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Jeanne de Constantinople

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Quand se prépara la grande ligue des princes contre la France, la vieille Mathilde y vit un moyen puissant de vengeance, et elle l'exploita avidement. Tous ses vœux étaient pour le succès de la coalition, et sa joie fut extrême lorsque les confédérés prirent enfin les armes. On dit qu'elle envoya vers son neveu le comte de Flandre quatre charrettes pleines de cordes afin de pouvoir lier tous les Français qu'on espérait faire prisonniers. Elle avait aussi consulté son astrologue, et celui-ci lui avait répondu à souhait: «Le roi tombera, et ne sera pas enseveli; Fernand viendra triomphant à Paris[40]

Quant à la jeune comtesse, qui, depuis son mariage, n'avait eu sous les yeux que des scènes d'horreur et des images de deuil, loin de partager les orgueilleuses chimères de la coalition, elle avait, dès le principe, fait tous ses efforts pour détourner Fernand d'une entreprise qu'elle jugeait, avec raison, pleine de chances et de périls. Mais ses efforts devaient rester stériles en présence du caractère aventureux et altier du prince portugais et des engagements qu'il avait pris avec une fatale témérité.

A la douleur que Jeanne devait éprouver comme souveraine d'un pays sur lequel s'étaient accumulés tant de malheurs, se joignit en ce moment-là même un grave chagrin domestique. La jeune Marguerite de Constantinople, sa sœur, mariée en 1213 au sire Bouchard d'Avesnes, subissait les rigueurs d'une étrange destinée. Mais pour ne pas retarder le dénouement d'une série d'événements politiques que jusqu'ici nous avons fait marcher sans interruption, nous raconterons plus tard cette romanesque aventure.

Le moment était venu où la coalition si témérairement formée contre la France allait recevoir le coup foudroyant qui devait l'anéantir.

A mi-chemin de Lille à Tournai, mais un peu sur la droite en allant vers Tournai, à l'entrée d'une plaine, se trouve un petit village nommé Bouvines. La rivière de la Marque coule près de là. L'été, cette fertile campagne est, comme toutes celles de la Flandre, couverte d'une vigoureuse végétation; peu d'arbres toutefois, si ce n'est aux alentours des maisons de chaume du village et de l'église dont le clocher se montre au loin entre le feuillage; sur la Marque, à trois ou quatre traits d'arc des habitations, entre Cysoing et Sainghin, se trouve un pont rustique. La physionomie de ces lieux n'a dû guère changer depuis le 27 juillet de l'année 1214.

Ce jour-là, dimanche, le soleil s'était levé radieux à l'horizon[41], éclairant la marche d'innombrables gens d'armes qui, dès l'aube, se pressaient aux environs du pont de Bouvines. Un chevalier, séparé du gros de l'armée, les regardait passer la rivière, ce qui dura longtemps, et lorsque la majeure partie fut de l'autre côté du pont, il s'en alla vers une chapelle située non loin de là et dédiée à saint Pierre. Devant le portail s'élevait un frêne touffu. Le chevalier descendit de son destrier, se fit enlever sa lourde armure de fer, harassé qu'il était de chaleur et de fatigue; il avait chevauché depuis la pointe du jour. Haletant et poudreux, il s'étendit sur la terre à l'ombre du frêne[42]. C'était le roi de France Philippe-Auguste, et tous ces gens d'armes, les soixante-quinze mille hommes qu'il amenait au-devant des confédérés, jugeant avec raison qu'il vaut mieux porter la guerre chez les autres que de l'attendre chez soi.

En partant de Péronne, il s'était avancé jusqu'à Tournai, que les Français avaient reprise l'année précédente. Les alliés se trouvaient alors à Mortagne, entre Condé et Tournai, au confluent de l'Escaut et de la Scarpe. Impatient d'en venir aux mains, le roi aurait voulu les attaquer dans cette position; mais ses barons l'en dissuadèrent parce qu'on ne pouvait aborder l'ennemi que par des passages étroits et difficiles, la contrée étant remplie de marécages[43]. Le roi s'était donc décidé à se replier vers les plaines qui s'étendent autour de Lille, et dans ce but avait fait repasser la Marque à ses troupes.

