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Jeanne de Constantinople

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Quant à Fernand, qui de tous les mécontents n'était pas le moins courroucé, il crut le moment de la vengeance arrivé lorsque Philippe-Auguste prépara son expédition pour tenter la conquête de l'Angleterre. Le roi convoqua à Soissons un parlement de tous ses barons: ils y vinrent en foule se ranger sous sa bannière. Le comte de Flandre seul fit défaut, déclarant qu'il n'assisterait pas son suzerain, si celui-ci ne lui donnait satisfaction en lui rendant les villes d'Aire et de Saint-Omer. Philippe-Auguste ignorait encore l'alliance de Fernand avec les ennemis du royaume: il lui offrit quelques dédommagements. Le comte les repoussa avec dédain, et le roi vit bien alors que Fernand entrait en rébellion ouverte. Sur ces entrefaites, Jean-sans-Terre se réconcilia avec le Pape, et l'expédition de Philippe-Auguste, qui ne marchait que comme exécuteur des ordres du Saint-Siège, se trouva sans objet. Innocent l'avait même tout à fait interdite. Philippe aussitôt tourna toutes ses forces contre la Flandre, et cette contrée devint le théâtre d'une guerre acharnée. Telle fut la source première des angoisses patriotiques dont l'existence de Jeanne devait être abreuvée, et le prélude d'un des plus grands événements du siècle. Rappelons-en les préliminaires.

La flotte du roi de France, composée de dix-sept cents barques montées par quinze mille lances, sortit du port de Calais, et se dirigea vers les côtes de Flandre. Le roi, qui s'était avancé avec sa chevalerie jusqu'à Gravelines, y attendit ses vaisseaux, et l'armée d'invasion y stationna pendant quelques jours. Fernand, sommé par Philippe-Auguste de se rendre auprès de lui, ne parut pas. Alors Philippe pénétra en Flandre, tandis que la flotte, sous la conduite de Savari de Mauléon, mettait à la voile pour le port de Dam. «Partis de Gravelines, dit l'historien poète, Philippe le Breton, les navires, sillonnant les flots de la mer, parcoururent successivement les lieux où elle longe le rivage blanchâtre du pays des Blavotins, ceux où la Flandre se prolonge en plaines marécageuses, ceux où les habitants de Furnes, par une exception remarquable, labourent les campagnes voisines de l'Océan, et où le Belge montre maintenant ses pénates en ruines, ses maisons à demi-renversées, monuments de son antique puissance… Sortant de ces parages, et poussée par un vent propice, la flotte entre joyeusement dans le port de Dam, port tellement vaste et si bien abrité qu'il pouvait contenir dans son enceinte tous nos navires. Cette belle cité, baignée par des eaux qui coulent doucement, est fière d'un sol fertile, du voisinage de la mer et des avantages de sa situation. Là se trouvent les richesses apportées par les vaisseaux de toutes les parties du monde; des masses d'argent non encore travaillées, et de ce métal qui brille de rouge; les tissus des Phéniciens, des Sères (Chinois), et ceux que les Cyclades produisent; des pelleteries variées qu'envoie la Hongrie, les graines destinées à la teinture en écarlate, des radeaux chargés des vins que fournissent la Gascogne et la Rochelle, du fer et des métaux, des draperies et autres marchandises que l'Angleterre et la Flandre ont transportées en ce lieu pour les envoyer de là dans les divers pays du globe[16]

Cependant le roi de France avait envahi tout le territoire flamand, et «ses troupes se dispersaient de tous côtés, semblables aux sauterelles qui, inondant les campagnes, se chargent de dépouilles et se plaisent à enlever le butin[17].» A son arrivée devant Ypres, Fernand lui adressa des propositions de paix; car il commençait à être effrayé d'une agression si formidable et si prompte[18]. Philippe-Auguste ne voulut rien écouter. Alors Fernand, ne perdant pas courage, réunit tous ses chevaliers et le plus grand nombre d'hommes de guerre qu'il put trouver, et tint conseil sur les meilleures mesures à prendre en pareille occurrence. Déjà la ville d'Ypres s'était rendue au roi de France et lui avait livré les principaux d'entre ses bourgeois pour otages. Gand et Bruges, dont les châtelains, garants du traité de Pont-à-Vendin, avaient quitté le parti de leur seigneur pour celui du roi, imitèrent cet exemple. La Flandre presque tout entière allait tomber au pouvoir de Philippe. Fernand et ses conseillers résolurent d'envoyer en toute hâte vers le roi d'Angleterre pour en réclamer du secours.

