Za darmo

L'enfer et le paradis de l'autre monde

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IV. Madeleine

Pauvre Madeleine, elle avait l’esprit bien en désordre, et le cœur bien gros, allez, quand, durant cette funeste nuit, elle quitta le misérable appentis qu’on appelait leur maison.

Le temps était calme, clair, le froid piquant.

La lune versait sur Toronto les rayons de sa molle lumière.

Au firmament brillaient les étoiles comme des milliers de perles à une coupole de saphir.

La neige criait âprement sous le pied.

C’était une poétique et sereine nuit, toute remplie de beautés solennelles.

Si belle que fût pourtant cette nuit, elle n’avait aucun charme pour Madeleine. Son front était baigné de sueur, ses yeux étaient brouillés et ses oreilles tintaient.

Machinalement, elle s’arrêta une fois encore sur le seuil de la porte, hésita, puis, prenant une sorte de décision, elle examina les environs, comme pour y chercher quelqu’un qu’elle s’attendait à voir.

Mais il n’y avait personne.

Madeleine parut désappointée; elle se retourna vers la porte, passa la main sur son visage brûlant, secoua la tête, tira de son corsage la lettre qu’elle y avait glissée, la parcourut d’un clin d’œil, la replaça dans son sein, et relevant le bas de sa robe, s’élança en avant.

Mais à peine eut-elle fait quelques pas, que sa course fut arrêtée comme par une main invisible.

Madeleine revint devant la porte de la hutte, tomba à genoux dans la neige et murmura d’un ton saccadé, en se tordant les mains:

– Ô ma mère, ma pauvre mère, pardonnez-moi, pardonnez-moi! j’essaye de faire de mon mieux. Vous êtes si malheureuse et je puis vous être utile… Vous me pardonnerez tous, n’est-ce pas?

Son élan de douleur monta dans l’air pur; la lune sembla pâlir et les étoiles se voiler de pitié, car rarement leur veille silencieuse avait été troublée par un pareil accent d’angoisses, échappé à des lèvres aussi belles.

Se levant ensuite, insensée, demi-folle, la jeune fille reprit sa course.

Elle vola longtemps sur la blanche neige, passa le long des pauvres cabanes se dressant çà et là comme des spectres de mauvais augure, qui tous parlaient de détresse et de désolation.

Mais les propres pensées de Madeleine étaient trop vives pour qu’elle songeât à la misère d’autrui. Et elle fuyait, fuyait, les yeux baissés devant elle, craignant jusqu’à son ombre.

Arrivée à l’emplacement découvert, connu sous le nom de Cruikshank Lane, elle fit une pause, regarda comme si elle avait peur d’être suivie.

N’apercevant rien, elle se retourna, et frémit à la vue de la légère trace que ses pieds avaient laissée sur la neige.

Ses hésitations la reprirent.

Elle joignit convulsivement les mains, leva vers le ciel des yeux humides, et, pendant quelques moments, ne sut si elle devait ou non continuer.

Une exclamation jaillit de sa bouche; et la pauvre enfant affolée se remit à parcourir aussi rapidement qu’elle pouvait la plaine de neige.

Alors elle se dirigeait vers une petite cabane à demi ruinée, que l’on distinguait à quelque distance du chemin.

C’est ainsi que nous fascine un charme étrange quand nous sommes au bord du gouffre; c’est ainsi qu’aveugles nous nous précipitons à notre perte.

Qu’est-ce alors qui nous pousse? Quel est ce vertige qui nous saisit et nous entraîne?

Vous qui n’avez jamais senti l’influence de son infernal pouvoir, comment pourriez-vous dire ce que c’est? comment pourriez-vous donner un remède à l’infortuné séduit, enivré, arraché à l’innocence et à la vertu par le poison subtil de son haleine?

L’édifice vers lequel Madeleine portait ses pas était une vieille masure en bois, toute décrépite, abandonnée depuis longtemps, et dont les grenouilles, les chauves-souris et les oiseaux nocturnes avaient fait leur palais.

Les fenêtres étaient défoncées, le plafond effondré, et une partie de la charpente avait été enlevée pour réchauffer les tristes foyers du voisinage.

