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Jeanne de Constantinople

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Le scandale allait croissant. Parmi les conseillers de la comtesse, les uns pensaient que la jeune princesse si étrangement séduite et aveuglée devait se faire sans délai religieuse, et entrer en l'abbaye de Sainte-Waudru à Mons, ou en celle de Maubeuge, ou dans une maison d'Hospitalières; quelques-uns prétendaient que, dans sa position, elle ne pouvait prendre le voile, et qu'elle devait passer le reste de ses jours dans la retraite et l'humilité. De nouvelles tentatives auprès de Bouchard furent infructueuses; et c'est alors que, devant une obstination que rien n'avait su vaincre, la comtesse de Flandre dut prendre une résolution grave. Elle écrivit au Pape et au concile général alors assemblé à Latran. En dénonçant l'apostasie du sous-diacre Bouchard, elle priait le Pape et le concile de prononcer sur le cas où se trouvait sa sœur; de décider si son mariage avec Bouchard était valable, et si ses deux enfants devaient être réputés légitimes[111].

Innocent III, ce pontife austère, cet homme inflexible, qui avait dompté Jean-sans-Terre et forcé Philippe-Auguste à renvoyer Agnès de Méranie, tressaillit d'une sainte colère. La bulle qu'il fulmina le prouve assez. «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à nos vénérables frères l'archevêque de Reims et à ses suffragants[112], salut et bénédiction apostolique. Un horrible, un exécrable crime a retenti à nos oreilles. Bouchard d'Avesnes, naguère chantre de Laon, revêtu de l'ordre du sous-diaconat, n'a pas craint d'enlever frauduleusement, de certain château où elle était confiée à sa foi, sa cousine, noble femme Marguerite, sœur de notre chère fille en Jésus-Christ, noble femme Jeanne, comtesse de Flandre: il n'a pas redouté de la détenir, sous le prétexte impudent et menteur d'avoir contracté mariage avec elle. Comme du témoignage de plusieurs prélats et d'autres hommes probes qui ont assisté au sacré concile général, il nous a été pleinement prouvé que ledit Bouchard est sous-diacre, et qu'il fut jadis chantre de l'église de Laon; ému de pitié dans nos entrailles pour cette jeune fille, et voulant remplir les devoirs de notre office pastoral envers l'auteur d'un forfait si odieux, nous vous ordonnons et mandons par ces lettres apostoliques, que les dimanches et fêtes, par tous les lieux de vos diocèses, au son des cloches et les cierges allumés, vous fassiez annoncer publiquement que Bouchard l'apostat, contre lequel nous portons la sentence d'excommunication que réclame son iniquité, est mis, lui et ses adhérents, hors de communion, et que tout le monde doit avec soin l'éviter. Dans les lieux où Bouchard sera présent avec la jeune fille qu'il détient, dans les endroits même en dehors de votre juridiction où, par hasard, il aurait l'audace d'emmener ou de cacher ladite jeune fille, le service divin devra cesser à votre commandement, et cela, tant que ledit Bouchard n'ait rendu Marguerite libre à la comtesse sus-nommée, et que, satisfaisant comme il convient aux injures commises, il ne soit humblement retourné à une vie honnête et à l'observance de l'ordre clérical. Ainsi donc, tous et chacun de vous, ayez soin d'exécuter ceci efficacement, de manière à faire voir que vous aimez la justice et détestez l'iniquité, et aussi pour n'être pas repris d'inobédience et de négligence. – Donné à Latran, le XIV des kalendes de février, l'an XVIIIe de notre pontificat (19 janvier 1215).[113]»

La vive sollicitude d'Innocent III à l'égard des filles de l'empereur Bauduin s'explique; c'était pour le Pape une affaire de conscience sous un double rapport. En 1198, alors qu'il s'agissait d'organiser cette grande croisade dont le comte de Flandre devait être le chef, Innocent, pour ôter toute crainte, tout scrupule à Bauduin, lui écrivit une lettre dans laquelle il prenait sous sa protection lui et sa famille, jurant d'avoir, pendant l'expédition, un soin particulier des enfants du comte et de leur patrimoine[114].

