prison, son affaire est sûre, je m’en charge.

Laure tout agitée, mais voulant dissimuler son trouble, se leva et quitta brusquement l’appartement.

Sa mère parut inquiète de ce mouvement, et, après avoir échangé un regard avec son mari, elle-même se retira.

– Qu’est-ce à dire, Fleesham? demanda Squobb dès qu’ils furent seuls; la police a eu connaissance du vol dix minutes après sa perpétration, et votre homme n’est pas encore dedans? Un moment. Si vous me le permettez, j’en toucherai deux mots dans le journal. C’est une affaire qui intéresse tout homme public. Nous ne pouvons la laisser passer comme cela. La police fait mal son devoir. Il faut une réforme, et, pardieu! nous l’aurons.

– Quand tel est le cas, reprit son patron, quelle sécurité avons-nous pour notre vie, nos biens, nous citoyens de cette ville?

– Ce jeune homme voulait sans doute de l’emploi et n’en pouvait trouver, dit soucieusement Borrowdale.

– Comment ça? riposta Fleesham.

– Oh! rien, rien, dit Borrowdale. Seulement il me semble que, si la police est nécessaire et que s’il est nécessaire qu’elle fasse bien son devoir, il vaudrait peut-être mieux que ses services fussent moins nécessaires, et qu’il serait préférable de dépenser notre argent et nos moyens à trouver de l’occupation à tous ces pauvres gens qui n’ont rien à faire, et par conséquent pas de pain ici. Je suis sûr que si la plupart avaient de l’ouvrage, il se commettrait moins de crimes; qu’en dites-vous, hein?

– Ha! ha! ha! vous êtes bon là, monsieur Borrowdale! s’écria Squobb. Vieilles gens, vieilles… Excusez-moi, mais c’est vieux comme Hérode ce que vous dites là. Ne savez-vous pas, monsieur Borrowdale, que quand les institutions d’un pays sont pourries il ne peut prospérer?

– Et ne savez-vous pas, reprit celui-ci avec un franc sourire plein de bonhomie, que quand la pourriture et la ruine sont à la base de l’existence commerciale d’un pays il ne peut vivre?

– Ah! vous êtes bon là, vous êtes bon là, vous êtes bon là! ricana encore Squobb clignant de l’œil à son protecteur. Permettez-moi de vous corriger une fois pour toutes. Le fait est (et en ma qualité d’homme public j’ai eu occasion de m’en assurer) qu’il n’y a pas le moins du monde lieu de vous alarmer, comme vous le faites au sujet des affaires commerciales. Nous ressentons les effets de la dernière crise, il est vrai, mais les spéculations politiques, les corruptions de toute sorte ont bien plus contribué à notre détresse actuelle… Nous souffrons d’une sorte de… de…

– Manque de confiance, suggéra Fleesham.

– Manque de confiance, c’est cela, poursuivit Squobb, et, par conséquent, de la dépression qui l’accompagne toujours. Mais autrement je puis vous assurer, Borrowdale (et vous savez que c’est dans notre ligne, à nous hommes publics, de comprendre ces choses), que la misère et le dénuement ne sont pas aussi effrayants que vous vous l’imaginez.