La lune et les étoiles pénétraient librement dans le local, dont le sol était perdu sous une épaisse couche de neige et où il n’y avait aucun signe de vie à ce moment, car le froid avait tué les grenouilles et chassé les oiseaux de nuit.

Arrivée près du bâtiment, Madeleine jeta un coup d’œil inquisiteur autour d’elle, et, satisfaite sans doute de son examen, elle entra, s’assit sur une poutre renversée, enfonça son visage dans ses mains et donna cours à ses cuisants chagrins.

Bientôt de chaudes larmes filtrèrent entre ses doigts et tombèrent glacées sur sa robe.

Au bout de quelques minutes, le son d’un pas frappa l’oreille de la jeune fille.

Elle se leva en sursaut, allongea timidement la tête par une ouverture, et, voyant qui approchait, se réfugia promptement dans le coin le plus obscur de l’édifice.

C’était un jeune homme, grand, mince, et, suivant toute apparence, bien proportionné, quoiqu’il fût enveloppé de fourrures et d’un lourd pardessus qui déguisaient presque complètement ses formes.

Il vint droit à l’entrée de la cahute, plongea ses regards à l’intérieur, et, ne découvrant personne à cette première inspection, laissa échapper un murmure de désappointement.

Il allait même se retirer, quand un second coup d’œil lui montra la tremblante jeune fille qui se tenait appuyée contre un poteau.

– Eh! est-ce vous, Madeleine, ma belle? fit-il d’une voix doucereuse, efféminée, en s’avançant les bras étendus vers elle. Allons, allons, charmante, approchez: c’est moi! Pourquoi si sauvage?

– Non, non, monsieur; non, je vous en prie! s’écria la jeune fille le repoussant avec effroi.

Il recula de trois ou quatre pas, apparemment surpris par cette réception, et resta quelques secondes sans parler.

– Qu’est-ce donc, Madeleine? dit-il enfin. Et qu’êtes-vous venue chercher ici, si vous avez peur de moi?

– Oh! monsieur, reprit-elle en sanglotant et s’enfonçant plus avant dans l’ombre, je vous ai dit ce qui m’amènerait, lors même que vous devriez me tromper. Ma mère, ma pauvre mère et ma sœur… Voulez-vous les aider, dites, le voulez-vous? Vous me l’avez promis, monsieur.

– Les aider, sans doute; vous pouvez y compter, ma bonne fille, ne vous l’ai-je pas dit? Je leur donnerai tout ce dont elles auront besoin. Dites-moi ce que c’est, enfant, et elles l’obtiendront. Nous les rendrons heureuses, ma Madeleine, parce que nous voulons que vous soyez heureuse. Allons, venez mignonne, vous leur porterez vous-même quelque chose ce soir, ajouta-t-il en se rapprochant.

Mais elle s’éloigna encore tout intimidée et en disant d’une voix émue:

– Oh! vous ne me trompez pas; vous ne voulez pas me tromper, n’est-ce pas, monsieur Grantham? vous ne voudriez pas vous jouer d’une pauvre fille comme moi?

Son geste et le ton de sa voix eussent touché un démon. Mais les vices d’un libertin n’entendent ni ne voient.

Le démon peut être pris de pitié, mais les passions humaines exigent leur assouvissement!

– Vous tromper, mon ange! d’où vous vient cette idée? Non, Madeleine, par tout ce qui m’est cher, jamais si noire pensée n’est entrée dans mon esprit!

En prononçant ces mots d’un air de tendresse parfaitement simulé, il lui prit les mains, et, la regardant avec cette expression d’intérêt que seuls savent prendre les hypocrites, il ajouta:

– Venez, mon enfant; vous êtes toute glacée. Il ne fait pas bon pour votre santé de rester ici. Venez! voyez, est-ce possible de sortir comme ça, à demi vêtue, par un pareil froid! Ah! Madeleine, c’est là une imprudence que je ne devrais pas vous pardonner. Méchante enfant, elle grelotte. Mais prenez donc ce pardessus. Il vous réchauffera au moins un peu.

Ôtant un de ses vêtements, il le lui jetait en même temps sur les épaules.

Madeleine se laissa faire machinalement, car ce secours lui arrivait à propos.

