Za darmo

Le Peuple de la mer

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La mère Bernard sourit, hocha la tête et songea au joli couple que devaient faire son beau gars et la Cécile déjà formée comme une vraie femme.

Ils reparlèrent de l’affaire, de temps à autre, et petit à petit, risquèrent des projets et arrangèrent un mariage. Pourquoi pas, si la petite était sérieuse?.. Quant à Pelot, Bernard en répondait pour l’avoir commandé: c’était franc comme l’osier et doux comme un mouton. Et puis il possédait du bien, les deux prés derrière l’école.

La mère pensait au bonheur de garder le gars marié près d’elle. Il continuerait à habiter sa chambre, là, derrière la cloison, avec sa femme qui remplacerait un enfant perdu; et il y aurait de la quiétude et de la joie dans la maison, autour des vieux, jusqu’à leur mort.

Alors un soir, après la soupe, pendant que P’tit Pierre se brûlait avec une pomme de terre fumante, le père lui décocha en riant:

– Eh bien, ça marche les amours!

Il le prit gaiement et répondit:

– Ça marche…

Et tout de suite, Bernard parla de Cécile, des rendez-vous, des promenades à la Corbière, fier d’étonner son fils par ses renseignements.

– Hein! mon gaillard! ça voit clair un papa!

Il rit bonassement avec sa femme de la mine un peu contrainte du gars. Mais déjà elle invitait:

– Amène-la donc ici ta Cécile, faut faire connaissance.

– Bah! fit Bernard, les amoureux aiment la solitude, va donc, mon gars, va donc!

P’tit Pierre avait l’habitude de sortir après dîner mais non, comme le croyait son père, pour retrouver Cécile. Il descendait chez Zacharie où le vieil Hourtin l’attendait en compagnie d’un verre de rhum et de Clémotte qui fumait des cigarettes.

Ils ne jouaient pas aux cartes et ne buvaient guère. Clémotte se plaignait de rhumatismes qui nouaient plus étroitement ses articulations et l’obligeait à se traîner sur deux cannes, comme à quatre pattes. Hourtin, toujours solide, redisait inépuisablement ses voyages.

Alors s’évoquent les longs cours où cent jours à la suite, les grands navires, couverts de toile, charruent les océans de toute la force de leur masse; la vie de bord, parfois monotone jusqu’à la somnolence, parfois surmenée jusqu’à l’épuisement; les nuits paisibles où, dans le murmure du sillage, le bateau court vers les étoiles; les nuits de tempête qui font geindre les mâtures ainsi qu’un homme qui lutte. Et puis c’est la mer d’acier des tropiques, plate et chauffée à blanc; la mer hypocrite d’Océanie, riche du reflet de ses fonds; la mer battue des caps du monde, hantée par les pétrels; la vaste mer du large, d’un vert dru, qui roule indéfiniment ses longues houles d’un rythme égal, soumis aux vents.

Tout cela s’élève en mirage des récits du gabier, domine les incidents auxquels il s’attache: pêche aux requins, aux malamoques goulus que l’on prend à la ligne; rafle de saumons dans les estuaires d’Amérique; capture de poissons étranges, coffres, marteaux, bourses, lunes, dont il se glorifie d’avoir mangé; coup de mauvais temps, naufrages, et bordées formidables dans les ports du globe où les équipages se colletaient après boire, parce qu’ils ne parlaient pas la même langue.

Un grand souffle de vie libre, brutale, féroce, un grand souffle chargé de salure passe entre les trois hommes et les exalte sous la lampe fumeuse. Clémotte redit l’histoire de la femme qu’il échangea contre deux pots de graisse sous Bornéo, en agitant ses mains tortes. Hourtin reprend ses aventures, et P’tit Pierre les suit toujours, les yeux fixes, le menton dans les paumes.

Il rentrait tard dans la nuit. Il écoutait la mer calme bruissant parmi les roches, comme un millier de voix chuchoteuses. Il ne songeait pas aux frères partis qui n’étaient point revenus. Mais il pensait un moment à Tonnerre, parce que cette nuit douce est de celles qui font parler le baigneur. Et seulement, quand il se couchait, il se rappelait Cécile, qui dormait sans doute, chaude et appétissante.

