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Le Peuple de la mer

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Alors Marie-Jeanne fixe ses regards sur le visage ambigu du douanier; ses yeux se dilatent; elle crie:

– J’veux vouère mon homme! J’veux vouère mon homme! et dévalle au galop vers la plage.

Personne ne se met en travers. Elle passe entre les cous tendus. Des hommes à genoux se redressent. Elle heurte un corps par terre, s’immobilise, les yeux fous, la bouche grande ouverte sans proférer un son, oscille un moment et s’abat raide.

On la relève évanouie, le front fendu sur une pierre et tout sanglant. Des femmes s’essuient les paupières et se détournent par émotion. On est parti chercher des civières pour ramener les cadavres d’Urbain Coët et d’un matelot. On n’a pas retrouvé les corps de l’autre et de Léon.

Les pêcheurs ne s’expliquent pas le naufrage. Le sloop porte à l’étrave une bosse rompue. Perchais seul fait des hypothèses, dit que, sans doute, le câble de mouillage ayant manqué pendant le sommeil des hommes, la barque a dérivé vers la côte, mais voyant le père Olichon qui le regarde obstinément de toute sa face d’honnête homme, il conclut:

– Et puis Coët était trop fier, c’est l’bon Dieu qui l’a puni.

Dans le groupe quelqu’un murmure:

– Et qu’tu l’as p’tête ben aidé…

Tout le monde se retourne vers la voix. Comme s’il n’avait point entendu, Perchais s’éloigne, la tête haute, le dos carré.

Ce fut Louchon, le facteur, qui porta la nouvelle aux Goustan à Noirmoutier et au vieux Couillaud.

Le bonhomme se redressa sur son carré de pommes de terre pour écouter la chose, un bras appuyé à la houe luisante. Les plis de son visage se creusaient durement à mesure du récit, et quand Louchon acheva, en tournant la mâchoire par manière d’apitoiement:

– … Ça fait que maintenant, vot’fille… eh ben, la v’la veuve… il répondit tout net en étendant la main:

– J’l’avions prévenue. Quand on connaît c’ qu’on prend, on n’est pas volé. Qu’a s’débrouille!

Le facteur hocha la tête en approbation; le vieux grimaçait, et tout soudain:

– Vois-tu, Louchon, la terre c’est la terre! a boude mais a manque point, et puis quand on y tombe, ma foi, a vous tient chaud!

La houe bascula dans sa main, son dos plia, et une motte grasse, soulevée du sol, découvrit les pommes blondes.

– L’pourri s’y met, dit-il, a chôme à rentrer…

Et de nouveau l’outil frappa la glèbe.

Aux chantiers de Noirmoutier la nouvelle porta plus dur et François lâcha l’erminette en s’exclamant:

– Une barque qu’est seulement point finie d’ payer!

Il enfourcha sa bicyclette et fila vers l’Herbaudière pour estimer le sauvetage. Il ne s’arrêta qu’à l’entrée du village, devant la cabane des Piron, d’où sortait la Louise à la première sonnerie de l’usine.

– Où ce qu’est l’épave? interrogea-t-il.

Mais elle ne comprit pas. Alors il lui conta que le Dépit des Envieux s’était mis au plein dans le brouillard de la nuit et que tout l’équipage était noyé. Elle semblait ne pas comprendre davantage et répétait:

– Noyé?.. Léon… noyé?..

– Il ce paraît!

– Léon noyé! Ah! ah! ah!

Et hurlant de douleur elle sauta chez elle, s’enfonça dans un coin et sanglota éperdûment:

– Je suis enceinte! je suis enceinte!..

François regardait à la porte. Le vieux Piron avait grogné sur son tas de varech. A demi levé, il jura, écouta, et saisissant soudain, tomba sur sa fille à coups de pieds qui lui firent se tenir le ventre à deux mains pour le garer, tandis qu’elle se coulait sous la table en gémissant. Le vieux cogna jusqu’à ce qu’elle ne remuât plus, ne soufflât plus, morte semblait-il; puis il sortit, congestionné, en grondant:

– La garce! la garce! et descendit au port avec François Goustan.

