Za darmo

Le Peuple de la mer

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Le baigneur n’allait plus vers elle qu’à ses mauvais jours. C’était son point d’honneur. Il se couchait dans les temps calmes, s’enivrait ou fumait des pipes interminablement.

On l’entendait dire: «Elle dort» ou bien: «Elle crie» ou encore: «Elle m’appelle». Rarement il disait «la mer». Pour lui c’était Elle, simplement comme il eut dit de sa maîtresse.

P’tit Pierre le comprenait et répondait de même. Elle était toujours dans leur conversation. Et quand le vieux se dressait et marchait vers la côte en répétant: «J’vas lui causer», P’tit Pierre le suivait avec respect, connaissant qu’il y avait de belles choses à entendre.

Le soir parfois, après la chute du jour, une voix retentit sur le rivage et les hommes, qui mangent la soupe, disent pour rigoler:

– Vla l’Tonnerre qui gronde.

Le vieux est entré dans l’eau tout habillé, et il parle. Ses grands bras s’agitent et menacent. Un peu de phosphorescence met des cercles bleutés autour de ses vieilles jambes. Il parle:

– O ma câline! ô ma belle douce! t’es-t-il enjôleuse quand tu veux! T’as seulement point d’rides sur la peau, t’es plus nette qu’une jeunesse de vingt ans, et t’as des malices qu’on n’attend point sous ton mirouère… O ma belle, ma belle douce… ma belle…!

Il y a des calmes solennels où cette voix doit porter jusqu’au ciel. L’eau est sonore comme une table d’harmonie, et la terre gonfle le verbe de ses échos. Vautré dans le sable de la plage, P’tit Pierre écoute, et il ne sait pas pourquoi il a envie de pleurer.

Brusquement l’exaltation de Tonnerre s’abat. Sombre et muet il sort de l’eau et tout trempé, va droit au XXe Siècle où il commande:

– La goutte!

Et en rentrant chez lui, il danse sur la route.

Les jours de gros temps, Tonnerre est excité comme un cheval d’arme par la bataille. Il descend au port en grommelant des choses à peu près inintelligibles:

– Oui, oui, j’ t’entends… gare à toi, t’as réveillé l’Tonnerre… Vieille garce! vieille garce!.. Oui, oui, avec mes bras… Ah! ah! la coquine!.. Avec mes bras…!

Les gamins l’escortent en riant, en criant, à distance tout de même, car ils ont peur. Il les ignore. Il ne voit plus, devant lui, que la mer blanchie d’écume qui s’écrase en tonnant sur la jetée. Elle tremble sous les coups, ruisselle avec un bruit de cascade et pas un homme ne s’y aventurerait.

Tonnerre s’y engage avec assurance, une main au garde-fou, son chien Tempête sur les talons.

Tapis derrière l’abri de sauvetage, les enfants se tendent d’épouvante et de contentement à la fois. P’tit Pierre est là, le premier, qui regarde. Des pêcheurs les rejoignent, pour voir aussi.

La mer est d’un vert noir sous la nue basse. Les grandes houles creuses se précipitent du large en déferlant l’une sur l’autre. Autour de la digue et des roches, tout est blanc avec des éclats qui dansent et de l’écume qui vole, emportée par le vent jusqu’au village. Dans le port, l’eau roule à grosses ondulations sous les barques, monte et baisse le long des cales en flaquant.

Le tumulte étouffe la voix de Tonnerre qui crie dans la bourrasque. Il avance toujours en gesticulant. On voit sa barbe passer par-dessus son épaule dans les coups de vent et son paletot battre derrière lui. L’homme et le chien chancellent à chaque pas. Il y a des embruns qui les couvrent en entier. Ils avancent toujours.

A terre, la foule les tient des yeux sans parler. Les mêmes émotions serrent toutes les poitrines: la crainte de voir le vieux fauché, s’assommer contre le granit, et l’enthousiasme pour sa folie héroïque.

Tonnerre est au bout de la jetée, près du bâti de la cloche. Brusquement il paraît en caleçon de bain, les membres nus. On l’aperçoit tendre les bras comme pour invoquer, et d’un coup, avec son chien, il plonge dans la mer.

