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Le Peuple de la mer

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– Faut t’ n’aller gagner ta vie, dit-elle, on a si tellement besoin d’argent!

Mais la Louise rôdait autour du grand frère, inquiète de son départ et gonflée de questions qui finirent par échapper:

– Pour qui c’est donc l’ collier qu’ t’as achté?

Flatté par la convoitise de sa sœur, Jean-Baptiste sourit, mais ne répondit pas. Elle insista:

– Montre-le moi?

Alors il tira de sa vareuse un bouchon de papier crasseux qu’il défroissa.

– Tiens! il est tout rouge!.. J’aime mieux çui à la Zacharie!

– Y en avait pus comme ça…

Jean-Baptiste fut troublé. – S’il n’allait pas plaire à la Gaude? Il regarda sa sœur qui avait saisi le collier et l’appliquait à sa gorge devant un éclat de miroir qui faisait dans la muraille une cassure lumineuse. Alors il ne put s’empêcher de l’admirer, tant les grains rouges avaient d’éclat sur la chair brune. Mais quand il voulut le reprendre, la Louise se déroba en minaudant:

– Pour qui qu’il est?

– Ça te regarde-t-il! et puis t’as pas honte de t’parer quand c’est qu’ton père est mort!

Alors elle le donna vivement à son enfant qui jouait sur le sol avec des pattes de cancres.

– Dis à tonton qu’il est beau son collier!

Le petit agrippa les perles en riant, les agita, les porta à sa bouche et comme Jean-Baptiste se penchait pour les lui enlever, la Louise s’interposa:

– Ah! laisse-le donc, tu vas l’faire pleurer!

Tout de même le gars les empoigna, les serra dans leur papier et sortit en rigolant parce que la Louise criait de jalousie:

– On sait ben qu’c’est pour la Bourrache, grand galvaudeux!

Celle-là, Jean-Baptiste l’avait évitée depuis deux jours dans la crainte qu’elle ne réclamât son cadeau. Mais le soir, comme il la rencontra sur la jetée où il allait une dernière fois voir la pêche, il la prévint:

– Tu sais, avec la mort du vieux, j’ai oublié ta surprise.

– J’ t’en veux pas, mon pauvre gars, dit-elle doucement.

Puis elle ajouta en souriant du coin des yeux:

– J’ons d’aut’es souvenirs, pas vrai!

Le phare était vague là-bas sur l’horizon, et l’îlot qui lui sert de socle s’abaissait dans une vapeur dorée au ras des flots. Jean-Baptiste lui envoya un regard comme une flèche et demeura longtemps à le contempler, en sifflotant, une main dans la poche où il cachait, ainsi qu’un secret, son collier de perles ardentes.

Le coucher du soleil avait, ce soir-là, un lustre automnal comme il arrive parfois que d’une saison à l’autre, des jours semblables jusqu’en leur atmosphère, se répètent en mystérieux écho. Le grand ciel ouaté, qui se mouvait tout d’une pièce, s’était arrêté, ouvert, et du soleil avait coulé à flot sur la mer calme. Et maintenant, la lumière rejaillissait sur l’océan frappé, des brumes cernaient les barques et les roches, tandis que l’horizon s’exhaussait vers l’astre rouge, comme un peuple entier soulevé vers son dieu.

De la jetée, Jean-Baptiste assistait au prodige sans l’admirer. Les gens de mer ne s’émerveillent point des aspects du temps; ils les jugent. Sans doute, ils sentent confusément leur nature, puisqu’ils l’ont mise dans des airs et des couplets. Mais le sentiment de leurs chansons est surtout la résignation des vaincus, et quand ils regardent l’Ennemie, c’est pour la pénétrer au travers de sa face.

Et Jean-Baptiste se réjouissait parce qu’il voyait du vent dans le couchant écarlate.

Le lendemain il fut à bord du Martroger avant le patron. Il ventait jolie brise et la barque cingla vite vers le Pilier, pareil, dans la brume matinale, avec sa silhouette allongée et ses deux tours, à quelque grand navire à l’ancre. L’air était vivant, corsé de salure, âpre de froid; à l’horizon, le ciel et la mer s’unissaient sous un voile qu’enfonçaient les barques sardinières, promesse de soleil pour l’après-midi.

