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Victor Hugo, son oeuvre poétique

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L'ŒUVRE POÉTIQUE DE VICTOR HUGO

L'ŒUVRE POÉTIQUE DE VICTOR HUGO

L'ODE

Victor Hugo a ramené lui-même à quatre formes de poésie, ou, si l'on veut, à quatre inspirations tous les vers qu'il a pu écrire. La classification s'impose à nous.

Il compare l'idéal à une croix immense dont les extrémités forment les quatre angles des cieux. Il personnifie la pensée dans l'aigle à quatre ailes; chacune de ses ailes a un nom: ode, drame, iambe, épopée. L'âme du poète ressemble à un sonore instrument dont les cordes sont agitées tour à tour par des souffles venus des quatre points de l'horizon. Chacun de ces «vents de l'esprit» produit une harmonie distincte et donne ainsi naissance à un genre spécial, et toute poésie est lyrique, ou dramatique, ou satirique, ou épique. Parfois pourtant deux souffles se mêlent, et l'œuvre est alors, comme il arrive si souvent chez Hugo, lyrique et satirique en même temps (les Châtiments, les Contemplations), ou dramatique et épique à la fois (les Burgraves). Et le rêve du poète, qui vécut vingt ans au seuil des tempêtes, c'était de rivaliser avec l'ouragan, de faire chanter toutes les voix de l'espace dans un seul écrit, d'inaugurer un concert tout-puissant où résonnât «toute la lyre.»

De ces quatre vents de l'Esprit, celui qui le premier a fait frémir l'âme de Hugo, c'est le souffle lyrique. C'est par le chant que le poète de vingt ans a débuté, et l'on peut dire que ce lyrisme, qui s'est épanché à flots dans les Odes et Ballades, les Orientales, les Feuilles d'automne, les Chants du Crépuscule, les Rayons et les Ombres, n'a pas cessé de circuler à travers ses autres écrits. Drame, satire, épopée, tout genre poétique dans Hugo est soulevé, transposé, superbement dénaturé par une émotion, par un ébranlement d'images et d'idées qui appartient plus proprement à l'Ode. Hernanie ne vit pas seulement, il vibre; la satire des Châtiments n'est pas empennée comme une flèche qui vole à peine jusqu'au but; elle a l'aile des oiseaux de mer; elle plane au-dessus des flots et des écueils; elle surgit, vers le zénith, dans la lumière. En l'épopée de la Légende des siècles n'est-elle pas traversée de musique comme une tragédie d'Eschyle ou une comédie d'Aristophane? Rappelez-vous la sérénade de Zéno, la chanson des Aventuriers de la mer, et le Romancero du Cid Rodrigue de Bivar.

Hugo, toute sa vie, a été un lyrique; mais, au début de sa carrière poétique, il l'a été plus exclusivement. Dès son premier recueil de vers, il prétendait renouveler le genre, et il avait quelques droits à cette prétention. Dans sa préface datée de décembre 1822, il indique très justement pourquoi l'ode française est restée monotone et froide. C'est qu'elle est toute faite de procédés, de moyens, pour ainsi dire, extérieurs. On y prodigue l'exclamation, l'apostrophe, la prosopopée. «Asseoir la composition sur une idée fondamentale» tirée du cœur et des entrailles du sujet, «placer le mouvement de l'ode dans les idées plutôt que dans les mots,» rejeter comme des oripeaux usés, fripés, les vaines ressources d'une mythologie que l'on avait cessé d'interpréter, et y substituer l'expression d'un sentiment religieux moins profond qu'exalté, mais moderne du moins, et, par certains côtés, sincère, telle était, dans ses traits essentiels, la doctrine poétique professée, je ne dis pas inventée, à vingt ans par le précoce auteur des Odes.

LES ODES ET BALLADES

Les Odes et Ballades marquent une date illustre dans l'histoire des lettres françaises.