Malgré l’invitation de ses parents, P’tit Pierre ne se pressa pas de l’amener et continua de la voir en cachette. Alors le brigadier, craignant que ça ne tournât mal, s’en fut «causer un brin» avec le père de la fille. Et un beau soir en rentrant, P’tit Pierre trouva Cécile installée entre ses vieux, dans leur maison.

Ils furent un peu gênés l’un et l’autre et se regardèrent sournoisement. Bernard jubilait en criant:

– Hein, p’tit gars! tu t’attendais pas à celle-là!

Mais comme ils demeuraient tout gauches, face à face, sans parler, la mère les remua:

– Eh ben voyons, on se bise point!

Ils s’embrassèrent tout de même à belles joues et se déridèrent. Cécile resta pour la soupe. On la plaça près de P’tit Pierre et ils se firent du genou sous la table. Le brigadier leur décochait des œillades entendues et lâchait de ci de là des allusions familières. Et le soir, avant son départ, tout le monde embrassa Cécile avec de grandes démonstrations.

P’tit Pierre la reconduisit sur la route et ils cheminèrent côte à côte, sans se toucher. Dans le premier moment de solitude, ils redevinrent timides vis-à-vis l’un de l’autre, comme jadis, parce qu’ils sentaient changée leur situation respective. Ils avaient l’impression de n’être plus les mêmes et qu’une nouvelle connaissance était à faire.

Pourtant, devant sa porte, Cécile se jeta au cou de P’tit Pierre qui l’étreignit et la baisa aux lèvres longuement, sans rien dire. Il rentra tout ému, le sang chaud; et comme la mère Bernard, qui l’attendait, s’exclama:

– Elle est gentille, ça te f’ra une bonne femme!

Il pensa qu’elle avait raison, de toute la force de son désir.

Quelques semaines plus tard, le père Bernard annonçait en même temps au village deux grosses nouvelles: le mariage de P’tit Pierre et l’embarquement de Florent sur les sous-marins.

On attendait la première; elle ne surprit personne. Il fallait bien que ça finit ainsi avant ou après la mise à mal de Cécile. Mais la seconde fut un événement.

De tous les gars du pays, Florent était le premier embarqué sur ces bateaux merveilleux que quelques-uns avaient vu glisser à fleur d’eau dans les rades paisibles. Le fait excita de la curiosité et de la fierté ensemble. Les connaisseurs discoururent abondamment parmi les groupes où les vieux apportent un front méditatif et les jeunes des yeux clairs d’enthousiasme.

Le brigadier fut très entouré. Il tenait ses assises chez Zacharie, au milieu de la grande table autour de laquelle les pêcheurs se tassaient coude à coude. Il ne connaissait point de sous-marin, mais il en parlait avec l’autorité que lui conférait sa paternité et en homme qui marche avec son temps, sans s’étonner. Déjà il avait préconisé les moteurs à pétrole et certains casiers en fer, pour la crevette, que la marine avait tenté d’importer sur les côtes et qui, malheureusement, ne pêchèrent point. Et, ce faisant, il avait conscience d’être supérieur et de servir son pays.

Maintenant il se répandait en explications sur les bateaux sous-marins:

– C’est comme qui dirait un poisson qui serait raide, un thon, quoi, avec une machine dans le ventre. Y a des pompes qui remplissent les cales d’eau pour qu’il descende, ou ben qui les vident pour qu’il remonte. Et puis le commandant voit la mer, à la surface, pour se diriger, par une lunette qu’est au bout d’un mât creux…

– Ça va-t-il vite?

– Je pense ben autant qu’un torpilleur.

– Faut-il être inventionneux tout de même! s’exclama Aquenette.

Aux regards fixes, aux visages graves des hommes, on sentait l’effort de tous les cerveaux sous les bérets.

– Et comment qu’il s’appelle celui de ton gars?

– Le Pluviôse.

– Ah!

– C’est un nom de la Révolution; il paraît qu’ça veut dire le mois où il pleut…

Les hommes froncèrent les sourcils sans comprendre. Perchais fit de l’esprit:

– Qu’est qu’ça peut faire qu’il pleut puisqu’on est sous l’eau!