Bouchard, enfermé dans les hautes tours du château d'Etrœungt, que son frère Gauthier d'Avesnes lui avait donné en 1212 à l'occasion de son mariage, ne parut pas ébranlé de ce premier anathème. Le second ne se fit pas longtemps attendre. Honorius III, successeur d'Innocent qui venait de mourir, fulmina, le 17 juillet 1217, une nouvelle bulle, plus énergique, plus significative encore que la première s'il est possible. Il y disait: «Plût à Dieu que Bouchard d'Avesnes, cet apostat perfide et impudique, se voyant frappé, en conçût de la douleur, et que, brisé de contrition, il acceptât humblement la correction ecclésiastique; ainsi le châtiment lui rendrait l'intelligence, l'ignominie qui souillait sa face viendrait à cesser; le saint ministère ne serait plus en lui sujet à l'opprobre, et l'on ne verrait plus le visage d'un clerc couvert de confusion: Bouchard enfin n'aurait plus à craindre le reproche et la parole de tous ceux qui l'abordent. Tandis qu'au contraire le caractère clérical est blasphémé en lui parmi les nations et que vous-mêmes, mes frères, encourez l'accusation de négligence… Mais bien que, suivant ce que nous a fait dire la comtesse sus-mentionnée (Jeanne), vous ayez fait promulguer l'excommunication du sus-nommé Bouchard, comme vous n'avez pas pleinement exécuté notre mandat apostolique en d'autres points non moins nécessaires, ledit Bouchard n'a eu garde de se tourner vers celui qui l'a frappé et n'a point invoqué le Dieu des armées. Bien loin de là, cette tête de fer, ce front d'airain ne s'est ému ni de la crainte de Dieu, ni de la crainte des hommes, et n'a donné aucun signe de repentir. Ladite comtesse, toujours accablée de douleur et pénétrée de confusion, n'a donc pu jusqu'à présent recouvrer la sœur qui lui est ravie. Ainsi, voulant atteindre par un châtiment plus grave celui qui ne s'est point laissé pénétrer par la componction, nous mandons expressément à votre paternité que, suivant l'ordre de notre prédécesseur, vous ayez à procéder contre l'apostat susdit, nonobstant tout obstacle d'appel, de façon à faire voir que vous avez de tels forfaits en abomination, et que la comtesse sus-nommée n'ayant plus à renouveler ses plaintes, nous puissions rendre bon témoignage de votre droiture et de votre zèle. – Donné à Agnani le XVI des kalendes d'août, l'an premier de notre pontificat (17 juillet 1217).»

Cette excommunication n'eut pas plus d'effet que la première. Cependant Marguerite avait obtenu un sauf-conduit de sa sœur et allait quelquefois la visiter. Un jour, devant toute la cour de Flandre assemblée, et il s'y trouvait plusieurs évêques et grand nombre de barons, elle s'écria: «Oui, je suis la femme de Bouchard et sa femme légitime. Jamais, tant que je vivrai, je n'aurai d'autre époux que lui!» Et se tournant vers la comtesse: «Celui-là, ma sœur, vaut encore mieux que le vôtre: il est meilleur mari et plus brave chevalier[115].» Peu de temps après, Bouchard, ayant voulu réclamer les armes à la main le douaire de Marguerite, tomba au pouvoir de la comtesse de Flandre, qui le retint prisonnier au château de Gand. Marguerite se rendit à plusieurs reprises auprès de sa sœur pour implorer la délivrance de Bouchard; mais chaque fois elle se montra inébranlable devant toutes les supplications de la comtesse et ne voulut jamais consentir à se séparer de l'excommunié. Jeanne, nonobstant les graves sujets de plainte qu'elle avait contre sa jeune sœur et l'injure récente qu'elle en avait reçue, céda à ses instances et lui rendit enfin le père de ses enfants[116]. Toutefois, Marguerite dut fournir caution que Bouchard ne prendrait plus les armes. Arnoul d'Audenarde, Thierri de la Hamaïde, les sires d'Enghien, de Mortagne et plusieurs autres se portèrent garants pour elle[117].

 

L'affection de Marguerite soutenait donc Bouchard contre l'adversité et fortifiait son obstination. Aussi le vit-on toujours impassible et opiniâtre dans la proscription à laquelle l'Eglise l'avait condamné.

Tantôt il vivait dans une province, tantôt dans une autre, au fond de quelque retraite que lui ouvrait furtivement la main généreuse d'un ami. Il se trouva même des prêtres assez audacieux pour dire la messe en présence de Bouchard et de sa famille[118]. Il parcourut de la sorte les diocèses de Laon, de Cambrai et de Liège, et séjourna pendant six ans au château de Hufalize, sur les bords de la Meuse, dont le seigneur lui accorda l'hospitalité ainsi qu'à Marguerite et à ses enfants[119].

