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La fille Elisa

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XII

Un verger s'étendait derrière la maison. Aux premières tiédeurs du printemps, les femmes quittaient le salon pour habiter toute la journée le jardin, ne rentrant qu'à la nuit tombante. Les habitués étaient accueillis dans de petits bosquets de chèvrefeuille, grimpés aux branches de vieux abricotiers en plein vent, sous lesquels ils buvaient du cassis, de la bière, de la limonade gazeuse. Là, parmi la floraison des arbres fruitiers, au milieu du reverdissement de la terre, sous le bleu du ciel, un peu de l'innocence de leur enfance revenait chez ces femmes dans la turbulence d'ébats enfantins. Le plaisir de petites filles qu'elles prenaient à courir, à jouer, effaçait en elles l'animalité impudique, rapportait à leurs gestes de la chasteté, rajustait sur leurs corps gaminants une jeune pudeur. Dans le jardin, ces femmes ne semblaient plus guère des prostituées, et les hommes, sans savoir pourquoi, se sentaient plus de retenue avec elles.

Le verger, avec de la grande herbe jusqu'à mi-jambes, et çà et là dans l'herbe, des carrés de légumes pour la consommation de la maisonnée, laissait passer, par endroits, les vestiges d'un ancien parc dessiné par un Lenôtre de province. Tout au fond, – le long d'une ruelle, la sente du Pinchinat, séparant le clos de grandes chènevières, d'où se levaient, dans le chaud de l'été, des senteurs capiteuses et troublantes, – il restait encore debout le débris, plusieurs fois foudroyé, d'un labyrinthe planté de buis centenaires. Le fils de la maison, avant sa maladie, avait l'habitude, en ses loisirs artistiques, de tailler les survivants en manière de coqs et de poules. Ces antiques arbres, aux formes à la fois ridicules et fantastiques, formaient un grand rond; quand vint le mois de juin, on y dansa toute l'après-midi, les dimanches, ainsi que cela avait lieu depuis des années.

Le violonneux n'était point un musicien de la ville, mais un paysan d'un village voisin, qui était et l'ami, et le confident, et le conseiller, et l'homme d'affaires des dames de la maison.

Une curieuse figure, ce vieillard passant pour vivre de l'industrie de fabricateur d'huile de fênes, connu sous le sobriquet de Gros-Sou, et que l'on disait le fils naturel de l'abbé de Saint-Clair, le plus énorme bombancier et le plus intrépide chasseur de la contrée avant la révolution. Et vraiment Gros-Sou semblait avoir, en ses veines villageoises, du sang du grand veneur ecclésiastique. On le citait comme le tireur et le pêcheur destructeur du département. D'un canton il connaissait, sous des noms par lui donnés, tous les lièvres, les attendait à tant de livres, les tuait l'un après l'autre. D'un bras de rivière, en dépit de ses soixante-seize ans, plongeant une partie de la nuit, il prenait tout le poisson, saisi par les ouïes, dans ses retraites les plus profondes. Puis avait-il vendu pour 150, pour 200 francs de gibier ou de poisson, Monseigneur le braconnier, retiré dans l'arrière-salle d'une auberge hantée par les fines gueules de l'arrondissement, ordonnait au tambour de l'endroit de tambouriner que Gros-Sou donnait rendez-vous à ses amis; et deux ou trois jours, il tenait table ouverte, versant du champagne à tout venant. Dans sa jeunesse Gros-Sou était un fort endiableur de filles. À cette heure il avait dételé, mais il aimait encore la société des femmes folles de leur corps, ainsi que les nommait le vieux passionné, se plaisant à leur contact sensuel, prenant une jouissance toute particulière à se faire conter leurs petites affaires, à les confesser, à les conseiller, jouant auprès d'elles une espèce de rôle de directeur, grâce à l'onction paysannesque de sa parole, grâce à l'empire qu'ont sur toutes les femmes les hommes qu'elles sentent demeurés des amants de leur sexe.

L'original vieillard, qui avait une aptitude singulière à jouer de tous les instruments, arrivait le dimanche avec son violon, un gosier intarissable, un entrain, un enlèvement des gens, qui mettaient bientôt en branle le monde. Toute la journée, son violon faisant rage, et la verve de sa parole trouvant des stimulants drolatiques, il faisait, par ma foi, huit heures durant, bonnement sauter ces hommes et ces femmes, ainsi que d'honnêtes filles et d'honnêtes garçons dans un bal de campagne.