Sitôt le sloop accosté, Jean-Baptiste courut vers le sémaphore. Il ne s’inquiéta pas de Gaud, perché aux enfléchures du mât à signaux et qui visait une fumée au large, à la lorgnette. Il alla droit à la Gaude debout au seuil de la maison. Frais rasé, il sentait la pommade. Elle sourit doucement et il fut très ému.

– Je sais la nouvelle, dit-elle, t’as perdu ton père, mon pauv’e gars, et on t’attendait point.

Ce brusque souvenir le gêna; il avait d’autres pensées en tête.

– Je m’ennuyais d’ toi, fit-il, et puis r’garde c’que j’t’apporte…

Il avait hâte de montrer son cadeau, le beau collier de porcelaine rouge. Elle lui prit des mains, le tourna dans les siennes où il roulait avec un petit bruit de billes, et, remarquant sa monture élastique, elle l’étira et se le mit au cou. Elle rit de toutes ses dents et se mira dans une petite glace où les images ondulaient. Sous la chevelure noire, le collier rutilait d’un rouge cru que soutenait le bronze de la peau. Jean-Baptiste riait par derrière.

– Il est beau comme du sang! dit-elle.

En vérité, la matière sèche des perles s’attendrissait sur la nuque chaude qui les animait comme des gouttes vives.

Jean-Baptiste avait une grosse joie d’enfant, une joie qui se serait manifestée par des cris et des gambades s’il ne s’était tenu à quatre, parce que ses artères battaient, que ses muscles sautaient ainsi que des ressorts. Mais quand la Gaude se jeta à lui et l’embrassa violemment pour le remercier, il l’empoigna aux aisselles, et la souleva de ce geste puissant et possesseur du mâle auquel les femmes s’abandonnent heureusement, comme des vaincues.

Une minute, l’émoi sacré qui livre l’un à l’autre deux êtres, avant qu’ils ne se prennent, les troubla jusqu’au sexe. Le gars plia la femme sous son étreinte, lorsqu’elle se dégagea brusquement, d’un coup d’échine, toute rieuse et toute ardente, et le poussant dehors lui souffla demi-bas:

– Sauve-toi! sauve-toi! mon ménage traîne à ct’heure!

Il obéit sans trop rechigner, parce qu’il était joyeux. Il feignit d’ignorer Gaud en passant près du mât sur lequel il se tenait perché, mais une voix goguenarda au-dessus de sa tête:

– Eh! bonjour Piron!

Il leva le nez, comme surpris, répondit «bonjour!» et rentra au phare. Sémelin l’accueillit avec sympathie.

– T’as bien fait de r’venir, p’tit gars, tu prieras à l’aise pour ton vieux ici…

Ah ça! cette mort allait-elle le poursuivre longtemps? Il croyait se heurter au pendu chaque fois qu’on en parlait.

Il avait repris son poste pour la Gaude, bien sûr, mais aussi pour se distraire des faces contrites et des propos apitoyés de l’Herbaudière; et voilà qu’il retrouvait l’obsession du village sur ce caillou, en plein océan! – Eh bien oui, le père était mort! N’était-on pas tous mortels! Mais bon Dieu qu’on vous fichât donc la paix tandis qu’on était là!

Furieux, Jean-Baptiste s’enferma dans un mutisme que le vieux prit pour du recueillement – lui qui avait tant de fête dans la poitrine! Et ses affaires rangées, il se livra, avec acharnement, à cette besogne d’astiquage qui est la vie des gardiens de phare.

Maintenant il ne lui restait plus que la joie mauvaise d’avoir contrarié Gaud par son retour imprévu. Ils croyaient si bien tous que la mort du père l’aurait quelque temps éloigné! Mais ils ne connaissaient pas Jean-Baptiste Piron, un gars qui avait du cœur au ventre et des bras pour enlever une femme, quand il voulait!