Bauduin de Neuport, chargé de cette mission, s'embarqua aussitôt et se dirigea vers Sandwich, où il espérait trouver le roi. Il y arriva la nuit. Le roi était alors aux environs de Douvres avec le cardinal Pandolphe, légat du Saint-Siège, qui venait de conclure la réconciliation entre Jean-sans-Terre et Innocent III, et de lever l'interdit lancé contre l'Angleterre. Bauduin de Neuport monta à cheval sans délai et se rendit à toute bride vers le monarque. Il en fut très bien reçu, et le roi lui dit: «Annoncez au comte de Flandre que je l'aiderai de tout mon cœur; je vais incontinent lui envoyer le comte de Salisbury, mon frère, et le plus de chevaliers et d'argent que je pourrai[19].» Il donna en même temps aux chevaliers flamands qui étaient près de lui congé de retourner vers leur seigneur, afin de lui prêter assistance. Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, et Hugues de Boves se trouvaient aussi au camp du roi. Ils voulurent se joindre à l'expédition.

Huit jours avant la Pentecôte, elle partit de Douvres sous le commandement de Guillaume Longue-Epée, comte de Salisbury, «lequel montait un navire si grand et si beau que chacun disait qu'il n'en existait pas de pareil[20].» On eut peu de vent durant toute la traversée; de sorte que la flotte n'aborda que le jeudi suivant en un lieu appelé la Mue, à deux lieues de Dam. Là, les chevaliers et sergents s'appareillèrent; on quitta les navires de haut bord pour entrer dans les bateaux plats, et on se précipita sur la flotte française dégarnie de troupes; car le roi de France avait imprudemment appelé près de lui la plupart des hommes d'armes qui devaient défendre ses vaisseaux. Quatre cents barques, dispersées le long de la côte, parce que le port, quoique fort vaste, ne pouvait les contenir toutes, tombèrent au pouvoir du comte de Salisbury et des chevaliers flamands; mais ils ne purent s'emparer du reste, composé de gros navires qu'on avait échoués à sec sur le rivage[21].

Le lendemain vendredi, le comte de Flandre, ayant appris la venue des secours d'Angleterre, arriva près de Dam avec une escorte de quarante chevaliers seulement. Aussitôt qu'on le vit venir, les comtes de Salisbury et de Boulogne descendirent à terre et se rendirent à sa rencontre. Dans cette entrevue, ils le requirent de rompre tout lien de vassalité et d'obéissance envers le roi de France, et de s'unir plus étroitement que jamais à la cause du roi d'Angleterre. Fernand jura, sur les reliques, qu'il aiderait toujours et de bonne foi le roi d'Angleterre, qu'il lui serait toujours fidèle et ne ferait ni paix ni trêve avec le roi de France sans son consentement et celui du comte de Boulogne[22]. Renaud de Dammartin avait juré une haine mortelle au roi de France, depuis que celui-ci l'avait expulsé de sa terre pour différentes exactions commises contre des seigneurs voisins, et notamment contre l'évêque de Beauvais, cousin du roi. Mais l'origine de sa colère, s'il faut en croire un chroniqueur, remontait plus haut.

Un jour, se trouvant dans les appartements du roi, à l'hôtel Saint-Paul à Paris, une querelle s'éleva entre lui et Hugues de Saint-Pol. Hugues le frappa du poing au visage et le sang jaillit; Renaud tira sa dague et en allait frapper le comte de Saint-Pol, lorsque le roi et les barons présents se portèrent entre les deux antagonistes. Renaud, furieux de n'avoir pu se venger, sortit du palais, remonta à cheval et regagna son pays. Le roi lui envoya bientôt après frère Garin, son conseiller, pour l'apaiser et l'engager à faire sa paix avec le comte de Saint-Pol; mais Renaud de Dammartin répondit qu'il ne pourrait oublier l'injure et la pardonner, tant que le sang qui avait coulé de son visage ne fût remonté de lui-même à sa source[23]. En conséquence, il s'était livré contre son ennemi et les parents de ce dernier à des actes de violences tels que le roi avait été obligé d'envahir le comté de Boulogne et de chasser Renaud. Le comte alors, plus que jamais irrité, s'était jeté dans le parti du roi d'Angleterre et avait, par ses intrigues, puissamment contribué à former la grande coalition que l'on connaît, et à laquelle Fernand, de son côté, venait de se vouer corps et âme.

