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Le Peuple de la mer

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Toute cette agitation lui permettait de voir souvent la Gaude et de rire un brin avec elle. A l’embarquement, au retour, quand il courait la falaise ou tendait le filet, elle passait et s’arrêtait pour la causette.

Impossible de se dérober davantage. L’océan les emprisonnait avec l’ennemi. Le soir Gaud enfermait sa femme à double tour et Sémelin, pour éviter une nouvelle scène, verrouillait la porte du phare.

Gaud se rongeait, toussait, maigrissait. Une barbe inculte lui creusait les joues. Délaissé par sa femme, il portait des guenilles.

Elle ne comprenait pas sa folie. Elle lui avait reproché sérieusement en le reprenant sur son sens pratique.

– Qu’ t’es bête, mon pauvre homme! pisque t’es pus bon à rien, qui qu’ça peut t’faire! Laisse-moi tranquille et j’ te soignerai comme un éfant!

Gaud manqua l’étrangler sur cette parole.

Il n’avait de répit qu’aux congés de Jean-Baptiste. Alors il sommeillait les trois quarts du temps, étalé au soleil, la casquette sur les yeux, car la paresse satisfaite est, pour lui, le comble du bonheur, et l’existence des riches inoccupés lui paraît enviable. Il ne pêchait même pas; la ligne le fatiguait. Mais il savait bien demander du poisson aux sardiniers qui passent à ranger l’îlot dans les calmes d’été.

Les chaleurs le retinrent chez lui. Il redoutait le soleil que méprisait sa femme. Tête nue, gorge et bras nus, elle promenait glorieusement dehors sa peau brune qui accrochait la lumière. A peine si elle se vêtait, même, d’un caraco libre et d’un cotillon court sous lesquels gonflait son corps comme mûrit un fruit.

Un matin, – il était onze heures – Jean-Baptiste la vit descendre à la plage du phare, une langue de sable dans une mâchoire de granit. Il se cacha parmi les roches et guetta pour la surprendre.

Il y a déjà de l’ombre dans cette falaise, parce que le soleil gagne le sud en s’élevant. La grève renvoie, comme un métal, une lumière qui brûle les yeux; les varechs ternissent, craquent de sécheresse et l’eau, évaporée, dépose du sel. Le silence est peuplé d’un fourmillement presqu’imperceptible, comme si la terre rissolait, et l’on s’aperçoit que l’océan fume lui-même aux lointains blanchis de vapeurs.

La limpidité de la mer donne une impression de fraîcheur bienfaisante. Elle est immobile et l’on suit la plongée du sol jusqu’à ses fonds. A peine si elle soulève par instant sa lisière, dans une ondulation qui fait grésiller le sable chaud.

En un tour de main, la Gaude a mis bas corsage et cotillon. Elle se frotte les reins une seconde avec sa grosse chemise de toile bise et l’enlève par-dessus sa tête. Elle est nue. Elle quitte ses sabots et s’élance brusquement dans le soleil.

Le hâle coupe ses jambes, ses bras, sa gorge, rehaussant la blancheur de son corps par l’opposition des extrémités cuites. Jean-Baptiste la mange des yeux, halète. L’eau qui bruit quand elle y entre lui bourdonne aux oreilles. Il est fasciné par la croupe fastueuse sur des cuisses puissantes.

La mer monte au ventre de la femme. Elle a un frisson, plonge ses bras qu’elle frictionne, avance. Dans l’eau, ses formes paraissent d’un blanc verdâtre, ondoyantes et lumineuses. Le passage de la mer à la femme est insaisissable; l’onde se continue dans la chair qui s’étend à l’onde. Elle nage et s’allonge de son sillage, tandis que ses épaules, entre sa chevelure d’ébène et le cristal glauque, resplendissent comme un marbre. Jean-Baptiste est debout, l’œil injecté, à moitié fou et entre ses mains il appelle sourdement:

– Marie! Marie!

Elle prend pied, émerge ruisselante, les seins tremblants, aperçoit le gars et sourit au moment où un sabot rase la tête de Jean-Baptiste et se brise contre le roc.