En goût de défi, l’énergie provocante, il jura de regarder Gaud face à face, désormais, en adversaire. D’ailleurs, il n’avait jamais dissimulé, la ruse des villes n’étant point le fait des gens de mer. Mais au début, s’il s’effaçait devant le mari, c’était qu’il retrouvait en lui la Gaude et n’avait point de désirs impérieux.

A présent la victoire serait au plus fort, au delà des droits. Et il se mit à exécrer l’homme, d’autant plus qu’il le savait jaloux.

A l’Herbaudière on se moquait de Gaud «qui couvait sa femelle, disait Perchais, quasiment comme un œuf, sans la faire éclore», car elle n’a jamais eu d’enfants. Il s’est souvent battu pour elle et n’a pas toujours été le plus fort, témoin cette dernière lutte où Double Nerf lui a troué les côtes. La hantise du cocuage l’a rendu sournois. Il rôde, guette et ricane pour dissimuler ses soupçons. Il s’ingénie pour attacher sa femme, alors qu’elle le tient, ainsi qu’un chien en laisse, sans y prendre garde, par la seule puissance de sa chair.

C’est pour cette chair qu’il l’avait épousée jadis, aux Sables-d’Olonne, bien qu’elle eût déjà pas mal traîné, comme la plupart des filles de ce pays, à la charpente et aux traits forts, aux yeux insolents, aux hanches vives.

Elle travaillait à la sardine et on l’appelait «marée montante» à cause de la glorieuse poitrine qui, dès sa puberté, souleva son corsage comme un flux. Quand il la vit, Gaud tomba dans l’amour, comme à la mer, et s’y noya. C’est que les hommes qu’une femme a empoignés par sa peau sont perdus sans rémission. On endort peut-être bien son cœur en le berçant avec des chansons, mais on ne calme point sa bête, à moins de l’égorger.

Le gars, qui naviguait au thon, embarqua sur une sardinière, parce qu’il ne pouvait vivre une semaine à la mer, avec l’inquiétude de sa femme abandonnée à terre. Il lui fallait revenir chaque soir au port où il retrouvait la Gaude parmi les piles de paniers, les mannes de sel qui sent la violette, les bottes de fougères et les balles où tremble l’argent bleu des sardines. Mais las de la prendre trop souvent à rire et à trinquer avec des hommes, il entra chez un mareyeur pour demeurer sur les quais et tenir sa femme à l’œil.

Elle le supporta avec une grande égalité d’humeur, plaisantant ses surprises, riant des scènes, et se dédommageant au bal du dimanche où elle s’amusait avec la fureur de sa jeunesse exubérante, redevenue la libre «marée montante» qui entraîne dans son flot les mâles ainsi que des épaves. Gaud rageait dans un coin, buvait, s’échauffait, et parfois livrait aux galants une bataille dont elle le dégageait avec des cris de mère pour l’emmener ensuite à son bras, comme un enfant.

 

Il décida de quitter le pays. Il y avait trop de fêtes, trop de tentations, surtout pendant ces tirs de campagne que les régiments de l’ouest font aux Sables.

Alors c’est la kermesse. Remplie d’uniformes écarlates et de la fierté brutale des jeunes hommes, la ville rutile au soleil et chante aux lampions la nuit entière. Il y a des marches aux fanfares qui emportent les filles au long des compagnies; il y a des concerts où l’on se cherche pour s’accoupler, le soir; et au noir, il y a, sous bois, des spasmes et des cris comme si la terre elle-même assouvissait son rut. Il tombe là quelques milliers de gaillards, tout roides de sève et qui ont vingt ans, parmi un peuple de chaudes luronnes saumurées, et leurs sangs s’appellent au rythme large de l’instinct. Après, les soldats s’en reviennent avariés, et les filles restent grosses.

Gaud fit son ballot et emmena sa femme. Ils allèrent à Saint-Gilles où ils ne trouvèrent point à vivre, parce que personne n’avait besoin de leur temps ni de leurs bras. Ils gagnèrent Noirmoutier. A l’Herbaudière, elle put s’embaucher aux usines, et lui s’embarqua sur un côtre. Ils s’installèrent.