D’ailleurs, il était accompagné de paroles si tendres qu’elles auraient séduit même une femme plus expérimentée.

Pauvre victime, ta jeunesse, ton innocence et ta crédulité sont autant d’armes contre toi pour ce comédien aussi adroit que débauché; ta conquête sera digne de toi, car tu n’as point d’armes à ton service.

– Je n’ai pas besoin de vous demander une réponse, Madeleine, continua-t-il de sa voix câline. Je prendrai soin de ceux qui vous sont chers, vous le savez bien. Ils seront mes amis… Demain… peut-être bien ce soir, à moins que… car j’ai quelques affaires à terminer. Ça ne prendra pas longtemps. Voyons: comment pourrai-je arranger cela? Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, mon amour: ce serait tout gâter. Croyez-vous que vous pourriez rester ici, avec ce manteau sur vous, pendant un quart d’heure? Durant cet intervalle, je pourrai régler cette affaire. Je vous enverrai chercher en traîneau et… nous nous retrouverons dans une autre partie de la ville. Est-ce convenu, ma bonne Madeleine?

Elle ne répliqua point, et son extrême agitation indiquait assez clairement que son intelligence était trop embrouillée par les mille pensées qui tourbillonnaient devant elle pour lui permettre de répondre à cette insidieuse question.

– Allons, Madeleine, mon amour, ma toute belle, allons, ne perdons pas de temps, dit-il, commençant à s’impatienter de ses larmes. C’est bien décidé, n’est-ce pas? je vous envoie chercher dans un quart d’heure? Vous avez confiance en moi, Madeleine? Et tenez, fit-il en tirant de son doigt un anneau étincelant et le lui mettant, malgré les efforts qu’elle faisait pour s’en défendre, tenez, voilà le gage de ma foi; cette bague vient de ma mère!

Et puis, Madeleine, ajouta-t-il d’un ton qui semblait altéré, si les diamants pouvaient ajouter à votre valeur, ce joujou vous donnerait cent livres sterling de plus que vous n’aviez auparavant. Mais rien, ô rien, je le jure à la face du ciel, ne peut et ne pourra vous rendre plus chère à moi que vous n’êtes maintenant!

 

Ce disant, il lui baisait les mains avec une ardeur qui ne pouvait manquer d’être pour la jeune fille un témoignage de sincérité.

– Au revoir donc, fit-il vivement, au revoir! et il ajustait avec une sollicitude maternelle son pardessus autour du cou de la pauvre Madeleine. Au revoir! rien qu’un quart d’heure, un tout petit quart d’heure… qui sera bien long pour moi.

– Non! non! oh! ne partez pas! essaya-t-elle.

Mais il était déjà sur le seuil de la porte et répétait de sa voix onctueuse:

– Rien qu’un pauvre petit quart d’heure! Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre. L’anneau d’une mère n’est-il pas sacré pour un fils… et pour une fille! Madeleine, souvenez-vous…

Il sauta dans la neige et disparut.

Longtemps Madeleine resta immobile où il l’avait laissée. Non, pas immobile: elle tremblait, son corps frissonnait plus sous l’étreinte d’une peur indécise que du froid.

Mais on sait ce que sont ces frayeurs qui prennent parfois, glacent le corps, épouvantent l’esprit et cependant ne se définissent pas.

Elle avait la figure pâle, les bras étendus devant elle, la malheureuse enfant.

On l’eût crue folle.

Eh! oui, elle était folle, folle de la détresse de ses parents, folle des appréhensions dont la récompensait son dessein de les sauver!

Cependant la lune brillait toujours à la voûte céleste.

Les étoiles jetaient leurs étincelles sur notre terre, et tout faisait silence dans la cahute.

Madeleine tomba à genoux. Ses lèvres étaient muettes, glacées. Mais de son cœur jaillissait une prière plus éloquente que toutes les paroles des langues connues.

Éclaire-la donc, cette pauvre innocente, ô lune argentée! tes pâles et douces beautés resplendissent de chasteté et de vertu.

Elles sont, pour une âme vierge, des messagères de paix et de bonheur dans le calme de la nuit. Éclaire-la donc! montre-lui le danger, et ramène-la à cette innocence sur laquelle tu aimes à luire.