La côte a crié de saisissement et tout le monde a couru en avant. P’tit Pierre rit nerveusement et il en veut à son père qui dit:

– Faudra l’empêcher de faire le fou, il y restera.

Est-ce que Tonnerre n’est pas le dompteur des vagues! Est-ce qu’il peut y rester! Allons donc! il va battre la mer encore une fois, la vaincre et reparaître tout glorieux d’un nouvel exploit! Ah! que c’est beau! que c’est beau!

On ne voit rien dans les lames. Tous les yeux fouillent l’écume autour du brisant de la jetée. La mer s’étend toujours tumultueuse et vide, et il y a un moment d’angoisse.

Mais quelqu’un a jeté:

– Le voilà!

Du côté de la balise est deux points ballottent. Tonnerre a plongé dans le remous et s’est laissé porté par le courant qui entre au port le long des roches. D’instinct il utilise les forces de la mer pour économiser les siennes. Déjà il gagne les eaux calmes. Tempête nage à ses côtés.

Les gens bavardent maintenant, déchargés d’un grand poids.

Là-bas, les deux têtes roulent aux sillons des vagues en tirant vers la plage. Des chaloupes les masquent par intervalle. Ils approchent et soudain Tonnerre prend pied et hurle.

– La mer a peur! la mer a peur!

Le chien s’ébroue sur le sable. Tonnerre monte à terre, la barbe et les cheveux ruisselants, la prunelle fixe dans les yeux sanglants. Des boules de muscles jouent sur ses bras noueux et son poitrail velu est formidable. Comme une lourde bête victorieuse, il monte en grondant chez Zacharie où il s’assoit tout dégouttant et commande:

– La goutte!

Les hommes l’admirent silencieusement et sentent leur cœur battre, leur sang s’échauffer, parce qu’un homme a fait un prodige de force et de courage. Peu leur importe qu’il soit vain ou insensé. Bernard lui-même incline à l’indulgence et regrette:

– C’est-il malheureux qu’ ça boive!

Les femmes ont moins d’enthousiasme et pensent à elles:

– Heureusement qu’ c’est point marié! ç’aurait fait mourir s’n’ épouse de peur ou d’ misère!

Deux ou trois fois à la suite, Tonnerre renouvelle son exploit. Il reste mouillé des heures entières à l’auberge de Zacharie où les gars tiennent à honneur de lui payer la goutte. Il boit son litre d’alcool et rit fièrement parce que le maillot fume à la chaleur de son corps.

– Le poêle est bon! jure-t-il en se claquant le thorax.

Mais ces jours-là, quand il voulait rentrer chez lui, brûlé par l’effort et l’eau-de-vie, il s’écroulait au bord de la route en bafouillant:

– Ma belle douce… ma câline… avec mes bras!.. oh la garce! la garce!..

P’tit Pierre demeurait consterné devant l’idole abattue. Un homme à terre, l’ivrogne surtout, cela crie la déchéance. P’tit Pierre le sentait vaguement en présence de Tonnerre, bien qu’il aimât à suivre les autres soulards en riant et se moquant avec ses camarades.

Il rentrait à la maison pour ne pas voir. Seulement de temps à autre, il escaladait les rochers, au fond du jardin, et regardait par-dessus le mur, si son ami, le fou de la mer, avait regagné sa cabane.

Malgré cela, chaque fois que la mer s’enflait de colère, P’tit Pierre allait trouver le vieux s’il ne descendait pas de lui-même à la côte.

– Tu l’entends, disait-il.

Et Tonnerre comprenait, se levait et marchait vers Elle, accompagné par le gamin dont le cœur bondissait de joie héroïque dans la poitrine.

A l’été P’tit Pierre éprouva un bonheur qui éclipsa ses joies précédentes, quand on l’envoya jusqu’à Saint-Nazaire durant la Grande Semaine Maritime. Florent avait écrit que son navire, le contre-torpilleur Lansquenet, serait de la fête et les Bernard avaient consenti à dépêcher P’tit Pierre chargé d’un pâté de bernache, d’une bouteille et d’un tricot neuf.