Un tonnerre de rire ébranla la salle et chassa les mouches qui pointillaient le plafond. La conversation devint générale, chacun émit son opinion. Au bout de la salle, le vieil Hourtin proclamait:

– Les bateaux en fer, vous savez, j’ai pas confiance! et puis, quand on voit pas le soleil!..

Mais Bernard, qui a entendu, dit très haut:

– Les sous-marins, c’est un poste d’honneur!

Tout le monde approuva et Double Nerf en profita pour lancer:

– Qu’est-ce qu’on attend alors, pour boire à la santé de ton gars?..

Bernard commanda des litres, et P’tit Pierre servit à la ronde le vin rosé. Mais quand il fut à Tonnerre, hirsute et taciturne, le vieux refusa:

– J’aime point ce sirop-là!

Les pêcheurs rigolèrent et s’enhardirent à réclamer. Alors on apporta l’eau-de-vie et les petits verres qui disparurent dans les poings roux.

La fumée s’épaississait sous les solives, tandis que les cornets de tabac circulaient de mains en mains. Ceux qui ne fumaient pas se poussaient des boulettes de scaferlati dans la bouche; les autres se donnaient du feu, nez à nez, en tirant sur les mégots humides. Et bientôt les chansons commencèrent au branle des sabots qui battaient le sol:

 
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat’lots de Groix…
 

Bernard s’esquiva avec son gars. Un peu nerveux, P’tit Pierre se détourna plusieurs fois vers l’auberge. Il regrettait l’absence de Cul-Cassé et il chercha la voile grise du père Crozon sur la mer tranquille, parmi les roches des Sécé. Derrière lui les refrains roulaient, dolents, et rudes:

 
Nous étions trois mat’lots de Groix
Nous étions trois mat’lots de Groix,
Embarqués sur le Saint-François…
 

– Dire que tout ça c’est pour Florent! fit P’tit Pierre.

Mais Cécile descendait vers lui par la grand’route avec un fichu de laine rose sur ses épaules, en criant aigrement:

 

– J’allais te chercher, j’ pensais qu’ tu restais à t’ soûler avec les autres!

P’tit Pierre ne répondit pas et rentra, silencieux avec elle, tandis que Bernard les accompagnait de son regard tutélaire.

La nuit, dans le village, on entendit Tonnerre parler à la mer. Le temps était solennellement calme et les maisons toutes bleues de lune. Un peu de brise agitait par intervalle les feuilles dans les jardins, et la mer soupirait le long du rivage.

P’tit Pierre, sorti dans la courette, où frémissaient les deux hortensias, écoutait la voix ruinée du fou de la mer qui braillait au port. Ce n’étaient plus que des cris rauques, inarticulés, comme des aboiements, mais dont P’tit Pierre avait gardé le sens dans sa mémoire: «Ma câline! ma belle douce! ma femelle enjôleuse!..» Et brusquement un hurlement s’étrangla et le doux silence lunaire grandit sur le village.

Le lendemain en attendant le père Crozon pour embarquer, Cul-Cassé découvrit à P’tit Pierre ses tatouages: au poignet, un grand navire sous voiles, et deux ancres sur le bras avec un drapeau tricolore souligné de la devise: Quand même!

– Hein! la marine, si on l’a dans la peau! dit-il.

Les sardiniers s’éloignaient en paquet, très colorés dans la lumière blanche du matin. La mer baissait par petites secousses, en roulant du sable, comme de l’argent, sur le rivage. Un grand thonier, les antennes hautes, échouait le long des cales, tout incliné d’arrière en avant. P’tit Pierre s’exclama:

– Ah! mince! regarde là!

Un pied émergeait au bord de l’eau, là-bas, du côté des roches. P’tit Pierre se mit à courir avec Cul-Cassé qui se déhanchait. Une forme leur apparut dans la mer limpide, animée d’un fourmillement étrange, avec des choses indéfinissables et brillantes.

– Un noyé, dit le boiteux, on va toucher la prime!