– Quoi! s’écria Borrowdale tombant stupéfait dans sa berceuse, il n’y a pas de misère, pas de dénuement? C’est vous qui dites cela; et vous voyez l’infortune pleurer soir et matin sous vos yeux, et vous entendez à toute heure le besoin frapper à votre porte! Savez-vous qu’un dixième au moins de notre population, que deux cent cinquante mille âmes sont sans emploi? Est-ce que ce n’est pas assez pour répandre la ruine et la misère dans notre pays? Comment vivent ces gens-là? Il faut qu’ils mendient, empruntent ou volent; car s’ils vivent aux crochets de leurs amis, n’est-ce pas une raffinerie de la mendicité? Il faut que le pays les garde à ne rien faire, rien faire, entendez-vous ça, monsieur! Et puis avez-vous jamais songé aux milliers de malheureux qui abandonnent leur pays? Étiez-vous à Québec ou à Montréal pendant la saison dernière? Y avez-vous vu les navires assiégés par les meilleurs de nos bras, la plus solide de nos richesses, venant sous la forme humaine solliciter la faveur de retourner en Europe, à n’importe quelle condition? Et ces gens-là, monsieur, n’étaient pas des hommes à se sauver pour des niaiseries! Avez-vous parcouru nos villes, dites? Avez-vous vu ces fabriques fermées, croulantes qui se montrent à chaque pas? Et vous êtes-vous demandé où sont les capitalistes qui ont eu la témérité de construire ces usines, où sont les ouvriers et les familles qui trouvaient là leur subsistance[4]? les employés que ces manufactures avaient rendus des citoyens actifs, industrieux, paisibles, honnêtes? Remontons l’échelle, monsieur; remontons-la et voyez la dépréciation des propriétés foncières dans toute la province, n’importe où, et vous conviendrez, je pense, que vos possesseurs de terres, vos habitants[5] valent aujourd’hui la moitié moins de ce qu’ils valaient il y a quelques années. Considérez de plus la dépréciation de notre crédit; examinez la baisse de nos récoltes; regardez les colonnes de nos gazettes, voyez ce que font les shérifs[6]! Les voyez-vous les ventes des shérifs annoncées dans votre journal, les voyez-vous partout publiées en grosses lettres? Et les voyez-vous au coin des rues, sur les portes de vos magasins? les voyez-vous sur les portes de vos maisons? Est-ce que vous ne voyez pas le pavillon, monsieur? s’écria véhémentement Borrowdale emporté par la chaleur de son sujet. Et vous dites qu’il n’y a pas de détresse commerciale? Vous osez dire ça? Vous dites que le pays, le Canada n’est pas plein de pauvres, de malheureux, d’ouvriers sans emploi, de misérables honteux, vous connaissez le mot! et de marchands en faillite ou à la veille de suspendre leurs affaires! Vous vous prétendez homme public, et vous êtes journaliste, monsieur Squobb, et vous nieriez ce fait! Parole d’honneur, ce serait à désespérer de la raison!

– Pas tout à fait, pas tout à fait, mon cher, dit Squobb un peu embarrassé, car il sentait que son interlocuteur disait vrai, malgré la chaleur de son improvisation; non, pas tout à fait. Mais cet état de choses est-il unique? N’y a-t-il que le Canada qui en souffre? En regardant bien, ne verriez-vous pas qu’il en est un peu partout comme ici? Pourtant vous m’avez suggéré une idée. Permettez, je vais en prendre note! Ça me fera le sujet d’un article de fond. En effet, il y a du bon, beaucoup de bon, dans ce que vous avez dit, n’est-ce pas, Fleesham?

L’autre se contenta de hocher la tête.

– Peut-être, poursuivit Borrowdale d’un ton un peu plus rassis, peut-être pourrions-nous trouver quelque chose de même en Angleterre. En Angleterre, on trouverait sans doute quelque chose qui ressemble à ce qui se passe chez nous, mais ce qui est vrai là-bas doit-il être vrai chez nous? Les circonstances et les faits sont-ils analogues? En Angleterre, est-ce que vous ne trouvez pas agglomérés, sur un diamètre de vingt milles, le même nombre d’habitants qui se trouvent ici, où le territoire anglais embrasse plus de cinq millions de milles carrés? Y a-t-il, peut-il y avoir de la similitude entre les deux pays? Nous avons tout en main pour faire de notre pays un pays riche, peuplé, prospère et florissant, et qu’est-ce que nous faisons pour développer ces admirables ressources, dites-moi? Que direz-vous, que dira-t-on de nous si, avec tous ces immenses trésors naturels, capables de donner l’aisance à cinquante millions d’individus, vous parvenez à en sustenter deux ou trois millions à peine? Pouvons-nous devenir une grande nation, en suivant la même politique qui nous appauvrit dès le début?

Le journaliste grimaça un maigre sourire.

– Oh! je vous vois, Squobb, continua Borrowdale, vous êtes disposé à vous moquer de mes principes annexionnistes. Moquez-vous-en, j’y consens de grand cœur, mais, pour l’amour du ciel, vous, homme public, grand politique, indiquez-nous un remède à cet effroyable état de choses; car je suis sûr que vous n’allez pas nous dire que ce remède n’existe pas.