La papauté, devant qui les empereurs et les rois humiliaient leurs fronts, ne pouvait vaincre l'obstination d'un sous-diacre. Une troisième excommunication, plus violente que ne l'avaient été les deux autres, est fulminée, en 1219, par Honorius. Cette fois ce n'est plus Bouchard seul qui est frappé, c'est son frère Gui d'Avesnes, ce sont ses amis Waleran et Thierri de Hufalize et les autres qui ont donné asile à l'apostat; ce sont les prêtres désobéissants, c'est Marguerite enfin qu'atteindra l'excommunication, si Bouchard n'est pas laissé dans l'isolement, comme devait l'être tout homme frappé de l'anathème ecclésiastique.

«Honorius, etc… Pourquoi la bonté divine n'a-t-elle pas permis que le méchant apostat Bouchard d'Avesnes se réveillât et ouvrît enfin les yeux pour reconnaître son iniquité et apercevoir les immondices dont il est souillé depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, et que, de l'abîme boueux où il est enfoncé, il poussât un cri vers le Seigneur pour obtenir d'être retiré de cet étang de misères et de la fange d'impureté où il est retenu?.. Mais non, nous le disons avec douleur, le cœur de cet homme est endurci. Il se corrompt et se putréfie de plus en plus dans son fumier: comme une bête de somme, il élève la tête, et comme l'aspic qui n'entend pas, il se bouche les oreilles pour ne point écouter nos corrections et écarter de lui les remontrances qui devraient le retirer de l'iniquité. Aussi le misérable doit-il craindre avec raison d'encourir tout à la fois l'exécration de Dieu et des hommes, c'est-à-dire les châtiments temporels d'une part et les peines éternelles de l'autre. Nous rougirions de rappeler encore ici les forfaits que l'apostat susdit a commis impudemment envers noble femme, notre très chère fille en Jésus-Christ, Jeanne, comtesse de Flandre, etc… Mais comme nobles hommes, Waleran, Thierri de Hufalize, et d'autres encore des diocèses de Laon, de Cambrai et de Liège, favorisent le même apostat excommunié et gardent les réceptacles où est détenue ladite Marguerite, et qu'en outre, noble homme, Gui d'Avesnes, frère germain du même apostat, et quelques autres avec lui, le maintiennent de toutes leurs forces, et qu'enfin il s'est trouvé des prêtres assez audacieux pour célébrer témérairement les divins offices au mépris de l'interdit dans les lieux où la susdite Marguerite est détenue captive, etc… Nous mandons apostoliquement à votre discrétion de publier, etc. (la formule d'excommunication comme ci-dessus)… Et s'il est trouvé que ladite Marguerite, s'étant rendue complice d'une si grande iniquité, ne s'est point séparée de son séducteur, qu'elle soit aussi nommément excommuniée, nonobstant tout appel, jusqu'à récipiscence, etc. – Donné à Rome le VIII des kalendes de mai, l'an IIIe de notre pontificat (24 avril 1219).[120]»

La déplorable position de Bouchard avait jusque-là été adoucie par l'aveugle dévouement que Marguerite ne cessait de lui porter. On garde aux Archives générales, à Lille, un acte de 1222, où Marguerite donne encore à Bouchard le titre d'époux: maritus meus[121]. Mais bientôt cet attachement si vif et si exalté s'évanouit tout à fait, par un de ces retours si fréquents dans les affections humaines, et Bouchard se vit abandonné. Marguerite se retira d'abord au Rosoy avec ses enfants, chez une des sœurs de Bouchard d'Avesnes[122]; puis, en 1225, Bouchard était complètement délaissé, et sa femme, au grand étonnement de chacun, formait de nouveaux nœuds en épousant le sire Guillaume de Dampierre, deuxième fils de Gui II de Dampierre, et de Mathilde, héritière de Bourbon[123].

Bouchard d'Avesnes vécut encore quinze ans. La comtesse de Flandre lui pardonna et intervint même avec le comte Thomas, son mari, dans certaines affaires de famille qui l'intéressaient[124]. Retiré au château d'Etrœungt, Bouchard y mena une existence assez obscure; car l'on n'entendit plus parler de lui. Peut-être cherchait-il alors des consolations dans l'étude des lettres qui avaient fait le charme de ses jeunes années. Nonobstant les fables que plusieurs historiens ont débitées sur le trépas de ce personnage si coupable et si malheureux, il paraît aujourd'hui certain qu'il mourut naturellement en son manoir, vers 1240, et qu'il fut enterré à Cerfontaine, près de l'ancienne abbaye de Montreuil-les-Dames, sur les confins de la Thiérache et du Hainaut[125].