La préface de 1822 contient ce mot qui est à lui seul toute une poétique: «La poésie c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout.» Ce premier recueil des Odes se réduit en effet à l'expression de quelques sentiments personnels, à la traduction de certains états d'âme. L'enthousiasme pour la cause royaliste s'exhale dans les pièces qui ont pour titre la Vendée, les Vierges de Verdun, Quiberon, Louis XVII, le Rétablissement de la statue de Henri IV, la Mort du duc de Berry, la Naissance du duc de Bordeaux, les Funérailles de Louis XVIII, le Sacre de Charles X. A relire tous ces morceaux de circonstance, il semblerait que l'ambition du jeune auteur fût d'être adopté comme un héraut du trône aux fleurs de lis, et qu'il y eût surtout en lui l'étoffe d'un «poète-lauréat.» On trouve même qu'il va loin dans cette voie de la louange; et si on l'excuse de définir en ces deux vers la carrière de «Buonaparte»:

 
Il passa par la gloire, il passa par le crime,
Et n'est arrivé qu'au malheur,
 

on ne peut guère s'expliquer qu'il arrache à l'usurpateur déchu le prestige de la victoire pour en décorer, à l'occasion d'une promenade aux frontières, le moins belliqueux des Bourbons.

Un catholicisme mystique anime et colore à des degrés divers le dialogue de la Voix et du Siècle qui a pour titre Vision, l'ode intitulée La Liberté avec l'épigraphe Christus nos liberavit, le Dernier chant, qui contient ces vers souvent cités:

 
Le Seigneur m'a donné le don de sa parole.
 
 
Mes chants volent à Dieu, comme l'aigle au soleil.
 

Citons encore la Lyre et la Harpe, où la Muse antique et la pensée chrétienne sont mises en regard comme dans un diptyque; la Mort de Mademoiselle de Sombreuil, qui est un hymne à la charité, à la sainteté virginale; le Dévouement, où l'adolescent exalté n'aspire à rien moins qu'au martyre.

Cette religion sent quelque peu la mode, la mode littéraire, celle qu'avait créée Chateaubriand et qui a influencé Lamartine et Hugo. Pour le poète des Odes comme pour son maître l'éloquent prosateur, le christianisme a surtout l'avantage de fournir des sujets de tableaux inédits; il est la source précieuse du pittoresque. Il ramène la pensée aux fêtes sanglantes de Néron et aux sacrifices humains du cirque impérial; il rouvre la Bible avec l'Evangile; il montre au poète, à travers les roseaux du Nil, tous les berceaux prédestinés; il l'incite à paraphraser le nom presque oublié de Jéhovah.

Si l'accent de l'Ecole ne nous frappait pas en lisant, après soixante ans, la plupart de ces vers, il faudrait le reconnaître au moins dans les pièces où le disciple rend hommage au maître (A Monsieur de Chateaubriand), où l'éphèbe, récemment armé, choisit son frère d'armes (A Monsieur Alphonse de Lamartine):

 
Montés au même char, comme un couple homérique,
Nous tiendrons, pour lutter dans l'arène lyrique,
Toi la lance, moi les coursiers.
 

Mais, où la rhétorique perd ses droits, et où la poésie apparaît avec la fraîche pureté et l'éclat touchant d'une aurore, c'est dans l'expression des vraies intimités. Les souvenirs d'enfance idéalisés par le regret d'une félicité qu'on s'exagère d'autant plus qu'elle ne peut pas revenir; les impressions de l'heure présente notées avec une fidélité qui sait choisir et un goût du détail précis qui n'exclut pas l'émotion; le sentiment de la nature en soi uni au sens du paysage; la contemplation de la terre et de l'air, de la pluie d'été et des merveilles de l'arc-en-ciel qui lui succède, voilà les éléments d'un lyrisme nouveau et incapable de vieillir.

Dans cette poésie nouvelle, la forme était plus neuve que le fond. La pensée n'est pas très puissante encore; mais le dessein de l'ode est grand; Hugo ne remplit pas ses sujets comme il le fera dans la suite; mais il excelle déjà à les circonscrire et à les embrasser. On peut s'en assurer en relisant la pièce des Deux Iles.

 
Il est deux îles dont un monde
Sépare les deux Océans,
Et qui de loin dominent l'onde,
Comme des têtes de géants.
On devine, en voyant leurs cimes,
Que Dieu les tira des abîmes
Pour un formidable dessein;
Leur front de coups de foudre fume,
Sur leurs flancs nus la mer écume,
Des volcans grondent dans leur sein.
 