Philippe avait eu à peine le temps de prendre un peu de repos que les éclaireurs de son armée accoururent, jetant de grands cris et annonçant l'approche de l'armée impériale. On l'apercevait du côté de Cysoing; déjà même les troupes légères d'Othon avaient un engagement avec les arbalétriers, la cavalerie légère et les soudoyers formant l'arrière-garde du roi, sous le commandement du vicomte de Melun[44].

A cette nouvelle, Philippe, déjeunant à la hâte d'un morceau de pain et d'un peu de vin[45], remonte à cheval, fait rétrograder son armée, et repasse avec elle sur la rive droite de la Marque. Comme à la bataille d'Hastings, où deux évêques dirigèrent les opérations de l'armée de Guillaume le Conquérant, l'élu de Senlis, alors nommé frère Garin, homme de conseil et homme de guerre tout à la fois[46], veilla aux dispositions préliminaires du combat, admonestant et exhortant les chevaliers et servants à se bien conduire pour l'honneur de Dieu et du roi.

Les troupes françaises prirent aussitôt position devant Bouvines, face à Tournai. Elles étendirent leur front en ligne droite sur un espace de deux mille pas environ, afin de ne pouvoir en aucun cas être tournées ou enveloppées par l'ennemi[47]. Eudes, duc de Bourgogne, eut le commandement de la droite, et deux princes du sang royal, les comtes de Dreux et d'Auxerre, celui de la gauche. Pendant ce temps Philippe-Auguste entra dans la petite église du village pour y entendre la messe.

Déjà les deux armées se trouvaient à une distance très rapprochée. Le roi se plaça à la tête de la sienne entouré des plus vaillants hommes de guerre de France, parmi lesquels on distinguait Guillaume des Barres, Barthélemy de Roye, Mathieu de Montmorency, le jeune comte Gauthier de Saint-Pol, Enguerrand, sire de Coucy; Pierre de Mauvoisin, Gérard Scropha, vulgairement appelé La Truie; Etienne de Longchamps, Guillaume de Mortemart, Jean de Rouvroy, Henri, comte de Bar, et un pauvre mais brave gentilhomme du Vermandois ayant nom Gales de Montigny. Celui-ci portait auprès du roi la bannière aux fleurs de lis d'or[48].

Quelques historiens prétendent qu'alors le roi de France, se plaçant au milieu de ses officiers, fit déposer sa couronne sur un autel, et que là il l'offrit au plus digne. Guillaume le Breton, qui se tenait derrière le roi, et vit de ses propres yeux tout ce qui se passa dans cette journée mémorable, ne parle pas de ce fait. Si la chose eut lieu, elle fut beaucoup plus simple, plus naïve, et par conséquent plus en harmonie avec les idées féodales et chevaleresques; telle enfin que la rapporte un vieil auteur français: «Quand la messe fut dite, le roi fit apporter pain et vin, et fit tailler des soupes, et en mangea une. Et puis il dit à tous ceux qui autour de lui étoient: «Je prie à tous mes bons amis qu'ils mangent avec moi, en souvenance des douze apôtres qui avec Notre-Seigneur burent et mangèrent. Et s'il y en a aucun qui pense mauvaiseté ou tricherie, qu'il ne s'approche pas.» Alors s'avança messire Enguerrand de Coucy, et prit la première soupe; et le comte Gauthier de Saint-Pol la seconde, et dit au roi: «Sire, on verra bien en ce jour si je suis un traître.» Il disoit ces paroles parce qu'il savoit que le roi l'avoit en soupçon à cause de certains mauvais propos. Le comte de Sancerre prit la troisième soupe, et tous les autres barons après; et il y eut si grande presse qu'ils ne purent tous arriver au hanap qui contenoit les soupes. Quand le roi le vit, il en fut grandement joyeux, et il dit aux barons: «Seigneurs, vous êtes tous mes hommes et je suis votre sire, quel que je soie, et je vous ai beaucoup aimés… Pour ce, je vous prie, gardez en ce jour mon honneur et le vôtre. Et se vos véés que la corone soit mius emploié en l'un de vous que en moi, jo m'i otroi volontiers et le voil de bon cuer et de bonne volenté.» Lorsque les barons l'ouïrent ainsi parler, ils commencèrent à pleurer de pitié, disant: «Sire, pour Dieu, merci! Nous ne voulons roi sinon vous. Or chevauchez hardiment contre vos ennemis, et nous sommes appareillés de mourir avec vous[49].» Alors le roi sauta sur son cheval de bataille avec autant de gaieté «que s'il allait à la noce,» disent les chroniques du temps[50]. Aussitôt les trompettes sonnèrent, et Philippe-Auguste, élevant son épée, s'écria: Montjoie[51]! Une clameur immense lui répondit.