La Gaude accepta joyeusement la nouvelle existence et ne parut point regretter les Sables. Les hommages de tous les gars vinrent à elle, là comme ailleurs, avec les diffamations de toutes les filles, et elle ne manqua pas d’amoureux, bien que Gaud montrât les dents.

Au Pilier enfin, il avait espéré la paix. C’était l’exil, sur un rocher, dans le large. Il avait compté sans les garde-phare, et par chance, encore, n’en avait-il qu’un seul à redouter.

Aussi bien, quand, il y a deux jours, le Brin d’amour, mouillé sous l’île, lui avait appris la mort du vieux Piron, il s’était réjoui d’être débarrassé du gars.

Ç’avait été deux jours de délicieuse flemme, sans soucis, le cœur débridé sous la vareuse, et Sémelin l’avait entendu chanter d’une voix aigre au bord des falaises.

Tout de même il avait voulu connaître le remplaçant de Jean-Baptiste, et du plus loin qu’il aperçut le Martroger il prit position sur son mât. – Et voilà! Ce fils de vesse de Piron lui-même revenait, comme ça, à peine le bonhomme en terre! Pour le coup c’était point naturel!

L’après-midi, le soleil magnifique réalisa les présages des brumes matinales. La température s’alourdit et la mer eut des ondulations huileuses qui mouvaient d’énormes reflets pour les regards à son niveau. Mais Jean-Baptiste, élevé dans la tour, ne voyait qu’une plaine transparente, colorée par ses fonds, à la manière d’une carte d’atlas, en blond, en vert et en noir. Des vagues passaient, de longs rouleaux qui soulevaient par-dessous la surface sans la rider et n’éclataient qu’au heurt des roches, brusquement, comme du canon.

Une fumée planait tout là-bas en s’étirant. C’est un grand navire chargé de vies humaines qui s’en va, imperceptible sur la mer si vaste dans son calme. Çà et là, des chaloupes faisaient des points téméraires. Noirmoutier, haussé par le mirage, semblait accroché aux nues. Les mouettes aux ailes arquées comme des pattes d’ancre, maraudaient, et des vols triangulaires de ces oiseaux qui s’écrasent contre les phares dans les nuits d’épouvante, traversaient le ciel.

De la tour, Jean-Baptiste vit la Gaude sortir, un panier au bras et il descendit rapidement pour la rejoindre. Dehors il aperçut Gaud dévaler la falaise. Il ralentit, puis gagna la jetée d’où il découvrit l’homme et la femme, sur la cale, au-dessous de lui.

Elle tirait la corde grasse d’un vivier qui flottait le long du quai. Elle était penchée en avant, sans bonnet, la chevelure luisante et la nuque, tout imprégnée de soleil, orgueilleusement nue dans la lumière. Le collier rouge coupait sa chair comme une blessure.

Gaud le toucha du doigt et demanda:

– D’où que ça t’ vient?

– Un cadeau…

Elle hissa sur la cale le vivier qui pissait à grand bruit et sentait les entrailles de la mer, une odeur d’alcali et de fermentation doucereuse.

– Qui te l’a donné?

– Qui qu’ça peut t’ faire…

Elle poursuivit sa besogne, ouvrit le vivier. Là-haut Jean-Baptiste observait, tapi le long de la yole.

– Qui te l’a donné! insista Gaud, en maître.

Elle se redressa et le regardant bien en face:

– Jean-Baptiste!

Gaud n’avait pas bronché. Elle se recourba, enfonça son bras dans le vivier où l’on entendait gratter des pattes. Mais brusquement la main de l’homme s’abattit, empoigna le collier dont l’élastique étiré cassa, et lança les perles dans la mer. La Gaude était toute droite, le sang à la tête. Elle cria, le poing menaçant:

– Tu m’ le paieras, mon cochon! et escalada la falaise en claquant du sabot.

Jean-Baptiste remarqua qu’elle avait au cou une trace rouge. Un peu saisi, Gaud contemplait des grains de corail immobiles sous le cristal de l’eau. La houle du large abaissait et levait tour à tour le niveau de la mer, le long du granit, avec un clapotis flaqué. Gaud haussa les épaules, choisit un homard dans le vivier qu’il repoussa, remonta la cale. Mais la voix de Jean-Baptiste le surprit au moment où il gagnait le haut:

– Y aura d’ l’orage ce soir, la mer crie…

Les deux hommes se toisèrent un instant et Gaud mâcha dans sa moustache:

– P’ tête ben.