– La confiance! la confiance! mon cher, s’écria complaisamment Fleesham recroisant ses jambes et regardant le plafond de l’air d’un homme sûr que son opinion prévaut dans toutes les discussions.

– La confiance, Fleesham, reprit Borrowdale; mais que veut dire ce mot? J’ai beaucoup entendu parler de confiance, retour de confiance, manque de confiance, etc. Et c’est là, si je ne me trompe, le grand mot, l’argument capital des loyalistes; mais ne vous semble-t-il pas que la confiance est un effet et non une cause? Ne vous semble-t-il pas que la confiance est simplement le résultat de la sécurité commerciale et de la prospérité, tandis que le manque de confiance provient du manque des choses nécessaires à l’existence de cette confiance? Est-ce clair, ça? Sur ma parole, je suis d’avis que c’est chose nouvelle que de supposer que la confiance naît d’elle-même ou se soutient d’elle-même. Si vous désirez que la confiance mal placée domine, ah! il me semble qu’elle domine déjà trop. Il me semble aussi que vous en savez quelque chose, hein?

L’importateur, comprenant l’allusion, se mordit les lèvres.

 

– Sans doute, intervint Squobb, sentant qu’il était de son devoir d’accourir à l’aide de son patron; sans doute. Nous devons veiller aux progrès de l’agriculture et les défendre; aussi est-ce ce que nous faisons de toutes nos forces, car en eux reposent le bien-être et le développement de ce grand pays.

– Très bien, dit Borrowdale, mais par quels moyens?

– Par quels moyens?

– Oui, voyons un peu.

– Par quels moyens? répliqua Squobb de ce ton lent et affectant le dédain qui est ordinairement le signe d’une confusion dans les idées, quand ce n’est pas l’expression directe de l’impossibilité de répondre.

– Oui, encore une fois, par quels moyens?

– Eh! par le moyen dont on se sert pour soutenir toute espèce de choses.

Borrowdale eut un imperceptible haussement d’épaules.

– Comprends pas trop, fit-il ensuite. Mais je sais bien par quels moyens on entraîne un grand nombre de choses à leur ruine. Toutefois je ne suis pas surpris de votre embarras, Squobb, car il n’y a qu’une manière de faire du bien aux fermiers, et c’est d’améliorer la condition des autres classes en général – les consommateurs des fermiers, en un mot, – et, en conséquence, de leur donner un meilleur marché pour leurs produits; de leur procurer un marché chez eux, au lieu de les forcer d’en aller chercher un ailleurs, à l’étranger. Quelle est en effet la raison pour laquelle les marchés des autres pays sont meilleurs que les nôtres? Voulez-vous la savoir? C’est parce qu’ils ont un marché et que nous n’en avons pas. Quand nos grains vont en Amérique et en Angleterre, qui est-ce qui les consomme? Ce sont les fermiers de ces pays, ou les classes manufacturières, c’est-à-dire les artisans et les ouvriers. Telle est la réponse. Les autres pays cultivent leurs manufactures et peuvent non seulement consommer leurs propres produits, mais trouver un marché pour les nôtres et en contrôler le prix. Nous négligeons nos manufactures, et, en conséquence, non seulement nous n’avons pas de marché, mais nous devons nous soumettre aux caprices et aux impôts de ces pays. L’agriculture n’a jamais, elle seule, rendu un pays grand. Jamais non plus elle n’en fera un grand. Que seraient les États-Unis sans leurs manufactures? Pourraient-ils venir chez nous et contrôler nos marchés, emporter notre or et s’enrichir à nos dépens comme ils le font maintenant? Croyez-vous que l’Angleterre aurait jamais été connue au delà de ses places de commerce, si elle n’avait compté que sur son agriculture? Croyez-vous que ses fermiers seraient mieux, s’il leur avait fallu courir par tout le monde pour trouver un marché où ils pussent écouler leurs produits, au lieu de les livrer sur place pour être consommés par les artisans, les ouvriers et les fabricants qu’on trouve partout établis à côté des marchés aux légumes, comme des halles aux grains? C’est pourquoi, Squobb, continua-t-il plus paisiblement, vous voyez que nous convenons tous avec vous qu’il faut améliorer la position de nos agriculteurs, parce que, pour améliorer leur position, il faut, de toute nécessité, améliorer d’abord la position de toutes les autres classes de la communauté. Mais il nous reste cette question: comment faire?