Il partit sur le Laissez-les dire, avec Julien Perchais qui allait courir aux régates. Ils étaient sept à bord: Théodore et François Goustan, les constructeurs de Noirmoutier, le père Clémotte, les deux matelots, le patron et P’tit Pierre.

Il ne se sentait pas de joie et gambadait sur le pont pendant l’appareillage. Le sloop vira la jetée, d’où la mère Bernard cria de toutes ses forces:

– Et tu l’embrasseras ben pour nous!

Mais P’tit Pierre ne voyait déjà plus que la barque qui l’emportait, inclinée sous la brise d’ouest, en charruant vigoureusement la mer transparente.

L’atmosphère pesait. Depuis un mois, le soleil des grands étés cuisait la terre comme une poterie. Dans le marais le sol craquelé s’envolait en poussière, et le sel croûtait largement sur les salines. Bonne année pour l’île dont le sel et la pomme de terre font la richesse.

Peu à peu la chaleur cependant s’amassait en orages. L’horizon s’alourdissait d’une brume pesante où stagnaient, du côté du sud, des nuages d’un noir bleu, qui changeaient de forme sans bouger de place. Il ventait petite brise, mais la mer fortement houleuse sentait du mauvais temps.

Au grand largue, le Laissez-les dire roulait jusqu’à tremper à l’eau sa bôme qui remontait d’un coup dans le ciel. P’tit Pierre regardait le flèche osciller, si haut, qu’il lui fallait se renverser pour le voir; il écoutait le gémissement des palans et le tumulte des vagues à l’étrave; il contemplait le torse énorme de Perchais accoté à la barre; et la force de cette machine, aux mouvements accordés avec ceux de la mer, l’émouvait sans qu’il comprît pourquoi.

Les hommes l’appelaient «le mousse» en rigolant, et pour ne pas lâcher les lignes à maquereaux, lancées à la traîne, l’envoyaient de temps à autre chercher «le litre».

– Hé mousse! passe-nous l’ kilog!

P’tit Pierre l’apportait avec fierté, et, chacun à son tour «prenait la hauteur du soleil», en buvant à même le goulot, le cul de la bouteille braqué en l’air comme une lorgnette.

Le maquereau donnait. De minute en minute on sentait aux lignes les secousses du poisson qui s’enferre; et quand on levait, les beaux scombres apparaissaient au bout des fils comme des flèches nacrées fendant l’eau claire. Des roses, des verts et des bleus très fins se déplaçaient, se succédaient et chatoyaient sur leur dos; ils avaient des yeux d’émeraude cerclé d’or et leur ventre était tout en argent. Sur le pont ils ouvraient trois ou quatre fois leur gueule vorace, tressautaient et agonisaient vite en éteignant leurs yeux et la vie lumineuse de leurs écailles, redevenus des poissons vulgaires, d’un bleu lourd, zébré de noir.

 

Bientôt dans la vapeur estivale, Saint-Nazaire se révéla, hérissée, métallique, conquérante, avec ses phares, ses cheminées, ses mâtures, ses chantiers et sa grue gigantesque en forme de T, comme une place forte en arme, face aux océans.

En opposition, de l’autre côté de l’estuaire limoneux, brillait des plages, des bois arrondis, la nature paisible, sans blindage de granit, sans bassins creusés à bras d’hommes pour emprisonner de la mer.

En rade, deux cuirassés pesaient, sombres et informes; des trois-mâts lançaient au ciel leurs silhouettes téméraires; des vedettes astiquées circulaient en clignotant de leurs cuivres; des barques croisaient; et dans le courant, les grosses bouées coniques, empanachées de feux verts ou rouges, accomplissaient avec lenteur des demi-tours en se balançant ainsi que des matrones à la baignade.