 

Le samedi, veille de la Pentecôte, le comte de Flandre, le comte de Boulogne et les autres chevaliers qui avaient débarqué se levèrent de grand matin, entendirent la messe, et puis s'armèrent et montèrent à cheval pour s'approcher de Dam. A une demi-lieue de la ville, on s'arrêta pour tenir conseil et aviser aux moyens d'assaillir les murailles du côté de la terre. Robert de Béthune et Gauthier de Ghistelles s'étaient portés en avant afin de reconnaître le pays. Ayant traversé la rivière qui coule de Bruges à Dam, ils montèrent sur une éminence et regardèrent du côté de Male, château appartenant au comte de Flandre et situé aux environs de Bruges. Ils y aperçurent une grande multitude de gens et crurent d'abord que c'étaient les bourgeois de Bruges qui sortaient de la ville pour venir au-devant de leur seigneur. En ce moment une bonne femme, qui connaissait Gauthier de Ghistelles, accourut vers les deux chevaliers et s'écria tout essoufflée: «Messire Gauthier, que faites-vous ici? Le roi de France est entré avec toute son armée dans le pays, et ce sont ses gens que vous voyez là-bas[24].» Les barons rejoignirent les princes en toute hâte et leur apprirent la nouvelle. Le comte de Boulogne dit alors à celui de Flandre: «Sire, tirons-nous arrière; il ne ferait pas bon de rester ici[25]

En effet, le roi de France, ayant connu à Gand la destruction de la flotte, accourait vers Dam avec toute son armée. Il était à peu de distance, et déjà ses arbalétriers d'avant-garde faisaient siffler leurs carreaux aux oreilles des chevaliers flamands. On essaya de leur faire résistance; ce qui donna le temps à la chevalerie française d'approcher. Grand nombre des gens du comte, qui avaient été assez téméraires pour vouloir soutenir le combat, furent tués ou jetés à la mer; plusieurs braves chevaliers tombèrent au pouvoir des Français, entre autres Gauthier de Vormezele, Jean son frère, Guillaume d'Eyne, Guillaume d'Ypres, Ghislain de Haveskerke. On dit que le comte de Boulogne lui-même avait été pris sur le rivage; mais, reconnu par des parents et des amis qui redoutaient avec raison que le roi ne lui fît un mauvais parti, on le laissa s'échapper. Il laissa au pouvoir des Français son cheval, ses armures et son heaume surmonté de lames de baleines formant deux aigrettes élancées[26]. Renaud eut le temps de gagner le grand vaisseau royal avec les comtes de Flandre et de Salisbury. Ce fut Robert de Béthune qui contraignit son maître le comte de Flandre à se jeter dans une barque. Personne ne voulut quitter le rivage avant que Fernand fût en sûreté sur le vaisseau. Les princes se dirigèrent vers l'île de Walkeren pour attendre les événements et se préparer à une nouvelle lutte[27].

En arrivant à Dam, le roi de France fit décharger les vivres et munitions de guerre existant sur les navires qui lui restaient, après quoi il mit le feu à la flotte afin de ne pas la laisser au pouvoir des ennemis, et livra aux flammes la ville elle-même et les campagnes environnantes. Il partit ensuite à la lueur de cet immense incendie, et, traversant la Flandre en exterminateur, il prit des otages dans les principales villes conquises, telles que Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai; rendit ceux des trois premières pour la somme de trente mille marcs d'argent, saccagea Lille à cause de l'amour que les habitants portaient au comte, leur légitime souverain, garda Douai, et rentra en France laissant derrière lui un pays en ruine et une mémoire exécrée.