 
Ces îles, où le flot se broie
Entre des écueils décharnés,
Sont comme deux vaisseaux de proie,
D'une ancre éternelle enchaînés.
La main qui de ces noirs rivages
Disposa les sites sauvages
Et d'effroi les voulut couvrir,
Les fit si terribles peut-être,
Pour que Bonaparte y pût naître,
Et Napoléon y mourir!
 
 
Enfant, des visions, dans la Corse, sa mère,
Lui révélaient déjà sa couronne éphémère,
Et l'aigle impérial planant sur son pavois;
Il entendait d'avance, en sa superbe attente,
L'hymne qu'en toute langue, aux portes de sa tente,
Son peuple universel chantait tout d'une voix:
 
 
«Gloire à Napoléon! gloire au maître suprême!
Dieu même a sur son front posé le diadème.
Du Nil au Borysthène il règne triomphant.
Les rois, fils de cent rois, s'inclinent quand il passe,
\Et dans Rome il ne voit d'espace
\Que pour le trône d'un enfant!
 
 
Il a bâti si haut son aire impériale,
Qu'il nous semble habiter cette sphère idéale
Où jamais on n'entend un orage éclater!
Ce n'est plus qu'à ses pieds que gronde la tempête;
Il faudrait, pour frapper sa tête,
Que la foudre pût remonter!»
 
 
La foudre remonta! – Renversé de son aire,
Il tomba tout fumant de cent coups de tonnerre.
Les rois punirent leur tyran.
On l'exposa vivant sur un roc solitaire;
Et le géant captif fut remis par la terre
A la garde de l'Océan.
 
 
Voilà l'image de la gloire;
D'abord un prisme éblouissant,
Puis un miroir expiatoire,
Où la pourpre paraît du sang!
Tour à tour puissante, asservie,
Voilà quel double aspect sa vie
Offrit à ses âges divers.
Il faut à son nom deux histoires:
Jeune, il inventait ses victoires;
Vieux, il méditait ses revers.
 
 
S'il perdit un empire, il aura deux patries,
De son seul souvenir illustres et flétries,
L'une aux mers d'Annibal, l'autre aux mers de Vasco;
Et jamais, de ce siècle attestant la merveille,
On ne prononcera son nom, sans qu'il n'éveille
Aux bouts du monde un double écho!
 
 
Telles, quand une bombe ardente, meurtrière,
Décrit dans un ciel noir sa courbe incendiaire,
Se balance au-dessus des murs épouvantés,
Puis, comme un vautour chauve, à la serre cruelle,
Qui frappe, en s'abattant, la terre de son aile,
Tombe, et fouille à grand bruit le pavé des cités,
 
 
Longtemps après sa chute, on voit fumer encore
La bouche du mortier, large, noire et sonore,
D'où monta pour tomber le globe au vol pesant,
Et la place où la bombe, éclatée en mitrailles,
Mourut en vomissant la mort de ses entrailles,
Et s'éteignit en embrasant!
 
Juillet 1825.

On le voit, l'auteur des Deux Iles sait conduire l'effort poétique, par un chemin hardi autant qu'arrêté, à son but, et ce but est un point radieux, une image finale, une formule symbolique dont le poème est tout illuminé.

 

Quant à l'habileté de main du versificateur, elle est déjà incomparable. Jamais, avant l'apparition des Ballades, on n'aurait soupçonné que le clavier poétique pût produire de tels effets. L'éclat des rimes, la richesse du vocabulaire, la nouveauté et la hardiesse du rythme, toutes les formes de la virtuosité sont déjà rassemblées dans ces vers de la première heure.

Hugo a procédé comme les maîtres musiciens, les Bach et les Beethoven. Il s'est cru obligé de posséder à fond tous les secrets de son métier; il a compris qu'on est malaisément le premier de son art, si l'on n'a pas pour soi la supériorité même de la technique.