Il se tourne pour recevoir le second en pleine mâchoire. Il chancelle, hurle, crache du sang et des dents. Gaud est déjà sur lui, le couteau à la main. Jean-Baptiste dégringole à la plage, mais Gaud lui pousse sur le dos une lourde pierre qui l’affaisse avec un han de geindre.

Il s’est relevé et attend l’adversaire en démence qui grimace et trépigne devant lui. Il n’a que ses poings qu’il durcit à force de crispation. La poitrine le brûle et du sang dégouline chaudement de sa bouche sur le maillot.

La Gaude est demeurée stupide dans l’eau tant l’attaque a été brusque.

Les rivaux sont face à face, le masque tragique. Gaud brandit son couteau à gaîne qui luit et disparaît dans les alternatives de lumière et d’ombre. Maigre, fuyant, il plie, se redresse, s’agite pour déconcerter Piron campé de pied ferme, carré comme une tour.

Gaud s’élance, Jean-Baptiste pare le choc d’un coup de poing formidable qui se perd au-dessus de Gaud, subitement aplati. Déséquilibré par l’élan, il tente un coup de pied au moment où une douleur lui fend le ventre. Il y porte sa main qui rougit, crie et, fou de rage, se jette sur l’adversaire.

Sans sabots, l’autre est léger sur le sable mouvant où Jean-Baptiste s’épuise à courir en se vidant comme un cheval de corrida. La Gaude crie maintenant, toute nue au bord de la mer. Jean-Baptiste bute, tombe, et déjà Gaud a bondi sur lui, larde son dos sauvagement, quand un dernier ressaut de sa victime le culbute à son tour.

La Gaude vient au blessé qui râle, le nez dans le sable; mais son homme lui coupe la route, la face hagarde, écumant. D’une gifle qu’elle ne peut éviter, il lui claque le torse en rugissant:

– Chez nous! chez nous! sacrée putain!

Alors elle escalade la côte, épouvantée, toujours nue, poursuivie par l’homme qui jure, menace, s’emportant les pieds aux cailloux, les jambes aux chardons, galopant vers le phare dont elle ébranle la porte. Mais Sémelin, qui a vu accourir la femelle impudique et folle, s’est barricadé.

– Le diable la tient! pense-t-il.

Et la Gaude repart en plein soleil, par la côte ouest, les cheveux croulant de sa résille, tandis que Gaud, à bout de souffle, s’arrête et la chasse à coups de pierres comme une chienne en rut.

Jean-Baptiste a expiré, à plat ventre sur la grève. Ses deux mains écartées ont fouillé convulsivement le sable dont elles étreignent une poignée. La plage est ravagée, tachée de noir, de sang déjà bu. La mer ondule joliment sur les coquillages qui bruissent. La chemise de la Gaude est très blanche dans l’ombre qui gagne. Un lapin sort des roches et flaire, le nez palpitant.

D’une fenêtre de la tour, Sémelin entend hurler au sémaphore. Il ne sait pas où est Jean-Baptiste, mais grogne:

– Faut que tout ça finisse.

Et il monte jusqu’à la lanterne, envoyer le pavillon pour demander la chaloupe.

III
LA MER

Dominique-Augustin Bernard, brigadier des douanes, venait de prendre sa retraite après vingt-cinq ans de service. Outre ses vieux uniformes, l’Etat lui abandonnait généreusement un certificat pour reconnaître son zèle et une pension annuelle de mille-dix francs, avec quoi il rentra au foyer en proclamant:

– On est rentier à présent!

Mais malgré ces airs rodomonts, quand il vit sa femme découdre les galons des vareuses qui, dégradées, feront encore bel usage, il sentit une émotion lui serrer la poitrine.

– Tout de même, murmura-t-il, on les avait gagné, c’était de l’honneur…

C’était plus que cela, sa vie même, pliée aux habitudes régulières que représente l’uniforme: le désœuvrement méthodique qu’on nomme service, les flâneries sur le port, les pronostics quotidiens et la considération attachée à sa personne qui le faisait saluer du titre de «brigadier» par toute l’île, même quand il n’était pas en tenue.

