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Jeanne de Constantinople

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II

Nouvelle conspiration du comte de Boulogne. – Colère du roi. – Retour triomphal de Philippe-Auguste en France. – Fernand de Portugal entre à Paris garrotté sur une litière. – Il est enfermé dans la tour du Louvre. – Profonde consternation en Flandre. – Situation désastreuse du pays. – Démarche infructueuse de la comtesse Jeanne auprès du roi. – Douleur de Jeanne. – Courage et fermeté de cette princesse. – Son gouvernement. – Nouvelles tentatives de Jeanne auprès de Philippe-Auguste. – Obstination du roi à ne pas délivrer le comte de Flandre. – Habileté politique de la comtesse. – Elle affaiblit le pouvoir des châtelains, augmente les privilèges du peuple, favorise le développement du commerce et de l'industrie. – Histoire de Bouchard d'Avesnes.

Parmi tous les princes coalisés, le comte de Boulogne seul ne désespéra point de la fortune après la sanglante défaite qui venait de dissoudre la ligue formidable dont il avait été l'un des principaux instigateurs. Prisonnier du roi de France, il trouva moyen, dès le lendemain de la bataille, d'envoyer un message secret à l'empereur Othon. Il conseillait à ce prince fugitif, de rallier les débris de son armée, de se rendre à Gand et dans les principales villes du comté de Flandre, d'y réveiller l'esprit de résistance et de recommencer la guerre. Ce message n'eut d'autre résultat que d'aggraver la position de Renaud. En effet, le roi, arrivant à Bapaume, fut informé de la nouvelle conspiration de son vassal et s'en montra justement irrité. Sans délai, il se rendit au donjon où Renaud et Fernand étaient enfermés, et, s'adressant à Renaud, il lui reprocha tous ses méfaits et toutes ses trahisons en termes brefs et sévères. «Voilà ce que tu m'as fait, dit-il en finissant. Je pourrais t'ôter la vie: je ne le veux point, mais tu ne sortiras de prison qu'après avoir expié tous tes crimes[79].» Le roi le fit aussitôt saisir et garrotter par des hommes d'armes, et on l'emmena au château de Péronne, où il fut jeté dans un cachot qui put lui rappeler le souvenir sanglant de Charles le Simple. On le chargea d'entraves et de chaînes de fer si courtes, qu'à peine pouvait-il faire un demi-pas[80]. Quant au comte de Flandre, le roi jugea à propos de ne pas l'enfermer si près de son pays; et, pour l'avoir sous les yeux, il le conduisit à Paris avec la plupart des autres captifs de distinction.

Rien ne manquait donc au triomphe de Philippe-Auguste. Comme les héros de l'antiquité, il revenait traînant à sa suite ses ennemis vaincus et enchaînés. La joie que causa en France l'heureuse issue de la bataille de Bouvines fut universelle. Sur les routes, clercs et laïques allaient au-devant du roi, chantant des hymnes et des cantiques. Les cloches sonnaient partout. On dansait dans les rues; on y faisait retentir mille instruments de musique. Pas une église, pas un logis qui ne fussent tapissés de courtines, de draps de soie, jonchés de fleurs et de branchages[81]. On était alors en plein temps de moisson: les paysans, à six lieues à la ronde, quittaient leurs travaux, impatients de voir ce fameux Fernand, dont le nom était presque devenu en France un épouvantail; ils se rassemblaient sur le passage du cortège royal, leurs faucilles, leurs houes et leurs râteaux suspendus au cou[82]. Le comte de Flandre fit son entrée à Paris lié sur une litière portée par deux chevaux bai-brun, qu'on appelait alors des auferant. Le peuple, chez qui le sentiment national étouffe quelquefois la pitié, chantait en le voyant passer:

 
Ferrand portent deux auferant
Qui tous deux sont de poil ferrant.
Ainsi s'en va lié en fer
Comte Ferrand en son enfer.
Les auferant de fer ferré
Emportent Ferrand enferré[83].
 

Les jeux de mots étaient alors fort en vogue. Chaque fois qu'une langue se forme, on est ingénieux à lui faire subir des caprices d'imagination, des tours de force de syntaxe. Il n'en est pas qu'on n'essayât sur l'équivoque que présentait le nom du pauvre Fernand[84]. Bref, durant toute une semaine, Paris fut en fêtes; il y avait tant de lumières la nuit par les rues, qu'il y faisait clair comme en plein jour.