Rapidement ils entrèrent dans l’eau. L’armée des crabes grouilla sans lâcher la proie.

– Tonnerre! c’est Tonnerre! cria P’tit Pierre qui reconnut le maillot blindé de médailles du baigneur.

Le second pied avait gardé une galoche. Ils tirèrent le corps au sec, sur la plage, tandis que les crabes, lâchant prise un à un, redescendaient avec l’eau qui s’écoulait. Dans la face violâtre, les yeux mangés faisaient des trous, et il y avait des poux de mer plein la barbe.

Des gens accouraient, prévenus par le douanier de service: Zacharie, Crozon, le père Clémotte, Bernard et des femmes.

– Qui c’est qu’est néyé?

– Le père Tonnerre.

– Le maître nageur! c’est-il possible!

– Et puis qu’il est bien fini!

– Jouait-il point la comédie aussi c’te nuit!

Ils firent cercle autour du cadavre dont la poitrine, constellée de trente-six médailles, éclatait au gai soleil.

– Il était tellement ivre qu’il sera tombé à marée basse, expliqua Bernard, et le flot l’aura recouvert… Il avait mis son maillot de fête… Pauv’ vieux!..

Cette mort le troublait un peu, comme un mauvais présage, parce que Tonnerre s’était enivré hier soir à la santé de Florent. Quelqu’un dit:

– Lui qui nageait que c’était pis qu’un poisson, allez donc voir!

On l’emporta sur une civière où il acheva de s’égoutter. Son vieux chien Tempête arriva, le flaira et se mit à hurler lamentablement.

– Il sent la mort, fit Zacharie.

Des femmes se signèrent.

Le groupe monta au village tout lumineux et blanc, au-dessus duquel flottaient les drapeaux des usines et des vols paisibles d’hirondelles. Des visages se montraient aux portes; des vieux s’avancèrent.

Le père Crozon et Cul-Cassé embarquèrent leurs casiers. P’tit Pierre leur donna la main et les regarda partir sur la mer douce où des roches, caparaçonnées de lianes, émergeaient en retenant du soleil. Au large on apercevait des sardiniers en pêche. Il s’attarda à compter les bretons distingués par leurs voilures chargées d’ocre rouge, et à observer des pieds de vent échevelés, dans l’est du ciel.

La mer mouvante lui soufflait à la face un air tonique qu’il engorgeait à pleins poumons. Il pensa à Tonnerre qui l’avait tant battue cette mer, «avec ses bras!» comme il disait; et il revit les plongées tragiques du vieux dompteur de vagues, dans les bourrasques; et il se sentit plus ému à ce souvenir que tout à l’heure, quand il avait pêché le cadavre. Tout de même, Elle avait pris sa revanche, l’hypocrite, sans colère, en câlinant. Et P’tit Pierre sourit en rentrant au village.

Le jour suivant on enterra le maître nageur, qui avait sauvé cent trente vies humaines, dans un coin du cimetière, avec ses médailles. A l’atelier P’tit Pierre lui bâtit une croix, par charité. Le père Bernard et Hourtin portèrent le corps derrière le curé. Clémotte suivit, malgré ses rhumatismes, avec trois femmes et le chien. Les pêcheurs étaient en mer; ils n’ont pas de temps à perdre quand la sardine est là.

Elle donnait si abondamment autour de l’île, que des centaines de barques accouraient de Bretagne. Les usines racolaient au loin des filles pour travailler. Une grosse activité secouait le village et Tonnerre disparut sans laisser d’autre trace qu’une faible crainte dans l’esprit de Bernard, un regret passager au cœur de son gars.

Le dimanche où les barques rentrent au port, les soixante chaloupes du pays se perdaient dans la cohue des bretons coaltarés. Il y en avait tellement que la mer était noire de leur reflet, tassés flancs à flancs contre la jetée, mouillés par groupe dans le chenal et montés haut sur le sable des grèves.

Les belles coques larges, coffrées, dominent l’eau paisible, asservie, de toute la fierté de leur avant en muraille où les marquent des numéros blancs ou bleus, gravés dans le bois en chiffre de deux pieds. Et doucement éculées vers l’arrière, elles se tiennent d’aplomb, complétées de silhouette par l’inclinaison de leurs mâts, énormes pieux nus, avec seulement un palan qui pend, là-haut, comme une tête.