P’tit Pierre s’émerveillait. Jamais il n’avait vu de port aussi vaste, ni tant de bateaux de toutes les formes et de toutes les tailles. Des bâtiments charbonneux, larges comme des cathédrales, la mâture écourtée et des ancres de deux tonnes pendues à l’écubier; des paquebots à étages, sommés de cheminées comme des tours; des longs-courriers galeux qui sentent les épices; des bijoux de yachts, voilés de soie crême; des barques multicolores, des remorqueurs pansus, et des torpilleurs de l’Etat, grisâtres, menus, dont les flammes traînent de la pomme du mât jusqu’au pont.

La variété des pavillons surtout l’étonna. Il avait bien appris, à l’école, le nom des peuples partagés sur le globe, mais il n’imaginait rien au delà de l’Herbaudière. Cette fois il crut voir les nations, dans l’étamine superbe aux tons violents, et il sentit autour de lui la terre immense et merveilleuse.

Des accords de musique soufflaient, par bouffées, de la ville, parmi des poussières de charbon et des âcreurs de houille. De chaleur, le coaltar coulait sur les coques. On accosta. P’tit Pierre saisit la bourriche, qui contenait le pâté de bernache, la bouteille et le tricot neuf, destinés à son frère, et débarqua derrière le père Clémotte.

Le vieux l’entraîna par les quais où le soleil tombait d’aplomb. Une gaieté turbulente pétillait dans les auberges. Des lanternes vénitiennes et des drapeaux décoraient les rues où déboulait la foule, par bandes, bras dessus, bras dessous. Ils découvrirent le Lansquenet au quai des Pêcheries.

Fin de lignes, ras l’eau, les cheminées trapues, les mâts grêles, il exprimait la force et la légèreté. Une odeur d’huile chaude et de saumure l’enveloppait. Sous les pas des hommes, les tôles sonnaient.

Pensive et muette, la foule était massée devant ce fuseau d’acier dans quoi on enferme des hommes pour en massacrer d’autres, et dont les nations s’enorgueillissent plus il va vite et tue loin. Elle admirait et craignait à la fois. La puissance et la précision de l’engin l’enthousiasmaient, mais au fond de sa chair, une fibre se crispait, parce qu’elle sentait la guerre qui est de la souffrance, de la mort; et elle regardait avec des yeux de condamné.

Florent parut, les souliers luisants, le col raide, la vareuse nette. Il rit, embrassa P’tit Pierre largement, sans respect humain, au milieu des curieux, parce que c’est bon de retrouver le pays, la mère, le papa, tout ce qui tient si dur au cœur des hommes, dans un gros baiser qui claque sur la joue de son frère. Et puis on s’en fut prendre le coup de l’arrivée, une bonne bouteille, au Café de la Marine.

P’tit Pierre était fier parce qu’on les regardait. Depuis le matin il vivait une existence éblouissante et il ne parla que de lui, de sa traversée:

– Tu sais j’ suis v’nu à bord du Laissez-les dire

Florent dut lui arracher des nouvelles du pays et empoigner la bourriche où il fouilla lui-même.

Ils déjeunèrent sur un coin de table, à l’auberge, parmi les cris des consommateurs. Près d’eux quatre jeunes gens pariaient de vider un litre d’un trait; plus loin, des pêcheurs, engagés aux régates, braillaient en se défiant. Une fillette parut sur le seuil, basanée, pieds et tête nus, et joua sur un accordéon Va petit mousse, que la foule reprit en chœur, avec un mouvement de houle auquel s’abandonnaient les femmes.

Chaque fois que passait la servante, rougeaude, suante et mamelue, les hommes fourrageaient son cotillon en rigolant. Des obscénités fulguraient en éclairs, suivies du tonnerre des rires. La fumée dense masquait le plafond. On marchait dans le vin qui empestait l’atmosphère.

Volontiers Florent s’attarderait avec Clémotte, à boire, à jaser. Le vieux avait déboutonné son gilet, pour bedonner à l’aise, et dénoué la cordelière framboise de son col. Mais impatient de voir la fête, P’tit Pierre réclamait obstinément:

– On va-t-il pas bientôt s’ n’aller…

Une fanfare défila au rythme de Sambre-et-Meuse. Le café se vida, et les Bernard emboîtèrent le pas avec la compagnie. Du côté de la mer le canon retentissait. Des coups de vent chaud apportaient de la poussière; les drapeaux clapotaient au long des mâts; une sirène mugit et cent voix lui répondirent dans la foule.