Tandis que l'allégresse publique se manifestait de la sorte, le noble captif gémissait enfermé par ordre du roi dans une tour très haute et très forte, nouvellement bâtie en dehors des murs de la cité, et qu'on nommait la tour du Louvre[85].

L'éclatante victoire remportée par Philippe-Auguste sur tant d'ennemis conjurés contre sa puissance paraissait devoir amener, entre autres résultats, l'anéantissement de la nationalité flamande. Il n'en fut rien pourtant; et le roi de France, comme nous l'avons dit, respecta les droits de Jeanne de Constantinople, souveraine naturelle de la Flandre et du Hainaut, protégée moins encore par le prestige de ses vertus et de son infortune que par le redoutable esprit d'indépendance nationale qui animait ses sujets. D'ailleurs, pour Philippe-Auguste, la guerre n'était pas finie; car Jean sans Terre la continuait toujours avec des chances diverses dans les provinces qu'il avait jadis envahies au delà de la Loire. Le roi de France, après avoir quelque temps joui de son triomphe, se prépara à marcher contre le roi d'Angleterre avec toutes ses forces; et la Flandre, tant de fois ensanglantée par ce prince depuis deux années, jouit enfin d'un peu de calme et de repos. Mais il y régnait une consternation profonde; son seigneur, la plupart de ses barons étaient dans les fers; les plus valeureux d'entre ses enfants avaient succombé. Il semblait qu'un si grand malheur fût à jamais irréparable.

Au premier moment, ce ne fut qu'un cri d'imprécation contre Othon l'excommunié, à qui l'on attribuait la funeste issue de cette guerre[86]. Puis l'on s'occupa du règlement des affaires intérieures. Elles offraient un lugubre tableau. La guerre avait si cruellement ravagé la Flandre dans les derniers temps, que de tous côtés, à la place d'un village, d'une église, d'une abbaye, on ne voyait plus que des murs dénudés par le pillage, noircis par les flammes, d'affligeantes ruines enfin, comme à Lille après la destruction de cette ville par Philippe-Auguste. Pour surcroît de malheur, de nouveaux fléaux tombèrent sur le pays vers la même époque. Gand, Ypres et Bruges furent presque entièrement consumées par des incendies, et quantité d'habitants y périrent étouffés. Une maladie contagieuse décima plusieurs cantons, et la mer, franchissant ses limites, inonda une partie de la Flandre occidentale[87]. Ce fut au milieu de ces calamités que Jeanne apprit le dénouement fatal de la bataille de Bouvines.

Adam et Gossuin, évêques de Térouane et de Tournai, et le seigneur Jean de Béthune, évêque de Cambrai, avaient été députés vers la comtesse, afin de lui révéler la vérité, et de l'exhorter à la résignation et au courage. Au premier moment, Jeanne, disent les chroniqueurs du temps, se livra aux sanglots et au désespoir, aussi bien que sa tante Mathilde et la jeune Marguerite; mais bientôt, raffermie par les consolantes paroles des trois évêques, la comtesse envisagea sa position d'un œil plus calme. Un grand devoir, une pénible tâche venaient de lui être dévolus par la Providence. A elle désormais à réparer les malheurs de la patrie et à lutter seule contre la fortune.

 

Et d'abord, il y avait à prendre une courageuse résolution. Jeanne n'hésita pas. Le vendredi, 17 octobre 1214, elle alla à Paris se jeter aux genoux du roi, le suppliant de lui rendre un époux que lui-même jadis lui avait donné. Un traité fut alors formulé, mais le prudent monarque savait qu'il était inexécutable, ou mieux, que son exécution équivalait, pour la Flandre, à un arrêt de mort. Philippe-Auguste demandait en otage, à la place du comte, Godefroi, second fils du duc de Louvain; les principales forteresses de la Flandre et du Hainaut devaient être démolies; puis, le roi verrait à rendre Fernand et les autres prisonniers flamands, moyennant une rançon fixée selon son bon plaisir[88]. Le comte de Boulogne et les vassaux de ce dernier étaient exclus du traité.