Les yeux de Madeleine se fixèrent sur l’entrée de la maison abandonnée.

Son frisson cessa; la respiration devint peu à peu saccadée, courte et faible chez elle; puis elle tomba tout à coup la face dans la neige, les mains pressées contre ses tempes, et fondit en larmes.

– Ô ma mère! s’écriait-elle à travers les sanglots, je ne vous quitterai pas; non, je ne vous quitterai pas! Vous maudiriez votre Madeleine; mais non, vous ne la maudiriez pas, trop bonne mère! Vous ne feriez pas cela! Pourquoi vous ai-je quittée? Que penserez-vous de moi? Et Guillaume, cher, cher Guillaume, je l’aime bien pourtant! Ah! s’il savait comme je l’aime! Puisse-t-il aussi me pardonner! Guillaume, il est si bon pour moi, il m’aime tant, lui! Mon départ le rendra malheureux pour le reste de sa vie. Mais non, c’est assez… Je n’irai pas plus loin! Non! Je reviendrai, ma mère! Cher Guillaume, je reviendrai, je vais revenir…

La lune brillait toujours, calme et sereine, et les étoiles scintillaient toujours comme des perles à leur dais d’azur.

La voix de Madeleine était épuisée.

Elle se leva, fit un effort, se précipita hors de la ruine et se tourna vers le chemin qui conduisait à la demeure de ses parents.

Mais, à ce moment, son regard tomba sur l’anneau que le jeune homme lui avait passé au doigt, et elle tressaillit, s’arrêta.

La raison succombait encore devant sa bonne foi!

– Que faire de cela? dit-elle. C’est la bague de sa mère, pourquoi me l’a-t-il laissée? Je ne puis l’emporter. Mon Dieu! Puis il dit qu’elle est précieuse. Comment, où la lui renverrai-je? Je ne puis la prendre. Ce serait un vol. Seigneur, ayez pitié de moi! Il faut donc le revoir, l’attendre! Ô ma mère, ma mère, j’ai peur; quelque chose me crie que je fais mal, que je devrais revenir près de vous… Pourquoi m’a-t-il laissé cette bague? pourquoi l’ai-je acceptée?

À cet instant ses yeux, errant de côté et d’autre, aperçurent un homme qui traversait les champs et marchait vers la masure.

– Allons, il le faut, dit-elle en essuyant ses yeux et réparant d’un coup de main le désordre de sa chevelure. Il le faut; peut-être est-ce pour notre bonheur. Je le verrai, puis je reviendrai chez nous. Ma mère, Guillaume, je vous raconterai tout. Peut-être me pardonnerez-vous!

Comme l’individu s’approchait, elle découvrit que ce n’était pas Grantham.

Ses alarmes renaquirent en remarquant que c’était un homme de couleur, misérablement vêtu et qui ne paraissait pas le moins du monde être la personne qu’elle s’attendait à ce que Grantham lui envoyât.

Mais, déjà, l’inconnu était trop près d’elle pour qu’elle pût songer à l’éviter.

– Jeune dame, elle être venue? dit-il en s’approchant.

Instinctivement toutefois, Madeleine s’était placée dans un coin obscurci par l’ombre de la masure.

– Gentilhomme demander jeune dame, poursuivit le nègre. Elle être ici; moi voir elle; pourquoi elle pas répondre?

Sa voix, quoique rude, semblait bonne et sympathique.

Madeleine reprit courage.

– Avez-vous été envoyé par M. Grantham? dit-elle en sortant timidement de sa retraite.

– Gentilhomme m’avoir dit de venir chercher jeune dame et moi être venu. Lui avoir grande envie de voir jeune dame; dire à moi: «Va vite, ramène elle». Moi courir, courir! traîneau attendre sur route, tout près d’ici.

– Oui, oui, je vous suivrai, répondit Madeleine de plus en plus rassurée par les manières de l’étranger.

– Moi bien content pour gentilhomme.

– Est-ce bien loin?

– Pas loin en tout!

– Connaissez-vous le monsieur qui vous a envoyé? demanda-t-elle.

– Moi jamais avoir vu lui auparavant, dit le nègre.