Maintenant Bernard était désemparé, comme tous les vieux quand ils gagnent enfin leur retraite. Il ne trouvait plus d’emploi à ses journées, réglées pour un autre personnage, et vis-à-vis du village, sa condition oisive lui pesait si bien, qu’aux voisins qui l’interpellaient sans penser:

– Eh ben, vous v’la tranquille à c’ te heure! il répondait en manière d’excuse:

– Ah! j’crois qu’on l’a pas volé!

Et puis il entamait un souvenir de cette époque où il vivait, car la retraite est le commencement de la mort, le recroquevillement dans la maisonnette et le jardinet où l’on grignote la menue rente, en s’accrochant aux rappels du service qu’on ressasse, ainsi qu’on se cramponne aux draps avant de trépasser.

Peu à peu, cependant, son existence retrouva l’équilibre dans les nouvelles habitudes que lui donnèrent le soin de la maison, du jardin et le souci des enfants.

Les Bernard habitent à gauche, en montant la route de Noirmoutier, derrière l’ancienne demeure des Coët que la femme a quittée après la mort de son mari, pour retourner, avec ses gars, chez les siens, au village de Linières. Une courette, avec une touffe d’hortensia dans chaque coin, précède la maison. Elle est basse, symétrique: une porte entre deux fenêtres, et couverte en tuiles.

Bernard commença par refaire ses peintures, tranquillement, avec soin, en propriétaire.

– Depuis l’ temps qu’ ça chômait, dit-il, le soleil mangeait l’ bois!

Il peignit en vert ses volets et sa porte, en gris les fenêtres et en rouge les briques qui encadrent les baies et dessinent une frise au ras du toit, sous le chèneau. Puis il blanchit les murs d’un lait de chaux éblouissant.

Il accomplit ces travaux avec lenteur comme s’il redoutait leur fin et le désœuvrement. Il s’interrompait à chaque coup de pinceau pour juger de l’effet, causer avec un passant, ou s’écarter sur la route voir si le vent change.

En même temps son jardin l’occupait. Il releva les quatre carrés, que sépare l’allée en croix, et les entoura de coquilles Saint-Jacques par manière de décoration. Aux angles, il planta des œillets d’Inde et des passe-roses, tandis qu’au pied de quelques roches, entassées contre son mur, il enterrait un baquet pour simuler la pièce d’eau. Une girouette s’érigea sur un mât, et, comme il lui restait de la couleur, il peignit aussi sa brouette, en bleu, blanc, rouge.

 

Pas une planche, pas un pieu n’échappa au coaltar ou à l’huile. L’anse des seaux, le manche des outils furent garnis de ficelle et les vieilles chaises refoncées en tresse anglaise.

Tout, autour de Bernard, prenait un aspect conforme à sa nouvelle personne morale. On reconnaissait à première vue la demeure d’un retraité, dans cette maisonnette et ce jardin nets comme des jouets, où il y avait tant de choses inutiles, et de propreté minutieuse. Ces arabesques de coquillages, ces peintures, et ce goût de la symétrie dénonçaient l’homme qui s’ingénie à occuper son existence et qui a servi. Il y avait du brigadier des douanes dans ces objets à la parade et dans cette manie de bricolage, il y avait de l’homme de mer.

Cependant la Bernard poursuivait son éternel tricotage. Entre les repas, on la voyait à sa place, derrière la vitre, maniant les aiguilles qu’elle frottait par intervalle dans ses cheveux pour les faire glisser. C’est qu’il en fallait des chaussettes pour ses quat’ z’hommes, comme elle disait, et des maillots pour ce polisson de P’tit Pierre qui rentrait toujours en loques!

Par instant, son bon visage bouffi s’avançait à la fenêtre et elle criait à Bernard avec conviction, comme s’il s’était surmené dans ses flâneries douanières:

– Te fatigue point, c’est ton tour de te reposer!

Et sérieusement, persuadé tout de même qu’il avait beaucoup travaillé durant sa vie, Bernard répliquait:

– Oh! on va en douce!

Pour se délasser, il descendait au port, le soir, tailler une bavette avec les vieux causeurs.