Les conseils des villes flamandes ne ratifièrent pas ce traité qui eût consacré la ruine complète du pays. Quant au roi de France, il chassa bientôt comme mauvaise et périlleuse toute pensée de transaction, et ne se départit plus un seul instant d'une obstination que rien désormais n'aurait su vaincre.

La comtesse Jeanne, désespérant de fléchir le roi, était revenue en ses domaines. «La fille de l'empereur d'Orient vivait simplement et dans le deuil, dit le cordelier Jacques de Guise. Pratiquant la dévotion et l'humilité, s'appliquant aux œuvres de miséricorde, occupée à fonder et à réparer des hôpitaux et des églises, elle passait honorablement et sans reproche les années de sa jeunesse au milieu des tribulations et des angoisses[89]

Son esprit, fortifié par l'infortune, s'éleva bientôt à la hauteur du rôle qu'elle devait désormais remplir seule. Elle en comprit toute l'importance, et se montra la digne descendante de son père et de son aïeul, ces princes législateurs du Hainaut, chez qui la noblesse du sang et la bravoure n'excluaient pas l'habileté politique. La jeune comtesse trouva, il est vrai, un puissant concours dans la sympathie de ses sujets et dans le sentiment national, que les malheurs de la patrie avaient encore ravivés.

En Flandre et en Hainaut, plus que partout ailleurs à cette époque, la fusion du principe municipal avec le système féodal avait produit une administration, sinon très régulière, du moins libérale et forte. C'était comme une grande famille unie par les liens d'une hiérarchie bien tranchée. La comtesse avait son bailli, sorte de ministre responsable, représentant ordinaire du souverain dans toute espèce de juridiction; puis, un conseil d'hommes sages qu'elle consultait quand il s'agissait d'un acte politique quelconque[90]. La cour suprême féodale, formée des hauts barons des deux comtés, statuait sur les affaires d'administration générale, en prenant toutefois l'adhésion du magistrat des bonnes villes dont l'assemblée portait le nom d'échevins de Flandre et de Hainaut. Ces états aidaient la comtesse et la dirigeaient en ses résolutions. Mais Jeanne, on en trouve souvent la preuve, conservait sur eux une très haute influence qu'elle puisait dans la sagacité naturelle de son esprit, dans sa fermeté de caractère, dans l'exemplaire austérité de sa vie publique et privée.

Au milieu des graves préoccupations du pouvoir, la comtesse de Flandre n'oublia jamais un seul instant qu'elle avait, comme épouse, un grand devoir à remplir, et elle le remplit tant que dura la captivité de Fernand. Chaque année, sans se laisser décourager par les refus obstinés du roi de France, elle faisait de nouvelles tentatives pour tirer son mari de la tour du Louvre, empruntant à des taux énormes les sommes destinées à la rançon de son mari[91]. Elle employa aussi l'entremise du pape Honorius, puis celle du cardinal-légat, puis enfin celle des évêques de Cambrai, de Tournai et de Térouane; ce fut toujours en vain. Chaque fois, les négociateurs trouvèrent Philippe inébranlable[92].

Soit qu'il s'agisse d'administration intérieure, soit qu'il s'agisse d'affaires diplomatiques, on la trouve toujours pleine d'habileté et de résolution. En voici la preuve. On sait que les comtes de Flandre n'étaient pas seulement grands vassaux et pairs du royaume de France, mais qu'ils relevaient aussi, pour certaines portions de pays, de l'empereur d'Allemagne. Il paraît qu'au milieu des préoccupations dont elle avait toujours été accablée, Jeanne négligea de prêter foi et hommage à l'empereur, ainsi que le devaient faire les comtes de Flandre à leur avènement. Sous ce prétexte, Frédéric II confisqua la Flandre impériale dans une diète solennelle tenue à Francfort en 1218.