Quoique rendue craintive par cette réponse, Madeleine suivit son guide.

En chemin, elle essaya d’obtenir, s’il était possible, des renseignements sur son jeune admirateur; car, dans quelques entrevues clandestines qu’elle avait eues avec lui, elle n’avait guère appris à son endroit, mais bientôt elle reconnut que le noir le connaissait encore moins qu’elle.

Elle monta dans un traîneau.

Le nègre jeta sur elle des peaux de buffle et partit à toutes rênes vers Queen street.

De là il tourna dans Bathurst et entra dans King.

Comme ils arrivaient à l’extrémité est de cette rue, Madeleine aperçut Grantham qui se tenait debout sur le trottoir et les attendait probablement.

Il paraissait fort agité, faisait au conducteur des signes de se presser; et, au moment où ils passèrent près de lui, il jeta dans le véhicule un sac de nuit, et monta en criant:

– Vite! vite! plus vite!

– Non! non! non! je vous en prie! exclama la jeune fille épouvantée. Arrêtez! arr…

La main de Grantham lui ferma la bouche.

– Silence, ma chère bonne! silence! vous ne savez ce que vous faites, dit-il avec une émotion fébrile et en regardant derrière lui. Pousse tes chevaux! ajouta-t-il, s’adressant au cocher.

– Non! non, je ne veux pas; laissez-moi descendre, balbutiait Madeleine au comble de l’effroi.

– N’ayez pas peur, enfant; tout est au mieux. C’est moi qui vous le dis. – Vite, charretier[2]! plus vite! c’est une affaire de vie ou de mort!… Taisez-vous! pour l’amour du ciel, taisez-vous, Madeleine!

– Non, je n’irai pas plus loin! s’écria-t-elle résolument. Charretier, arrêtez, je le veux, je vous en prie! Au secours! au secours!

– Moi arrêter, dit le cocher.

– Marche; veux-tu marcher! hurla Grantham.

– Non, moi arrêter, reprit l’autre, mettant aussitôt ses paroles à exécution. Moi, pas emmener jeune dame sans elle vouloir; jamais!

Le ravisseur bondit de rage.

Mais le nègre sauta à bas de son siège, sans lâcher les rênes du cheval, et s’approcha pour aider la jeune fille.

À ce moment, Grantham, ayant jeté un coup d’œil rapide sur la route, souffla quelque chose à l’oreille de Madeleine, et aussitôt elle retomba comme foudroyée dans le traîneau.

En se retournant, elle avait aperçu une voiture qui courait sur eux avec une vélocité terrible.

Profitant du trouble que cette remarque venait de causer à Madeleine, Grantham saisit le nègre au collet, d’un coup de poing l’envoya rouler dans la neige, et, reprenant les guides, lança les chevaux à un tel train qu’on eût dit qu’il y allait de son existence.

– Secours, secours, massa! cria le noir se relevant comme l’autre traîneau arrivait. Secours! lui enlever pauvre fille! Secours! vite, vite, massa!

– Eh! répondit une voix rude, étais-tu dans ce traîneau? Est-ce un jeune homme, hein?

– Et pauvre fille; lui enlever elle, enlever, et elle pas vouloir…

– Allons, monte et dépêche-toi, dit l’autre. Nous les rattraperons. Il y a une fille avec lui, n’est-ce pas?

– Oui, enlever la pauvre créature, et elle pas vouloir, pas en tout, dit le nègre se jetant dans le traîneau.

– Eh! il a bien autre chose! siffla le nouveau venu.

Et il cingla son cheval, qui partit avec la rapidité de l’éclair à la poursuite du fugitif, qui devait avoir bien de la peine à y échapper, s’il y parvenait, malgré le désespoir qui semblait l’éperonner.

V. La scène change – Un autre foyer

Le soir du jour qui succéda aux événements que nous venons de narrer, et conséquemment le soir du jour où Mordaunt partait de son misérable foyer, deux hommes passaient dans Queen street.

Ils paraissaient très excités et poursuivaient un traîneau qui avait une grande avance sur eux et fuyait du côté d’Yonge street.

Des haillons couvraient leurs membres. Ils personnifiaient la misère.