LES ORIENTALES

Il y a plus d'un Orient sur la mappemonde terrestre. Il y en a plus d'un aussi dans le livre de Victor Hugo. Il faut s'attendre à y trouver surtout l'Orient de l'actualité, celui qui hantait à ce moment-là, grâce au journal, grâce au roman, les imaginations même les plus vulgaires, l'Orient qui avait passionné Byron, et fait du viveur un héros, l'Orient de Janina et de Missolonghi, d'Ali-Pacha, de l'évêque Joseph, et du «bon» Canaris. Le poète a été ému, comme toute la jeunesse d'alors, par le départ de Fabvier; fils de soldat, le bruit que font au loin les fusils français «éveillés de leur long sommeil,» le remplit d'enthousiasme; il oppose avec mélancolie le magnifique emportement de cette vie d'aventures et de batailles aux délicates émotions de sa destinée de rêveur:

 
J'en ai pour tout un jour d'un soupir de hautbois,
D'un bruit de feuilles remuées.
 

Mais sa pensée franchit l'espace, et cette Grèce, où se joue le drame sanglant de l'émancipation du peuple jadis le plus libre des peuples, il la devine, il la voit, il la met sous nos yeux. Voici Corinthe et son haut promontoire, voici les blancs écueils de l'Archipel, voici la colline de Sparte, ou le torrent de l'Ilyssus, voici l'étang d'Arta, et Mikos, la ville carrée aux coupoles d'étain, et Navarin, la ville aux maisons peintes.

 
La ville aux dômes d'or, la blanche Navarin,
Sur la colline assise entre les térébinthes.
 

Avec les paysages lumineux, que de figures animées paraissent devant nous: les icoglans bercés sur la mer dans les caravelles légères, les spahis, les timariots aux triangles d'or, aux étriers tranchants sur leurs juments «échevelées,» le klephte à l'œil noir, au long fusil sculpté, et l'enfant de Chio aux pieds nus, aux prunelles bleues comme des lis du puits sombre d'Iran, qui pleure près des murs noircis et veut «de la poudre et des balles.»

Les tableaux turcs des Orientales ont vieilli. Ces odalisques rêveuses, romanesques, attendries, dont chaque coup d'éventail est suivi d'un coup de hache, ces sultans ou ces pachas hérissés d'armes comme une panoplie, et laissant voir un arsenal sous leur pelisse, donnent l'impression du banal, du poncif. A leur apparition, ils firent le succès. Ils sont démodés aujourd'hui comme les troubadours des Odes et Ballades.

En revanche, l'Orient espagnol a gardé tout son éclat de coloris, toute sa vivace fraîcheur. Le charme de l'art mauresque, la magie du ciel de Grenade ne sont-ils pas traduits définitivement dans ces aquarelles faites d'un seul vers?

 
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs.
 

C'est là l'Espagne pittoresque. L'odeur de sainteté qui s'exhale de ses cités peuplées de vierges, de martyrs, et tout illustrées de légendes, n'a-t-elle pas persisté dans ce distique curieux?

 
Le poisson qui rouvrit l'œil mort du vieux Tobie
Se joue au fond du golfe où dort Fontarabie.
 

Et ses mœurs animées, joyeuses, picaresques, ne parlent-elles pas dans cette fin de couplet, sonore et rythmée comme un concert de bandouras?

 
Salamanque en riant s'assied sur trois collines,
S'endort au son des mandolines,
Et s'éveille en sursaut aux cris des écoliers.
 

Le sens musical, qui s'exprimera si puissamment dans la pièce des Rayons et des Ombres, intitulée «Que la musique date du XVIe siècle,» se manifeste d'un bout à l'autre des Orientales par des raffinements de facture, des recherches d'harmonie, des effets de rythme dont le crescendo des Djinns donne l'idée:

 
La rumeur approche,
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s'écroule
Et tantôt grandit…
 
 
C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide,
Qui porte un éclair au flanc.
 
 
Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, ô ciel! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle, penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!
 