La Flandre alors respira un peu. Les barons du comté s'assemblèrent à Courtrai; ceux du Hainaut vinrent à Audenarde, et tout ce qu'il y avait de Flamands capables de porter une pique accourut se ranger chacun sous la bannière de son seigneur respectif. Mais on ne savait quelle résolution prendre en l'absence du souverain, et, au milieu du trouble et de la confusion causés par les derniers événements, on ignorait de quel côté le comte Fernand avait porté ses pas après la déconfiture de Bruges.

Les barons congédièrent leurs vassaux jusqu'à nouvel ordre et chargèrent trois nobles hommes, Arnoul de Landas, Philippe de Maldeghem et le sire de La Wœstine, d'aller à la recherche du comte. Ils se rendirent à Nieuport, où était Robert de Béthune, et lui demandèrent s'il savait quelques nouvelles des princes. Robert leur apprit qu'un pêcheur venait de lui annoncer qu'il les avait vus dans l'île de Walkeren, et le comte de Hollande avec eux. Robert de Béthune et les trois barons s'embarquèrent le lendemain de grand matin sur un petit bateau de pêche. En naviguant vers Walkeren, ils aperçurent en mer le comte de Salisbury monté sur le vaisseau royal, et escorté de sept autres navires se dirigeant vers l'Angleterre.

Arrivés en l'île de Walkeren, ils trouvèrent le comte de Flandre, Renaud de Boulogne et le comte de Hollande, qui avait amené une troupe nombreuse de gens d'armes. Fernand fit grand accueil aux chevaliers et fut bien content d'apprendre que Philippe-Auguste, après avoir brûlé ses vaisseaux, était retourné en France. On résolut aussitôt de regagner la Flandre, et deux jours après, les princes et leur armée abordaient au port de Dam. De là Fernand se rendit à Bruges, puis à Gand, qui lui ouvrirent successivement leurs portes et l'accueillirent avec joie comme leur droit seigneur[28]. A Gand, on sut que le roi, en passant par Lille et Douai, avait laissé, dans les châteaux de ces deux villes, de fortes garnisons commandées par le prince Louis et Gauthier de Châtillon, comte de Saint-Pol. Le comte de Flandre reçut même bientôt avis que le prince formait le projet de brûler Courtrai. «Or sus, seigneurs, s'écria le comte de Boulogne à cette nouvelle, montons à cheval, et courons nous enfermer à Courtrai! Si nous étions dans la ville, nous empêcherions bien qu'elle ne fût brûlée[29]

Alors les comtes, barons, chevaliers et écuyers s'armèrent à la hâte, montèrent à cheval et sortirent de Gand. Ils passèrent par Dronghem afin de mettre la Lys entre eux et les Français. Arrivés à Deynse, ils eurent la douleur de voir les flammes et la fumée s'élever au-dessus des toits de Courtrai. Des paysans leur apprirent que la ville était réduite en cendres, que Daniel de Malines et Philippe de La Wœstine avaient été faits prisonniers en voulant la défendre, et que Louis était rentré à Lille avec toute sa troupe[30].

Le comte de Flandre, fort affligé de ce désastre qu'il n'avait pu prévenir, se dirigea vers Ypres, où les habitants, comme ceux de Bruges et de Gand, le reçurent avec honneur et empressement. Il fut décidé que l'armée prendrait position dans cette ville, qu'on fortifierait et dont on ferait un dépôt d'approvisionnements pour tout le temps de la guerre. En conséquence, on creusa des fossés larges et profonds qui furent remplis d'eau; on construisit de fortes tours en bois, des portes faites d'un mélange de pierres, de briques et de poutres en chêne; on éleva autour de la ville des haies palissadées en guise de murailles. Quand ces travaux de défense furent achevés et qu'ils furent munis de machines de toute espèce, le comte se détermina à aller assiéger la forteresse d'Erquinghem-sur-la-Lys, que Jean, châtelain de Lille, détenait pour le roi. Les Flamands ne purent jamais traverser la rivière, et après quinze jours d'un siège inutile, ils revinrent à Ypres.