Bernard avait pris place dans leur rang. Ils se retrouvaient chaque après-midi le long du canot de sauvetage. Le grand Hourtin arrivait le premier, et s’exclamait dès qu’il apercevait Clémotte:

– Tiens voilà l’pilote!

Ou bien:

– Voilà l’ brigadier! si Bernard paraissait.

On le nommait lui-même «le gabier», et il n’y en avait qu’un seul qu’on appelait par son nom: Tonnerre, le baigneur.

Ils consultaient le baromètre, clignaient des yeux vers l’horizon et prophétisaient le temps à venir.

Ancien pilote, engraissé à terre, Clémotte roulait des cigarettes à longueur de jour en guettant, par habitude, les navires au large. Jaloux de sa vue, Hourtin s’efforçait de le prévenir et, dès qu’un point s’élevait sur la mer, les discussions s’engageaient à l’effet de savoir si c’était là un trois-mâts barque où un trois-mâts franc.

Les jours de bonne humeur, Clémotte contait une millième fois l’histoire de cette négresse échangée contre un pot de cambouis dans les parages de Bornéo. Elle avait toujours le même succès et incitait Hourtin, qui a couru le monde pendant quarante années, à redire ses aventures.

Hourtin a mangé de tout ce qu’a produit la mer, de la baleine à l’anémone. Il a fait bouillir des méduses pour tremper la soupe dans leur jus et met du goémon en salade.

– La mer, c’est la nourrice! répète-t-il, a donne ren qu’ du bon!

Et tous les poissons étrangers qui entrent au village sont portés chez Hourtin qui les dévore en se vantant.

Au contraire, Tonnerre était taciturne et regardait obstinément la mer des heures à la suite, jusqu’au moment où l’alcool le poussait à des folies gesticulatoires et bavardes. Alors les gens venaient au pas des portes et se disaient de l’un à l’autre:

– C’est Tonnerre qui fait la loi!

Ou bien:

– C’est Tonnerre qui joue la comédie!

Puis ils rentraient.

Et Bernard haussant les épaules tandis qu’on riait de l’ivrogne, se détournait en déclamant:

– V’là où mène la boisson!

Tonnerre a de la barbe dans le cou, dans les oreilles et jusqu’aux yeux, une barbe inculte et blanche d’où pointe un brûle-gueule, un nez cramoisi et deux prunelles aiguës qui font peur. A l’ordinaire couvert de guenilles, il revêt les jours fériés un maillot net sur lequel sont cousus tant de médailles qu’il en a jusqu’au ventre. Ces jours-là il marche dans un tintement glorieux et on l’admire.

Tonnerre était revenu au pays, comme les vieilles bêtes qui retournent crever à leur berceau, un peu après la mort du vieux Piron, ce qui fit dire:

– Un fou remplace l’autre; on n’a pas fini de rigoler!

Baigneur à Saint-Marc, puis à Préfailles, Tonnerre comptait cent-trente sauvetages et il se vantait orgueilleusement, par aphorismes.

– J’ai sauvé pus d’gars que dix femmes n’en feraient!

– Quand Tonnerre est à l’eau, les vagues reculent!

– J’ fais peur à la mort!

Il s’achevait dans une masure, avec une pension dérisoire, partageant son existence entre l’eau-de-vie et la mer qu’il apostrophait comme une maîtresse.

Clémotte, Hourtin et Bernard faisaient bien, une fois le temps, la partie à l’auberge, mais ils préféraient aussi la mer, car c’est un besoin de la contempler et de la sentir pour ceux qui ont vécu près d’elle. Il y a trop de luttes dans la vie des marins pour qu’ils puissent se séparer jamais de la grande Ennemie, qu’ils aiment à cause de ses ruses et de ses furies même, autant que pour sa coquetterie câline, et ses romances nostalgiques. Ils vieillissent par là sur ses bords, traînent à la plage ou sur le port leurs rhumatismes noueux, parlent d’elle et la couvent des yeux, en buvant à son souffle pour achever de vivre.

Quand les barques revenaient, le soir, du côté où le soleil se couche, groupés sur la jetée, les vieux les nommaient de loin à mesure qu’elles se détachaient sur le fond écarlate.