Les filets bleus où le vent grésille, sèchent en ballonnant, sur les vergues, avec leur chapelet de lièges. A bord, des écailles brillent comme du mica et les voilures rouges, amenées pêle-mêle, rutilent dans le soleil.

Mais la misère est comme une maladie dans l’intérieur de ces barques délabrées, sans abri, sans couchettes, où les pêcheurs vivent et dorment entre un plancher poisseux et une voile saumâtre. Une marmite pour la soupe, un baquet pour la teinture, un coffre pour le pain et leur endurance stoïque suffisent aux hommes pour battre l’océan à des centaines de milles de chez eux, dans les hivers mauvais où il n’y a plus de sardines.

Race sauvage, pirate, nombreuse parce que la mer est là, où l’on travaille par famille sur chaque bateau qu’il faut des bras pour mener; race endurcie de cœur et de muscles, pénétrée par le socialisme où elle ne voit qu’une libération de la force; race trop gâtée d’alcool, les bretons sont redoutés sur la côte vendéenne où ils s’abattent en suivant le poisson voyageur.

A terre ils pillent les champs, les bois, les poulaillers, et même les charniers des fermes que les femmes sont impuissantes à défendre. On a vu l’île d’Yeu vendangée dans une nuit. Et les portes closes, les chiens et les gendarmes ne suffisent pas à les tenir en respect.

Le village était envahi par les vareuses brunes. Un bruit continu de galoches roulait sur la jetée où déambulaient les gars silencieux, le béret en pointe sur le front. Dans le port, d’où monte une rude senteur de pourriture et de rogue, de jeunes hommes se baignaient dans des flaques de lumière. D’autres, assis les jambes pendantes au bord des cales, contemplaient indéfiniment la mer devant eux.

Chez Zacharie on buvait à pleine table en mâchant la rude langue de Bretagne. Mais les vareuses brunes, étrangères, ne se mêlaient point aux vareuses bleues du pays. On se toisait, on s’affrontait. Une hostilité de race séparait les hommes, qui ne se joignaient que pour se battre sans merci, parfois au couteau.

Toutes les filles des usines sortaient en atours: mouchoir groseille, pèlerine rose, bleu de ciel, bonnet de linge éclatant au-dessus de leur visage basané. Elles allaient à petits pas, bras dessus, bras dessous, riant aux gars sur leur passage. Il y avait des Sablaises en cotillons courts, en sabots blancs, la grande coiffe ailée posée sur leurs cheveux noirs rangés en dents au haut du front. Il y avait des Bretonnes tout en velours, adornées de tabliers multicolores et de rubans qui flottent sur leur cou libre. L’air était bruyant, plein de rire, d’œillade, de gaieté, de désir, et au seuil des portes, les vieux rajeunissaient en parlant d’autrefois.

P’tit Pierre et Cécile se promenaient ensemble par le village. Il portait une cravate verte sur un plastron empesé et un feutre moucheté. Elle arborait un fichu rouge par-dessus son corsage et un ruban rouge aussi à son bonnet. On les invitait à trinquer de porte en porte:

– Eh ben, à quand la noce?

– J’ pense qu’il espère l’hiver pour se mettre au chaud!

– Ah! sacré Pierre!.. A la vôtre, les amoureux!

Cécile repoussait toujours le verre en minaudant, et P’tit Pierre lui mettait le sien aux lèvres pour qu’elle connût sa pensée. Elle riait de toutes ses dents saines, s’étouffait et tout le monde se tordait en lâchant des bêtises.

P’tit Pierre qui n’était pas sans jouir de ces hommages, éprouva une contrainte quand Julien Perchais, passant, la casquette en arrière, le poitrail large sous le maillot, lui dit en riant:

– Regardez-moi çà! c’est mis comme un monsieur!

Et devant Cul-Cassé qu’il rencontra, accroupi sur une borne, en vareuse et en béret, il se sentit une gêne indéfinissable.