Devant l’auberge à Zacharie ils croisèrent des hommes qui portaient le corps de Coët et celui de la Marie-Jeanne, toujours évanouie. Déjà des barques s’éloignaient en tanguant sur la mer vert bouteille, lamée d’argent. Le père Piron hocha la tête et entra au XXe Siècle, boire la goutte pour se remettre.

II
LA FEMME

Ayant reconnu le côtre des douanes à la jumelle, Jean-Baptiste Piron rentra au phare et dit à Sémelin:

– Voilà l’Martroger!

Sur le lit où il reposait, tout vêtu, Sémelin grogna, indifférent.

– Il vient r’lever l’garde-sémaphore, reprit Jean-Baptiste.

Mais importuné, l’homme se tourna brutalement vers le mur en écrasant le sommier, et l’on n’entendit plus que le cri-cri heureux du coquemar qui se cuisait le derrière, sur le fourneau rouge. Jean-Baptiste passa dans la chambre voisine où des cuivres luisaient sous une vitrine. Il regarda l’heure, consulta le baromètre, endossa une capote et sortit.

Dehors des congres séchaient sur des cordes. Il ne faisait pas froid parce qu’il ventait peu. C’était un temps gris de février, tout encotonné de brume, avec un océan de mercure qui ressaquait lourdement dans les roches. On ne voyait point de terre à l’horizon restreint. L’îlot du Pilier, qu’on embrassait d’un coup d’œil, était seul, perdu en mer; et une petite voile se hâtait vers lui, inclinée par son élan.

Jean-Baptiste longea l’enclos du phare et descendit vers la mer. Devant lui des lapins déboulaient par petits sauts comiques. Il gagna une pointe rocheuse, parallèle à la jetée et s’y tint debout pour voir le départ des Charrier.

Il y a sur ce roc d’un kilomètre, un phare et un sémaphore, abritant quatre êtres humains sous leurs toits bas, accroupis ras la terre, dans la crainte des vents ravageurs. Ils sont séparés des autres hommes qu’ils aperçoivent au loin dans des barques; ils n’ont même pas un solide canot pour gagner la côte la plus proche; et durant les mois d’hiver, cernés par la tempête, ils ne volent plus rien de vivant que les mouettes aux abois sauvages qui fuient dans les bourrasques.

Mais pour rendre l’exil plus pénible, la discorde régnait entre le phare et le sémaphore. Là où il y a seulement deux hommes, il y a de la haine. Les gardiens étaient si bien fâchés à propos de gibiers et de poissons, qu’ils ne se parlaient plus, même pour les besoins du service.

Quand le phare s’allumait, Charrier rentrait sa longue-vue et cessait de regarder la mer.

– C’est à eux autres de veiller, disait-il.

Et plus rien au monde ne lui aurait fait aider les garde-phare. Au contraire il se réjouissait de les prendre en faute. Sa femme rôdait sans cesse de leur côté, aux écoutes, aux aguets; et lorsque passait l’ingénieur, ils l’assommaient de bas racontars. Charrier prétendait que Piron levait ses lignes et tuait ses lapins, d’où la mésentente. Les premiers temps, Jean-Baptiste avait riposté pour se défendre; maintenant il ne soufflait plus mot, à l’exemple de Sémelin le taciturne.

L’administration avait décidé de déplacer ces geigneurs. Et Jean-Baptiste, un peu pour narguer les partants, curieux aussi de leurs successeurs, s’était venu camper en face de la jetée.

Les mouettes tournoyaient sur la mer déserte; pas une voile, sauf celle de Martroger qui s’engageait maintenant sous l’îlot. Jean-Baptiste distinguait, à bord, une grande coiffe ailée et la tache rouge d’un caraco qui le firent s’exclamer d’étonnement. Penché en avant, il fronça les paupières, et tout à coup remontant la falaise, il se dirigea résolument vers la cale.

La Gaude! C’était bien la Gaude, assise sur la lice, le menton dans les paumes et toisant obstinément l’île dont la haute muraille, plaquée de lichens fauves, dominait le sloop. Il avançait à peine, abrité du vent; il glissait imperceptiblement, sans friser l’eau si limpide qu’on voyait les dessous de la coque, aplatis par la réfraction. Un matelot lança une amarre que Charrier goba au vol et le Martroger accosta.