C’était la liesse populaire, la joie physique de brailler, de gesticuler, d’avoir le cerveau trouble et le sang chaud. Il y avait bien, ici et là, des parades officielles, faites par des messieurs noirs sur des estrades tricolores, où l’on proclamait au son des Marseillaise, «la force de notre marine», «la prospérité du Commerce» et «la gloire de la France!» Mais on savait bien que tout cela n’était pas sérieux. Il en fallait, parbleu, de ces histoires, pour les journaux, pour les avancements, pour les vanités et parce qu’il y en a qui aiment jouer à embêter les autres. Seulement, la vraie fête était ailleurs, là où il y avait du vin et des filles, des goulées de baisers à prendre, des litres à lamper, là où les instincts trouvaient leur compte large de plaisir.

Les jetées grouillaient de monde. Déjà les régates couvraient de voiles l’estuaire trouble. La Loire immense roulait vers la mer ses eaux vaseuses avec des remous et du clapotis. Le courant fuyait en emportant les barques et bouillonnait le long des cales. Le bas des quais, enduit de végétation grasse, sentait fortement la marée. Le père Clémotte abandonné aux amitiés d’un vieux pilote, Florent entraîna P’tit Pierre du côté des estacades où il y avait des joutes pour les marins de la Flotte.

Une quinzaine d’embarcations de service s’alignent sur deux rangs. Il y en a de petites à huit rameurs et de grandes à seize. De loin elles ressemblent à des bêtes, blanches et bleues, fournies de pattes à cause des avirons que les hommes tiennent bordés au ras de l’eau, prêts à partir. A l’arrière le patron est debout, une main sur la barre.

A terre, des gens enflés de supériorité expliquent les choses mystérieuses de la mer. Des vieilles barbes parlent un langage semé de mots inconnus: tribord amure, flèche bômé, lof pour lof… La foule regarde d’un seul œil les barques, souquées de toile, qui se croisent, se coupent manœuvrent à toutes les allures et, sans rien comprendre à la régate, elle est soulevée d’enthousiasme pour l’audace et la force des hommes.

P’tit Pierre est immobile et muet près du frère. Ses yeux ne suffisent pas pour tout saisir, parce que, en enfant, il va de détail en détail. Soudain les canots de la Flotte s’enlèvent à un signal, et Florent crie de joie.

– V’là l’ tour aux frangins!

On voit les avirons ployer et se détendre comme des ressorts. D’un seul rythme bref la longue arête des dos se courbe et se redresse. Toute la barque est un grand corps qui rampe. A l’arrière le patron excite les hommes de la voix et se jette en avant à chaque coup de rame. L’effort est un, mécanique; le bois gémit, les muscles craquent.

Ils remontent le courant vers un ridicule croiseur à l’éperon en sabot. C’est un de ces navires, démodés avant d’être vieux, tout bossués de tourelles, chargés de superstructures à ce point qu’on se demande par quel miracle ils tiennent sur l’eau, et dont on favorise la visite à toutes les fêtes pour bien persuader le peuple de «la grandeur de notre marine».

Les canots remontent toujours de front, par série. Deux commencent à prendre la tête et au virage se classent nettement premiers. On les voit redescendre à toute vitesse, emportés par le courant et la furie des hommes, s’enlevant à chaque coup de nage et marquant leur sillage comme un vapeur. Les rames décochent des reflets; les avants luisent comme des haches; le bois et l’eau retentissent.

– Le République! le République! acclame soudain Florent, l’équipe à Jean-Marie!

Le canot lâche par secousses son concurrent. On entend le patron qui jette en cadence, pour entraîner ses hommes:

– Har-di! Har-di!

Au coup de canon, une clameur de victoire monte des poitrines; d’un seul mouvement les avirons sont mâtés et sur son aire la barque court jusqu’aux cales.

Déjà le second coupe la ligne; puis les autres. C’est une mêlée d’embarcations, de voix, de rires, toute une agitation violente; une grosse joie puérile, particulière aux soldats et aux matelots qui sont de jeunes hommes vigoureux, sans souci du pain quotidien.