La bourrasque est imminente. Depuis la tombée de la nuit, on la sent si proche que l’attente mouille les échines et oppresse. La mer a crié et tiré de fond jusqu’au soir, plaintive et tressaillante comme une femme qui va enfanter. Maintenant, dans un répit formidable, elle retient son souffle, mais se gonfle en vagues lisses qui marchent irrésistiblement jusqu’aux rivages qu’elles bombardent.

Les vents suspendus grandissent la menace. Tout est immobile et ployé de crainte. Les hommes sont las et ont de l’amertume dans la bouche. La terre semble morte. Et l’océan seul vit et pousse ses masses, sans déferler, à l’assaut du bord.

Au large, les barques roulent bas dans le clapotement des voilures fouettées par les garcettes. Le gréement geint, les écoutes battent, le gouvernail gémit dans ses fers, et l’on entend se tordre les bois qui se disjoignent. Les barques sont déjà comme des épaves perdues dans la houle, où des hommes muets se cramponnent, avec de la peur au ventre et de la foi au cœur. D’un instant à l’autre, le grain va tomber ainsi qu’un coup de faux.

Le phare brille avec cette acuité que prennent les feux dans les soirs d’orage, car les colères du temps les troublent et ils font signe de toute la force de leur lumière. La gerbe de l’Ile d’Yeu rase au sud la nuit sourde; le Four, la Banche, le Charpentier, éclatent dans l’estuaire. Il y a donc encore de la terre et des hommes dans ces ténèbres: cela donne du cœur.

Descendu de la tour où il veillait sous la lanterne, Sémelin cherchait son matelot dans les chambres basses et l’appelait:

– Jean-Baptiste! Jean-Baptiste!

Mais le gars n’étant nulle part, il ouvrit la porte, fit trois pas sur l’îlot et répéta:

– Jean-Baptiste! Jean-Baptiste!

Son cri porta loin dans le silence. Il écouta. Un pas sembla sonner là-bas, du côté du sémaphore. Puis plus rien que le tonnerre d’une vague dans les roches.

Le vieux rentra en grognant:

– Toujours la femelle!

Mais Gaud, qui se rendait au phare pour chercher sa femme, connut, à l’appel de Sémelin, qu’elle avait rejoint Piron, par là, dans les ténèbres. Il ôta ses galoches et vint à la sourdine. Les chardons se froissaient bruyamment sous ses pas. Il profita du tumulte des vagues pour courir, chopant rudement sur les pierres invisibles. Il ne sentait ni le mal, ni le froid de la sueur évaporée de son front.

Brusquement, un coup de vent passa lourd et sifflant. Gaud pensa qu’ils devaient être à l’abri de la côte est et gagna la falaise. Il ne distinguait pas le vide et ne savait où poser le pied. Soudain, croyant apercevoir deux ombres, il se jeta vers elles. Un caillou déboula pesamment, tomba dans l’eau, tandis que l’homme s’agrippait au roc pour ne pas le suivre.

Au moment où il se redressait, une seconde rafale s’abattit sur l’île, si violente qu’il chancela et entendit siffler l’étai du mât. Déjà la mer soulevée déferle, car son bruit de chaudière commence.

Où sont-ils?.. Gaud est debout sur la crête de l’île, indécis, affolé. La grande lueur du phare tourne à trente mètres au-dessus de lui, et il la suit des yeux pour fouiller la terre. Mais il ne voit plus que la mer toute blanche et monstrueuse.

D’instant en instant, le vent force. Des paquets d’embrun tombent sur l’homme. Le sol frémit. C’est la tempête, accourue du fond des solitudes, qui gonfle l’océan et l’emporte dans sa course dévastatrice au delà des bornes des continents.