Piron ne se tenait pas de joie et gambadait comme un jeune chien.

– Ah ben! c’en est d’une surprise!

– Donne-nous donc la main à débarquer au lieu de japper! cria la jeune femme en montrant ses dents saines dans un rire satisfait.

Gaud paraissait plus maigre qu’autrefois encore. Le maxillaire, les pommettes, les arcades sourcilières tendaient sa peau et on le sentait blêmi sous le hâle. A l’Herbaudière, la mère Izacar prétendait que le sang lui tournait en eau, mais les hommes disaient qu’il était vidé comme une outre, en désignant la Gaude du coin de l’œil.

A la vérité, Gaud crachait le sang depuis que Double Nerf lui avait défoncé les côtes. Ça le brûlait dans le coffre quand il toussait, et il n’avait plus de goût qu’à se croiser les bras et dormir. Il avait dû débarquer du Secours de ma vie, et sa femme, à force de démarches, – on chuchotait: à force de complaisances, – avait obtenu la garde du sémaphore, au Pilier.

Elle était toujours magnifique dans la force de ses trente ans, épanouie au grand vent comme une algue en pleine eau. Ses jupes et son caraco se gonflaient par-dessus les fruits mûrs de ses hanches et de ses seins proportionnés, qui semblaient s’offrir sans cesse aux mouvements de son corps souple. Elle avait les jambes à l’air sous le cotillon court des Sables, les manches troussées, le cou nu; elle ne sentait pas le froid tant chauffait le sang qui roulait dans ses artères. De belle humeur, de royale santé, rude au labeur, rude au plaisir, la Gaude était une splendide femelle, qui mâtait les hommes, qui mâtait la vie, redoutable comme une force inconsciente de la nature.

Elle avait embauché Piron qui coltinait joyeusement pour elle des sacs de hardes. Beaulieu, le patron du Martroger, hâtait le débarquement pour rentrer à Noirmoutier avant basse mer. Il y avait trois fûts de pétrole à mettre à terre et du charbon pour le phare. Beaulieu pria Charrier de leur donner la main, mais sa femme répondit aigrement.

– Laisse donc s’débrouiller ceuss qu’arrivent, on fiche le camp nous autres.

– Et Sémelin? réclama Beaulieu.

 

– Il dort à c’te heure! Je vas parer l’treuil…

Piron gagna la petite grue qui tend le col à la pointe de la jetée et sert à hisser la norvégienne couchée là, les fonds en l’air. La poulie cria comme un oiseau perdu. Piron virait gaillardement la manivelle en paradant devant la Gaude.

Ses omoplates et ses biceps moutonnaient sous le maillot.

Gaud montait au sémaphore, plié en deux sous un panier; sa femme le suivit portant les derniers ballots sur ses hanches.

Le Martroger s’approchait et s’éloignait tour à tour du quai, très doucement, sans osciller. On distinguait le fond sablonneux auquel descend une échelle de fonte, où veillaient deux crabes accroupis. Des bancs de minuscules poissons passaient par moment, comme des taches d’ombre.

A bord, les hommes buvaient le coup du départ à même le goulot d’une bouteille, qui circulait à la ronde, quand, pensant aux siens, Piron demanda:

– Et l’père?

– Il liche toujours et cogne sur sa bonne femme.

– Y a du bon, rigola le gars, c’est qu’il s’ porte bien s’il s’embreuve et rosse la mère.

Le matelot hissa les focs, puis déborda à la gaffe le sloop pesant qui fit cinq brasses et s’immobilisa. Il fallut parer les avirons de quinze pieds pour gagner le vent, que l’on voyait friser la mer hors de l’abri de l’île.

Toute à ses emménagements, la Gaude ne songea pas que cette barque, qui s’éloignait, l’abandonnait sur un rocher solitaire cerné par l’océan sournois. Piron montait à terre en donnant à Gaud des explications sur son poste, puis il rentra au phare.