Il ne venait jamais, sans apporter quelque plat de poisson ou de gibier, qu'il fricotait lui-même comme onc chef de grande maison ne sut jamais cuisiner. Les jeunes gens de la ville, friands de sa cuisine, des bons contes qu'il faisait, la fourchette en main, de l'originalité qui se dégageait de ce reste de grand seigneur tombé en un homme de la nature, de l'amusement que le septuagénaire galantin et rustique apportait à un repas, – les jeunes gens de la ville étaient nombreux. En ce jour du dimanche, au milieu de ces femmes tout heureuses par lui et qui lui faisaient fête, distribuant, en roi de la table, des paroles basses à l'oreille de celle-ci, de celle-là, le paysan Gros-Sou semblait revivre dans la peau de son très-illustre père, présidant un souper d'impures.

XIII

La prostitution de la petite ville de province diffère de la prostitution des grands centres de population. Le métier pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative; l'homme s'y montre humain à la femme. Là, l'heure est plus longue pour le plaisir, et la hâte brutale commandée par l'activité de la vie des capitales n'existe pas. Une débauche plus naïve, plus sensuelle, moins cérébrale, moins hantée de lectures cruelles ne recherche point dans la Vénus physique l'humiliation et la douleur de la créature achetée. Et le public demandant en province moins de honte à la prostituée, la prostitution, en ses maisons à jardins, perd de son dégoût et de son infamie, pour se rapprocher un peu de la vénalité galante, ingénument exercée, dans la molle indulgence de peuples primitifs, sur des terres de nature.

La prostitution! D'ordinaire, à Paris, c'est la montée au hasard, par une ivresse, d'un escalier bâillant dans la nuit, le passage furieux et sans retour d'un prurit à travers la mauvaise maison, le contact colère, comme dans un viol, de deux corps qui ne se retrouveront jamais. L'inconnu, entré dans la chambre de la fille, pour la première et la dernière fois, n'a pas souci de ce que, sur le corps qui se livre, son érotisme répand de grossier et de méprisant, de ce qui se fait jour dans le délire de la cervelle d'un vieux civilisé, de ce qui s'échappe de féroce de certains amours d'hommes. Dans la petite ville, le passant est une exception. Les gens admis dans la maison, sont presque toujours connus, et condamnés, même au milieu de l'orgie, à un certain respect d'eux-mêmes dans leurs rapports avec les filles. Puis les hommes qui frappent à la porte, se présentent dans des conditions autrement et différemment amoureuses que les hommes des grandes villes. En province, le rigorisme des moeurs et la police des cancans défendent à la jeunesse la maîtresse, la vie commune avec la femme. La maison de prostitution n'est pas absolument pour le jeune homme, le lieu où il va rassasier un besoin physique, elle est avant tout, pour lui, un libre salon, dans lequel se donne satisfaction le tendre et invincible besoin de vivre avec l'autre sexe. Ce salon devient un centre où l'on cause, où l'on mange ensemble, où se noue entre ces jeunesses d'hommes et de femmes le lien d'innombrables heures passées à jouer au piquet; et à la longue avec l'ennui et l'inoccupation de la vie provinciale, les filles, les filles les plus indignes sortent de leurs rôles d'humbles machines à amours, se transforment en des espèces de dames de compagnie associées à l'existence paresseuse des jeunes bourgeois. Cette fréquentation de tous les jours fait naître chez celui-ci ou celui-là pour celle-ci ou celle-là, des atomes crochus, des habitudes, des fidélités qui ressemblent à des amours réglées. De vraies passions, tenues de trop court par l'avarice terrienne de vieux parents de sang paysan, pour se charger de l'existence d'une femme, se voient condamnées à l'aimer là. Le cas n'est pas rare, de déniaisés qui restent, jusqu'au jour de leur mariage, reconnaissants à la femme qui les a débarrassés des prémices de leur puberté.

Par toutes ces causes, et il faut le dire aussi, au bout de ce compagnonnage honteux de ces jeunes hommes avec Monsieur et Madame, de l'immixtion un peu salissante dans les choses et les secrets de la maison, de ce long spectacle démoralisateur du commerce de l'endroit, il arrive que la femme payée prend sur l'homme qui la choisit toujours, l'espèce de domination attachante d'une femme qui se donne, et que la prostituée de petite ville échappe à la dégradation de son état, triomphe souvent de l'impossibilité de pouvoir, semble-t-il, être aimée avec le coeur.