Ce chef-d'œuvre d'industrie lyrique montre quel doigté merveilleux le musicien avait acquis. D'autres pièces, l'Ode du feu de ciel, par exemple, nous laissent voir quelle richesse de tons le peintre avait sur sa palette, et avec quel pinceau hardi, expressif, lumineux, il pouvait, à son gré, peupler la toile ou animer le mur. N'est-ce pas en effet une fresque déjà puissante que cette suprême orgie des deux villes damnées, Sodome et Gomorrhe, avec leurs pâles lampes de débauche, et au-dessus, dans un ciel noir, la nuée fulgurante? Qui n'a pas dans le souvenir ce voyage grandiose du nuage vengeur sur le vent de la nuit; et ces tableaux brillants, le golfe aux claires eaux habité par une tribu qui mêle au bruit de la grande mer la voix grêle de ses cymbales; le «Nil jaune, tacheté d'îles,» bordé «de monts bâtis par l'homme» et gardé par le sphinx rose ou le dieu vert, dont le simoun enflammé «ne fait pas baisser les paupières;» et l'édifice immense de Babel, dont les tours portent des palmiers qui d'en bas semblent des brins d'herbe, dont les murs lézardés laissent passer des éléphants par leurs fissures colossales? Toute cette couleur, si neuve, si riche, si éclatante, n'a rien perdu de sa valeur. Cette manière n'est pas la plus originale ni la plus grande de Hugo; mais, en dépit des efforts et des ambitions de poètes venus depuis et coloristes exclusifs, Hugo seul l'a dépassée.

N'y a-t-il donc que de la couleur dans les Orientales? On a ressassé cette erreur. N'y a-t-il pas de pensée dans cette superbe définition du génie et de sa destinée cruelle, fatale, mais glorieuse et souveraine, que personnifie, qu'incarne en quelque sorte le héros de l'Ukraine garrotté, emporté, jusqu'au trône, sur son cheval que la mort seule arrêtera?

 
Ainsi, quand Mazeppa, qui rugit et qui pleure,
A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu'un sabre effleure,
Tous ses membres liés
Sur un fougueux cheval, nourri d'herbes marines,
Qui fume, et fait jaillir le feu de ses narines
Et le feu de ses pieds;
 
 
Quand il s'est dans ses nœuds roulé comme un reptile,
Qu'il a bien réjoui de sa rage inutile
Ses bourreaux tout joyeux,
Et qu'il retombe enfin sur la croupe farouche,
La sueur sur le front, l'écume dans la bouche
Et du sang dans les yeux,
 
 
Un cri part; et soudain voilà que par la plaine
Et l'homme et le cheval, emportés, hors d'haleine,
Sur les sables mouvants,
Seuls, emplissant de bruit un tourbillon de poudre
Pareil au noir nuage où serpente la foudre;
Volent avec les vents!
 
 
Ils vont. Dans les vallons comme un orage ils passent,
Comme ces ouragans qui dans les monts s'entassent,
Comme un globe de feu;
Puis déjà ne sont plus qu'un point noir dans la brume,
Puis s'effacent dans l'air comme un flocon d'écume
Au vaste océan bleu.
 
 
Ils vont. L'espace est grand. Dans le désert immense,
Dans l'horizon sans fin qui toujours recommence,
Ils se plongent tous deux
Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes,
Villes et tours, monts noirs liés en longues chaînes,
Tout chancelle autour d'eux.
 
 
Enfin après trois jours d'une course insensée,
Après avoir franchi fleuves à l'eau glacée,
Steppes, forêts, déserts,
Le cheval tombe aux cris des mille oiseaux de proie,
Et son ongle de fer sur la pierre qu'il broie
Eteint ses quatre éclairs.
 
 
Voilà l'infortuné gisant, nu, misérable,
Tout tacheté de sang, plus rouge que l'érable
Dans la saison des fleurs.
Le nuage d'oiseaux sur lui tourne et s'arrête;
Maint bec ardent aspire à ronger dans sa tête
Ses yeux brûlés de pleurs.
 
 
Eh bien! ce condamné qui hurle et qui se traîne,
Ce cadavre vivant, les tribus de l'Ukraine
Le feront prince un jour.
Un jour, semant les champs de morts sans sépultures,
Il dédommagera par de larges pâtures
L'orfraie et le vautour.
 
 
Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice.
Un jour, des vieux hetmans il ceindra la pelisse,
Grand à l'œil ébloui;
Et quand il passera, ces peuples de la tente,
Prosternés, entendront la fanfare éclatante
Bondir autour de lui!
 
 
Ainsi, lorsqu'un mortel, sur qui son dieu s'étale,
S'est vu lier vivant sur ta croupe fatale,
Génie, ardent coursier,
En vain il lutte, hélas! tu bondis, tu l'emportes
Hors du monde réel, dont tu brises les portes
Avec tes pieds d'acier!
 