III

Histoire merveilleuse du faux Bauduin

Jeanne, orpheline dès son enfance, avait, au début de son mariage, vu son pays ravagé et ensanglanté par la guerre; au milieu de ses douleurs patriotiques, elle avait eu le profond chagrin de voir sa jeune sœur devenir, à l'insu de tous, la femme d'un prêtre apostat et rebelle; elle avait vu enfin le comte Fernand, son mari, vaincu à Bouvines, retenu prisonnier dans la tour du Louvre, sans que ses supplications, ses larmes, ses sacrifices pussent l'arracher à l'implacable animosité du roi de France. Il semblait que la coupe de ses infortunes dût être pleine. Il n'en était rien cependant, et il lui restait une cruelle et dernière épreuve à subir.

Il arriva, en effet, vers 1224, un événement des plus étranges, qui produisit partout une grande émotion et faillit causer une révolution complète en Flandre et en Hainaut. Nous avons fait allusion plus haut à cette merveilleuse aventure. Il nous reste à la raconter d'après les historiens du temps qui nous ont laissé à ce sujet des détails d'un piquant intérêt.

En l'année 1215, parurent pour la première fois en Hainaut, dans la ville de Valenciennes, des Frères Mineurs de l'ordre de Saint-François. Voués aux plus humbles labeurs, les uns faisaient des nattes, des paniers, des corbeilles; les autres de la toile; quelques-uns écrivaient et reliaient ces livres que nous admirons aujourd'hui comme les chefs-d'œuvre d'une patience surhumaine[126]. Quels étaient donc ces austères personnages? d'où venaient-ils? Chacun cherchait à pénétrer le mystère dont s'entourait leur pauvre et silencieuse existence. On se livrait à toute espèce de conjectures à ce sujet, quand un incident vint trahir le secret bizarre dont ces religieux semblaient se faire un cas de conscience.

L'an 1222, comme l'on posait les fondements du beffroi, au coin du marché, en la ville de Valenciennes, le sire de Materen, gouverneur de ladite ville pour la comtesse Jeanne, vint assister à cette opération. Il était là, regardant les travaux, quand il aperçut devant lui un Frère Mineur, demandant humblement l'aumône parmi la foule.

«Cet homme, dit-il aux gens de sa suite, me paraît d'une élégante et belle stature; son geste est noble et grave, mais quel vêtement sordide, comme tout cela est bizarre, misérable. Qu'on l'appelle, et faisons-lui l'aumône[127]

Le Frère s'approcha du gouverneur, et, l'ayant considéré avec attention, il se couvrit le visage de ses mains, puis s'éloigna aussitôt en disant: «Je n'accepterai point d'argent.»

On courut après lui; mais il repoussa tristement la bourse qu'on lui tendait, et se hâta de regagner son couvent.

Cette conduite parut étrange au gouverneur; mille pensées diverses traversèrent son esprit. Il s'enquit du nom de cet homme qui fuyait sa présence si brusquement. On n'en put rien lui dire, sinon qu'on le croyait Flamand et que les autres religieux l'appelaient frère Jean le Nattier, à cause de son adresse à tresser les nattes. Du reste, ajouta-t-on, il porte sur le visage deux profondes cicatrices dont l'une descend du front à l'œil droit, en passant sur le sourcil, et l'autre partage le front transversalement[128]. A ces mots, le gouverneur baissa la tête et demeura pensif. Rentré au logis, il envoie dire au religieux de venir incontinent le trouver. Mais on répond au messager que le Frère a quitté le couvent pour se diriger vers Arras. La nuit se passe, et le lendemain dès l'aube, le sire de Materen, suivi de quelques valets, chevauchait à la poursuite du religieux. Entre Douai et Arras, il rejoignit le Frère qui cheminait en compagnie d'un autre religieux de son ordre, tous les deux pieds nus et couverts de pauvres vêtements.

 

«Bonjour, Frères, leur dit-il en les abordant.

– Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous!» répondirent ceux-ci.

Et l'on marcha en s'entretenant de choses indifférentes.