C'était une très grave affaire en ce qu'elle devait, un jour ou l'autre, rallumer la guerre en Flandre, car l'empereur avait concédé à Guillaume, comte de Hollande, les parties qui relevaient de l'empire. A chaque instant, ce dernier pouvait chercher à prendre possession des nouveaux domaines qu'on venait de lui octroyer. Jeanne déploya, dans cette circonstance délicate, tant d'habileté, qu'en définitive la chose tourna même à son profit. Deux ans ne s'étaient pas écoulés que l'empereur annulait la confiscation, en reconnaissant que les chemins étaient trop périlleux pour que la jeune femme eût pu se rendre en Allemagne pendant la captivité de son mari; qu'ainsi elle était excusable de n'avoir pas rendu son hommage[93], etc. L'année suivante, en 1221, son fils Henri VII faisait plus encore. En déclarant de nouveau rapportée la sentence de 1218, en confirmant la comtesse dans la possession des fiefs impériaux, il forçait le comte de Hollande à subir et à reconnaître derechef sa dépendance de la Flandre[94].

Une pensée prédomine dans toute la conduite politique de Jeanne relative au gouvernement de ses domaines; c'était d'accroître le pouvoir municipal, et par là de contre-balancer l'influence des hauts barons qui commençait à se montrer plus menaçante que jamais. L'omnipotence des châtelains surtout devenait très dangereuse pour le peuple et pour le souverain. Sans parler des violences et des rapines qu'on leur avait reprochées de tout temps, ils avaient trouvé moyen de s'affranchir tellement de la domination du comte lui-même, qu'à la bataille de Bouvines on en vit combattre audacieusement parmi les chevaliers de l'armée française. C'était là un révoltant abus. Jeanne mit tout en œuvre pour le réprimer, et si elle ne parvint pas tout à fait à anéantir l'influence des châtelains, elle l'amoindrit beaucoup.

En 1218, elle donnait à la ville de Seclin la même charte d'affranchissement dont jouissait déjà la ville de Lille, charte très sage et très libérale qui devait singulièrement atténuer l'importance du châtelain de cette dernière ville[95]; et, en même temps, elle négociait avec le connétable de Flandre, Michel de Harnes, l'échange de la châtellenie de Cassel[96]. Un peu plus tard, en 1224, elle se fit vendre par Jean de Nesle, pour 23,545 livres parisis, la châtellenie de Bruges, l'une des plus considérables de Flandre[97]. La comtesse eut même à ce sujet, avec Jean de Nesle, un procès fameux qui fut vidé à Paris devant la cour des pairs du royaume, Jeanne ne pouvant être jugée que par cette cour, en vertu des lois de la hiérarchie féodale. Lorsque son procès fut gagné contre le châtelain, elle institua à Bruges la fête du Forestier, destinée à perpétuer le souvenir d'un événement qui consacrait l'affranchissement de cette belle cité. La prospérité de Bruges, comme celle des principales villes flamandes, du reste, ne prit le développement considérable qu'elle acquit au moyen âge qu'à partir de la disparition des châtelains, ou du jour que ces despotes perdirent le pouvoir exorbitant qu'ils s'étaient arrogé et dont ils avaient trop longtemps abusé.

Ainsi, tandis qu'elle travaillait à l'affaiblissement d'une aristocratie si souvent envahissante et despotique, la comtesse de Flandre augmentait le bien-être des bourgeois et du peuple. Les droits politiques d'un grand nombre de communes dans les deux comtés avaient été consacrés et reconnus par ses prédécesseurs ou par elle. Elle ne s'en tint pas là; elle voulut aussi favoriser de tout son pouvoir le commerce et l'industrie. En mai 1233, Jeanne confirme le privilège que Philippe, comte de Flandre et de Vermandois, son grand-oncle, avait accordé à l'abbaye de Saint-Bertin, d'établir un marché à Poperingue et d'y faire construire un canal[98]. Dans l'année 1224, on la voit affranchir de toutes charges, tailles et exactions, les cinquante ouvriers qui viendront s'établir à Courtrai pour y travailler la laine[99]; de sorte qu'on peut dire que c'est à Jeanne que les fabriques de cette ville doivent, sinon leur naissance, du moins les premiers éléments de leur prospérité.

 

Au milieu de ses douleurs patriotiques causées par la guerre et de ses incessantes sollicitudes pour réparer les maux de la patrie et améliorer le sort de ses peuples, nous avons dit qu'un profond chagrin domestique était venu l'accabler. Rappelons-en les causes.