Quoique tous deux fussent fort exaspérés, l’un d’eux semblait l’être plus encore que son compagnon. Il l’entraînait avec des exclamations et des gestes furieux qui attirèrent sur eux l’attention des passants.

– Allons, allons! disait-il, allonge le pas. Je jurerais que c’est lui. Il ne nous échappera pas, je te le promets. Ah! j’ai envie de le rencontrer. Pardieu, nous aurons une fameuse comédie! Tu m’entends?

– Pas de folie, Mark! cria l’autre accélérant sa marche autant que possible; pas de folie! Il n’a personne avec lui. Il se peut que ce ne soit pas lui. Sois prudent. C’est elle et pas lui qu’il nous faut, tu sais?

– Avance, te dis-je. Je suis certain que c’est lui. Vois. Il vient de tourner dans Yonge street. Vite, ou ce diable nous échappera.

Ils arrivaient au coin de la rue, mais le traîneau était déjà à une distance considérable, et, à l’instant où les deux hommes débouchèrent, il enfila une rue à droite. Ils redoublèrent d’agilité et atteignirent cette nouvelle rue, au moment où il entrait dans une autre. La course se prolongea ainsi jusqu’à ce que les poursuivants le perdissent tout à fait de vue.

– L’enfer le confonde! s’écria Mark. Il ne s’arrêtera pas! il ne s’arrêtera pas! Ah! nous verrons! Arrêtez! arrêtez!

En même temps, il tirait un pistolet de sa poche.

– Arrêtez! arrêtez! ou je vous loge une balle dans la tête.

– Es-tu fou, Mark? dit son compagnon essayant de lui retenir le bras.

– Arrête! vociférait Mark, arrête, misérable!

Le traîneau venait d’apparaître au coin d’une place.

– Arrête! répéta le fils de Mordaunt.

Et, au même moment, la répercussion d’une arme à feu troubla le silence de la ville.

Mais le traîneau avait de nouveau disparu.

– Bon Dieu! tu n’iras pas plus loin, Mark! intima l’autre, le saisissant au collet et le forçant de rester en place.

– Ohé! ohé! qu’y a-t-il? fit un homme sortant brusquement du corridor d’une maison voisine.

– Oui, qu’y a-t-il? répéta un autre homme. Que signifie ce désordre? Qu’y a-t-il?

En faisant cette apostrophe, il tirait de sa poche un carnet.

– Un meurtre, si vous voulez! exclama Mark. Oui, un meurtre, et je vous conseille de prendre garde à vous si vous tenez à vos jours.

La fenêtre de la maison devant laquelle se passait cette scène venait de s’ouvrir, et un homme à la figure réjouie, à la tête demi-chauve, aux favoris grisonnants, se montrait dans la baie en disant d’un ton un peu alarmé:

– Seigneur! n’ai-je pas entendu un coup de pistolet? Que se passe-t-il? Faut-il du secours?

– Oh! c’est bien, Borrowdale; c’est bien, n’ayez pas peur, dit le premier individu. Ce n’est rien. Une simple tentative pour ruiner la confiance publique sur le chemin de la reine. Un acte de rowdisme[3], rien de plus.

– C’est vous, Fleesham? demanda-t-on de la fenêtre, et vous aussi, Squobb? Mais j’ai entendu un coup de pistolet.

– Vous n’avez rien à voir là-dedans, s’écria Mark brandissant son pistolet. Allons, Guillaume, viens! Nous l’avons perdu! Mais le diable ne le sauverait pas. Viens! Laisse-les.

Et là-dessus il entraîna l’autre après lui et ils remontèrent la rue.

 

– Hé! jeune homme, cria-t-on encore de la fenêtre, je veux vous dire un mot, rien qu’un mot. Ici, Squobb; arrêtez-les. Apprenez-leur que je veux seulement leur dire un mot, un seul mot.

La tête se retira de la fenêtre, et peu après son propriétaire se présenta sur le seuil de la porte.

– Que sont-ils devenus? Jour de Dieu! c’est bien drôle, dit-il en offrant sa large corpulence dont les chairs tremblotaient d’émotion.

– Eh bien, Fleesham, vous êtes arrivé à propos, j’espère? demanda-t-il.