XIV

Deux années se passaient pour Élisa dans cette douceur matérielle de la vie, dans ce milieu de complaisances et de paroles flatteuses, dans cette domination acceptée de tout le monde, dans cette indépendance, presque ce bon plaisir de ses volontés et de ses actes. Tout à coup les choses changeaient. La progéniture du maire entrait dans les bureaux d'un ministère à Paris, et le départ de la jeune influence replaçait Élisa dans la situation inférieure qu'elle avait dans le passé. La rancune de ses compagnes blessées par ses airs de princesse, les exigences de ses caprices, les foucades de son caractère, s'essayait petit à petit à mordre sur elle, cherchant à se revenger à la sourdine, avec la méchanceté savante, dont les femmes même des champs ont le perfide secret. Le bonhomme Gros-Sou trouvé un matin d'hiver gelé à l'affût, n'apportait plus, les dimanches, la gaieté de son violon et de sa bien portante vieillesse. La lorraine, attaquée d'un commencement de paralysie à la suite d'une congestion cérébrale, avait été portée à l'hôpital. Monsieur, dont jusqu'alors on ne connaissait pas «la couleur des paroles», s'échappait en de grosses colères, venant de l'annonce d'une concurrence dans le voisinage. En tout et partout, ce n'était que déplaisir pour Élisa qui commençait à s'ennuyer des femmes, des hommes, du pays, en laquelle s'éveillait sourdement la sollicitation d'un changement de lieu et de demeure.

 

Bientôt l'attristée maison se remplissait du noir et de l'horreur que met entre quatre murs l'agonie furieuse d'un jeune mourant qui ne veut pas mourir. Le fils de la maison n'avait plus que quelques semaines à vivre, et chaque crise, qui l'approchait du terme, amenait une épouvantable scène, où dans la terreur de la mort, de sa bouche impitoyable, il injuriait sa mère, l'appelant de noms infâmes qu'on entendait de la rue, l'accusant de sa fin prématurée, criant que Dieu le punissait, lui, du sale métier qu'elle faisait!

Élisa, par l'habitude que son enfance avait eu de soigner les femmes en couche, devenait naturellement la garde-malade de ce garçonnet. Les jours, où il ne voulait supporter la présence ni de son père ni de sa mère, elle le soignait, elle le veillait, et au milieu de la disposition chagrine de son esprit et du douloureux de sa tâche, elle cherchait une distraction dans la lecture des livres, des romans qui traînaient sur le lit du jeune homme, et qu'il lisait comme un malade, en allant de l'un à l'autre, dans les entr'actes de la souffrance.

XV

Chez la femme du peuple, qui sait tout juste lire, la lecture produit le même ravissement que chez l'enfant. Sur ces cervelles d'ignorance, pour lesquelles l'extraordinaire des livres de cabinet de lecture est une jouissance neuve, sur ces cervelles sans défense, sans émoussement, sans critique, le roman possède une action magique. Il s'empare de la pensée de la liseuse devenue tout de suite, niaisement, la dupe de l'absurde fiction. Il la remplit, l'émotionne, l'enfièvre. Plus l'aventure est grosse, plus le récit est invraisemblable, plus la chose racontée est difficile à accepter, plus l'art et le vrai sont défectueux et moins est réelle l'humanité qui s'agite dans le livre, plus le roman a de prise sur cette femme. Toujours son imagination devient la proie pantelante d'une fabulation planant au-dessus des trivialités de sa vie, et bâtie, fabriquée dans la région supérieure des sentiments surnaturels d'héroïsme, d'abnégation, de sacrifice, de chasteté. De chasteté, ai-je dit, surtout pour la prostituée, la femme chez laquelle la science médicale a signalé la pureté des songes et l'espèce d'aspiration inconsciente de son être souillé vers l'immatérialité de l'amour.

Le roman! qui en expliquera le miracle? Le titre nous avertit que nous allons lire un mensonge, et au bout de quelques pages, l'imprimé menteur nous abuse comme si nous lisions un livre «où cela serait arrivé.» Nous donnons notre intérêt, notre émotion, notre attendrissement, une larme parfois à de l'histoire humaine que nous savons ne pas avoir été. Si nous sommes ainsi trompés, nous! comment l'inculte et candide femme du peuple ne le serait-elle pas? Comment ne croirait-elle pas à sa lecture avec une foi plus entière, plus naïve, plus abandonnée, plus semblable à la foi de l'enfant, qui ne peut lire un livre, sans se donner à lui et vivre en lui? Ainsi de la confusion et de la mêlée de ses sensations irréfléchies avec les choses qu'elle lit, la femme du peuple est impérieusement, involontairement amenée à substituer à sa personne le personnage imaginaire du roman, à se dépouiller de sa misérable et prosaïque individualité, à entrer forcément dans la peau poétique et romanesque de l'héroïne: une véritable incarnation qui se continue et se prolonge longtemps après le livre fermé. Heureuse de s'échapper de son gris et triste monde, où il ne se passe rien, elle s'élance vite à travers le dramatique de l'existence fabuleuse. Elle aime, elle lutte, elle triomphe de ses ennemis, ainsi que s'expriment les tireuses de cartes. Elle a maintenant enfin, par l'exultation des sens, par une grossière ivresse de la tête, les aventures du bouquin.