 
Il traverse d'un vol, sur tes ailes de flamme,
Tous les champs du possible, et les mondes de l'âme,
Boit au fleuve éternel;
Dans la nuit orageuse ou la nuit étoilée,
Sa chevelure, aux crins des comètes mêlée,
Flamboie au front du ciel.
 
 
Il crie épouvanté, tu poursuis implacable.
Pâle, épuisé, béant, sous ton vol qui l'accable,
Il ploie avec effroi;
Chaque pas que tu fais semble creuser sa tombe
Enfin le terme arrive… il court, il vole, il tombe,
Et se relève roi!
 

LES FEUILLES D'AUTOMNE

On risque de surprendre le lecteur en écrivant que les Feuilles d'automne, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres ne marquent pas un progrès sur les Orientales. Ce qui a le plus fait pour mettre ces recueils, les Feuilles d'automne surtout, très en faveur chez les esprits d'éducation classique, c'est l'absence ou l'atténuation de défauts qui, dans les Orientales, s'accusaient vigoureusement. A notre avis, c'est au retour de ces défauts qu'il faudra applaudir; car, avec eux, les qualités sortiront aussi à outrance.

 

Demandez au peintre Rembrandt s'il produirait sa lumière sans ombre. Le contraste violent, qui caractérise la poésie de Hugo, s'effaça donc à un certain moment, et les yeux délicats, amoureux du tempérament, de la transition ménagée, du convenable, ou peut-être du convenu, en furent tout réjouis. Qu'il nous soit permis de penser qu'en faisant jusqu'au bout ces concessions au goût moyen, Hugo aurait perdu une bonne part de son originalité, de sa toute-puissance. Heureusement l'exil l'isolera de toute influence, le rendra tout entier à lui-même, et il écrira, avec ses procédés originaux et sa poétique exclusive, les Contemplations, les Châtiments, la triple Légende des siècles.

Est-ce à dire qu'il faille dédaigner les ouvrages en vers qui ont suivi les Orientales? Ce serait une puérile et inepte rigueur. Il y a dans chacun d'eux des beautés de l'ordre le plus élevé; il y a même des accents nouveaux; la forme seule a perdu de son étrange éclat; mais peut-être a-t-elle gagné quelques qualités de délicatesse, et je ne sais quel parfum d'intimité; quant au fond, il s'est enrichi; le champ s'est amendé, et il produit de plus nourrissantes moissons.

Dans les Orientales, le poète avait éprouvé le besoin de voir, ne fût-ce qu'en rêve, des pays lointains, presque fabuleux. Avec les Feuilles d'automne nous le trouvons assis au foyer, les yeux tournés sur ses enfants, la pensée attachée au souvenir de ceux qui ne sont plus, le cœur ému de la fuite de la jeunesse. Préoccupé de la destinée, il analyse les grandes conceptions du temps, de l'espace, de l'éternité. Il affirme sa double foi, faite de sentiment, à l'existence de Dieu, à l'immortalité des âmes.

Ce qui domine ici, c'est le Moi, qui tiendra désormais tant de place dans l'œuvre du poète et qui donnera un accent si personnel même à ses tragédies, même à ses épopées. Il se révèle dès la première pièce, qui est une autobiographie. Il se dissimule mal sous des affectations de modestie ou des explosions de dédain dans les odes au statuaire David et à Lamartine, dans l'expressive allégorie Æstuat infelix, dans les confidences A Monsieur Fontaney. Dans toutes ces pages, le poète poursuit la définition du génie, et, sans le vouloir, il définit son génie propre. Quelle destinée rêve-t-il? Il convoite la couronne de Dante, faute d'oser aspirer au sceptre de Napoléon. C'est encore le moi qui se glorifie dans les ascendants, quand Hugo fait un retour vers son père, et se repaît du souvenir des guerres impériales; c'est le moi qui s'enivre d'orgueil mélancolique, en exprimant le regret, peut-être un peu prématuré, des jeunes ans, et des «lettres d'amour;» c'est le moi qui persiste, mais cette fois sous sa forme la plus désintéressée et la plus touchante, dans les effusions de la tendresse paternelle, dans la contemplation émue du «doux sourire» de l'enfance.