Quand le gouverneur fut assuré qu'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures, il sauta à bas de son cheval, et, s'approchant du religieux,

«Seigneur Josse, lui dit-il, vous êtes mon oncle, le frère de mon père! Dame Elisabeth, votre sœur, vit encore, et vos deux fils ont été faits chevaliers. Pourquoi donc les seigneurs, vos compagnons d'armes, nous ont-ils annoncé votre mort en nous renvoyant votre armure, la vieille armure de votre aïeul, puisque vous voilà vivant[129]

Le religieux, confondu par ces paroles, ne savait plus que dire. Son cœur se remplit d'amertume. Un instant il s'efforça d'échapper à cette position par des subterfuges; mais se voyant reconnu tout à fait, il prit la main du chevalier dans la sienne et lui dit:

«Jurez-moi de ne jamais révéler ce que vous allez apprendre.»

Le chevalier jura.

«Eh bien, oui, je suis votre oncle Josse de Materen, le même qui jadis, comme vous le savez, partit avec Bauduin comte de Flandre et de Hainaut pour la croisade!»

Alors il se mit à raconter les principaux événements de cette grande expédition. Partout et toujours il avait suivi son suzerain depuis la Flandre jusqu'à Venise, depuis Venise jusqu'au siège de Constantinople. Dans les combats, il était près du comte; après les combats, il assistait avec lui au partage des dépouilles. Lors de l'élection de Bauduin à l'empire, il était là présent; à sa confirmation encore, à son couronnement encore. Enfin, il avait pris part à cette sanglante bataille que Bauduin avait livrée aux Blactes et aux Comans devant Andrinople, et dans laquelle le valeureux prince avait trouvé la mort[130].

Puis il se prit à narrer comment les chevaliers flamands, après avoir longtemps combattu en Palestine, s'en allèrent avec Pèdre, roi de Portugal, frère de la reine Mathilde, jadis comtesse de Flandre, envahir le royaume de Maroc; comment beaucoup d'entre les croisés subirent un glorieux martyre sur la plage africaine; comment enfin grand nombre de barons firent vœu d'entrer en religion et y entrèrent en effet. Le gouverneur, ému, écoutait ces récits. Quand il fallut se séparer de son oncle, il le serra sur son cœur avec effusion, et regagna pensif et silencieux la ville de Valenciennes.

Cependant, peu de temps après, le bruit se répandit de tous côtés que les chevaliers qui avaient accompagné le comte Bauduin à la croisade étaient revenus dans leur patrie pour y vivre pauvres et inconnus, sous l'habit de Frères Mineurs, ou sous celui d'ermites mendiants. Cela fit une grande sensation. Ainsi que nous l'avons dit, le peuple n'avait jamais eu une confiance bien robuste dans la mort de l'empereur. Souvent, et dès les premières années de la croisade, il avait espéré voir ce prince reparaître un jour dans le pays. Quand on sut que ses compagnons d'armes se trouvaient en Hainaut, on pensa qu'il pourrait bien être avec eux. Bientôt même ce ne fut presque plus un doute, grâce aux perfides insinuations de quelques-uns de ces grands vassaux dont la comtesse Jeanne comprimait les velléités tyranniques, et qui, pour se venger, cherchaient toutes les occasions de susciter des embarras à leur courageuse souveraine. A leur tête étaient les seigneurs du Hainaut qui avaient embrassé contre la comtesse de Flandre le parti de Bouchard d'Avesnes dont nous avons raconté plus haut la romanesque histoire.

A quatre lieues de Valenciennes, et non loin de la petite ville de Mortagne, se trouvait un bois qu'on appelait le bois de Glançon. Là vivait un ermite, ou pour mieux dire un mendiant que sustentait la charité publique. Un jour que cet homme parcourait les rues de Mortagne tendant la main aux passants, un baron l'aborde. Après l'avoir un instant considéré, il feint la surprise. Comme le mendiant lui en demande la raison, le baron se prosterne et lui dit:

«Seigneur, je vous reconnais; vous êtes véritablement l'empereur Bauduin!»

L'ermite est stupéfait. Plus il cherche à se défendre d'être l'empereur, et plus le chevalier paraît convaincu du contraire[131].

Tout en faisant mille protestations, ce dernier emmène l'ermite en son hôtel et l'y installe en toute révérence. Bientôt de hauts personnages arrivent à la dérobée qui le circonviennent, lui persuadent que, s'il n'est pas l'empereur, il a du moins une telle ressemblance avec Bauduin, qu'on le peut facilement prendre pour ce prince; lui apprennent plusieurs secrets de famille, enfin le façonnent au rôle qu'il doit jouer[132]. Le mendiant se montre d'autant plus intelligent qu'en son temps il avait été jongleur, ainsi qu'on le verra par la suite.