– À propos, oui, monsieur! Parlez maintenant de la sécurité publique! Nos rues sont joliment sûres! La sécurité est perdue, perdue, monsieur, réitéra Fleesham, contemplant avec une risible contrition le globe argenté de la lune; perdue sans retour! C’en est fait de notre pays.

– Eh! Squobb, dit celui qui s’appelait Borrowdale, voyant que l’autre écrivait quelque chose sur son carnet, un article pour demain, n’est-ce pas? Ah! oui, vous avez raison!

– Les hommes publics, dit Squobb s’arrachant soudain à son occupation et levant son livre de notes d’un air magistral comme un homme assuré d’avoir rempli un devoir important, – les hommes publics doivent toujours prendre connaissance de ces sortes de choses. Une chose de cette sorte, dans laquelle la liberté du sujet est menacée par la violence et le vagabondage, en pleine rue, réclame l’attention de tous ceux qui ont à cœur le bien public. Quand on trouve sur nos places les aspirants légitimes à nos prisons, et qu’on les voit à minuit intimider les gens paisibles de notre société, alors il est temps pour ceux qui s’occupent des graves intérêts du peuple de demander le pourquoi et le comment?

– Très bien, mais entrez donc, dit Borrowdale; entrez, car il fait diantrement froid, ne trouvez-vous pas? Ne restez pas au grand air. Un rhume est bien vite attrapé, et vous savez, les rhumes ne plaisantent pas dans notre pays. D’ailleurs, ils sont partis, les pauvres diables. M’est avis qu’il y a quelque raison au fond de tout ça, quelque raison que ni vous ni moi ne connaissons, vous savez? Entrez, entrez!

Il les introduisait en même temps dans le salon.

Deux dames, sa femme et sa fille sans doute, travaillaient autour d’une table.

– Mesdames, dit-il, M. Fleesham et M. Squobb. Laure, ma chère, veux-tu donner ta place à M. Fleesham. Je pense qu’il a une prédilection pour ce coin.

M. Fleesham protesta que réellement il n’avait jamais eu cette prédilection.

Mais Laure, jeune ange sublunaire d’environ dix-huit printemps, et propriétaire d’un visage assez agréable, avec une paire de petits yeux fort malins, qui semblaient pleins de sollicitude et d’amour pour le genre humain, Laure répondit:

– Oh! monsieur Fleesham, papa le sait bien.

Puis, avec un geste de reconnaissance tout mutin, elle quitta son siège et courut s’asseoir à côté de sa mère, qui rajusta une boucle rebelle sur le front de la charmante fille, et sourit complaisamment aux visiteurs d’un air qui voulait dire: «Est-ce que vous avez jamais vu une aussi délicieuse créature que ma Laure?»

Un simple clin d’œil glissé dans ce petit salon de famille, propret, gentil, confortable, eût suffi pour convaincre qui que ce fût que, si jamais le bonheur avait élu domicile sur notre terre, c’était bien là au sein de la famille de Borrowdale.

La maîtresse du logis avait, comme son mari, juste l’embonpoint de la quiétude et de la félicité intérieure; elle était évidemment douée de toutes les qualités, et de l’amabilité, et du bon sens qui peuvent créer sous la calotte des cieux ce paradis domestique auquel tous nous aspirons, et dont nous lisons avec amour les nouvelles, mais que si rarement nous trouvons ici-bas.

Quant à Borrowdale lui-même, en le voyant se balancer mollement dans sa berceuse (rocking chair), cette grande institution yankee, la jambe paresseusement appuyée sur un des bras du siège, les lunettes sur le nez, le visage épanoui, resplendissant à la lueur de cette autre grande institution anglaise, – le feu de charbon de terre pétillant dans une grille, – personne n’eût douté une seconde qu’il ne fût le plus heureux et le plus bienveillant des mortels; personne non plus n’eût douté qu’il ne jouît voluptueusement des charmes de son foyer.

Pour Laure, ah! pour elle – l’ange aux yeux vifs, aux joues rosées, au sourire perlé, à la taille élégante, elle était…

Mais pourquoi ne laisserions-nous pas à vous, lecteur, le plaisir de deviner ce qu’elle était. Votre imagination vaut bien la nôtre, et votre imagination tracera son portrait mieux, assurément, que nous ne le pourrions faire.