– Superbe, superbe! fit le journaliste exhibant encore son carnet et se préparant à l’émission d’une grande idée. Nous allons vous combattre sur votre propre terrain. Vous pensez donc que tout cela doit être fait par l’annexion aux États-Unis ou un tarif protecteur. En même temps vous nous avez signalé la prospérité de l’Angleterre. Très bien encore. Maintenant, pourriez-vous me dire quel est le mot d’ordre de l’Angleterre? Quelle est la bannière sous laquelle elle marche à la conquête de la grandeur commerciale? Est-ce la protection ou le libre-échange?

– Bravo, bravo! fit Fleesham.

– Je poursuis, dit Squobb encouragé par les approbations de son chef de file et prenant pour une défaite la réserve polie de son adversaire; je poursuis. N’est-il pas logique alors de conclure que ce qui rend l’Angleterre grande rendra grand le Canada? Qu’en dites-vous, hein? Donc, je dis: Que le commerce soit libre, que tout soit libre; ouvrons nos portes au monde, et par là encourageons la concurrence (il est de notoriété proverbiale que c’est la vie du commerce, soit dit entre parenthèses), et puis, puis…

– Inspirons la confiance, suggéra Fleesham.

– Juste, inspirons la confiance, s’écria Squobb; la confiance dans le monde commercial… et puis, puis encore inspirons la…

– Pardon, intervint Borrowdale, s’apercevant que Squobb était en peine d’une seconde inspiration; pardon, ai-je compris que…

– Excusez-moi une minute! exclama le journaliste levant son crayon en l’air; le temps d’écrire une note… une pensée qui m’arrive… Oui, c’est cela… Allez!

– Ai-je compris que nous devrions adopter la politique commerciale de l’Angleterre?

– Précisément.

– Mais quelle est donc cette politique?

– Politique! la politique de l’Angleterre! s’écria Squobb avec indignation. Il serait à souhaiter que le monde entier fut depuis longtemps rangé sous sa politique. Oui, et je vous le dis, le libre-échange est le libre-échange, c’est certain…

– En quoi?

Squobb trouva la question souverainement absurde.

– Est-ce que la politique de l’Angleterre sur le libre-échange est identique à la nôtre au Canada, ou en est-ce l’antipode? continua Borrowdale.

– Ha! ha! ha! firent ensemble le Mécène et son protégé.

– Eh bien, voyons, poursuivit leur hôte avec un fin sourire; voyons, monsieur. Vous, les soi-disant libre-échangistes du Canada, admettez, en premier lieu, que les articles manufacturés de tous les pays doivent être libres, et voulez laisser vos fabricants, artisans et ouvriers, en un mot toutes les mains employées à votre production intérieure, se protéger contre la concurrence du monde entier; tandis que si vous ne préleviez pas le revenu par taxe directe, il vous faudrait le prélever par une imposition de droits sur les choses nécessaires à la vie et les matières brutes que nous ne produisons pas et ne pouvons produire.

– C’est cela.

– C’est cela, dit Borrowdale. Pouvez-vous me dire maintenant quels sont les articles manufacturés que l’Angleterre admet en franchise, et quelles sont les matières brutes sur lesquelles elle impose un droit?

Squobb resta silencieux.