Dans l'intervalle, on exploite la crédulité du peuple. On lui persuade sans peine que l'empereur existe réellement, et qu'il consent enfin à sortir de l'obscurité où il avait voulu finir ses jours pour se rendre à l'amour de ses sujets fidèles. Mortagne d'abord le reconnaît pour son souverain. Les populations se soulèvent de joie. On court à sa rencontre de tous les côtés, et c'est avec un immense cortège qu'il se présente dans les villes de Tournai, de Valenciennes et de Lille, où il est reçu avec acclamation. Un contemporain, le chroniqueur Philippe Mouskes, dit à ce propos que si Dieu était venu sur la terre il n'eût pas été mieux accueilli[133]. A Gand et à Bruges, l'entrée du faux Bauduin fut magnifique. Au milieu de l'enthousiasme général, il traversa ces villes porté sur une litière, revêtu du manteau de pourpre et de tous les ornements impériaux. Un archichapelain portait la croix devant lui[134]. Personne ne se doutait du piège, et quantité de seigneurs des deux comtés y tombèrent et suivirent l'imposteur. Bientôt la comtesse Jeanne se trouva presque abandonnée, sans autre appui qu'un petit nombre d'amis fidèles, qui, sachant parfaitement à quoi s'en tenir sur le sort de l'empereur Bauduin, déploraient avec elle l'astucieuse perfidie de quelques barons, et le fatal aveuglement d'un peuple qui se laissait si facilement entraîner.

Le pouvoir de la comtesse fut sérieusement ébranlé par cette bizarre aventure. La division était dans le pays; des luttes sanglantes s'engageaient déjà entre les seigneurs des deux partis. Au milieu de ce trouble et de cette confusion, l'existence même de la princesse courut des dangers. Dans leur exaltation contre Jeanne, qu'ils considéraient comme une fille rebelle, attendu qu'elle ne pouvait pas croire ce qu'ils croyaient, les partisans du faux Bauduin dirigèrent leurs coups contre elle. Après avoir cherché vainement à vaincre la superstitieuse obstination de tout un peuple et à s'opposer aux envahissements de l'imposteur, Jeanne s'était réfugiée en son château du Quesnoi. Une nuit, ils tentèrent de l'enlever; elle eut à peine le temps de fuir dans la campagne par une issue cachée, de monter à cheval et de gagner la ville de Mons, à travers des chemins affreux et pleins de périls.

En aucune circonstance, Jeanne n'eut à déployer plus d'énergie et d'habileté que dans la triste position où la fortune venait encore une fois de la plonger. Perdre l'héritage de ses pères, le laisser aux mains d'un misérable aventurier, et surtout passer pour une fille dénaturée, parricide, c'était vraiment là un de ces coups imprévus et terribles sous lesquels succombent souvent les âmes les plus fortement trempées.

Pour nous servir de l'heureuse expression d'un vieil historien, la comtesse «jugea bien que ce fuseau ne se devoit pas démesler par force, mais par finesse[135].» Elle essaya d'abord de faire venir l'ermite au Quesnoi. Il y avait auprès d'elle en ce moment une ambassade du roi de France, Louis VIII, composée de trois hauts personnages, Mathieu de Montmorency, Michel de Harnes et Thomas de Lempernesse. Elle espérait confondre devant eux l'imposteur, mais celui-ci se garda bien de se rendre à l'invitation de Jeanne[136].

La situation devenait de plus en plus critique. Le roi d'Angleterre Henri III, partageant ou plutôt feignant de partager l'erreur commune, écrivit au faux Bauduin une lettre de félicitations, en lui offrant de renouveler les anciennes alliances qui avaient uni leurs ancêtres. Il lui rappelait que le roi de France les avait dépouillés l'un et l'autre de leur héritage: il lui offrait enfin et lui demandait des conseils et des secours pour recouvrer les domaines que tous deux avaient perdus[137]. Henri ne pouvait plus compter sur l'appui de Jeanne, laquelle avait de graves motifs pour ne pas offenser le prince qui tenait son mari dans les fers. En favorisant l'imposteur, il espérait s'en faire une créature dévouée, regagner l'amitié des Flamands, et armer de nouveau ceux-ci contre la France, ce qui eût fort bien servi ses intérêts en ce moment-là.