Le cabinet de lecture de Bourlemont, sur lequel était tombée Élisa, était bien la bibliothèque qu'il lui fallait. Une centaine de petits volumes, ressemblant, dans leur reliure de basane, à des semaines saintes de village, et dont la location s'ajoutait à la vente d'almanachs liégeois et d'animaux en sucre cerise d'une boutique faubourienne, formaient, rassemblés par le hasard, une réunion hétéroclite des romans qu'avait fait publier en France l'insurrection de la Grèce en 1821. C'étaient, dans le décor d'une féerie et d'un Orient baroque, des palicares héroïques, des captives grecques résistant à des pachas violateurs, des combats singuliers dans des souterrains, des incendies, des captivités, des fuites, des délivrances, et toujours, à la fin, le couronnement légal des feux de l'amant devant un maire de Sparte ou d'Argos. Tout l'épique du boulevard du Crime, tout le faux chevaleresque, tout le faux amoureux, capables de transporter dans le bleu d'un troisième ciel le terre-à-terre des idées d'une fille gagnant avec son amour, pauvrement, son pain dans une laide petite ville de province. Au milieu de ces romans, se trouvaient d'autres romans, produits par le mouvement religieux de la Restauration, et promenant en Judée des idées néo-catholiques dans des suppléments à l'Itinéraire de Paris à Jérusalem: des romans, où des pèlerinages pieux à la recherche d'une rose mystique s'entremêlaient, dans la vallée de Josaphat, avec des légendes pieuses, avec de la minéralogie, avec des histoires de brigands, avec des amours platoniques.

La lecture était devenue une fureur, une rage chez Élisa. Elle ne faisait plus que lire. Absente de corps et d'esprit de la maison, la fille, autant que lui permettait l'idéal bas et borné de sa nature, vivait dans un vague et généreux soulèvement, dans le rêve éveillé d'actions grandes, nobles, pures, dans une espèce d'hommage de son cerveau à cela que son métier lui faisait profaner à toute heure.

XVI

– Élisa!

– Madame?

– Monte, ma fille!

Le dialogue avait lieu du haut en bas de l'escalier.

– De quoi, Madame? fit Élisa, arrivée sur le seuil de la chambre à la porte toujours ouverte.

– Qu'est-ce qu'on me dit… Des messieurs se plaignent que vous n'êtes plus amoureuse… En voilà un renom propre pour ma maison… C'est les sales livres que tu lis toute la journée… Un peu vite que tu vas me ficher tout ça dans les lieux de l'Enfer, petite traînée!..

Jamais Madame, d'habitude toute sucrée, toute mielleuse, et dont les observations étaient toujours adoucies par une voix hypocritement plaignarde, ne prenait avec une de ses femmes un pareil ton. C'est que l'ignoble vieille femme avait de chaudes entrailles pour son enfant, et que la désespérée jalousie qu'elle éprouvait, au fond de son coeur déchiré, de voir l'agonie du mourant accepter les soins d'Élisa et repousser les siens, éclatait, sur un prétexte quelconque, en la plus outrageante bordée d'injures.

Aussi, après le premier étonnement de ces paroles, lui tombant à l'improviste sur la tête ainsi que des soufflets, le mouvement instinctif de la rageuse Élisa fut-il de se précipiter sur la grosse femme, que la peur faisait tomber de sa chaise, pendant qu'Élisa roulait sur son corps dans une violente attaque de nerfs.

Après deux heures de soins, de tapes dans les mains, d'aspersions de vinaigre des quatre-voleurs, Élisa revenue à elle, au milieu d'un flot de paroles, dont les notes irritées étaient mouillées de larmes, déclarait qu'elle ne resterait pas une minute de plus dans un endroit où on la traitait ainsi. Elle grimpait dans sa chambre, commençait à trier ses affaires de celles de la maison, les entassait pêle-mêle dans sa malle de bois au couvercle de poil de sanglier.