– Hé! Jean-Marie!

– Tiens, Florent! On est des bons, mon vieux!

– C’est-il des poilus les gars du République?

– Envoie l’kilog, Goule-en-pente!

– La rincette à l’équipe, quoi!

Les torses fument au travers des maillots et les cous et les bras sont brillants de sueur. Quelques-uns s’essuient et mettent une vareuse. La plupart rigolent et boivent, insouciants de leur corps robuste et jeune. Des amis livrent des litres à pleins paniers. Il s’élève un rude fumet de mâle et de vinasse jusqu’au quai où les femmes regardent. On échange de lourde galanterie, on se siffle, on s’appelle. Sans savoir comment P’tit Pierre se trouve soudain dans un canot à trinquer avec les marins.

Il boit avec orgueil à la bouteille qu’on lui passe comme à un égal. Il touche les grands avirons, les jolies gaffes en cuivre. On l’appelle encore «mousse» et il répond «patron», ce qui fait rire autour de lui. Et puis il débarque avec son frère et toute une bande.

Depuis lors il voit un tas de choses merveilleuses. Une vedette astiquée comme le chaudron de la mère Bernard, avec des tapis et un drapeau qui traîne à l’eau, et où on lui dit que se tient l’amiral. Un navire monumental qui sort par les grandes portes pour emporter dans des Amériques imaginaires ces gens qui agitent des mouchoirs sur le pont. Des canots automobiles qui volent à la crête d’une vague dans un ronflement. Des yachts furtifs, des torpilleurs, des nageurs… Et puis, sans cesse de la foule, du mouvement; des auberges où l’on braille, des marins qui le remorquent à leurs bras; encore des auberges et du feu partout dans la nuit, de la pétarade, du feu qui monte dans les étoiles, qui embrase l’eau; de la musique, des cris, des cris…

Plus rien pendant longtemps. Un trou dans l’existence. P’tit Pierre dormait pesamment sur un tas de voiles, à bord du Laissez-les dire. Un mouvement très doux berçait le sloop. Le flot clapotait le long de la coque. P’tit Pierre rêvait.

Il est embarqué sur un grand navire qui le roule à la mer depuis des mois, et dans le sillage jouent des monstres marins qui ont la tête barbue de Tonnerre, le baigneur. Il double le cap Horn, emmitouflé dans les maillots tricotés par sa mère; l’eau gèle sur les vergues en lames claires. Puis il aborde une terre chaude où l’on vit, le torse nu, avec des sauvages, des singes et des perroquets sous des arbres qui donnent de la farine et du lait. Bientôt un vaisseau de guerre arrive, tire le canon et organise des fêtes pour distraire les équipages. Il joute à l’aviron avec les marins de la Flotte; il est vainqueur et l’amiral l’emmène dans son canot, à bord du cuirassé, pour le festoyer. Toute la nuit on boit et on chante; il écoute la chanson et reprend le refrain:

 
Et riquiqui
Nous voilà partis;
Si les vents sont bons,
Demain nous partons!
 

Mais brusquement il reçoit une taloche. C’est son père qui l’empoigne et le rentre à la maison…

P’tit Pierre s’éveillait en sursaut, avec une sensation douloureuse dans le dos.

– Eh p’tit saligaud, t’en avais une cuite hier soir! Si j’ t’avais point ramené pourtant!..

 

Il essaya de se redresser, mais la tête lui fendait et il retomba sur les voiles en clignant des paupières. Au-dessus de lui, il y avait un carré de lumière pâle, la face ronde du père Clémotte et quelqu’un d’invisible qui marchait sur son crâne. Où était-il?.. Pourquoi la fenêtre habituellement devant ses yeux, paraissait-elle au plafond? Et qui chantait à cette heure-ci, dans le village?

Il écouta avec effort. Des voix écorchées mâchaient sa chanson:

 
Et riquiqui
Nous voilà partis;
Si les vents sont bons,
Demain nous partons!
 