– C’est le Brin d’amour qu’est devant!

– Et c’est ben la voilure de Perchais qu’est en troisième!

Les côtres s’enlevaient en noir, en raison du soleil abaissé derrière eux, et ne se distinguaient que par la silhouette, jusqu’au virage des balises, où ils se révélaient brusquement dans tout l’éclat de leur couleur. Les hommes bordaient les grand’voiles, et les barques lofaient et s’étalaient dans le port calme, à bout d’aire, tandis que leurs canots plus légers les rattrapaient en les heurtant.

La sardine vendue, les gars débarquaient, saluaient les vieux, placides, aux bras croisés, et les interrogeaient au passage:

– Ça s’ra-t-il du beau temps, père Clémotte?

– J’ pense point, mon gars, ça s’ brouille dans l’ sud…

Bernard serrait la main du douanier de service, parlait un peu des camarades et s’attardait au plaisir de s’entendre nommer «brigadier» par un homme en tenue.

L’humidité des soirs montait de la mer, faisait suer les pierres, le garde-fou, et ramenait des cernes blanchâtres sur les vareuses. Avec la chute du vent s’amplifiait la sonorité de l’atmosphère et la mer s’apaisait. Les houles longues, roulaient une à une, sans déferler, avec de l’ombre à leur versant. Il faisait frais.

Les hommes et les femmes gagnaient le village à grand bruit de sabot. Tonnerre trinquait déjà chez Zacharie avec les Aquenette. Hourtin entraîna Clémotte, mais Bernard résista:

– C’est l’heure de la soupe, la patronne attend!

Puis brusquement il vociféra, en apercevant un gamin qui patouillait dans une plate:

– Sacré galopin! j’ te l’ai-t-il pas défendu! Attends un peu que j’ te r’joigne!

Il dégringola sur la cale à la charge, les poings brandis, empoigna la bosse du canot et saisit l’enfant.

Toute sa colère était tombée. Il serra le petit et lui dit doucement, sans gronder:

– Tu sais bien que tu nous fais du chagrin en allant sur l’eau… Hein?.. Tu veux point que ta mère pleure?..

– Avec qui que j’ jouerai alors! Tous les autres vont dans les canots!

– Tu verras, tu verras, j’ t’ en f’rai, moi, des beaux joujoux!

Bernard ignorait à coup sûr quels joujoux il ferait. Il oubliait même qu’il ne savait point autre chose que construire des bateaux, mais il était bien convaincu de trouver des jouets nouveaux pour détourner P’tit Pierre de la mer. Et il remonta, en tenant par la main son fils qui marchait gravement pieds nus à côté de lui.

P’tit Pierre était le dernier né des Bernard qui l’avaient eu aux limites de l’âge mûr pour réserver un peu de joie à leur vieillesse. Ils avaient espéré une fille cette fois-là, parce qu’une fille on la garde près de soi et qu’elle ne va pas courir les océans. Mais ce fut un garçon, le cinquième, qui parut bientôt tout blond et bouclé par la grâce de Saint-Guinolé dont c’est le privilège de friser les enfants des femmes qui lui piquent une épingle dans le pied en faisant leur prière.

La mère Bernard n’avait jamais manqué, à chaque grossesse, d’apporter son épingle aux orteils du vieux saint de bois qui orne l’église du village; et comme il avait fini par l’exaucer, elle disait avec une foi nouvelle:

– Sans doute qu’auparavant j’avais point mis dans la bonne place!

Les autres gars, en effet, arboraient des cheveux bruns et plats: Florent, le cadet, et Eugène, l’aîné, maintenant que Dominique et Augustin, les deux qui portaient les noms du père, étaient morts.

Tous deux ont péri à la mer, il y a déjà du temps, alors qu’ils étaient beaux et jeunes. Il ne reste plus d’eux que des photographies qui jaunissent sur la cheminée: Dominique en matelot, accoudé à un prie-Dieu; Augustin avec une ancre à ses pieds. Ce sont des gars solides, larges d’épaules, la moustache conquérante, l’air satisfait. Ils ont de beaux cadres en coquillages, et, près d’eux, il y a des boules en verre, deux petits trois-mâts et les bouquets en papier gagnés aux tirs des foires.