XVII

Monsieur, très-désagréablement surpris de se voir quitter par le premier sujet de son établissement, sa casquette à la main, montait prier Élisa de ne point s'en aller. Quelques instants après, apparaissait Madame suant et soufflant, suivie de toutes les filles de la maison, qui, derrière elle, les unes portant une porcelaine, les autres un bouquet, faisaient, avec des figures de circonstance, dans l'escalier en spirale, une longue et théâtrale procession. La grosse femme, en pleurnichant, disait qu'elle était bien malheureuse, s'excusait sur le chagrin qui la rendait «quasiment folle,» puis elle poussait dans les bras d'Élisa ses sept femmes, qui tour à tour embrassaient leur compagne, cherchant à la retenir avec des caresses, avec des mots d'amitié, avec la désolation de commande peinte sur leurs visages, avec le petit cadeau qu'elles tournaient entre leurs doigts bêtes. Élisa demeurait inébranlable. Elle était la volonté entêtée qui ne revient jamais sur une décision de sa colère, et, selon son expression, elle aurait mieux aimé «se faire piler» que de céder. Tout ce que pouvait obtenir le choeur suppliant, répandu dans la chambre, sur le palier, sur les marches de l'escalier, – encore avec bien de la peine et en faisant appel à la pitié d'Élisa pour le mourant, c'était la concession d'une ou deux semaines.

Il y avait longtemps que plus rien n'attachait Élisa à la maison; même, depuis quelques jours, la conception vague d'une résolution bizarre et généreuse la poussait vers la porte. Dans l'enfoncement de sa pensée parmi les romans du cabinet de lecture de Bourlemont, dans cette existence cérébrale pendant des mois, en plein milieu d'actes d'héroïsme et de dévouement, Élisa s'était sentie mordue du désir d'accomplir des actions se rapprochant de celles qu'elle avait lues, et un besoin impérieux de se dévouer à sa façon tourmentait son coeur de fille.

Son imagination appelait, pour lui offrir l'hommage et le sacrifice de sa vie, un homme se montrant à elle, dans l'émouvant cortége des dangers, des périls, des luttes mortelles, au milieu desquels elle voyait marcher ses Palicares. Alors, un soir, était tombé dans sa chambre un commis-voyageur, qui déposait sur sa table de nuit des pistolets, un poignard, tout un arsenal de guerre. Les paroles de cet homme ne racontaient que des prises d'armes, des tueries d'émeutes, des scènes sanglantes de nature à donner la chair de poule à une femme. À la lueur de la bougie, placée derrière sa carte de visite, le commis-voyageur faisait voir à Élisa un bonnet de la liberté dans un triangle égalitaire. Il prononçait, à voix basse, le nom d'une redoutable société secrète travaillant dans l'ombre à renverser le gouvernement. L'inquiétude de son corps, le coup d'oeil furtif et circulaire de ses yeux disaient le conspirateur traqué par la police, craignant à tout moment de voir jaillir un agent d'un placard. Avant de se coucher, il roulait la commode devant la porte. Il avait demandé du champagne; quand il fut gris, il commençait à s'apitoyer sur sa jeunesse, sur la courte vie que devait, hélas! bientôt terminer la guillotine ou le peloton d'exécution. Par cette mort qu'il tenait suspendue sur sa tête, par ce passé d'affiliations ténébreuses, par le prestige mystérieux sur le peuple, de ce mot: «membre de la Marianne» ce commis-voyageur semblait l'homme dépêché par la Fatalité pour s'emparer de l'intérêt romanesque de la misérable femme. C'était, en chair et en os, le héros évoqué par les rêves d'Élisa.

Quelques jours après la scène avec Madame, le commis-voyageur, qui avait achevé sa tournée de Bourlemont, venait faire ses adieux à la fille. Élisa lui demandait dans quelle ville il allait, et quel jour il y serait.

Au jour dit, dans la ville qu'il avait nommée, le commis-voyageur arrivant du chemin de fer, son sac de nuit à la main, à l'heure où s'allumaient les réverbères, fut très-étonné de voir s'avancer à sa rencontre, tout en battant le pavé, une femme qui était Élisa.

– Toi ici!

– Ne m'avais-tu pas dit que tu y serais aujourd'hui?

– Eh bien?

– Eh bien m'y voilà!.. et maintenant tu me trouveras comme ça… oui, tu me trouveras partout… où tu iras!