L'on a vu qu'au moment de partir pour la croisade, le comte Bauduin avait confié à son frère, Philippe de Namur, la régence de ses Etats en même temps que la tutelle de ses deux jeunes filles, en lui adjoignant comme conseil un puissant seigneur du Hainaut appelé Bouchard. Ce personnage devait jouer un rôle funeste dans la vie, déjà si tourmentée, de la comtesse Jeanne, et le moment est venu de le mettre en scène.

Dans les dernières années du douzième siècle, vivait à la cour du comte de Flandre, Philippe d'Alsace, un jeune enfant appartenant à cette illustre maison d'Avesnes dont la renommée brilla du plus vif éclat dès les premières croisades. Il était le troisième fils de Jacques d'Avesnes qui, à la bataille d'Antipatride, le 7 septembre 1191, mutilé, haché, par les Sarrasins, brandissait encore son épée du seul bras qui lui restait, et criait expirant à Richard Cœur de Lion: «Brave roi, viens venger ma mort!» Cet enfant était Bouchard.

Suivant la coutume de l'époque, il devait passer le temps de sa jeunesse auprès du souverain, afin de se former parmi les barons et les dames aux nobles usages de la chevalerie. Sa charmante figure, ses heureuses dispositions d'esprit lui concilièrent l'affection du comte et de sa femme Mathilde. Ils n'avaient pas d'enfants et reportèrent sur Bouchard toutes leurs affections. La famille du seigneur d'Avesnes comptait assez d'hommes de guerre. L'on songea que Bouchard, avec ses bonnes et précoces qualités, pourrait aspirer aux premières dignités ecclésiastiques. On le mit aux écoles de Bruges, mais Bouchard n'y resta pas longtemps. Ses progrès dans l'étude devenaient si rapides que son maître conseilla à la reine Mathilde de l'envoyer à Paris[100].

Nulle part les sciences de l'époque, la philosophie scolastique et la jurisprudence n'avaient de plus profonds interprètes, des adeptes plus zélés qu'à l'université de cette ville. Les ténèbres de la barbarie se dissipaient. Un irrésistible besoin de savoir s'était emparé des esprits d'élite, et l'on cherchait avec passion la vérité, jusque dans les subtilités de la dialectique, jusque dans les abstractions du droit, jusque dans les spéculations de l'astrologie. Il n'y avait pas longtemps que les saint Bernard et les Pierre de Blois étaient morts, mais leur génie se revivifiait chez leurs disciples. Parmi eux et au premier rang, brillait un illustre Flamand, Alain de Lille, surnommé par l'admiration de son siècle le docteur universel.

Bouchard, s'inspirant de si glorieux modèles, s'adonna aux travaux d'esprit avec le zèle d'un plébéien, scrutant, approfondissant les questions les plus ardues de philosophie naturelle et morale. Le grand seigneur avait disparu: absorbé par l'étude, Bouchard l'écolier ne songeait plus au luxe, à la richesse dont le comte de Flandre avait voulu entourer le fils de Jacques d'Avesnes pendant son séjour à Paris; il oubliait qu'il était l'enfant de toute une lignée de héros, que ces héros n'avaient jamais manié que la lance et l'épée.

Bientôt Paris même ne suffit plus à l'insatiable avidité d'apprendre qui tourmente Bouchard. L'école d'Orléans florissait par ses professeurs en jurisprudence ecclésiastique et civile. Il s'y rend. Bachelier, puis enfin docteur et professeur lui-même en droit civil et canon, on le pourvoit d'une prébende et d'un archidiaconé en l'église Notre-Dame de Laon[101]. Peu après, le comte Philippe lui obtient une autre prébende à la trésorerie de la riche église de Tournai. De semblables dignités, à cette époque, n'exigeaient pas toujours qu'on fût dans les ordres pour en être investi. Néanmoins les deux églises exigèrent qu'il reçût les ordres sacrés, et il fut ordonné acolyte et sous-diacre à Orléans à l'insu de tous ses amis.