Peu de jours après, on résolut de se porter sur Lille. Le prince Louis n'y était plus; mais il y avait laissé deux cents chevaliers déterminés. Après des tentatives infructueuses contre cette ville, Fernand se replia de nouveau sur Ypres. Dans la retraite, les hommes d'armes français se jetèrent sur son avant-garde et firent prisonnier Bouchard de Bourghelles, un des plus nobles et des plus valeureux chevaliers flamands[31]. Voyant que pour le moment il ne pourrait pas reprendre les villes et châteaux de la Flandre wallonne occupés par les troupes françaises, le comte songea à attaquer Tournai, qui n'avait d'autres défenseurs que ses habitants.

Cette cité s'était mise naguère sous la protection de Philippe-Auguste. Depuis lors, elle avait toujours préféré la domination du roi à celle des princes flamands, et dans toutes les occasions elle se déclarait pour les intérêts français. Fernand vint l'investir avec toute son armée. Des pierriers, des mangonneaux et autres engins lancèrent sur la ville une pluie de pierres et de feu. Chaque jour de nombreux assauts étaient livrés aux murailles; enfin, après des efforts multipliés et de grandes pertes de part et d'autre, le comte de Flandre pénétra dans la cité par une brèche de près de mille pieds de large, la saccagea, et en démolit les portes et les remparts. Les bourgeois offrirent vingt-deux mille livres au vainqueur pour qu'il consentît à ne pas brûler le reste de la ville. Fernand les accepta, fit couper une douzaine de têtes et prit soixante otages qu'il envoya au château de Gand. Huit jours après la prise de Tournai, le feu se déclara dans le Marché-aux-Vaches et consuma cinq hameaux hors des murs de la ville. A la même heure un autre incendie éclata hors de la porte de Prune, près de l'église Saint-Martin; enfin, à l'intérieur de la cité, des flammes s'élevèrent également dans le quartier appelé de Dame Odile Aletacque, dans la cour et dans le quartier Saint-Pierre, de sorte que toute la ville semblait devoir être entièrement consumée. On éteignit le feu; mais le comte Fernand, qui avait promis de ne rien incendier et avait reçu de l'argent en conséquence, entra dans une grande colère et fit soigneusement rechercher la cause et les auteurs de ce désastre. On découvrit qu'il était l'ouvrage de soldats flamands, mécontents de ce que le comte ne livrait pas la ville au pillage. Sur l'ordre du comte, huit coupables furent sur-le-champ torturés et suppliciés de la manière la plus affreuse, tandis que leurs complices prenaient la fuite. Fernand rétablit l'ordre et la paix dans Tournai[32]. Il y institua des prévôts, des jurés, des échevins, des sergents, renouvela enfin tous les officiers de la ville; car une grande partie des titulaires avaient été envoyés en otages à Gand[33].

 

Enhardi par le succès, le comte revint ensuite assiéger de nouveau la ville de Lille. Le prince Louis, trompé par les beaux semblants que les bourgeois lui faisaient, en avait retiré les troupes pour les ramener en France[34] et n'avait laissé qu'un petit nombre d'hommes d'armes dans un donjon, appelé le château des Regneaux, situé près des remparts et disposé de façon que l'entrée en était également libre soit de l'intérieur soit de l'extérieur de la ville. Les habitants ne demandaient pas mieux que de recevoir leur seigneur légitime et détestaient les Français en raison des maux que ceux-ci leur avaient fait souffrir. Ils ouvrirent donc leurs portes, et Fernand rentra en possession d'une ville qui devait bientôt expier cruellement son patriotisme et sa fidélité. En effet, Philippe-Auguste apprit les avantages remportés par le comte. Il n'avait jamais espéré conserver les villes de la Flandre tudesque, sur lesquelles il ne voulait qu'exercer sa vengeance; mais il comptait sur la possession de la Flandre wallonne; et la reddition de Lille, la principale des cités de ce pays, le transporta de colère. Il accourut lui-même en Flandre à la tête d'une armée formidable, et signala son arrivée par le siège de Lille. Ce fut un des épisodes les plus atroces des guerres de ce temps-là.