– Vous ne pouvez trouver, c’est cela. Eh bien, quel est le fait? N’est-ce pas, en toute circonstance, les objets nécessaires à la vie et les matières brutes qu’elle admet en franchise et n’est-ce pas sur les articles manufacturés qu’elle impose des taxes? Elle admet ses chiffons, son coton, sa laine, ses peaux, son chanvre, son lard et ainsi de suite franco, parce qu’il n’y a pas de main-d’œuvre à protéger sur eux. Mais dès que ses articles exigent du travail et qu’ils sont convertis en papiers, calicots, draps, cuirs, cordes, huiles, etc., elle se hâte aussitôt de protéger ses artisans, ses fabricants et manufacturiers, et dans tous les cas, elle impose de lourdes taxes. Voilà, monsieur, la politique de l’Angleterre du commencement à la fin, et c’est là la politique qui a favorisé ses manufactures, en les mettant à l’abri de la ruineuse concurrence de l’étranger, et c’est encore cette politique qui a fait de l’Angleterre le marché du monde. De plus, monsieur, en contradiction avec vos principes d’échange soi-disant libre, elle admet son blé en franchise et toutes les choses nécessaires à la vie des pauvres gens, au plus bas tarif possible, mais de façon pourtant à maintenir ses grands revenus, et à permettre aux ouvriers d’acheter ces choses nécessaires à la vie, en leur assurant de l’emploi et en protégeant leur travail. Vous, au contraire, taxeriez leur thé, leur café, leur sucre et, en même temps, les priveriez des moyens d’acheter ces articles en laissant l’étranger venir sans contrainte sur leurs marchés et leur enlever l’occupation qu’autrement ils y auraient trouvée. Où donc alors est votre précédent anglais si vanté? Nous, les prétendus protectionnistes, sommes les véritables représentants de la politique anglaise.

Nous avons le principe, vous n’avez que le mot. Nous sommes les avocats d’une doctrine qui non seulement a été adoptée par presque tous les autres pays du globe, mais qui les a rendus aussi grands qu’ils sont; à vous, au contraire, il ne reste qu’un mot et un mot rendu populaire par les principes mêmes que vous employez pour le combattre. Je dis plus; j’affirme que s’il y a un principe caché dessous, c’est un principe que tout le monde est convenu de répudier comme désastreux et ruineux.

Squobb était grandement déconcerté, et il feuilletait son cahier de notes d’un air tout à fait mal à l’aise.

Comme beaucoup de journalistes canadiens qui font profession d’instruire le peuple, il avait un talent merveilleux pour écrire un article sur rien. Il aimait à encenser le peuple, à l’aduler pour s’en faire un marchepied. Mais si vous lui opposiez une argumentation solide, reposant sur des bases et annonçant une connaissance directe de faits importants et de chiffres, alors Squobb était en défaut, et son ignorance brillait sur toutes les parties de sa chère personne éditoriale.

– Donc, Squobb, continua en souriant Borrowdale, j’ai peur que vos deux premiers arguments ne soient renversés. Quelle est ensuite votre grande proposition, comme libre-échangiste, pour développer la prospérité du pays?

– Oh! c’est facile, répliqua Squobb d’un ton dégagé! Extirpons la corruption du gouvernement et apportons de l’économie dans les dépenses publiques.

– C’est évidemment une raison très bonne et très recommandable; car, avec une grande économie dans les départements publics, vous pourriez peut-être économiser assez pour parvenir à procurer, pendant les douze mois de l’année, trois repas par jour à chaque individu inoccupé dans le pays. Mais vous allez voir qu’on ne peut s’arrêter là; car, comme dans ce temps il faudrait pour chacun de vos gens environ mille repas, il vous faudrait encore, afin de remédier à ce mal unique, neuf cent et quatre-vingt-dix-sept repas pour chacun, ce qui ferait un total de quelque chose comme cent cinquante millions à vous procurer. Eh bien! où en êtes-vous, Squobb?

Squobb était silencieux. Il suppliait du regard son ami et patron de l’aider dans le dilemme; mais Fleesham paraissait avoir perdu toute confiance dans son argument.

Il se démenait sur son siège et essayait, quoique vainement, d’appeler à ses lèvres un sourire ironique.

– Enfin, reprit Borrowdale, voilà mon opinion. Quant à vos libre-échangistes, ils demandent à grands cris des réformes, prêchent en faveur des droits du peuple, travaillent pour le bien public, j’y consens; mais malgré cela, et quoique eux et vous voyiez parfaitement la déplorable condition du pays, en ce moment que des milliers de gens physiquement capables et robustes, la force et la richesse du pays, se sauvent de désespoir, que des milliers d’autres manquent d’ouvrage, que la propriété entière est sous le coup d’une grande dépréciation, que notre crédit baisse ici comme à l’étranger, et que dans le fait toutes les calamités commerciales nous assiègent, quoique tout cela soit devant nous et que votre voix s’élève, il est vrai, pour le proclamer, vous paraissez incapable de faire une suggestion convenable pour remédier à ce déplorable état.