Dans la cuisine, Sémelin préparait un courtbouillon pour les congres allongés sur la table blanche. Le chat le guettait de son œil fendu de haut au bas. Il flottait une odeur d’oignon, de persil et de vin blanc chauffés. Jean-Baptiste poussa gaiement la porte.

– Sais-tu qui nous arrive?.. La Gaude! La Sablaise de l’Herbaudière! une sacrée belle fille!

Il claqua sa langue contre ses dents et attendit l’étonnement de Sémelin. Mais celui-ci ne bronchant pas, Piron reprit:

– Tu l’as bien connue! son homme naviguait avec Olichon…

Sémelin souleva tranquillement le couvercle de sa casserole dans une bouffée de vapeur. Un peu dépité, Jean-Baptiste se lança dans une longue tirade où passèrent les cancans de l’Herbaudière, la splendeur de la Gaude, la file de ses amants, la fainéantise de Gaud et les coups de poings d’Aquenette. Il aurait voulu rompre le mutisme tenace de son compagnon, engager une conversation où la belle fille aurait été présente à chacune de leurs paroles, parce que son sang de jeune homme, longtemps sevré d’amour, se pressait tumultueusement dans ses artères. Mais Sémelin lui dit simplement quand il s’arrêta, à bout de souffle:

– On avait bien besoin de c’te femelle!

Et comme il insistait pour que les Gaud vinssent casser la croûte avec eux, Sémelin s’interposa carrément:

– Ah! non, jeune homme, chacun chez soi!

Sémelin est la loi de l’île. Il porte à la fois la tradition et le devoir dans sa conscience, derrière ce visage strictement rasé, d’où se détache un carré net de barbe blanche. Sémelin a la physionomie classique du loup de mer, qui évoque la vieille marine en bois et les frégates aventureuses, joufflues comme des amours. Dans sa vareuse et sous le béret à rubans, il méprise les jeunes matelots qui font la raie, frisent leur moustache, chaussent la bottine et relèvent la casquette à la russe, à la manière du premier souteneur des ports où les a traînés le service.

Il y a bientôt un siècle, son grand-père était garde du fort au Pilier, et il avait construit, au nord de l’îlot, une chapelle emportée depuis par la mer. Son père lui succéda et fut gardien du premier phare quand on déclassa la forteresse. Et lui, le dernier des Sémelin, sans femme et sans enfants, s’est installé dans la nouvelle tour en 1881, sur ce rocher qui est presque un bien de famille, où il vit tranquillement dans le service, la méditation et la peur de la retraite qui le renverra bientôt sur le continent avec les hommes.

Sémelin ne desserre parfois pas les dents pendant toute une semaine, bien que son second, desséché d’ennui, le harcèle. Mais s’il parle certain soir de veille, il conte interminablement les anciennes légendes de la marine à peu près oubliées, et l’histoire des côtes avoisinantes. Il porte sous son crâne toute la mémoire des ancêtres, et il évoque les vaisseaux fantômes, le Grand Chasse Foudre ou le Voltigeur Hollandais, comme s’il avait vu, au moins une fois dans sa jeunesse, apparaître leur silhouette diabolique. Il sait qu’au nord-ouest de Noirmoutier un follet garde un trésor, dans l’anse du Lutin, qu’à la pointe de la Corbière des oiseaux jadis révélaient l’avenir, que le nom de Pilier signifie l’île des fillesInsula Puellarum– à cause des druidesses qui l’habitaient avant que les bons moines y eussent installé Dieu. Car le Pilier eut son abbaye, dont Sémelin connaît l’emplacement, à l’époque où une chaussée de pierre joignait l’îlot à la grande île.

Avec Piron qu’il nommait «mon p’tit gars» aux heures de confidences, et «jeune homme» dans les périodes de mutisme, il vivait en bonne intelligence, en somme, sous condition qu’il respectât le devoir. Le visage du vieux se plissait gravement chaque soir, à la tombée de la nuit, et il semblait que sa conscience s’allumât en même temps que le grand feu de la lanterne. Il avait coutume de dire à Jean-Baptiste avec une majesté grandiloquente:

– Les hommes comptent sur nous, jeune homme!