De chagrin, la mère Bernard avait supplié son Eugène de rester près d’elle quand il voulut quitter la pêche pour le long cours. Il eut pitié d’abord, remit son départ, puis s’embarqua un jour parce qu’il avait l’imagination pleine des histoires merveilleuses de ses frères et qu’il espérait gagner de l’or.

Le père Bernard avait plaisanté les sentiments de sa femme en faisant le crâne.

– C’est un homme, pas vrai! Il est ben libre de naviguer à son gré!

Mais voilà que Florent venait de partir à son tour, appelé pour servir dans la flotte! Alors, comme il devait rejoindre à Lorient, pour le garder près d’eux le plus longtemps possible, ils avaient été le conduire jusqu’à Pornic sur la chaloupe à Julien Perchais.

La mère lui avait mis de bonnes chaussettes de laine, un maillot et trois chemises dans un mouchoir. Elle couvait son gars des yeux pendant la traversée, et ne parlait que pour lui conseiller de prendre garde au froid, aux femmes, à la boisson. Perchais et ses hommes rigolaient en rappelant leur service. Mais le père Bernard ramenait toujours la conversation sur la pêche, qui est une chose sérieuse, parce qu’il ne voulait point s’attendrir et n’avait pas non plus le cœur à rire.

A Pornic ils prirent une tournée au Café des Caboteurs. Il faisait un joli temps d’avril. Le port était calme et sûr. Les hommes sentirent obscurément qu’ils ne devaient point aller à la gare. Son père et sa mère seuls accompagnèrent Florent jusque-là. Ils s’embrassèrent avec émotion.

– Porte ben ton maillot… tes foulards… répétait la bonne femme, car toutes les mères ne songent qu’à sauvegarder la chair qu’elles ont faite. Le gars riait par respect humain et faisait des projets comme il est habituel quand on s’en va. Son père parlait de devoir et d’exactitude, en se donnant en exemple.

Le train siffla, partit. La mère Bernard courut un peu le long de la portière pour voir encore son Florent. Il agita la main jusqu’au tournant. Tout essoufflée, elle pleurait silencieusement sur ses rides, des larmes de vieux, qui sont si douloureuses; et Bernard la prit par le bras et l’entraîna.

Ce fut chez eux seulement qu’ils sentirent le vide en revoyant le lit du gars, ses vêtements, sa pipe… Dieu! qu’elle était vaste, la petite maison où ils avaient tenu sept au temps où les cinq enfants se serraient là, bien en vie, près des parents. La mer en avait tué deux d’abord, puis entraîné deux autres, et il ne restait plus que P’tit Pierre, leur dernier, auquel les Bernard s’accrochèrent plus fortement en sentant la vieillesse leur peser aux épaules.

– Il s’ra toujours pas marin, çui-là! déclara la mère.

Et le père ne répondit pas, parce qu’il pensait comme sa femme, mais qu’un homme ne doit jamais se montrer faible.

P’tit Pierre avait dix ans, mais il en paraissait douze par le développement de la taille et des membres. Son nez large et le menton de galoche qui allongeait sa figure, lui mettait au visage la marque des Bernard. Une cicatrice lui barrait le sourcil droit depuis qu’il avait plongé sur une ancre. Izacar, qui le ramassa ce jour-là, les yeux noyés de sang, l’avait cru aveugle.

Au mépris de l’école qu’il manquait le plus souvent possible, P’tit Pierre galopait, avec les gouspins du village, par le vent tonique et le soleil qui tanne. A mer basse, c’étaient des parties de pêche, la culotte troussée jusqu’aux fesses; des rafles de moules, de patelles, de palourdes, humées séance tenante, toutes juteuses d’eau salée; des chasses aux crabes ou aux mulets, traqués dans les mares, empoignés et martyrisés avec des cris de victoire. A mer haute, c’étaient des embarquements à pleins canots, des défis à la godille, et les navigations hasardeuses des petits bateaux remorqués à la ficelle.