 

Il était environ midi[52]. En ce moment l'armée impériale débouchait sur le plateau de Cysoing. Depuis les invasions germaniques, jamais armée si formidable n'avait paru en Flandre. Elle semblait disposée au combat; car elle s'avançait enseignes déployées, les chevaux couverts, et les sergents d'armes courant en avant pour éclairer la marche. Au centre des lignes on apercevait un groupe compacte de chevaliers étincelants d'or et d'argent. C'était l'empereur Othon et son escorte, entourant un char traîné par quatre chevaux, où se dressaient les armes impériales. L'aigle d'or tenait dans sa serre un énorme dragon dont la gueule béante, tournée vers les Français, paraissait vouloir tout avaler, dit le chroniqueur de Saint-Denis[53]. On a prétendu aussi que le dragon était la personnification emblématique de la France prise entre les serres de la coalition. Cette orgueilleuse enseigne avait pour garde spéciale cinquante barons allemands commandés par Pierre d'Hostmar.

La personne sacrée de l'empereur fut confiée aux ducs de Brabant, de Luxembourg, de Tecklenbourg; aux comtes de Hollande, de Dortmund; à Bernard d'Hostmar, Gérard de Randerode, Pierre de Namur, et quantité d'autres chevaliers. Les deux âmes de cette grande armée étaient aux deux extrémités. A la gauche, Fernand avec les milices de Flandre, de Hainaut et de Hollande; à la droite, Renaud de Boulogne et six mille Anglais avec leurs chefs Salisbury et Bigot de Clifford, l'infanterie brabançonne, les eschieles ou pelotons de cavalerie saxonne ou brunsvickoise, des corps de mercenaires ou d'aventuriers ramassés en tous pays par Hugues de Boves.

«Eh quoi! s'écria l'empereur stupéfait en apercevant l'armée française en bataille dans la plaine, je croyais que les Français se retiraient devant nous, et les voilà en ligne, le roi Philippe à leur tête!»

Cette parole, prononcée d'un ton craintif, circula dans l'armée et la décontenança un peu.

Le roi Philippe disait en même temps à ses troupes: «Voici venir Othon l'excommunié et ses adhérents; l'argent qui sert à les entretenir est de l'argent volé aux pauvres et aux églises[54]. Nous ne combattons, nous, que pour Dieu, pour notre liberté et notre honneur. Tout pécheurs que nous sommes, ayons confiance dans le Seigneur et nous vaincrons ses ennemis et les nôtres.» Alors il parcourut les rangs. Quelques gens d'armes, de ceux qui jadis l'avaient suivi à la croisade, s'attristaient d'être obligés de se battre un dimanche. «Les Machabées, leur dit-il, cette famille chère au Seigneur, ne craignirent pas d'aborder l'ennemi un jour de sabbat, et le Seigneur bénit leurs armes. – Vous, l'élu de Dieu, bénissez les nôtres!» crièrent alors les gens d'armes; et l'armée entière se précipita à genoux[55].

Ces paroles du roi achevèrent de rassurer les Français; ils se relevèrent pleins de courage et de résolution. Aux cris mille fois répétés de Montjoie! Saint-Denis! l'étendard royal, semé de fleurs de lis d'or, fut alors déployé. L'oriflamme de Saint-Denis était réservé pour le moment suprême de la lutte[56].