Jeanne, après avoir vainement tenté tous les moyens d'ouvrir les yeux à ses sujets, attendait avec anxiété que la Providence se chargeât de dévoiler elle-même l'iniquité. Elle n'attendit pas longtemps. Le sire de Materen, resté fidèle à sa suzeraine, s'était ressouvenu de la rencontre que naguère il avait faite de son oncle. Il pensa que son appui et celui des Frères Mineurs, s'ils voulaient le prêter, seraient d'un grand secours à la comtesse Jeanne. Il se mit en quête de rechercher cet oncle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à le découvrir dans le refuge de Saint-Barthélemy, près Valenciennes, où il était revenu après l'incident raconté plus haut.

A la suite d'une longue entrevue avec le religieux, le sire de Materen se rendit auprès de la comtesse. Là, devant le conseil assemblé, il rendit compte en secret de tout ce qu'il avait appris. Jeanne et ses conseillers furent profondément émus de ce récit. Ils éprouvaient tout à la fois un mélange de joie et de tristesse. Peu de jours après, la comtesse vint à Valenciennes, croyant y trouver les Frères; mais ceux-ci, fuyant le souffle de la faveur mondaine, dit la chronique, s'étaient dispersés et réfugiés les uns à Liège, les autres à Arras ou à Péronne.

Sans délai, Jeanne informa le roi de France de tout ce qui se passait, lui demandant conseil et protection dans cette périlleuse circonstance[138]. Le roi fit partir pour la Flandre et le Hainaut des envoyés qui trouvèrent le pays en révolution. La plupart des communes obéissaient à l'ermite comme à leur seigneur naturel. De leur côté, la noblesse et le clergé ne savaient plus trop quel parti prendre.

Cependant Jeanne faisait rechercher en toute hâte les personnes qui pouvaient avoir connu son père et surtout les Frères Mineurs dont le gouverneur de Valenciennes avait parlé. On en trouva dix-neuf d'entre eux, dont seize laïques et trois prêtres, qui furent aussitôt mandés devant la comtesse Jeanne et les envoyés du roi, et qui, cette fois, malgré le serment par eux juré de n'avoir aucun rapport avec le monde, n'osèrent pas se soustraire aux ordres de leur souveraine et aux cris plus impérieux peut-être encore de leur propre conscience.

Le fameux Guérin, évêque de Senlis, présidait l'enquête. Ayant demandé aux religieux leurs noms, leur patrie, leur état, ce qu'ils savaient du comte Bauduin, de sa mort; leur ayant fait jurer sur l'Evangile de dire la vérité, l'un de ces Frères répondit à l'évêque au nom de tous:

«Seigneur, voici la vérité; nous avons tous les seize traversé la mer avec le très-illustre prince Bauduin, dont l'âme repose en paix, et depuis lors nous ne l'avons plus quitté un seul instant jusqu'à sa mort. Dans toutes les batailles où il combattait de sa personne, nous étions présents, et dans la dernière qu'il livra aux Comans et aux Blactes, nous l'avons vu vivant, puis mort[139]. Nous le jurons tous. Nous demandons en outre à parler, en présence du roi, à celui qui se dit être Bauduin.»

Le roi fut aussitôt informé du résultat de l'enquête. Quelques semaines après, à la prière de Jeanne, il vint lui-même à Péronne. Il appela les Frères Mineurs devant lui, les interrogea longuement, et quand il eut appris de leur propre bouche tout ce qu'il désirait savoir, il les confina dans un couvent de la ville. Alors il écrivit au prétendu Bauduin, lui mandant de se rendre incontinent auprès de lui pour conférer d'affaires importantes. Il lui envoyait en même temps un sauf-conduit[140]. Le soi-disant comte de Flandre et de Hainaut ne pouvait se dispenser d'obéir aux ordres de son suzerain; il s'achemina donc vers Péronne, suivi d'un cortège nombreux composé de tous ceux qui, parmi les barons et les bourgeois des deux comtés, croyaient voir en lui leur véritable seigneur. Pleins d'assurance et de joie, ces bonnes gens s'imaginaient que le roi de France allait solennellement reconnaître Bauduin de Constantinople et l'investir des fiefs dont il avait été si longtemps dépouillé. L'étrange missive du roi d'Angleterre avait encore augmenté leur aveuglement, et il fallait désormais beaucoup de prudence et d'adresse pour leur ouvrir les yeux, confondre l'imposteur, réduire enfin à néant cet incroyable échafaudage de ruses, de trahisons et de soupçons odieux dressé contre la malheureuse fille de Bauduin.