Cécile rayonnait naïvement, heureuse des félicitations, de se montrer au bras de son beau Pierre, et de sentir l’envie dans les regards des compagnes. Elle épousait un gars sérieux, fils d’un brigadier des douanes, et qui gagnait bien sa vie. Aussi la mère Zacharie qui ne voulait pas d’un pêcheur pour sa «demoiselle» maigrissait de dépit.

Réchauffé par toute cette joie, Bernard était repris par sa manie de nettoyage. Il lessiva, blanchit ses quatre pièces, repeignit ses volets et ses briques. Les gens du village s’arrêtaient, en passant, devant la petite maison colorée comme un jouet neuf et disaient:

– Mâtin! il fait de la toilette pour marier son gars!

Mais la grosse affaire fut la chambre nuptiale que Pierre occupait à présent. Déjà la mère Bernard y avait déplacé le lit pour introduire l’armoire où s’étageaient les belles piles de draps écrus, et la commode qui portera les photographies de famille et la couronne d’oranger sous un globe. Cécile ornerait le lit de beaux rideaux en cretonne à fleurs; P’tit Pierre ferait la table à l’atelier.

Il s’amusait de tous ces préparatifs sans les hâter. Chaque soir, à la brune, il s’isolait avec Cécile dans les dunes de la Corbière où ils échangeaient maintenant des caresses précises, à la mode du pays. Il ne parlait pas du mariage et si on lui demandait quand il aurait lieu, il répondait en riant:

– Ça viendra bien, soyez tranquille!

Alors ses parents fixèrent la noce au prochain congé de Florent, dans le mois d’octobre.

P’tit Pierre accepta sans objection. L’attitude de Cul-Cassé, qui lui battait froid, le tourmentait. Jaloux de ce mariage avec une de ces jolies filles qu’il couvait inutilement, de loin, comme un chien affamé, le boiteux évitait P’tit Pierre, et s’ingéniait à sortir en canot à son insu pour ne pas l’emmener.

P’tit Pierre rôda autour de lui, bon enfant, un peu déconcerté, s’efforçant de le reconquérir en lui payant à boire. Ce qui le frappait, jusqu’à l’obsession, à chaque rencontre du boiteux, c’était ce bracelet tatoué qui lui cernait le poignet comme une cicatrice. Et l’idée lui vint, pour flatter l’indifférent, et parce qu’il lui plairait de porter dans sa chair, un emblème, de lui demander s’il savait graver des figures sur la peau.

– Oui, répondit Cul-Cassé.

– Alors tu vas m’en faire une sur le bras.

– Deux cœurs enlacés, ricana le boiteux.

Mais P’tit Pierre qui n’y avait point pensé le regarda naïvement et répliqua:

– Non, deux ancres comme toi, avec écrit dessous: Quand même!

Du coup, Cul-Cassé rit plus fort en se moquant. P’tit Pierre sentit la colère le soulever. Il se contint pour ne pas envoyer l’infirme rouler sur le sol, et troussant brusquement sa chemise, il dégagea son bras gauche qu’il claqua en disant.

– Tiens! travaille là-dessus!

Ils firent la chose dans la cabane des Piron. Cul-Cassé grava son dessin avec une aiguille en pointillant jusqu’au sang la peau de P’tit Pierre, puis, sur les piqûres fraîches, il sema une traînée de poudre noire qu’il enflamma. Le boiteux guettait la grimace de P’tit Pierre à la douleur; mais pas un muscle de son visage ne bougea, et quand l’opération finit il demanda simplement:

 

– Ça y est?

– T’es tout de même un bougre! concéda Piron.

Le lendemain, à la sortie de l’usine, comme Cécile empoignait P’tit Pierre par le bras gauche, il s’écria:

– Tu me fais mal, j’ai une éraflure!

– Montre voir?

– Oh! c’est ben rien, laisse donc ça!

Mais le soir devant la mer tranquille dont on sent la présence vaste et rôdeuse dans la nuit sans lune, elle le pressa, comme si elle doutait.

– Tu m’aimes bien, dis?.. Toujours autant?..

– Pourquoi moins! c’est tout pareil, répondit-il en la tranquillisant d’un gros baiser.