A une heure et demie, la chaleur du jour était dans toute sa force. Le soleil projetait ses rayons brûlants sur les yeux des alliés marchant en ligne tirée du sud-est au nord-ouest, front à Bouvines. Les Français l'avaient donc à dos en ce moment-là. Philippe-Auguste profita de l'avantage de cette position, et sur-le-champ il donna l'ordre d'attaquer. Les buccines retentirent, et alors Guillaume le Breton et un autre clerc, qui se trouvaient près du monarque, entonnèrent les psaumes: Béni soit le Seigneur Dieu qui exerce ma main au combat et forme mes doigts à la guerre[57]. —Que le Seigneur se lève, et que ses ennemis soient dissipés[58]. —Seigneur, le roi se réjouira dans votre force, et il tressaillira d'allégresse par votre assistance[59]. Des larmes et des sanglots vinrent souvent les interrompre, tant ils étaient émus[60].

Le premier choc fut terrible. Il porta sur les Flamands placés à l'aile droite. Indignés de se voir attaqués par les milices bourgeoises de la commune de Soissons et non par des chevaliers, ils reçurent d'abord le coup sans s'émouvoir et sans s'ébranler. Mais bientôt, laissant un espace vide entre leurs rangs, le jeune Gauthier de Saint-Pol s'y précipite tête baissée, avec ses gens d'armes, frappant, tuant à droite, à gauche. Il traverse de la sorte toute l'armée flamande; puis, la prenant à dos, il la traverse de nouveau, traçant sur son passage un sillon au milieu des cadavres.

La mêlée de ce côté dura trois heures, et pendant trois heures elle fut effroyable. Il s'y passa des scènes homériques. Les chefs flamands, pour encourager leurs soldats, les haranguaient tout en frappant d'estoc et de taille, avec leurs sharmsax à triple tranchant[61]. Tour à tour ils parlaient des aïeux et de leurs exploits; ils parlaient des femmes, des enfants laissés au foyer domestique; puis, rappelant l'incendie de Lille et les horreurs de l'invasion française, ils appelaient la vengeance par des clameurs de mort.

Une sorte de géant, Eustache de Marquilies, chevalier de la châtellenie de Lille, se démenait avec fureur, seul, au milieu des chevaliers champenois, faisant grand carnage et s'excitant lui-même en criant: «Mort, mort aux Français!» Un Champenois lui saisit le cou par le bras, le lui serre comme dans un étau, et détache son hausse-col. Michel de Harnes, un de ces châtelains qui avaient déserté la cause flamande et qui venait d'être blessé par Eustache, voyant le cou de celui-ci à découvert, lui plonge son épée dans la gorge. Buridan de Furnes, un des plus braves et des plus joyeux compagnons d'armes du comte Fernand, allait criant dans la bataille: «Voici bien le moment de songer à sa belle[62]

Le vicomte de Melun et Arnoul de Guines, à l'exemple de Saint-Pol, labourant la ligne flamande par des trouées, passaient et repassaient, le fer à la main, à travers ces masses compactes. Eudes, duc de Bourgogne, commandant le corps d'armée qui attaquait les Flamands, était d'une énorme corpulence; son cheval est tué sous lui. Non sans peine, on le remet en selle sur un destrier frais. Aussitôt il tombe sur les Flamands avec une fureur nouvelle, et, pour venger sa chute et la perte de son cheval, il écrase tous ceux qu'il rencontre. Le comte Gauthier de Saint-Pol, qui le premier avait entamé les Flamands, fit des prodiges de valeur. Encore harassé de chaleur et de fatigue, après la charge qu'il venait d'opérer, il se précipita seul à la rescousse d'un homme d'armes pris au milieu d'un gros d'ennemis. Douze coups de lance tombaient à la fois sur Gauthier sans que le cheval et le cavalier en fussent ébranlés. Il enleva l'homme d'armes.