Les deux visiteurs d’alors étaient, ma foi, d’une nature un peu bien différente.

M. Fleesham, négociant en gros et importateur de la bonne cité de Toronto, long, sec, raide, semblait s’être nourri de marchandises sèches (dry goods), avec quelques plats ou deux de ferronneries pour dessert.

Il parlait avec une grande confiance en lui-même, et sa voix avait l’aigreur d’un acide. Elle répondait dignement au reste de sa personne.

M. Fleesham était, d’ailleurs, homme d’affaires.

Il avait gagné beaucoup d’argent dans le pays et se croyait habile, a smart man, comme il disait.

Il avait aussi envoyé beaucoup d’argent hors du pays, et le pays reconnaissant le jugeait de même un homme habile.

Le pays était l’obligé de M. Fleesham; et le pays de dire: «Bravo, monsieur Fleesham! vous nous avez tondu gentiment; nous n’avons plus guère de laine sur le dos, mais continuez, cher monsieur Fleesham, go ahead; vous êtes, ma foi, un gaillard adroit, fort adroit, car ce que vous ne logez pas dans votre poche, vous le logez dans la poche des Américains, ou de quelques autres confrères établis à des milliers de lieues de nous! Go ahead, monsieur Fleesham! Au fait, cet argent ne nous gênera plus, et c’est le principal! Que vous êtes donc fin, monsieur Fleesham!»

De cette façon, tout le monde était content.

M. Squobb posait pour les os, les nerfs et la peau.

Il possédait de petits yeux, des cheveux noirs, des joues creuses, une charpente religieusement accentuée, une bouche qu’eût enviée Gargantua et un nez majestueux, un maître nez qui parlait pour tout son individu, quand les autres organes se taisaient.

M. Squobb était journaliste, champion du peuple, homme de lettres ou plutôt homme de mots; par conséquent, M. Squobb se tenait à des distances incommensurables du vulgaire troupeau, egregium pecus, suivant sa locution favorite.

La critique n’atteignait pas à la semelle de ses bottes… quand il en avait! Fleesham était son patron, son souteneur; aussi Squobb était-il l’ami juré de Fleesham.

Devant cet ami quand même, Squobb faisait la courbette, et devant cet admirateur, Fleesham faisait le grand seigneur.

Ainsi va le monde!

Squobb, néanmoins, se prétendait l’avocat du peuple, le défenseur de la liberté, l’apôtre des réformes. Il était surtout le tuteur de la veuve et de l’orphelin, Squobb; et quand Fleesham lui disait: «Squobb, mon cher, venez ici; écrivez-moi ceci ou cela; parlez de bonheur à la multitude, mais attention, Squobb, que mes poches soient pleines! Rappelez-vous notre chemin de fer, Squobb; n’oubliez pas nos débentures, Squobb!»

Aussitôt notre homme taillait sa plume, le bonheur et la prospérité circulaient à flots dans les colonnes de son journal; tout abonné était ravi de vivre dans un si délicieux pays, et le coffre-fort de Fleesham ne boudait pas, je vous le promets.

En vérité, M. Fleesham était un habile homme et son ami Squobb un admirable philosophe.

Encore une fois, ainsi va le monde.

– Ah bien! Borrowdale, dit Fleesham, après s’être commodément assis devant le feu; comme ça, je suis à mon aise! Mais que pensez-vous de ce jeune vaurien, Morland? Vous savez, ce Morland que j’avais recueilli par charité!

– Quoi donc? fit Borrowdale.

– Eh! il a détalé, cette nuit, après m’avoir volé tout ce qu’il a pu trouver, ni plus ni moins? Qu’en dites-vous?

– Est-ce possible? s’écria Borrowdale, lançant à sa femme un regard de stupéfaction qu’elle lui rendit avec usure.

– Ce n’est malheureusement que trop vrai. Qui l’aurait cru pourtant? En qui placer sa confiance après ça, je vous le demande? La confiance! ajouta Fleesham jetant avec indignation sa jambe gauche sur la droite, la confiance! mensonge, monsieur; mensonge!