Du coup il se hissa hors du panneau, et vit de l’eau terne dans l’aurore grise autour de lui, des barques muettes et, sur le quai, une ligne de matelots ivres qui s’égosillaient en s’étayant pour avancer.

– Ben quoi, mousse! La gueule de bois!

Julien Perchais grimaçait amicalement en passant sa main paralysée dans sa toison rousse. Ici et là des hommes sortaient des barques, observaient le ciel et marchaient sur les ponts. Le jour filtrait sous des nuages bas, ourlés, à l’est, de mauve très fin. Les choses avaient de la couleur dans la lumière sans éclat; l’air était neuf.

La ville dormait. Les pavillons tombaient le long des drisses; des fonds de lanternes brûlées pendaient aux guirlandes; une tribune était ridicule dans la sérénité du matin. Au delà des écluses, un fouillis de mâture vernis brillait doucement. Un vapeur siffla et son cri traîna longtemps comme une écharpe. Puis une sonnerie vibra, métallique, impressionnante dans le calme, et le drapeau français parut en haut d’un mât.

P’tit Pierre songea soudain à Florent qu’il avait perdu dans la nuit et se mit à rire, sans savoir pourquoi; puis il cassa la croûte avec les hommes et avala deux verres de vin.

– On va mettre à la voile, les enfants!

Le Laissez-les dire appareilla et sortit lentement de l’avant-port jusqu’au moment où il tomba dans le courant vaseux de l’estuaire qui l’entraîna. Sur les cuirassés, mouillés en grande rade, des matelots défilaient au son du tambour et du clairon, comme dans une caserne. P’tit Pierre regardait la ville merveilleuse qui s’éloignait rapidement de lui, avec ses cheminées, ses mâtures, sa grue gigantesque. Le Laissez-les dire trouvait du vent dehors et fuyait plus vite.

Ce fut par le travers de Saint-Gildas que le flèche engagea dans un changement d’amure. L’équipage regardait en l’air, quand P’tit Pierre empoigna le mât et grimpa lestement jusqu’à la pomme. Là-haut l’amplitude des oscillations menaçait de l’arracher. Au-dessous de lui, la barque n’était plus qu’une planche étroite. Il descendit dans les acclamations.

– Bravo l’mousse! bravo!

– J’te garde à bord si tu veux, dit Perchais.

Rouge de joie, P’tit Pierre accepta follement:

– Oh oui! oui!

A l’Herbaudière, comme il aidait à carguer la voilure, il fut surpris de retrouver son père qui l’appelait sur la cale. La mère Bernard était là aussi, toute bouffie de satisfaction.

– T’as fait bon voyage? As-tu dormi au moins?.. Et Florent?.. Il est bien, Florent?..

Mais de la chaloupe, P’tit Pierre leur criait obstinément:

– C’était beau! c’était beau! il n’y avait que des marins, que des bateaux, et des grands, grands, qu’auraient pas tenu dans le port!..

Bernard relâcha sa surveillance autour de P’tit Pierre quand il lui vint sérieusement de l’inquiétude au sujet de son fils Eugène dont il était sans nouvelles. Il n’en laissa toutefois rien paraître, dans la crainte d’affoler sa bonne femme qu’un sentiment analogue empêchait de se plaindre comme elle l’aurait voulu.

Le soir pourtant, après le coucher de P’tit Pierre, lorsqu’elle se retrouvait seule avec celui qu’elle nomme «son patron», d’une appellation campagnarde qui contient ensemble la soumission de la femme et la protection de l’homme, elle osait parfois le questionner d’un air indifférent.

Bernard faisait du filet à petites secousses régulières; elle tricotait. Leurs mains s’agitaient machinalement, tirant le fil, croisant l’aiguille; mais leurs yeux étaient en songe sous les paupières. Ils sentaient confusément une même pensée remplir la chambre autour d’eux. Ils évitaient de se regarder et la mère Bernard cherchait un détour pour engager la conversation.

Elle se lève, décroche l’almanach qui jaunit au mur et l’approche de la bougie en assurant ses lunettes.