 

Les Flamands, de leur côté, luttaient héroïquement; mais le corps de chevaliers qui protégeait le comte Fernand commençait à s'affaiblir, et c'est sur ces chevaliers que portaient toutes les attaques[63]. Enfin on les enveloppe avec un nouvel acharnement. Fernand se bat comme un lion; deux chevaux sont tués sous lui. Couvert lui-même de blessures, il perd tout son sang. Les chevaliers flamands qui survivent essaient de le tirer de là, mais c'est en vain. Le comte alors se défend en désespéré; la terre est jonchée de corps tombés sous ses coups. Le sang coule à flots de ses blessures, et il fléchit sur les genoux. Toutefois sa bonne épée n'est pas tombée de sa main; il essaie encore de la brandir… Enfin son œil se trouble; n'en pouvant plus et se sentant évanouir, il la rend à un seigneur français appelé Hugues de Mareuil[64].

La victoire était gagnée sur ce point, mais au centre et à la gauche un combat acharné durait encore. A l'instant même où le comte de Flandre se rendait prisonnier, le roi de France échappait au plus grand péril. Les piquiers de l'infanterie allemande, en repoussant les gens des communes de Beauvais, de Compiègne, d'Amiens, de Corbie et d'Arras, qui s'étaient rués tête baissée vers la grande aigle impériale, pénétrèrent parmi les barons de la garde du roi Philippe-Auguste. Quatre de ces Allemands, s'acharnant après le monarque français, l'avaient blessé à la gorge et tiré à bas de son cheval au moyen de leurs hallebardes à crocs[65]. Il allait périr malgré les efforts de Gales de Montigny, qui d'un bras écartait les coups et de l'autre haussait l'étendard royal en signe de détresse[66]. Arrive Pierre Tristan; descendre de cheval, se jeter l'épée à la main sur les quatre piquiers allemands, leur faire lâcher prise fut pour lui l'affaire d'un moment. Philippe-Auguste, remonté à cheval, rallia ses chevaliers et rétablit le combat. Tristan avait sauvé le monarque et peut-être aussi la monarchie.

Au moment où le roi était ainsi délivré, Eudes, duc de Bourgogne, vainqueur des Flamands sur la droite, se portait au flanc de l'armée allemande, attaquée en même temps par la chevalerie de la garde du roi. Cent vingt chevaliers tombent morts; mais la phalange impériale est ouverte: on arrive à son centre. Pierre de Mauvoisin écarte piques et hallebardes et saisit les rênes du cheval de l'empereur. En vain il cherche à l'emmener, la presse est trop grande[67]. Guillaume des Barres, se penchant du haut de son cheval, saisit la sacrée majesté à bras-le-corps, tandis que Gérard La Truie lui porte de grands coups de couteau qui ne peuvent percer le haubert. Le cheval d'Othon, dressant la tête, reçoit un de ces coups qui lui crève l'œil et pénètre jusqu'à la cervelle. L'animal, blessé à mort, se cabre et va, en dehors de la mêlée, rouler expirant dans la poussière[68]. Guillaume des Barres se précipite de nouveau sur l'empereur, et le saisissant par l'armure, il cherche entre le heaume et le cou l'endroit où il pourra plonger sa dague[69]. Mais de nombreux chevaliers saxons accourent au secours de leur maître, le relèvent et le mettent sur un cheval frais. Blessé, étourdi de sa chute, l'empereur prit le galop à travers champ, suivi du duc de Brabant, du sire de Boves et de beaucoup d'autres. «Oh! oh! fit le roi de France, voici l'empereur qui se sauve. Nous ne verrons plus aujourd'hui son visage[70]

«Philippe-Auguste, dit un chroniqueur, n'avait jamais donné le titre d'empereur à Othon; et s'il l'appelait ainsi en ce moment-là, c'était pour avoir plus grande victoire: car il y a plus d'honneur à déconfire un empereur qu'un vassal[71].» Les Allemands sont détruits et dispersés, le char qui portait les armes impériales est mis en pièces; le dragon et l'aigle, les ailes arrachées et meurtries, sont apportés triomphalement au roi de France[72].