Et quand il gravissait l’escalier de son pas ferme, pour gagner la chambre de veille, dominé dans sa volonté, Piron le suivait docilement.

L’après-midi, ils astiquaient avec manie, de la cave à la girouette, et, au temps perdu, Jean-Baptiste pêchait autour de l’île, parce qu’étant jeune, il avait besoin de lutter et de vaincre. Sémelin demeurait paisiblement au phare, à lire ses prières ou à coller des coquillages en forme de bonshommes; il rapetassait, en outre, les vieilles salopettes, salait du poisson pour l’hiver et préparait les repas.

Il venait de servir les congres bouillis qui fumaient dans un plat de terre. Un peu penaud, Jean-Baptiste prit sa part et la dépeça avec le pouce et la pointe de son couteau.

Ils étaient assis face à face, assez loin de la table, à la manière des paysans; un bol de vinaigrette les séparait où ils trempaient alternativement leur bouchée avant de la manger.

Bientôt, grâce à la nourriture et aux rasades, Jean-Baptiste se rassura et recommença de taquiner le vieux avec la Gaude. Mais le visage de Sémelin était clos comme une muraille et, pour mieux ignorer Piron, il s’occupa du chat qui frôlait ses jambes, la queue haute.

Après déjeuner, du vent s’éleva, un lourd vent d’hiver qui sifflait sur le biseau des murs et poussait les houles contre les falaises. La mer verdit et s’empanacha au large en reculant son horizon. Jean-Baptiste alluma une pipe et se dirigea vers la porte.

– Y a les lampes à faire, dit Sémelin.

– Je r’ viens tot d’suite!

Le mât à signaux vibrait dans la brise et ses haubans geignaient en raidissant. Jean-Baptiste contourna le fossé circulaire et franchit le pont-levis de l’ancien fortin transformé en sémaphore. La chambre de veille braquait ses gros yeux de verre sur l’océan et, au sommet de son toit rose, le télégraphe aérien avait replié ses bras, comme un épouvantail dont le vent aurait abattu les membres.

Dans l’enceinte, la Gaude jetait du blé noir aux poules pressées autour de ses sabots. Gaud fouillait à la longue-vue, du côté de la terre qu’il venait de quitter et vers laquelle s’en vont toujours les regards des hommes, si loin qu’ils aillent dans le large, parce qu’elle est la mère et qu’ils sont pétris de sa poussière.

– Te v’la r’venu tourner dans mes jupes, fit la jeune femme.

– Oh! c’est quasiment pour vous donner la main…

– Ben rentre donc ces deux sacs-là.

Jean-Baptiste se mit docilement à l’œuvre, Gaud le regarda, en toussotant, enlever d’un coup de biceps une lourde poche. Il s’approcha soudain de l’autre, l’empoigna et la hissa nerveusement à la maison. La femme cria:

– Lâche donc ça! tu vas t’faire du mal!

Mais en ressortant il bougonna:

– Tu crois déjà que j’suis foutu!

A cette remarque Piron se sentit honteux de sa force, et fit le gros dos pour dissimuler sa carrure. La femme les observait tous les deux, Gaud le malingre et lui, avec des yeux clairs, pleins de sourires. La comparaison le gêna et il proposa en manière d’excuses:

– Venez-vous voir le phare?

La femme accepta joyeusement. Elle n’en avait jamais visité. Gaud grommela en ramassant sa lunette:

– J’ons point l’temps.

Et il rentra dans la maison.

La Gaude ne s’en inquiéta pas et partit avec Jean-Baptiste. Dehors le vent ballonna son cotillon court en menaçant de la trousser. Elle rit largement, plaisanta et continua d’avancer en écrasant les salicornes brûlées sous son sabot gaillard. Ils franchirent la crête de l’îlot que le vent rase jusqu’à la pierre. La mer brisait à blanc à leur gauche, du côté de l’ouest, et ressaquait doucement à leur droite sous la falaise. Les deux tours se dressaient devant eux. L’ancienne découronnée de sa lanterne, colonne granitique évasée en campane au sommet, à quatorze mètres en avant de la nouvelle, plus haute, plus forte, surmontée d’une cage en verre casquée de bronze. Des toits roses, très bas, se serraient à son pied sur des murs immaculés.