C'était la nuit. Le roi, dans l'impétuosité de sa fureur, avait emporté la cité avant même que les bourgeois, surpris, se fussent mis sur leurs gardes. Il n'y avait encore personne aux remparts, que déjà Philippe se répandait à travers la ville en tête de ses hommes d'armes, le fer d'une main, le feu de l'autre. Le sac et le pillage sont des moyens trop lents pour assouvir sa fureur; il lui faut l'incendie, et bientôt le feu se déroule de toutes parts. Le comte Fernand était dans Lille, malade d'une fièvre double-tierce qui le tourmentait depuis le siège de Tournai[35]. Porté sur une litière et enveloppé de tourbillons de flammes, il s'échappe à grand'peine au milieu de l'épouvante et de la fumée. Les malheureux habitants ont deux morts à choisir: ou d'être brûlés vifs entre les murs de leurs logis ou de périr au seuil sous le couteau des Français. Ce que l'action du feu épargnait, les soldats le jetaient bas au moyen de béliers et de crocs de fer dont ils étaient munis; car le roi avait juré l'anéantissement de la cité rebelle[36]. Guillaume le Breton chante fort naïvement dans sa Philippide les horreurs de ce siège à la louange de son maître. «Sous les décombres de leurs maisons, s'écrie-t-il plein d'admiration pour le conquérant, périssent tous ceux à qui les infirmités de l'âge ou la faiblesse du corps refusent les moyens d'échapper au danger. Ceux qui peuvent se sauver, fuyant à pied ou à l'aide d'un cheval vigoureux, évitent la double fureur des flammes et de l'ennemi, et, le cœur plein d'épouvante, s'élancent à la suite de Fernand, à travers les broussailles et en rase campagne, hors de tous sentiers, se croyant toujours près des portes fatales, n'osant tourner la tête… La fortune, cependant, vint au secours des vaincus. La terre humide, toute couverte de joncs de marais et cachant ses entrailles fétides sous une plaine fangeuse, exhalait des vapeurs formées d'un mélange de chaleur et de liquide, de telle sorte qu'à travers les brouillards l'œil du guide pouvait à peine atteindre l'objet qu'il conduisait, et que nul ne pouvait distinguer ce qu'il y avait devant, derrière lui ou à côté de lui; une atmosphère épaisse changeait le jour en nuit. Les nôtres donc ne poursuivirent les fuyards que tant qu'ils purent s'avancer à la lueur de l'incendie de la ville; car le soleil ne pouvait luire à travers les brouillards. Ils tuèrent toutefois un grand nombre d'hommes et firent encore plus de prisonniers. Le roi les vendit à tout acheteur pour être à jamais esclaves, les marquant du fer brûlant de la servitude. Ainsi périt tout entière la ville de Lille réservée pour une déplorable destruction[37]

Guillaume le Breton ne savait pas que, peu de jours après, les Lillois échappés à la mort revenaient, la nuit, errant sur les débris fumants de la ville, chercher au milieu de cette terre brûlante la place de leurs foyers anéantis. Il ignorait surtout que l'amour du sol natal ferait bientôt surgir de ce lieu de désolation une cité nouvelle, et que cette cité deviendrait un jour l'une des plus riches et des plus puissantes du royaume dévolu aux descendants de l'exterminateur.

Le comte Fernand s'était réfugié à Gand. Philippe-Auguste ne l'y poursuivit point et ne pénétra pas plus avant en Flandre. Il fit démolir le château-fort de Lille, abattit la forteresse d'Erquinghem dont les Flamands s'étaient dernièrement emparés, et rasa le donjon de Cassel; après quoi il rentra en France pour reconstituer son armée et préparer les moyens de défense qu'il comptait opposer à la grande coalition formée contre le royaume; car tout indiquait qu'elle était organisée et devait bientôt agir.

En effet, durant la guerre de Flandre, de nombreux messages avaient été échangés entre l'Allemagne et l'Angleterre. Dans les ports de ce dernier pays, on équipait des vaisseaux; des hommes d'armes étaient levés de tous côtés, et un grand mouvement se manifestait depuis les bords du Rhin jusqu'aux embouchures de la Meuse et de l'Escaut.

Pendant l'hiver qui suivit la dernière invasion du roi en Flandre, Fernand se rendit en Angleterre auprès de Jean-sans-Terre, son allié. Il était accompagné d'Arnoul d'Audenarde, de Rasse de Gavre, de Gilbert de Bourghelles, de Gérard de Sotenghien, et de beaucoup d'autres nobles hommes des deux comtés. Le monarque anglais vint au-devant de lui jusqu'à Cantorbéry, et lorsqu'il fut en sa présence, il descendit de cheval, lui donna le baiser de paix et d'amitié, et le reçut en tout honneur ainsi que les barons de sa suite. Le lendemain, il y eut un grand repas, puis un conseil, où furent arrêtées les dispositions de la ligue[38].