Mais ce n'était pas tout encore; le comte Renaud de Boulogne résistait toujours. Cependant, le corps d'Anglais qu'il commandait avait été taillé en pièces par l'évêque de Beauvais. Tandis que l'élu de Senlis, l'habile et intrépide Garin, se portait partout où besoin était, le prélat de Beauvais s'était acharné contre les Anglais. D'un coup de masse d'armes il avait abattu et pris le comte de Salisbury, frère du roi d'Angleterre, un de leurs chefs. On dit que Renaud, malgré cet échec, quitta son corps d'armée, et que, transporté de fureur, il pénétra la lance en arrêt jusqu'au roi Philippe. Il allait le frapper, mais à la vue de son suzerain il se détourna, saisi de respect ou d'irrésolution, et poursuivit sa course envers le comte de Dreux[73]. Celui-ci se tenait aux côtés du roi dont il était le cousin. Le comte Pierre d'Auxerre, également de sang royal, ne quittait pas non plus le monarque depuis le commencement de l'action. Son fils pourtant, parent de Jeanne de Constantinople par sa mère, combattait parmi les Flamands[74]. Renaud de Boulogne, revenu au milieu des siens, s'était fait avec une merveilleuse adresse un rempart de gens de pied disposés circulairement autour de lui sur deux rangs fort serrés.

Quand tout le choc de l'armée française, victorieuse sur les autres points, porta contre ce bataillon, il fut écrasé. Renaud, resté seul avec six écuyers, résolut de mourir, mais n'en vint pas à bout. Un sergent d'armes français, Pierre de La Tourelle, s'approchant de lui, enfonce sa dague jusqu'au manche dans le flanc de son destrier. Un des écuyers cherche à entraîner le cheval par la bride, mais il est renversé. Le cheval succombe, et Renaud reste la cuisse engagée sous son corps. Les deux frères Hugues et Gauthier de Fontaine et Jean de Rouvroy le tiraillent et se le disputent. Arrive Jean de Nesle, châtelain de Bruges, qui veut aussi sa part d'une si belle proie, bien que, s'il faut en croire un historien, ce transfuge du parti flamand se fût comporté peu vaillamment dans la bataille[75]. Pendant cette querelle, un varlet, nommé Commote, s'efforçait d'introduire sa pique à travers le grillage de la visière du comte afin de l'achever. L'élu de Senlis, qu'on rencontrait en tout lieu où il y avait à faire, survint. Renaud le connaissait; il se nomma, cria merci et lui tendit son épée[76]. Tel fut le dernier épisode de cette bataille célèbre.

La grande armée des confédérés n'existait plus. Du plateau de Cysoing où Philippe-Auguste s'était placé, on ne voyait de tous côtés que des débris épars et fuyants. La plaine offrait l'aspect d'un immense carnage. Au milieu de ce théâtre de confusion et de mort, un petit corps de sept cents Brabançons était seul demeuré intact et se retirait en bon ordre. Philippe, dans l'enivrement de son triomphe, le fit exterminer sous ses yeux par Thomas de Saint-Valery[77].

Ainsi se termina la bataille de Bouvines. Il était alors sept heures du soir. Les chapelains du roi de France chantaient encore, mais ils chantaient des actions de grâces.