– Hé! hé! hé! c’est bon, parfait, s’écrièrent les deux autres riant d’un rire niais.

– J’espère que, dans douze mois d’ici, vous tiendrez le même langage, Fleesham, dit Borrowdale.

– Bien, bien, quel est donc votre tant grand projet, Borrowdale? fit Squobb avec un air d’indifférence marqué pour tous les projets en général. Voyons, quel est ce beau projet?

– Eh! en tout cas, dit Borrowdale, il ne serait pas difficile de proposer quelque chose d’aussi tangible et même d’un peu plus palpable que vous, et sans trop se fatiguer. Voyons. Procédons par ordre: la cause, d’abord. En premier lieu, nous trouvons que nous expédions annuellement aux manufactures étrangères, hors du pays, au-dessus de douze millions de dollars, en bon or, de plus que jamais les exportations entières du pays réalisées n’ont donné en retour. La perte pour le pays est donc patente. C’est une perte contre laquelle il n’y a pas de compensation. Et pour la balancer, cette perte, il faut, monsieur, découvrir nos forêts, vendre nos terres et engager notre crédit. Voilà une cause, et une cause bien féconde aussi. Continuons: Un dixième de notre population est sans ouvrage. Pour ne rien dire de l’inutilité de ces gens-là qui ne font rien, nous avons sur le cou une taxe énorme, disons, à la plus basse évaluation, vingt millions de dollars par an, sans faire attention à la grosse somme qu’ils gagneraient au pays s’ils travaillaient. Je crois que ce sont là les deux plus grandes sources de nos embarras. Car prenez ces deux sources et voyez-les pendant un espace de dix ans, que trouvez-vous? Quelque chose d’effrayant. Un déficit total de plus de trois cents millions de dollars. Ma foi, s’il n’y avait pas là-dedans matière à appauvrissement, où serait-ce? Il peut y avoir d’autres causes incidentes, sans doute, mais la difficulté roule surtout sur ce que je viens de signaler; car ce qui conserverait l’argent ici, dans le pays, donnerait de l’ouvrage à ceux qui ne sont pas employés, et cela serait un revenu direct pour nos canaux, chemins de fer, voies de communications et travaux publics, qui ont tant coûté et rapportent si peu. Pourquoi, par exemple, ces douze millions de dollars dont je parlais s’en vont-ils à l’étranger? Ils s’en vont pour payer les articles de fabrication étrangère. Donc, il est évident que si nous fabriquions ces articles, nous garderions les douze millions dans le pays et serions plus riches d’autant; et ce n’est pas tout. En fabriquant les mêmes articles ou des articles qui répondissent à ceux-là, nous pourrions employer tous ceux qui ne sont pas employés, hommes, femmes et enfants, dont l’oisiveté actuelle crée bien d’autres maux. On obvierait ainsi aux deux calamités premières. Mais nous ne pouvons fabriquer; nous n’avons pas de capital, dites-vous. D’autres pensent que nous avons ce capital, et je suis de ceux-là; mais vous dites: Les capitalistes n’ont pas de confiance. Pourquoi cela? Rien de plus simple. Parce qu’après avoir bâti ses usines et fabriqué des articles, le manufacturier n’a aucune garantie de les écouler, quoiqu’ils puissent être aussi bons et à aussi bas prix que ceux de l’étranger. Pourquoi cela encore? Parce que le jeune fabricant a généralement peu de moyens, qu’il lui faut faire ses affaires, acquérir sa clientèle et sa réputation pour ses marchandises. Quelle est la position de son concurrent étranger? de celui qui se présente sur le marché pour livrer les denrées aux mêmes conditions que lui? N’est-il pas, la plupart du temps, un géant dans le négoce, assis sur un crédit solide, agissant avec sécurité, réputé pour ses marchandises, possédant une pratique considérable, à laquelle il est lié par ces milliers de liens commerciaux qui lient les négociants aux négociants? N’est-ce pas cela? J’ajouterai que, tandis que notre fabricant lutte avec ses faibles moyens, et dépend d’une vente immédiate avec un profit légitime, les affaires de l’étranger, qui est bien établi, n’étant pas soumises aux mêmes incertitudes, permettent à ce dernier de contrôler les marchés, ou, s’il est serré, de sacrifier ses denrées pour ruiner la concurrence, c’est-à-dire chasser du marché le producteur indigène. Telles sont les difficultés contre lesquelles a à lutter notre producteur, et elles sont causes de sa perte; partout elles le seraient. Mais quel est donc le remède? Le remède! c’est de faire simplement et tout uniment ce que font d’autres pays: – de protéger nos manufactures par des impôts judicieux et des droits sur les articles importés de l’étranger, ou de nous annexer à cet étranger, c’est-à-dire aux États-Unis. Bon! j’en conviens pour les grandes puissances, le libre-échange est funeste aux colonies. Elles n’y ont rien à gagner, tout à y perdre. Procédez au moyen de mesures complètes et non par demi-mesures, qui peuvent être en vigueur aujourd’hui, rappelées demain, et il ne se passera pas beaucoup de mois avant que nos milliers de gens inemployés travaillent fortement, augmentent notre fortune et s’enrichissent eux-mêmes au lieu de vagabonder dans nos rues et d’être une disgrâce et un fardeau pour le pays. Alors l’émigration cessera aussi. Et, au bout de l’année, au lieu d’avoir vos douze millions de dollars donnés en pâture au monde étranger (car c’est le monde étranger qui vous les dévore, vos douze millions de dollars), vous les conserverez en sûreté dans vos banques, pour les mettre en circulation dans le pays, les faire rapporter, multiplier et revenir à vous, à la fin de l’année, avec trente ou quarante pour cent de bénéfice. Pensez-vous qu’alors la confiance, comme vous dites, n’existera pas?