Gaud courbe l’échine et rampe vers le sémaphore. Deux formes qui passent en courant le bousculent. D’un bond il est sur elles. Un cri perce le fracas de la nuit et une masse roule sur le sol. Les deux hommes se tiennent à la gorge; mais d’un coup d’épaule, Jean-Baptiste écarte la main de Gaud, et empoignant l’adversaire à bras le corps, le retourne et le cloue au sol sous ses genoux et sous ses poings.

Il pleut à torrent, il vente en furie. La Gaude serre ses jupes pour ne pas être renversée et cherche à voir. Jean-Baptiste tient Gaud une seconde sous sa force, puis le lâche en lui criant aux oreilles:

– Maintenant tu peux rentrer ta femme.

Elle se penche sur Gaud qui demeure étendu. L’embrun rejaillit sur eux en cinglant. Piron gagne le phare en marchant de biais dans la bourrasque.

Quand il y rentre, la porte se referme sur lui brutalement, et la tour sonne au choc comme une caverne. Sémelin paraît dans la cuisine avec un visage solennel où dansent les lueurs de sa lampe qui tremble. Il ne dit qu’un mot:

– Le service!

Un peu honteux, Jean-Baptiste ne réplique pas et se change, tandis que le vieux monte à son poste, le dos bien droit, et le pas ferme.

Des secousses ébranlent la maison basse; le toit craque; des lames de vent pointent aux serrures et aux joints des portes; les murs suintent et coulent sur les planchers.

Par moment, les paquets de mer qui franchissent l’îlot, d’un seul jet, claquent les tuiles et les fenêtres. Les lampes s’affaissent de peur, les cuivres tintent sous leur vitrine et le phare oscille comme un roseau.

Cela dura trente-six heures, deux nuits et un jour.

Il semblait que la tempête se renouvelât au lieu de s’épuiser, et l’allure durable du fléau épouvantait. L’océan éprouvait sa force dévastatrice une dernière fois, avant les apaisements printaniers où couve, dans ses flancs, la vie prodigue et se propagent les bancs de gades aux surfaces tièdes.

Sémelin n’était pas sans inquiétude. Il avait déjà vu, dans l’ancien phare, les vitres éclater et le grand feu soufflé comme une veilleuse. Il se tenait dans la chambre de veille, au pied de la lanterne qui vacillait sur sa cuve, en éclairant rouge au panneau du plafond. Sous lui, le plancher tanguait à trente mètres du sol.

Par deux fois Jean-Baptiste essaya de le faire descendre.

– On ne compte pas avec Dieu, jeune homme, répondit-il.

La seconde nuit surtout fut interminable et sinistre, avec des bruits étranges qui traversaient le tumulte. Des forces mystérieuses semblaient déchaînées dans l’inconnu ténébreux. Il y avait peut-être plus que de la mer et du vent dehors, et la peur crispait un peu les entrailles des hommes.

Vainement Jean-Baptiste s’efforçait de penser à la Gaude; les coups de mer lui sonnaient trop aux oreilles. Alors il se tournait vers le vieux pour solliciter une histoire. Mais Sémelin égrenait méthodiquement son chapelet et, quand il se signait et baisait la croix, Jean-Baptiste se signait aussi, d’un geste nerveux, puis revenait à la tempête.

Elle se coupait maintenant d’accalmies, pendant lesquelles on entendait les glaces crépiter là-haut sous des chocs, comme si les pierres de l’îlot volaient contre le phare.

– Ils vont nous défoncer! fit Piron.

Le vieux leva sa barbe vers la lumière, Jean-Baptiste gravit quelques marches. Des ombres fonçaient sur les vitres. A peine s’il reconnaissait des oiseaux, précipités dans le rayon protecteur, dont le crâne éclatait contre les glaces. La coupole de cuivre vibrait comme une tôle sous la ruée des bêtes culbutées par l’espoir sur le faux soleil. Les cervelles giclaient, du sang coulait, les ténèbres elles-mêmes paraissaient grouiller autour de la lanterne, la serrant, la culbutant, et quand, soudain, le fanal s’arrêta, les hommes sursautèrent d’inquiétude. Mais c’était le poids qui appelait bout de chute, et déjà Sémelin le relevait.