Fernand revint sans retard en Flandre, tandis que Jean-sans-Terre se disposait à s'embarquer avec une armée nombreuse afin d'envahir la France au midi de la Loire, et de seconder ainsi le mouvement des alliés vers le nord. Louis, fils du roi, avait profité de l'absence de Fernand pour s'emparer de Bailleul, Steenvoorde et de plusieurs autres places appartenant à la reine Mathilde. Le comte, avec ses auxiliaires les comtes de Boulogne, de Salisbury, et ses vassaux les plus puissants, tels que Hugues de Boves et Robert de Béthune, se jeta en représailles sur Saint-Omer. Tous les environs furent ravagés et brûlés; la ville elle-même fut prise et livrée au pillage.

De Saint-Omer, Fernand entra dans le comté de Guines, que le prince Louis avait naguère confisqué à son profit, et dont il avait dépouillé le seigneur légitime, homme-lige du comte de Flandre. Tout fut brûlé et dévasté jusqu'aux portes de Guines. Le vicomte de Melun y commandait pour le prince. Il se tint sur la défensive et n'osa pas attaquer les Flamands. Le comte revint en son pays par Gravelines et Ypres, et peu de temps après, il reparut sous les murs du château de Guines, dont il s'empara et qu'il détruisit. Il prit et renversa de même le château de Tournehem, puis il se jeta sur l'Artois. Le village de Souchez, à trois lieues d'Arras, fut totalement détruit par lui, et toute la terre aux alentours cruellement ravagée. Il attaqua ensuite le château et la ville de Lens, dont il ne put s'emparer. Hesdin fut moins heureuse: elle tomba en son pouvoir, et il la réduisit en cendres, ainsi que son prieuré. De là il s'en vint démolir de fond en comble un château appelé la Belle-Maison, appartenant à Siger, châtelain de Gand, qui avait déserté la cause flamande pour se ranger sous le drapeau français. Il resta ensuite pendant trois semaines près des murailles d'Aire, laquelle, bien défendue par les chevaliers du roi, ne subit pas le sort des autres villes d'Artois. Les Flamands se consolèrent en exerçant mille ravages et mille cruautés dans les campagnes environnantes[39]. Ces expéditions furent comme le prélude sanglant de la guerre générale qui allait s'ouvrir.

Le fils du roi avait été rappelé en France, car Jean-sans-Terre venait de débarquer à la Rochelle, et le Poitou, la Touraine, l'Anjou et la Normandie s'étaient soulevés contre les Français. Louis marcha vers la Loire avec trois mille chevaliers et sept mille hommes de pied. Le monarque anglais avait déjà passé le fleuve, et s'était rendu maître d'Angers. Il fit une tentative sur la Bretagne; mais, battu à la Roche-au-Moine, il se replia vers le Poitou, où Louis le poursuivit.

Pendant ce temps, l'empereur Othon arrivait à Valenciennes; les princes confédérés avec leurs hommes d'armes s'y étaient donné rendez-vous. Ainsi le roi d'Angleterre et l'empereur, le duc de Brabant, les comtes de Flandre, de Hollande, de Boulogne, de Namur, de Limbourg et une multitude de seigneurs, tant des provinces belgiques et de la Lorraine que des pays d'outre-Rhin, se trouvaient désormais liés dans une même communauté d'intérêts, et cent cinquante mille hommes étaient campés autour d'eux pour appuyer leurs prétentions. L'envahissement et le partage de la monarchie française avaient été résolus.

Ce fut en l'hôtel que les princes du Hainaut possédaient à Valenciennes et qu'on nommait la Salle-le-Comte, que se fit la distribution anticipée de ce magnifique butin. Othon s'adjugea la Champagne, la Bourgogne et une partie de la Franche-Comté; le roi Jean d'Angleterre s'était contenté des provinces attenantes à celles qu'il avait déjà sur la Loire; le comte de Boulogne prit pour lui le comté de Guines et le Vermandois. Quant à Fernand, il voulait la plus grosse part; c'était l'Artois qu'il lui fallait, la Picardie, l'Ile-de-France, ni plus ni moins; sans oublier la ville de Paris, où, avant son mariage avec l'héritière de Flandre, il avait, dit-on, mené fort joyeuse vie. Pour les coalisés d'un rang inférieur, ils fractionnèrent ce qu'on voulut bien leur laisser.