C'est ainsi qu'un chroniqueur contemporain retrace cette première phase de la vie de Bouchard; puis il ajoute: «De retour en Flandre, il se comporta à la guerre non comme un chanoine, mais comme un chevalier et un baron. Dans les guerres que la Flandre eut à soutenir contre ses ennemis, il déploya tant de bravoure que sa renommée surpassa bientôt celle de tous les seigneurs des contrées voisines. Alors il abandonna tout à fait ses prébendes et renonça à l'état ecclésiastique pour ne plus songer qu'à la gloire des armes… Il se distinguait également par ses mœurs et ses vertus héroïques, par sa stature et son adresse dans les exercices du corps, par la force de ses membres, sa vigueur, sa grâce et par une foule d'autres qualités… Dès qu'il fut sorti des écoles, il devint le principal conseiller tant du comte et de la reine Mathilde que des bonnes villes et des communautés, car son intelligence était supérieure à celle de tous les autres. Quoique son patrimoine fût modique, il amassa de grands biens. Il ne voulait pas seulement tenir le rang d'un chevalier, il aspirait à celui d'un grand prince. Il avait auprès de lui plus de chevaliers, de seigneurs, d'écuyers et de vassaux, que la reine elle-même; et quoiqu'il eût beaucoup d'envieux, il était accueilli avec les plus grands honneurs partout où il se présentait[102]

En effet, dans les guerres de Flandre sous le comte Bauduin, Bouchard, laissant ses livres, avait repris l'épée de ses ancêtres. Il y fit des prodiges: sa réputation de valeur grandissait à l'égal de celle que, malgré son jeune âge, il s'était acquise comme homme de sagesse et d'expérience. Richard Cœur de Lion tressaillit d'orgueil quand il apprit que Jacques d'Avesnes, cet ami mort si intrépidement sous ses yeux aux champs d'Antipatride, avait un fils digne de lui. Il ne voulut pas que d'autres mains que ses mains royales armassent Bouchard chevalier; il le combla de faveurs, et lui donna en Angleterre de grands biens et revenus[103]

Au commencement du siècle, le comte partit pour la croisade. Bauduin IX, on l'a vu, emmenait avec lui tout ce que la Flandre et le Hainaut possédaient d'hommes de guerre et d'hommes de conseil. Il voulut qu'au moins une tête solide restât dans le pays pour le gouverner, qu'une main sûre gardât le trésor qu'il y laissait. Il ne se fiait pas trop d'ailleurs en son frère Philippe de Namur, qui, de fait et de droit, devait être ce qu'on appelait alors bail et mainbour des deux comtés pendant l'absence du souverain et la minorité de ses filles. Bouchard lui fut adjoint, comme nous l'avons dit plus haut, en qualité de conseil et n'alla pas en Palestine.

On sait comment Philippe de Namur, trompant tout le monde, livra ses nièces au roi de France; on sait aussi que, sur les instances des habitants de Flandre et de Hainaut, Philippe-Auguste renvoya Jeanne et Marguerite à Bruges. Bouchard mit le comble à sa popularité, en dirigeant et en menant à bien cette négociation. Mais déjà le mariage de Jeanne avec Fernand était décidé. Il se fit, et l'on dut s'occuper de la jeune Marguerite, alors âgée d'environ dix ans.

Laissons encore ici un chroniqueur de l'époque prendre la parole; son langage naïf et plein de bonne foi nous semble fidèlement retracer les circonstances dans lesquelles se conclut le mariage de Bouchard avec Marguerite.

«Lorsqu'il fut arrêté d'un commun accord, entre les rois de France, les parents et les amis des princesses et les conseils des bonnes villes, que Jeanne, l'aînée, serait donnée en mariage à Fernand, fils du roi de Portugal, on décida que la jeune Marguerite, sa sœur, accompagnée de cinq des plus nobles dames de la Flandre, et d'une suite convenable, serait confiée, jusqu'à l'âge nubile, à Bouchard d'Avesnes, qui passait pour le plus prudent chevalier de ce temps, et qu'il serait assigné à cette princesse une pension de trois mille livres, monnaie courante, sur les revenus de la Flandre et du Hainaut. Bouchard refusa d'abord respectueusement, et avec autant de crainte que de prudence, la charge qui lui était imposée. Mais après de mûres réflexions, il se soumit à ce qu'on exigeait de lui, et fit approvisionner et disposer sa maison avec toute la magnificence convenable. Il reçut donc chez lui, avec les dames qui l'accompagnaient, la princesse Marguerite pour l'élever dans les bonnes mœurs et selon les principes de l'honneur, comme il convenait à la fille du grand empereur et du noble comte Bauduin.