L'un d'eux, le poétique historien des hauts faits de Philippe-Auguste, nous retrace la dernière scène de cette grande journée, telle qu'elle apparut à ses yeux et à son imagination. «Les cordes et les chaînes manquent pour en charger tous ceux qui doivent être garrottés, car la foule des prisonniers est plus nombreuse que la foule de ceux qui doivent les enchaîner. Déjà la lune se préparait à faire avancer son char à deux chevaux, déjà le quadrige du soleil dirigeait ses roues vers l'Océan… Aussitôt les clairons changent leurs chants guerriers en sons de rappel et donnent le joyeux signal de la retraite. Alors, il est enfin permis aux Français de rechercher le butin et de ravir aux ennemis étendus sur le champ de bataille leurs armes et leurs dépouilles. Celui-ci se plaît à s'emparer d'un destrier; là un maigre roussin présente sa tête à un maître inconnu et est attaché par une ignoble corde. D'autres enlèvent dans les champs des armes abandonnées; l'un s'empare d'un bouclier, un autre d'une épée ou d'un heaume. Celui-ci s'en va content avec des bottes, celui-là se plaît à prendre une cuirasse, un troisième ramasse des vêtements ou des armures. Plus heureux encore et mieux en position de résister aux rigueurs de la fortune, est celui qui parvient à s'emparer des chevaux chargés de bagages, ou de l'airain caché dans de grosses bourses, ou bien encore de ces chars que le Belge, au temps de sa splendeur, est réputé avoir construits le premier, chars remplis de vases d'or, de toutes sortes d'ustensiles agréables, de vêtements travaillés avec beaucoup d'art par les Chinois, et que le marchand transporte chez nous de ces contrées lointaines. Chacun de ces chariots, portés sur quatre roues, est surmonté d'une chambre qui ne diffère en rien de la superbe alcôve nuptiale où une jeune mariée se prépare à l'hymen, tant cette chambre tressée en osier brillant renferme, dans ses vastes contours, d'effets, de provisions, d'ornements précieux. A peine seize chevaux, attelés à chacune de ces voitures, peuvent-ils suffire pour enlever et traîner les dépouilles dont elles sont remplies.

»Quant au char sur lequel Othon le Réprouvé avait dressé son dragon et suspendu son aigle aux ailes dorées, bientôt il tombe sous les coups innombrables des haches, et, brisé en mille pièces, il devient la proie des flammes; car on veut qu'il ne reste aucune trace de tant de faste, et que l'orgueil ainsi condamné disparaisse avec toutes ses pompes. L'aigle, dont les ailes étaient brisées, ayant été promptement restaurée, le roi l'envoya, sur l'heure même, à l'empereur Frédéric, afin qu'il apprît par ce présent qu'Othon, son rival, ayant été vaincu, les insignes de l'empire passaient entre ses mains par une faveur céleste. Mais la nuit approchait; l'armée, chargée de gloire et de richesses, rentra dans le camp, et le roi, plein de reconnaissance et de joie, rendit mille actions de grâces au Roi suprême, qui lui avait donné de terrasser tant d'ennemis[78]

La victoire du roi de France eût anéanti la nationalité flamande, si la comtesse Jeanne, inébranlable au milieu de la grande catastrophe qui l'atteignait, ne fut restée comme le palladium respecté de la patrie.

40Hist. regum Franc. ab origine gentis usque ad ann. 1214, ap. Bouquet, XVIII, 427. —Philippide, chant X.
41Vinc. de B. ap. J. de Guise, IV, 134.
42Philippide, chant X.
43Vinc. de B. ap. J. de Guise, IV, 130.
44Ibid.
45Chron. de Flandre, inédite, manuscrit de la Bibl. nat. no 8480, fol. 161.
46Les Gr. Chron. de F., édit. P. Paris, IV. 169.
47Philippide, chant X.
48Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 144.
49Chronique de Rains, édit. L. Paris, 148.
50Chron. de France, I, 71. —Vinc. de B., ap. J. de G., XIV, 132.
51Chron. inéd. de Flandre précitée, fol. 164.
52Philippide, chant X.
53Ap. Bouquet, XVII, 407.
54Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 136.
55Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 136.
56Ibid.
57Ps. 143.
58Ps. 67.
59Ps. 20.
60Philippide, chant X.
61Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 136.
62Philippide, chant XI.
63Philippide, chant XI.
64Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 142.
65Philippide, chant XI.
66Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 146.
67Philippide, chant XI.
68Philippide, chant XI.
69Ibid.
70Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 150. —Les Gr. Chron. de Fr. édit. P. Paris, IV, 184.
71Chronique de Rains, p. 153.
72Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 150. —Chron. de Flandre inéd. loco citato.
73Les Gr. Chron. de Fr. édit. P. Paris, IV, 186.
74Les Gr. Chron. de Fr. édit. P. Paris, IV, 186.
75Ibid. 189.
76Les Gr. Chron. de Fr. éd. P. Paris, IV. 189.
77Vinc. de B. ap. J. de Guise, XIV, 156.
78Wilh. Brit. Philippide, chant XI.