Et les jours suivants, pour ne pas être toujours «mis comme un monsieur», il acheta une vareuse de marin et dit à sa mère:

– C’est plus chaud et ça coûte moins cher qu’un paletot et un gilet.

La bonne femme rit beaucoup et colporta l’affaire:

– Hein! s’il est économe le gars pour entrer en ménage!

Et brusquement ce fut la catastrophe: le Pluviôse abordé dans les passes de Calais, coulait à pic avec son équipage.

On attendait Florent dans huit jours pour la noce à P’tit Pierre; et la mère Bernard raccommodait une paire de draps afin de coucher son gars que déjà il était au fond, dans ce fuseau de tôle où l’on boulonne des hommes pour les entraîner à la guerre.

La nouvelle n’arriva au village que deux jours plus tard, avec l’Echo de Paimbœuf; Zacharie la lut le premier dans son arrière boutique et dit:

– Ah mince! en se passant la main sur le crâne.

Il entra vite dans sa buvette où Clémotte, Hourtin, Viel et Izacar le mareyeur étaient attablés. Il leur tendit la feuille en criant le désastre. Viel en fit à haute voix la lecture que les hommes écoutèrent avec gravité, un moment même après qu’il eût fini.

– J’ l’avais ben dit! des navires en fer! clama Hourtin.

– Tout de même, fit Clémotte, les Bernard ont de la guigne!

– Et ils savent point? demanda Viel.

– Sûrement qu’ils savent point!

Ils restèrent pensifs autour du journal. La fille à Zacharie, qui avait entendu, conta la chose à sa mère. Elles allèrent ensemble regarder P’tit Pierre qui travaillait gaîment à l’atelier, et, sans rien dire, partirent bavarder dans le village.

Quand Bernard sortit de chez lui, des têtes le guettaient aux portes. Il ne les remarqua pas et descendit vers le port rejoindre les vieux. Mais il n’y avait que le douanier de service, bâillant sur la cale. Alors il contourna l’abri de sauvetage et monta au XXe Siècle.

A son entrée dans la salle les hommes se taisent, lui rendent à mi-voix son salut. Leurs poignées de main sont indécises et prolongées à la fois, et leurs yeux se dérobent. Bernard éprouve, à tous ces signes, une impression pénible, mais s’efforce de plaisanter.

– Ben quoi, on complote dans les coins?

Personne ne rit et Clémotte, ramassant le journal sur la table, dit au brigadier:

– Mon pauv’ vieux! t’as point de chance!

Alors tous parlent à la fois:

– Pour sûr… C’est un malheur… Qui qu’aurait cru…

– Et pis t’as qu’à lire, reprend Clémotte.

Bernard a repoussé le béret de son front en sueur. Il saisit la feuille et la tient loin de ses yeux qui faiblissent. Sa chemise lui colle au dos, toute froide. Et soudain la feuille tremble au bout de ses bras en clapotant, retombe, et il dit:

– Misère!

Les autres n’osent point le regarder, craignent de remuer, sont émus. On entend des coups de marteau résonner à l’atelier et la voix de Clovis qui chante.

– Et le gars? interroge Bernard.

C’est un vrai soulagement. Tout le monde parle de P’tit Pierre qu’on n’a pas voulu inquiéter, qui ne sait rien, qui travaille à côté. Mais déjà Bernard pousse la porte et l’appelle:

– Pierre! Pierre!

Il paraît, en bras de chemise, la poitrine à l’air, éclatant de vie, avec du soleil derrière lui qui entre par la cour.

– Ton frère est mort, dit Bernard, voilà!

Le gars s’arrête au choc, fronce les sourcils et demeure stupide. Le brigadier s’écroule sur une chaise en murmurant:

– Et la mère! la mère!

Des larmes roulent dans sa barbe, des larmes rares de vieux. P’tit Pierre lit le journal, les yeux écarquillés. La mère Zacharie et sa fille, revenues, font la demi-tête derrière une porte vitrée. Louchon entre:

– Est-il là le père Bernard?.. Parce qu’on le demande à la Marine encore, j’ai idée qu’y a du malheur…

Il s’interrompt brusquement en voyant le vieux qui pleure, la face contractée. Mais Bernard crie:

– La Marine! Quoi la Marine! l’gars est foutu! il est foutu!