»La demoiselle Marguerite vécut ainsi longtemps avec ses femmes pieusement et honorablement, et passa doucement les jours que Dieu lui accordait dans la dévotion, l'humilité et la pratique de toutes les vertus, selon le devoir d'une fille bonne et courageuse. Beaucoup de seigneurs prétendaient à sa main; les uns adressaient leur demande à Bouchard, les autres à la reine Mathilde. Le roi de France la fit aussi demander pour un de ses chevaliers qui était de son sang et du pays de Bourgogne; mais les Flamands n'y voulurent pas consentir. Le comte de Salisbury la rechercha également pour son fils aîné; les Flamands apprirent que le jeune prince était boiteux, et repoussèrent ce dernier prétendant.

»On rapporte que Mathilde dit un jour: «Bouchard propose au conseil de Flandre et à moi divers partis pour notre fille, et il ne parle pas pour lui-même.» Une des dames de la reine, ayant entendu ces paroles, les rapporta à Bouchard. Ce seigneur, après y avoir mûrement réfléchi, résolut de faire part à ses amis et principalement à Gauthier d'Avesnes, son frère, de ce qui se passait, et d'attendre à ce sujet l'avis des personnes de qui dépendait cette affaire. Ses amis, qui ignoraient absolument ce qui le rendait incapable de se marier, lui répondirent que sur une matière aussi grave ils ne pouvaient lui donner aucun conseil avant qu'on ne connût la volonté de la reine; mais que si cette princesse y consentait, il serait facile d'obtenir ensuite l'agrément des bonnes villes et de la noblesse. Enfin Bouchard s'adressa en tremblant à la reine et lui fit part de son dessein, en lui demandant conseil et appui. La reine fixa un jour pour lui faire réponse, et, en attendant, elle prit l'avis de son conseil et de celui des bonnes villes de Flandre, exposant que Marguerite avait été demandée en mariage par le roi de France, par les Anglais et par plusieurs chevaliers de diverses nations; mais que, comme l'expatriation de la princesse pourrait devenir, par la suite, préjudiciable et dangereuse pour le pays, il valait mieux la marier à un seigneur d'un rang moins élevé, mais habitant le pays et pouvant ainsi lui être utile par ses conseils et par sa puissance, que de la voir emmener au dehors par un étranger. Ensuite la reine conclut en disant: «Nous avons dans ce pays tel chevalier qui est de sang royal, et il a fait demander Marguerite en mariage.» Les conseillers, après avoir entendu la déclaration de la reine, reçurent jour pour en délibérer. Ils assemblèrent la noblesse de Flandre et de Hainaut, ainsi que les conseils des bonnes villes; et après plusieurs délibérations, ne connaissant point les empêchements de Bouchard, ils furent d'avis qu'il était plus avantageux de marier la princesse avec un seigneur demeurant en Flandre et en Hainaut, qu'avec un étranger et surtout un Français qui pourrait ensuite s'emparer du pays[104]

«Tous les parents et amis étaient d'accord des deux côtés; et Marguerite, non plus que sa sœur la comtesse Jeanne, Philippe comte de Namur, ni aucune autre personne, ne s'y opposait. En conséquence, les empêchements étant inconnus, les conventions matrimoniales furent signées, et le mariage célébré en face de l'église avec les solennités en usage parmi les nobles, et comme doit l'être toute union véritable et légitime, faite avec l'assentiment des deux parties; après quoi des fêtes eurent lieu au milieu de l'allégresse générale. Gauthier d'Avesnes avait promis de constituer en dot à Marguerite cinq cents livres de rente annuelle sur la ville d'Avesnes et sur toute la terre d'Etrœungt en Hainaut, ce qu'il fit en effet; puis, après la célébration des noces, Bouchard conduisit sa femme, avec une suite convenable, dans le Hainaut, pour la mettre en possession de sa dot, et elle y fut reçue par Gauthier d'Avesnes, en tout honneur et révérence[105]

Ce fut en l'année 1213, et dans le château seigneurial du Quesnoi, que fut célébrée l'union de Bouchard et de Marguerite de Constantinople, au milieu d'une noble assistance, où figurait, outre les parents et alliés de la puissante maison d'Avesnes, l'élite des chevaliers du pays. Philippe-Auguste, en ce moment, ravageait la Flandre. Jeanne de Constantinople et le comte Fernand ne purent assister au mariage dont Bouchard s'empressa d'ailleurs de leur annoncer la célébration[106]. Ils réglèrent, peu après, certaines conventions relatives aux intérêts des deux époux[107].