Quand ils entrèrent, un bouchon de vent s’engouffra avec eux et le phare ronfla comme une cheminée. Sémelin qui fourbissait des instruments ne se retourna point en entendant deux pas. Piron entraîna la Gaude loin du vieux.

Elle s’émerveillait de la propreté. Il n’y avait que cuivre et chêne ciré. La chambre de l’ingénieur était comme une glace où l’on se mirait en raccourci dans les planchers. Jean-Baptiste s’attarda à montrer sa chambre: un lit de fer, une table, deux chaises. Des images pieuses et une grande croix de coquillages décoraient celle de Sémelin. Mais la Gaude voulait monter à la tour.

D’en bas elle leva la tête pour admirer la hauteur de ce tuyau, sur le mur blanc duquel se développe, en hélice, un escalier de fonte. Jean-Baptiste contemplait sa gorge musclée.

Ils montèrent sur leurs chaussons, elle devant. Il la suivait, le nez dans son cotillon qui ballait aux mouvements de ses hanches. Il haussait la main rapidement sur la rampe pour attraper la sienne le plus souvent possible. Elle s’arrêtait aux fenêtres et regardait l’îlot qui diminuait sous elle. Alors il se penchait sur son épaule et ne trouvait rien à répondre à ses questions.

Ils arrivèrent à un palier. C’était une petite pièce lambrissée de placards vernis, avec, au milieu, le pied de bronze de la lanterne. Une échelle de cuivre y conduisait. La Gaude monta. Mais brusquement Jean-Baptiste lui chatouilla les mollets par derrière.

– Ah! le petit bougre! vas-tu finir!

Elle rua dans l’air en rigolant. Le gars rit aussi, du sang aux yeux et cessa parce qu’il craignait de casser quelque chose. Ils débouchèrent dans la cage de verre toute vibrante sous le vent qui modulait des sifflements aigres le long des arêtes. Piron tira les rideaux qui couvrent le fanal et des lentilles de deux mètres apparurent avec leurs échelons et leurs disques de cristal; puis il poussa l’appareil qui tourna sans bruit sur sa cuve de mercure, en emportant une lumière d’argent dans ses glaces. La Gaude était impressionnée. Jean-Baptiste triomphait dans ses explications. Il lui fit pousser l’appareil à son tour, en lui tenant la main. Et elle s’amusa «parce que c’était très lourd et que ça marchait tout seul».

L’horizon, élargi pour leurs yeux élevés, découvrait Noirmoutier dans le sud-est. Mais sous eux l’îlot n’était plus qu’un caillou oblong au milieu des eaux solitaires et agitées tumultueusement à perte de vue.

La Gaude resta un moment silencieuse, saisie par la solitude. Autour d’elle régnait la mer, jusqu’aux limites de son regard, jusqu’au ciel, si vaste et si colèreuse que le Pilier semblait un dérisoire refuge qu’elle pouvait anéantir d’une seule charge de ses houles.

– On est quasiment abandonné… dit-elle d’une voix triste.

Mais le gars de riposter gaîment:

– Je suis-t’il point là pour te tenir compagnie!

Alors ils redescendirent à la chambre des placards.

Sur le palier Jean-Baptiste prit la Gaude à la taille en se penchant vers elle par-dessus l’escalier, et sa main rampa jusqu’aux seins. Elle laissait faire. Alors, brusquement, il l’empoigna à bras le corps, la collant à lui, ses lèvres écrasées sur la nuque fraîche. Elle chercha à se dégager, mais il la tenait serrée, une cuisse entre les siennes, épuisant de sa bouche goulue tous les coins de chair découverts. Enfin d’un effort elle le repoussa. Le béret du gars tomba en tournoyant dans le puits du phare. Le vent sifflait autour de la lanterne.

 

Ils demeuraient face à face, écarlates.