A son arrivée à Péronne, l'ermite fut reçu avec le même cérémonial que s'il eût été l'empereur en personne. En le saluant, le roi l'appela son oncle; et puis, entrés dans les appartements du château, ils devisèrent quelque temps ensemble, jusqu'à l'heure où l'on corna l'eau pour le repas, suivant l'usage du temps. Alors le roi le pria de dîner avec lui; l'ermite s'en excusa et s'en alla dîner au riche hôtel qui lui avait été préparé dans la ville. Après le dîner, Louis VIII lui envoya un de ses officiers pour l'engager, ainsi que les seigneurs de sa suite, à venir au parlement, c'est-à-dire à l'assemblée où d'habitude les princes et les barons se réunissaient au logis du roi. Cette fois, l'ermite, qui avait déjà refusé de s'asseoir au festin royal, ne crut plus pouvoir se dispenser de retourner chez le roi. Il avait été cependant fort contraint et gêné à la première entrevue; mais il s'était trop avancé et ne pouvait maintenant reculer. Le roi le prit à part et le fit causer de nouveau; il ne tarda pas à voir par toutes ses réponses qu'il n'était qu'un misérable personnage et un effronté menteur[141]. Bientôt l'évêque de Senlis vint l'entreprendre à son tour; il lui parla du siège de Constantinople, des affaires d'outre-mer et de bien d'autres choses que l'empereur Bauduin aurait dû parfaitement connaître[142]. L'ermite, de plus en plus embarrassé, répondit avec hésitation. A la fin, l'évêque, élevant la voix devant tous les seigneurs présents, français, flamands, ou hainuyers:

111Jacques de Guise, XIV, 172.
112Les évêques d'Arras, Beauvais, Senlis, Cambrai, Châlons, Laon, Noyon, Térouane et Tournai.
113Arch. de Flandre. Orig. parch.
114Epist. Innoc. III. Conc. gener. XI.
115Déposition de Royer du Nouvion, dit de Sains, écuyer âgé de cinquante ans. – Enquête précitée.
116Enquête précitée. – Dépositions de tous les témoins entendus. – Ph. Mouskes, Ch. rimée, v. 23243.
117Déposition de Hugues d'Ath, âgé de soixante ans. – Enquête précitée.
118Enquête précitée, passim.
119Déposition de Godefroi de Longchamp, chevalier. – Enquête précitée.
120Cette bulle et celles dont nous avons donné ci-dessus la traduction, sont conservées aux archives générales à Lille (Chambre des comptes).
121Premier Cartulaire de Hainaut, pièce 14.
122Enquête précitée.
123Ph. Mouskes, Chron. rimée, v. 23290.
124Voir un acte de 1234 reposant aux Archives de Flandre, à Lille.
125Bouchard avait eu, nous l'avons dit, trois enfants de Marguerite de Constantinople: 1o Jean d'Avesnes, qui mourut la veille de Noël 1257; 2o Bauduin d'Avesnes, seigneur de Beaumont, mort en 1259; 3o Felicitas d'Avesnes, laquelle trépassa l'an 1282. Les deux premiers furent enterrés au milieu du chœur de l'église du couvent des Frères Prêcheurs, dit de Saint-Paul, à Valenciennes. Leur sœur Felicitas reçut sa sépulture au moustier de le Ture. D'Outreman rapporte tout au long les épitaphes de la maison d'Avesnes, lesquelles de son temps existaient encore. Voir son Histoire de Valenciennes, 436.
126Jacques de Guise, XIV, 306.
127Jacques de Guise, XIV, 308.
128Jacques de Guise, XIV, 310.
129Jacques de Guise, XIV, 312.
130Jacques de Guise, XIV, 314.
131Chron. de Flandre, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. LIV Vo, 2e col.
132Ibid. LX Vo, 2e col. —Chron. Alb. stad. 205.
133Chron. rimée, vers 24851.
134Ibid. vers 24823.
135Doutreman, Hist. de Valenciennes.
136Chron. de Flandre, fol. 61, 2e col.
137Rymer, Fœdera, I, 277.
138Ph. Mouskes, vers 24895.
139Chronique de Bauduin d'Avesnes, manuscrit de la Bibl. de Bourgogne, no 10233-36, citée par M. le baron de Reiffenberg, t. X, no 7, des bulletins de l'Acad. royale de Bruxelles.
140Chron. de Flandre, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 63.
141Chron. de Flandre, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 63.
142Ibid.