Puis plus doucement, résigné, avec obéissance, il ajoute:

– Faudra y aller, puisqu’on demande, t’ira, Pierre.

Et il sort avec son fils en se cramponnant à son bras.

Les hommes respirent, encore troublés par leur propre silence. Enfin Clémotte risque:

– C’est un coup pour lui!

– Le quatrième gars, tout de même!

– Bon Dieu! j’ai les sangs tournés, me faut une goutte, dit Hourtin.

– Donnes-en donc six, fait Viel à Zacharie, une pour chacun!

Bernard était allé s’asseoir sur la plage, derrière une grosse bouée qui le dissimulait au village. Devant lui il n’y avait que quelques casiers secs et tout de suite la mer qui, vue de bas ainsi, semblait monter vers l’horizon.

Elle remplissait l’espace jusqu’au ciel et pénétrait dans la terre. Les reflets de ses vagues étaient comme des yeux troubles, attirants, et tout le long du bord son petit chant roulait dans les galets ainsi qu’une vieille romance. Bernard la regarda sans haine et abandonna sa douleur dans la chanson. La mer était nue, souveraine, câline.

Bernard était résigné, sans révolte. Il pliait sous le coup, sans phrase contre la gueuse. N’est-elle pas là pour l’éternité, et ne lui faudra-t-il pas toujours des hommes, comme à la vie? Il incriminait plutôt la chance et Dieu, et il avait peur quand il songeait à sa femme ignorante encore.

A la Marine P’tit Pierre reçut des renseignements. Comme on avait espéré renflouer immédiatement le sous-marin et sauver l’équipage, on n’avait pas prévenu plutôt les familles des victimes. Mais tous les efforts demeuraient vains. L’état de la mer ne permettait pas de mailler toutes les chaînes de relevage. Peut-être les hommes vivaient-ils encore? Peut-être avaient-ils été noyés par le remplissage du navire? On ne savait pas.

Emu quand il songeait à Florent, P’tit Pierre s’intéressait à la catastrophe. La navigation sous-marine, l’abordage, les manœuvres de sauvetage sollicitaient son imagination. Il marcha vite au retour en construisant des hypothèses.

En haut du village il rencontra son père qui montait au-devant de lui, et sa pensée revint brusquement à son frère.

– Et ben?

– On essaie de renflouer le bateau, en le soulageant avec des chaînes. Il se paraît que les hommes vivraient s’il n’a pas rempli…

– Ah!

Les Bernard descendirent sans plus parler, dépassèrent l’église, la maison d’école, gagnèrent l’usine, et les volets verts de leur maisonnette apparurent. Le père soupira bruyamment, s’arrêta et dit:

– J’vas causer à la mère, moi.

La bonne femme rapetassait toujours les draps dans l’embrasure de la fenêtre. Elle s’étonna de voir rentrer le gars en même temps que le père avant midi.

– Qu’est-ce que n’y a encore, on est venu te demander de la Marine, mon Bernard?

– Oui, oh! pas grand’chose… un accident sur le Pluviôse… des hommes blessés…

– Not’ Florent!

Bernard s’accrocha au buffet à ce cri qui rompait son courage.

– Florent… Oui…

– L’ bon Dieu n’a donc pas pitié de nous!

Elle demanda des détails et Bernard dut inventer toute une histoire de brûlure, d’hôpital où il s’embrouilla lui-même, honteux de son mensonge, et de plus en plus saisi par le désir de tomber au cou de sa vieille en lui disant: «il est mort, mort, notre Florent!» pour pouvoir souffrir à l’aise, souffrir à deux.

Tout de même il tint son personnage les jours suivants et fut se renseigner quotidiennement à la Marine. Le renflouage n’avançait pas. On n’avait aucun moyen réel de sauvetage: des chaînes insuffisantes qui rompaient, des chalands de fortune qui remplissaient; on était réduit aux marées qui soulageaient l’épave, pour l’approcher de la côte.