– Voyons… nous v’la au 20; non au 21… la sainte Jeanne…

Elle attend vainement un mot de Bernard et reprend:

– Oui, c’est le 21… ça f’ra quatre mois le vingt-cinq…

Bernard ne bouge pas et poursuit son ouvrage. Alors elle se redresse et lui dit doucement:

– T’entends, mon bonhomme, n’y a quatre mois qu’Ugène a point écrit…

Le brigadier s’arrête et feint l’étonnement:

– Bah! t’es sûre?

Simplement elle va vers l’armoire et tire des lettres, dont l’écriture apparaît torte et maladroite sur un papier quadrillé, taché de pâtés, tandis qu’elle y cherche une date.

– Y a d’la buée sur mes lunettes, dit-elle.

Elle les essuie au coin de son tablier, en se détournant, pour que Bernard ne voie pas ses yeux humides et, quand elle les a rajustées dans l’encoche de son nez, elle reprend:

– Oui, 25 avril la dernière… N’y aura quatre mois dans quatre jours!

Le brigadier hoche la tête en ricanant:

– C’est ben ren que ça! Mon défunt père est resté deux ans perdu; puis un jour qu’on l’attendait point, il est revenu pas pu failli que s’il avait quitté la maison la veille.

La bonne femme l’écoute, la lettre à la main; puis, sans rien dire, elle la range, et soupire en se rasseyant:

– Tout de même, on n’est point tranquille!

– Te fais donc pas de mauvais sang! plaisante Bernard. Point de nouvelles, bonnes nouvelles! On le sait, va, quand il y a des accidents!

Mais les jours suivants il monte seul au devant de Louchon le facteur, à l’heure où celui-ci revient de Noirmoutier. Il le rejoint en deçà du village, sur la route où Louchon marche à grands pas, en piquant le sol de son bâton ferré, avec son chien sur les talons.

– En promenade, père Bernard!

– En promenade, mon gars… Quoi de neuf en ville?

– Ren… La fille à Malchaussé qu’est enceinte, on dit qu’ c’est du syndic.

– Ah!

Ils vont un moment silencieux, côte à côte. A une croisée de chemin, Bernard dit:

– J’vas descendre à la Blanche… Y a rien pour moi?

– Dame non, y a ren… C’est rapport au fils?

– Oh! ça presse point, mais vous savez, un mot fait toujours plaisir.

– Tiens! le gars, c’est le gars, quoi! Salut, Bernard!

– Salut, Louchon!

Chaque fois c’est la même réponse. Le brigadier s’efforce d’en prendre gaillardement son parti, bien qu’il sente, au fond, croître son inquiétude; et quand la mère Bernard lui demande le soir:

– As-tu vu le facteur?

Il ment avec fanfaronnade pour dissimuler et se donner du cœur:

– Non, mais il connaît le chemin, pas vrai! il viendra ben quand y aura quéque chose!

Cependant il éprouvait le besoin d’échapper au bourdonnement des pensées qui tournaient en rond sous son crâne. N’ayant plus rien à faire à la maison ni au jardin, il bricola, construisit des moulins, des gendarmes qui battaient des bras au vent, ou de petits bateaux se poursuivant autour d’un axe. Intéressé par ses inutilités, il les parachevait avec conscience et les distribuait autour de lui.

En même temps, il s’adonna furieusement à la pêche et on le vit des heures entières somnoler au bord de la jetée, les jambes pendantes, encadré par Clémotte et Hourtin qui fumaient dans un silence contemplatif.

Leurs ombres s’allongeaient sur l’eau devant eux. Fasciné par la ligne, Bernard ne songeait pas à rentrer. Déjà les sardiniers accouraient, les voiles hautes, du côté où le Pilier met une bosse sur l’horizon, et les femmes descendaient du village en jabotant leur patois clair.

P’tit Pierre avait repris sa vie libre en cachette. Il endormait sa mère avec des mensonges, et s’efforçait d’éviter le brigadier sur le port. La complicité des vieux, qui blâmaient Bernard, lui avait ménagé quelques sorties à la mer. Il suivait Perchais par goût et par émulation, car s’il aimait naviguer, il ne lui plaisait pas moins de défier Olichon qui était mousse.