 

L’assaut criard des oiseaux devenait plus distinct dans les répits plus longs de la bourrasque. Le vent s’essoufflait, reprenait haleine, espaçait les lourdes rafales dont tremblait la tour de pierre, et Jean-Baptiste consultant le baromètre annonça:

– Il remonte un p’tit!

A quatre heures seulement, le phare cessa d’osciller. Le vent se cassa brusquement après quelques ressauts d’agonie, mais la mer continua de gronder autour de l’île. D’une fenêtre, Jean-Baptiste aperçut trois étoiles et les feux de l’estuaire, La Banche, Le Grand Charpentier, Kerlédé, comme d’autres étoiles. Le froid se glissait sous les portes. Le bruit de l’océan s’éloignait sous la tour.

Et ce fut l’aube, si claire qu’elle étonna après cette nuit de tempête. L’est blanchit d’un coup, découvrant un ciel balayé jusqu’en ses profondeurs, où l’on sentait que le soleil allait bientôt éclater. La mer moutonnait toujours, à perte de vue, parce qu’une fois déchaînée il lui faut du temps pour s’apaiser et rétablir l’équilibre de ses masses.

Jean-Baptiste sortit sur l’îlot trempé et luisant d’eau. Les barriques où Sémelin nourrissait des pommiers, gisaient, éventrées parmi les roches. Le carré de légumes, l’euphorbe et le chardon bleu étaient fauchés sur la terre rase.

Mais une plus grande surprise l’attendait à l’est. Du pied du phare jusqu’à la mer une jonchée d’oiseaux matelassait le sol. Il n’en avait jamais tant vu, entassés les uns sur les autres, accrochés au littoral, aux tuiles des bâtiments et jusqu’au garde-fou de la lanterne. Les pluviers mêlés aux bernaches faisaient des taches grises sur des fonds noirs. Amaigris par la migration, ils gisaient le crâne sanglant, et beaucoup vivaient encore.

Jean-Baptiste cria, non pas tant pour manifester sa joie que pour avertir le sémaphore dont il approchait, car il lui tardait de voir la Gaude, recluse depuis l’avant-dernier soir où il s’était colleté avec son bonhomme.

L’aurore avait une fraîcheur, une gloire de renouveau qui lui fouettait le sang. Il gorgeait ses poumons d’air tonique, satisfait d’enfler son thorax; et malgré la nuit blanche il éprouvait l’abondance de sa force musculaire dans le jeu de ses articulations. Mais rien ne bougeant au sémaphore, il se mit à chanter à tue-tête en tournant le dos et ramassant un à un les oiseaux morts.

 
Sont partis deux matelots,
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots
Dessus les flots.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 

Sa voix vendéenne, où les syllabes sonnent, dominait la mer. Il chantait comme un perdu dans une écharpe de soleil.

 
Elle avait dit au premier:
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître timonier,
Ou bien gabier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 
 
Elle avait dit au second:
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître à deux galons
Ou bien patron.
 

A ce moment, un vol de mouettes blanches tournoya sur l’îlot jonché de cadavres, en cisaillant le refrain de leurs piailleries.

 
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 

Mais derrière lui une voix presque mâle, la voix des femmes qui chantent avec leur gorge magnifique, reprit:

 
L’premier partit-z-au Congo,
Pour l’amour d’une belle,
Mais dans un grain tombe à l’eau,
Adieu l’bateau!
 

Jean-Baptiste la regarda qui venait sur la sente, toute rieuse.

– T’as l’cœur gai, à matin, p’tit gars!

– Pasque j’t’espérais…

– Brigand!

Et tout à coup elle se récria devant le champ de gibier, Jean-Baptiste en avait déjà trié de gros tas par espèces, mais tant gisaient encore, qu’on en écrasait sous le sabot malgré soi. Ils parlèrent de bernaches et de pluviers en se mirant dans leurs yeux. La brise frétillait dans le cotillon de la Gaude. Jean-Baptiste riait en montrant les dents.

Ils ramassèrent les bêtes ensemble. Les seins de la Gaude pesaient au caraco en le gonflant davantage quand elle se penchait vers le sol, sa large croupe élargie dans une ampleur bestiale. Les mains caleuses du gars cherchaient les mains rudes de la femme. Et c’étaient des attouchements coriaces mais satisfaisants, tandis qu’ils se lutinaient en paroles.