Comme ces choses se passaient en Hainaut, Philippe-Auguste, ne perdant point courage, s'avançait au-devant de ses ennemis à la tête de quarante mille hommes. Ce n'était pas là toute son armée; mais, le reste, il avait fallu le laisser au fils aîné du roi, afin qu'il pût s'opposer à l'invasion de Jean-sans-Terre en Poitou. La France n'avait jamais été plus près de sa ruine. Enveloppée du réseau formidable qui semblait devoir l'anéantir, seule contre tous, elle ne perdit cependant pas le sentiment de sa force morale, instinct providentiel qui tant de fois, à l'heure du péril, sauva la monarchie. A la voix de Philippe-Auguste, tous ses vassaux avaient endossé leurs armures; les beffrois de la Picardie, de l'Artois, de l'Ile-de-France, du Vermandois, du Soissonnais, du Beauvoisis avaient appelé sous l'oriflamme de Saint-Denis trente-cinq mille de ces durs et fiers bourgeois qui, dès cette époque, secouaient déjà si rudement le joug féodal. Le lendemain de la Sainte-Marie-Madeleine, l'armée royale, prête au combat, partait de Péronne en se dirigeant vers la Flandre et le Hainaut.

Tandis que grondait l'orage, la comtesse Jeanne, isolée dans quelqu'un de ses châteaux, de Gand, de Bruges ou du Quesnoy en Hainaut, restait étrangère à la formation de la ligue et à l'exécution de ses desseins, se bornant à déplorer les maux d'une guerre qu'elle avait été impuissante à conjurer. Il n'en était pas de même de la reine Mathilde, chez qui les années n'avaient fait qu'aigrir un caractère naturellement haineux et intrigant. Après avoir été en grande faveur à la cour de Philippe-Auguste, et avoir épousé, par l'entremise de ce prince, Eudes, comte de Bourgogne, elle s'était brouillée avec le roi, et bientôt même avec son propre mari, qui vivait séparé d'elle. Revenue dans les petits Etats qui formaient son douaire, elle suscita le mécontentement de ses vassaux par des rigueurs de toute nature, et surtout par les impôts excessifs dont elle les frappait. Deux partis, connus sous le nom d'Isengrins et de Blavotins, étaient tous les jours en lutte dans la Flandre occidentale. Elle prit fait et cause pour les Isengrins, qui obtinrent d'abord quelques avantages et furent ensuite complètement battus. Mathilde fut obligée de se réfugier dans la ville de Berghes-Saint-Winoc, puis chez le comte de Guines, qui employa sa médiation pour rétablir la paix entre les deux factions que des haines et des rivalités de familles dont on ne connaît pas bien l'origine avaient soulevées.

16Philippide, chants IX et X.
17Philippide, chants IX et X.
18Li estore des ducs de Normandie, fol. 163.
19Li estore des ducs de Normandie, fol. 163.
20Ibid. 164.
21Li estore des ducs de Normandie, fol. 164.
22Li estore des ducs de Normandie, fol. 164.
23Les anciennes Chroniques de Flandre, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 32.
24Li estore des ducs de Normandie, fol. 164, 2e col.
25Ibid.
26Philippide, chant IX.
27Ibid. 165.
28Li estore des ducs de Normandie, fol. 165. V. – Jacques de Guise, XIV, 80.
29Li estore des ducs de Normandie, fol. 106.
30Ibid.
31Jacques de Guise, XIV, 80.
32Jacques de Guise, XIV, 88.
33Ibid.
34Li estore des ducs de Normandie, fol. 166 vo.
35Jacques de Guise, XIV, 90.
36Philippide, chant IX.
37Philippide, chant IX.
38Jacques de Guise, XIV, 92. —Li estore des ducs de Normandie, fol. 167.
39Jacques de Guise, XIV, 98.