– T’es une grosse brute, dit la femme, j’ t’avais déjà giflé chez la mère Cônard, quand t’ étais au service…

Un souvenir qu’on porte à deux, même mauvais, rapproche toujours. La Gaude s’amollit en songeant au soir où le jeune gars, avantageux sous le col bleu de la Flotte, l’avait si hardiment pressée, dans une auberge de Noirmoutier, tandis que la même imagination excitait Jean-Baptiste en lui rappelant la longue attente de son désir; et son sang surchauffé d’homme cria désespérément:

– Marie! Marie!

A ce moment, comme un écho, le même appel monta d’en bas en résonnant et les saisit.

L’obscurité s’était amassée au fond de la tour et ils devinèrent Gaud qui hélait, la face en l’air, plutôt qu’ils ne l’aperçurent…

– Espère un brin, je visite! On va y aller! jeta la femme.

Fâchée d’être dérangée, elle se tourna vers Piron, lui sourit et descendit vite sur la fonte sonore.

Jean-Baptiste ouvrit une porte et sortit sur la galerie extérieure, en plein vent, en plein froid, parce que les tempes lui battaient et que son front ruisselait. La lourde nuit d’hiver pesait déjà sur l’est. Sémelin passait dans l’escalier, silencieusement, une lampe dans les mains.

La veille était longue dans cette nuit de février ténébreuse et calme.

Le doux bruit grésillant de la mer environnait le phare, traversé parfois du cri en mineur d’un oiseau perdu. Piron astiquait des cuivres pour s’occuper. A une table, Sémelin reproduisait, sur un carton, une Sainte Vierge avec des coquillages.

La lampe de Jean-Baptiste, qui marchait sur ses chaussons, errait sans bruit par les chambres en réveillant les objets au passage. Sémelin brassait par moment des coquilles pour en choisir une bleue. Et puis se refermait le silence énorme où la mer grignotait les rochers au dehors.

Tout à coup une sonnerie éclata, stridente à faire frissonner. Sémelin gagna la tour où Piron montait déjà. Toutes les trois heures, l’appareil appelle ainsi quand le contre-poids qui entraîne la lanterne est à bout de course.

Dans la petite chambre des placards, sous le feu qui tournait au-dessus de leur tête, Sémelin visita le mouvement tandis que Piron relevait le poids. Ils faisaient tout avec la lenteur minutieuse des marins, sans parler, parce que la nuit rend les hommes taciturnes.

Un moment encore le vieux surveilla la rotation tranquille de la lanterne, tandis que Jean-Baptiste se penchait aux fenêtres où son regard se heurta aux ténèbres drues. Il ne devina même pas la terre au-dessous de lui, ni le sémaphore où dormait la Gaude. Il semblait que la mer battît directement les murailles de la tour, comme si, depuis hier soir, elle avait dévoré l’île.

Pas d’étoiles, non plus, pour faire un ciel à la nuit.

Seulement l’océan, immense et formidable, parce qu’on le sentait, qu’on l’entendait sans le voir, avec des feux rouges de phares vacillant bas et très loin. Et le mystère et la peur dégagés par cette invisible présence, troublaient vaguement l’esprit des hommes.

Sémelin écouta quelque temps le silence, avec ses sens subtils, comme ceux des bêtes, d’homme qui vit en pleine nature. Le phare tournait avec une régularité magnifique, – éternelle, – en fauchant les ténèbres. Par intervalle, les coups de bec d’un oiseau frappaient aux vitres, là-haut, comme un doigt. Satisfait, Sémelin s’assit sur une marche de l’escalier de bronze, roula une chique et dit:

– P’tit gars, je vas te conter une histoire, pasqu’il est point bon de rester comme ça à entendre la tête vous sonner dans la nuit… C’est un vendredi, 26 février, comme aujourd’hui, que mon aïeux a vu Le Voltigeur. Le 26, c’est un mauvais jour, pasque c’est deux fois treize, et le vendredi, tout le monde sait qu’il est maudit, à cause de la mort de Notre Seigneur; aussi y a à craindre quand les treize et le 26 se rencontrent avec le vendredi. Donc, mon aïeux, du temps qu’il était gabier sur la Couronne a vu Le Voltigeur ce jour-là. C’était par le travers du Cap de Bonne-Espérance, sous le grand Napoléon, pendant un coup de suroît à démâter un trois-ponts. La Couronne fatiguait à tenir la cape sous ses basses voiles; alle était quasiment à la merci de Dieu que le capitaine n’invoquait point pasque c’était un mécréant. Même qu’il jura à cause d’un mousse qu’une vague emporta, et au même moment mon aïeux, qui était près de lui, vit une grande lueur par tribord devant et il lui cria:

– Capitaine! Capitaine! v’la un feu!