 

Sa force et son adresse classaient P’tit Pierre premier à la lutte et au jeu. Il levait les quartiers de roches sous lesquels sont tapis les tourteaux gourds, et savait, comme d’un coup de bec, saisir à la pointe d’un couteau l’anguille furtive. Alors que les petits s’attelaient par deux aux lourds avirons de quinze pieds, il les maniait seul, orgueilleusement. Et en se baignant, tout nu dans la lumière, il aimait, par plaisanterie de maître, éclabousser les filles qui, le jupon ramassé entre les jambes, s’enfuyaient au bord de la mer, à grand renfort de criailleries.

Profitant de ses loisirs, Bernard conduisit désormais son gars à l’école, qui est au-dessus de l’église, en haut du village, et fut le chercher le soir vers quatre heures. Il fallait en finir avec la dissipation. Une surveillance s’imposait, à la fois pour le garder de mauvaises fréquentations et le distraire du port. Bernard institua des promenades congruentes.

Mais, quand ils allaient du côté de Noirmoutier, ils découvraient, par-dessus le marais, le large, aux souffles plus âpres, et quand ils se tournaient vers l’Herbaudière, la mer barrait encore la route à leurs regards. Elle sertit la pointe étroitement; on la voit de partout; on l’entend sans cesse. Elle est verte, avec des transparences et des éclats qui se déplacent. On n’en aperçoit la fin que dans les nuages. Elle est immense et l’on sent qu’elle asservit au loin la terre qu’elle baigne, jusqu’au tuf, et jusqu’au cœur des hommes qui l’habitent.

P’tit Pierre ne pouvait point lui dérober ses yeux qui couraient l’aventure après les barques, tandis qu’il questionnait le père:

– V’là un thonier, dis, p’pa?

– Et çui-là? où c’est qu’il va?

– C’est-il loin qu’on pêche d’la sardine?

Bernard répondait, par habitude, par goût sans doute aussi, et s’enfonçait dans les champs. Mais là, si P’tit Pierre sautait les étiers, bousculait une barrière, écrasait des fèves qui pètent sous le pied, ou escaladait un tas de sel, son père l’admonestait en prêchant le respect de la propriété. Il fallait marcher sagement le long des chemins, sans gambader, crier, ni rien briser; et P’tit Pierre s’ennuyait ferme parce que, comme tous les enfants des hommes qui sont bien vivants, il aimait à s’agiter et à détruire.

Il attendait le retour et l’arrosage du jardin, dans quoi s’absorbait le brigadier, pour s’évader et courir se battre avec Olichon par manière de dédommagement.

C’était son rival à tous les exercices et il tirait de la fierté de ce que son père l’emmenait à bord du Secours de ma vie en qualité de mousse. Aussi bien traita-t-il P’tit Pierre de capon le jour qu’on lui interdit la mer; et la vengeance fut entre eux. Leurs batailles devinrent terribles. Ils se mirent en loques et en sang. Plusieurs fois le brigadier dut intervenir et rentrer chez eux les combattants.

– Tâche donc de garder ton gars, dit-il à Olichon, ils vont s’tuer!

Mais l’autre rétorqua sans trouble:

– Ils n’en t’ront pas davantage.

Alors Bernard consigna son fils près de lui, au jardin.

P’tit Pierre fit naviguer des sabots dans le baquet, sous les rocailles, et le vida aux trois quarts en simulant la tempête. Bernard jura, la mère s’interposa et P’tit Pierre réclama les jouets que son père avait promis.

– J’vais pus en canot et tu m’les a pas donnés!

– C’est ben vrai qu’il a rien pour s’amuser, dit la bonne femme.

– J’ vas t’en faire, j’ vas t’en faire! cria Bernard.

– Quoi? dis quoi?

– Ah! tu verras!

Le soir, quand Pierre fut couché, la mère dit:

– Lui fait pas un bateau toujours!

– Sois tranquille, répliqua Bernard d’un air entendu.

Mais le lendemain, il alla consulter les vieux sur la cale, parce qu’il ne savait que faire; et tous ensemble, le pilote, Hourtin, Tonnerre, n’eurent qu’une seule et même idée.