Marguerite n'avait pas encore douze ans lorsque Bouchard l'épousa. Le chroniqueur Philippe Mouskes, qui vivait à cette époque, nous dit que la jeune princesse était belle comme la fleur dont elle portait le nom. Elle vivait heureuse et paisible dans le somptueux château d'Etrœungt, et rien ne semblait devoir troubler sa félicité. Elle devint bientôt et successivement mère de deux fils, dont l'aîné porta le nom de Jean d'Avesnes, et le second celui de Bauduin. Plus tard, il lui naquit encore une fille, qui fut appelée Felicitas. L'on se demande pourquoi.

Trois ans s'étaient à peine écoulés qu'un bruit étrange se répand en Flandre et en Hainaut. On apprend que Bouchard est bien réellement dans les ordres. L'évêque d'Orléans affirme lui avoir conféré le sous-diaconat.

Au milieu d'un peuple profondément religieux, dans le temps des fortes croyances, la fille de l'empereur Bauduin, du chef de la croisade, pouvait-elle rester la femme d'un prêtre renégat et partager une éternelle réprobation? Jeanne manda l'évêque de Tournai et les principaux ecclésiastiques de ses Etats, en les priant de lui donner leur avis sur cette grave affaire[108]. On décida, d'un commun accord, qu'il la fallait soumettre au prochain concile qui s'assemblerait à Rome[109]. Dans l'intervalle, la comtesse écrivit plusieurs fois à Bouchard, lui envoya l'évêque de Tournai, puis des chevaliers prudents et sages, afin de l'engager à lui rendre sa sœur Marguerite, promettant de lui réserver l'accueil le plus tendre. Bouchard et Marguerite ne voulurent rien entendre et restèrent ensemble dans les domaines que la maison d'Avesnes possédait en Hainaut[110].

79Vincent de Beauvais, ap. J. de Guise, XIV, 162.
80Les Gr. chron. de Fr. IV, 193.
81Les Gr. chron. de Fr. IV, 196.
82Vinc. de B. ap. J. de G. XIV, 164.
83Guillaume Guiart, Royaux lignages, I, 309.
84Les Gr. chron. de Fr. IV, 197.
85Ibid. 194.
86Jacques de Guise, XIV, 168.
87Jacques de Guise, passim.
88Acte du 24 octobre 1214, imprimé dans Baluze, Miscell. VII, 205 et alias.
89Ann. Hann., XIV, 168.
90Archives de la Flandre, passim.
91Archives de la Flandre, passim.
92Jacques de Guise, XIV, 286.
93Diplôme impérial de 1220. Archiv. de Flandre, Cartulaire des empereurs, pièce I.
94Original en parchemin, scellé. – Archiv. de Flandre.
95Archives de Flandre à Lille, Ier Cart. de Flandre, pièce 466. – Imprimé dans le Recueil des ordonnances du Louvre, sous la date de 1280, IV, 320.
96Arch. de Fl. orig. parch. scellé (28 octobre 1218).
97Ibid. 8e Cart. de Flandre, pièce 2.
98Arch. de Fl. orig. parch. scellé. Sous un vidimus du 14 novembre 1365.
99Ibid. Orig. parch. scellé (22 novembre).
100J. de Guise, XIV, 12.
101J. de Guise, XIV, 12.
102Chronique flamande, reproduite par Jacques de Guise, XIV, p. 15.
103Jacques de Guise, XIV, 14.
104Jacques de Guise, XIV, 21.
105Jacques de Guise, XIV, 25.
106Déposition de Hugues d'Ath dans l'enquête de 1249 sur la légitimité des enfants de Bouchard et de Marguerite.
107Charte de 1214, le cinquième jour après Pâques, rapportée par Jacques de Guise.
108Jacques de Guise, XIV, 170.
109Ibid.
110Ibid. passim.