Mais c’était le feu du diable, car il leur courait dessus sous la forme d’une grande corvette qui naviguait tout haut par un temps pareil, aussi tranquille qu’un pétrel, avec de la lumière dans sa voilure comme si elle emportait tout le soleil du matin. Alors, pour éviter le choc, le capitaine voulut arriver, il commanda: tout le monde à son poste! fit mettre la barre au vent et filer de l’écoute. La Couronne ne gouvernait pas plus qu’une barrique et roulait à embarquer toute la mer, dret devant la corvette qui allait la couper en deux, plein vent arrière. Mon aïeux faisait sa prière; le capitaine était très pâle et au moment où la corvette l’abordait, il jura de se faire moine si son navire était sauvé, et aussi vrai que j’ te l’ dis, p’tit gars, le vaisseau de feu abattit sur tribord aussitôt et rangea seulement la Couronne, si près que leurs vergues se heurtèrent. Il y avait sur le gaillard d’arrière un vieux habillé d’une mode qu’on ne connaissait plus; il rigolait dans la bourrasque et fumait sa pipe, et tous les hommes de l’équipage étaient très vieux aussi et hurlaient comme des damnés, pasque le Voltigeur c’est l’enfer des matelots. Mon aïeux disait qu’il avait passé comme un boulet en calmant les vagues autour de lui et on ne le vit pas cinq minutes…

Soudain le sifflet d’un vapeur retentit. Sémelin s’interrompit court, poussa précipitamment une porte et sortit avec Piron sur la galerie extérieure en même temps que le bruit de la mer entrait d’un coup dans leurs oreilles.

A quarante mètres au-dessous d’eux, elle grouillait, animant les ténèbres d’une vie terrible. Ils se penchèrent par-dessus le parapet, le regard forcé vers le large, éblouis, puis aveuglés chaque fois que jaillissait le rayon du phare.

Pour la seconde fois la sirène meugla dans la nuit, plus près et plus longtemps. Sémelin désigna du bras le point d’où partait cet appel et murmura:

– Deux fois treize, un vendredi…

Le vent apportait les coups rythmiques d’une machine par-dessus le gargouillis des flots dans les roches. Jean-Baptiste jeta brusquement:

– Là! un feu rouge!

La sirène le coupa d’un hurlement désespéré, long jusqu’à l’essoufflement et sinistre dans cette obscurité sans étoile et sans lune, qui décuplait le danger. Cramponnés au parapet, les gardiens tendaient leurs sens vers le gouffre où des hommes criaient. Le foyer du phare fit un tour méthodiquement, et une gerbe de flamme apparut sur la mer où roula, un instant après, une explosion sourde. Puis de nouveau la nuit profonde, ensevelissante.

– Il coule! il coule! aux fanaux, p’tit gars!

Jean-Baptiste et le vieux dégringolèrent l’escalier de fonte et, quelques instants plus tard, ils couraient sur l’îlot avec une lanterne qui éclairait un rond de terrain autour de leurs sabots.

– Va chercher Gaud, dit Sémelin, il s’ra pas d’trop. Moi je vas vers Les Chevaux.

Jean-Baptiste partit au pas gymnastique en butant sur le sol inégal. A la porte du sémaphore, il heurta violemment. On ouvrit presqu’aussitôt en demandant:

– De quoi que n’y a?

Il vit deux jambes nues au haut des trois marches de l’entrée et leva son fanal. C’était la Gaude dans une grosse chemise de toile plissée au cou, et derrière elle la chambre soudain ouverte sentait le chaud et la bête.

Jean-Baptiste sourit niaisement et expliqua:

– C’est un navire qui a coulé dans l’ chenal du sud; va y a voir du sauvetage…