– On va lui tailler un bateau!

Ils ne pensaient, comme tous les marins, qu’à la barque, qu’à façonner en petit cette chose téméraire et belle qui a contenu tant de leur existence. Le bateau est le jouet de leur instinct au même titre que, pour la fillette, la poupée qui représente le fruit futur de sa chair féconde. Seulement, chacun, raidi dans sa routine, ne voyait que le bateau de ses navigations: Hourtin préconisa le trois-mâts, Clémotte le côtre, Tonnerre le canot.

Ils comprirent avec peine qu’il fallait chercher ailleurs et Tonnerre, qui a sauvé cent-trente vies humaines, proposa un lance-pierre en disant:

– C’est rigolo, ça tue bien!

P’tit Pierre eut l’engin confectionné avec une fourche en bois choisie dans des fagots. Il s’exerçait du matin au soir à mitrailler des carapaces de cancres qui volaient en éclats sous le caillou. Bernard le conseillait, rectifiait son tir, et confiait, par exclamations, sa fierté à la mère:

– Qu’il est adroit le mâtin! Ça s’ra un lapin!

Elle relevait la tête, sans s’arrêter de tricoter, pour sourire avec satisfaction.

Mais P’tit Pierre se lassa de tuer des choses parce que: «ça ne remuait pas» et il entreprit la chasse aux félins.

A propos, la chatte de la mère Aquenette avait mis bas dans les tamarix de sa cour. Il se tapit derrière la murette et chaque fois qu’un museau pointait, un caillou sifflait. Le troisième jour, il toucha le petit gris qui tomba en secouant la tête et vagissant lamentablement. Mais quand il avança pour le ramasser, avec des cris de victoire, la chatte lui sauta au corps et lui déchira les mollets.

P’tit Pierre s’ennuya de nouveau. Il n’osait plus tirer les chats, et les chiens qui fuient avant le coup, la queue entre les jambes, n’étaient pas intéressants. Il y avait bien les carreaux de l’usine Préval qui le tentaient aux embrasements du soleil. Sans doute qu’ils éclateraient en étincelles, comme du feu, s’il tapait dedans…

Pan!.. Un fracas de vitres brisées, puis un trou noir. P’tit Pierre avait tué le soleil et jubilait, quand le gérant, arrivant à pas de loup par derrière, le saisit et lui appliqua des calottes. Il fut traîné à son père et se défendit:

– Ben pourquoi qu’ tu m’ laisses pas aller en canot!

– Parce que ta mère ne veut pas.

– On lui dira pas!

– P’tit malheureux! tu veux tromper tes parents!

P’tit Pierre réfléchit, bouda, impénétrable. Bernard put le croire soumis les jours suivants. Mais quand il pouvait, au sortir de l’école, il courait à Luzéronde pour patouiller avec les mousses des sardiniers ancrés dans l’anse, ou bien il allait voir Tonnerre, les jours où la folie de la mer possédait le vieux baigneur.

Tonnerre habitait derrière chez les Bernard, une cabane en planches dont on apercevait le faîte par-dessus le mur du jardin. Il y logeait avec un grabat, les restes boiteux d’un buffet et son chien, un griffon à poil dur qu’il avait nommé Tempête. Près de la cheminée par où tombaient, la nuit, des ronds de lune, brillait son maillot cuirassé de médailles.

L’homme et le chien couchaient ensemble, mangeaient ensemble, allaient à la mer ensemble. Egalement taciturnes, ils ne pensaient sans doute pas plus l’un que l’autre. Mais Tonnerre avait conscience de sa supériorité et savait bien que l’autre était une bête puisqu’il ne buvait pas d’alcool.

P’tit Pierre avait rôdé longtemps autour de la cabane, intrigué par les allures étranges et fermées du baigneur. Puis, le jour qu’il lui offrit une pipe ramassée sur la route, ils devinrent bons amis.

P’tit Pierre regardait Tonnerre comme une sorte de dieu marin héroïque et grotesque à la fois. Il s’amusait de lui quand Tonnerre «jouait la comédie» sur la plage ou dans la rue; mais à la mer, P’tit Pierre l’admirait.