Des sloops sortaient de l’Herbaudière sur la mer apaisée au jusant. La vie coutumière reprenait. Les hommes retournaient en confiance à l’océan, après cette grande colère où il avait sûrement tué des hommes, et les barques recommençaient la lutte où leur bois crie et se démembre jour à jour.

Sémelin dégageait la galerie du phare. Jean-Baptiste et la Gaude descendaient à la plage tout imprégnée de soleil. La mer se retirait, abandonnant des lianes vertes, des rouleaux de fucus roses, des laminaires gaufrées, et des seiches flasques, aux tentacules gluantes, dont le ventre luisait comme un moulage de stuc.

– V’là ton homme, fit soudain Jean-Baptiste.

La Gaude se retourna et aperçut, aux enfléchures de son mât, Gaud qui regardait. Elle haussa les épaules.

– Tu sais qu’il a jeté ton collier!

Jean-Baptiste grogna:

– Faut monter! Il nous fichera donc point la paix!

– J’t’ai promis pour ce soir, dit-elle.

Sur la falaise, elle chargea son tablier d’oiseaux et s’éloigna, tandis que Jean-Baptiste relançait à toute gorge, d’une voix qui portait mieux dans le calme:

 
Carguait l’hunier d’artimon,
Pour l’amour d’une belle,
Quand a ché dessus le pont,
Défunt l’second!
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 
 
Fut envoyé leur magot
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots,
A la margot.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 
 
Lors prit son beau tablier,
Pour l’amour d’une belle,
Et dret s’en alla marier
Quant et l’meunier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot!
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots!
 

La Gaude et Jean-Baptiste s’étaient rejoints trois fois pendant les nuits, pour des joies hâtives. Gaud les guettait comme une proie, et leur dernier rendez-vous faillit être tragique.

C’était au phare où Jean-Baptiste avait introduit la femme à l’insu de Sémelin. Ils se tenaient dans la chambre de l’ingénieur, qui est à l’angle sud, quand on heurta à la porte à grands coups. Ils entendirent Sémelin répondre du haut de la tour, tandis qu’ils se regardaient, le cœur battant. Alors la fille ouvrit doucement la fenêtre et s’évada dans l’obscurité, ses sabots à la main.

Ce fut Sémelin qui vint ouvrir. Gaud le bouscula, courut aux chambres et resta stupide en voyant Jean-Baptiste dormir sur son lit où il s’était jeté pour feindre le sommeil.

Il disputa sa femme d’autant plus fort qu’il comprenait moins son absence. Elle riposta, leva le poing, et devant l’aplomb de cette gaillarde, il se sentit chétif et plia.

Maintenant il rusait, rôdait, fouinait, contournant l’îlot dans sa yole silencieuse, ou l’enfermant sous son regard du haut du mât. De son côté Sémelin s’était reclus dans le mutisme avec dégoût; mais sa force morale et la crainte de la délation le faisaient respecter.

Indifférente, la mer fleurissait comme un jardin aux chaleurs du printemps. Parfois encore, certains soirs orageux, des nuages compacts pesaient sur l’horizon, en découvrant, par-dessus leurs crêtes d’or, le ciel profond d’azur. Mais ils ne bougeaient ni éclataient et fondaient à la fraîcheur de la nuit ou sous un rayon de lune.

Jean-Baptiste se livrait à la pêche avec acharnement. L’après-midi, à l’ombre du phare, il remaillait des filets, cerclait des casiers ou amorçait des lignes. Il en tendait partout, comme une traîne autour de l’île, en se dissimulant si bien parmi les roches, qu’il mettait en défaut la vigilance de l’adversaire.

A l’aide de la norvégienne, il allait aux champs de lianes des Sécé mouiller ou relever les casiers qui sortent du ventre de la mer, alourdis d’ophiures et gras de gélatines vives, dans une bouffée de relent iodé. Et il rapportait les tourteaux poilus qui font le mort et les homards aux queues cinglantes.