 

– Bah! vieille histoire, c’est une vieille histoire que vous nous comptez là, monsieur Borrowdale! dit Squobb adressant à Fleesham un coup d’œil expressif; vieille histoire, je le répète! Ce serait écraser le peuple de taxes, pour soutenir quelques malheureuses fabriques. Bah! impossible!…

– Impossible! impossible! répéta en écho Fleesham.

– Impossible! Bon Dieu! est-ce là votre seul argument? Impossible!…

En ce moment une domestique entra.

– Qu’est-ce, Jenny? demanda Borrowdale.

– Une lettre pour monsieur.

Et elle lui remit un carré de papier crasseux, plié en quatre, revêtu d’une suscription à peine lisible.

– Qui a apporté cela? demanda le bon M. Borrowdale relevant ses lunettes.

– Une petite négresse, monsieur.

– Est-elle là?

– Elle n’a pas demandé de réponse, monsieur.

Borrowdale tourna et retourna entre ses doigts l’étrange épître, mais il ne répliqua pas à la servante.

Il y eut un moment de silence singulier.

Le journaliste et son patron paraissaient démesurément intrigués.

Cependant Borrowdale avait ouvert la missive et la parcourait rapidement.

– Diable, diable! fit-il. Cependant… oui, c’est cela. Park Lane! je comprends… À droite! à main droite… Singulier… Je verrai… Il faut que je voie.

S’adressant à ses visiteurs, de plus en plus piqués par l’aiguillon de la curiosité:

– Pardon, messieurs, excusez-moi, il faut que je sorte. Je suis forcé de m’absenter pendant quelques minutes. Pourtant, si vous vouliez m’accompagner, je n’y aurais pas objection. Au contraire. Que pensez-vous d’une promenade à Park Lane? Peut-être trouverons-nous matière à un article, monsieur Squobb, et à une transaction, monsieur Fleesham?

Ils acceptèrent, et avec plaisir, on le conçoit, car la position devenait fort embarrassante pour eux. L’un et l’autre se sentaient dans une impasse et étaient bien aises d’en sortir. Inutile d’insister sur ce point, le lecteur l’a compris.

Bientôt tous trois furent prêts et partirent pour Park Lane, situé dans un des faubourgs de la ville.