 
Laissez. – Tous ces enfants sont bien là. – Qui vous dit
Que la bulle d'azur que mon souffle agrandit
A leur souffle indiscret s'écroule?
Qui vous dit que leurs voix, leurs pas, leurs jeux, leurs cris,
Effarouchent la muse et chassent les péris… —
Venez, enfants, venez en foule!
 
 
Venez autour de moi! Riez, chantez, courez!
Votre œil me jettera quelques rayons dorés,
Votre voix charmera mes heures.
C'est la seule en ce monde, où rien ne nous sourit,
Qui vienne du dehors sans troubler dans l'esprit
Le chœur des voix intérieures!
 
 
Venez, enfants! – A vous, jardins, cours, escaliers!
Ebranlez et planchers, et plafonds, et piliers!
Que le jour s'achève ou renaisse,
Courez et bourdonnez comme l'abeille aux champs!
Ma joie et mon bonheur et mon âme et mes chants
Iront où vous irez, jeunesse!
 
 
Il est pour les cœurs sourds aux vulgaires clameurs
D'harmonieuses voix, des accords, des rumeurs,
Qu'on n'entend que dans les retraites,
Notes d'un grand concert interrompu souvent,
Vents, flots, feuilles des bois, bruit dont l'âme en rêvant
Se fait des musiques secrètes!
 
 
Moi, quel que soit le monde, et l'homme, et l'avenir,
Soit qu'il faille oublier ou se ressouvenir,
Que Dieu m'afflige ou me console,
Je ne veux habiter la cité des vivants
Que dans une maison qu'une rumeur d'enfants
Fasse toujours vivante et folle.
 
 
De même, si jamais enfin je vous revois,
Beau pays, dont la langue est faite pour ma voix,
Dont mes yeux aimaient les campagnes,
Bords où mes pas enfants suivaient Napoléon,
Fortes villes du Cid! ô Valence, ô Léon,
Castille, Aragon, mes Espagnes!
 
 
Je ne veux traverser vos plaines, vos cités,
Franchir vos ponts d'une arche entre deux monts jetés,
Voir vos palais romains ou maures,
Votre Guadalquivir qui serpente et s'enfuit,
Que dans ces chars dorés qu'emplissent de leur bruit
Les grelots des mules sonores.
 

Les trois pièces qui terminent le recueil ne relèvent plus de cette inspiration égoïste. L'une, la Prière pour tous, rappelle les premières odes pour la couleur religieuse et chrétienne; mais il s'y mêle un sentiment de pitié tendre, d'universelle sympathie, qui, en s'élevant jusqu'à l'oubli de soi, produira la doctrine humanitaire des Contemplations.

 
Comme une aumône, enfant, donne donc ta prière
A ton père, à ta mère, aux pères de ton père;
Donne au riche à qui Dieu refuse le bonheur,
Donne au pauvre, à la veuve, au crime, au vice immonde.
Fais en priant le tour des misères du monde.
 

Ce superbe vers semble être resté la devise du grand romancier qui écrira les Misérables, les Travailleurs de la Mer, l'Homme qui rit, Quatre-vingt-treize.

Le futur auteur du Satyre commence aussi à pénétrer le sens de la nature; il n'est pas loin de la diviniser, puisqu'il aspire déjà à s'unir avec elle:

 
O poètes sacrés, échevelés, sublimes,
Allez, et répandez vos âmes sur les cimes,
Sur les sommets de neige en butte aux aquilons,
Sur les déserts pieux où l'esprit se recueille,
Sur les bois que l'automne emporte feuille à feuille,
Sur les lacs endormis dans l'ombre des vallons!
 
 
Partout où la nature est gracieuse et belle,
Où l'herbe s'épaissit pour le troupeau qui bêle,
Où le chevreau lascif mord le cytise en fleurs,
Où chante un pâtre assis sous une antique arcade,
Où la brise du soir fouette avec la cascade
Le rocher tout en pleurs;
 
 
Partout où le couchant grandit l'ombre des chênes,
Partout où les coteaux croisent leurs molles chaînes,
Partout où sont des champs, des moissons, des cités,
Partout où pend un fruit à la branche épuisée,
Partout où l'oiseau boit des gouttes de rosée,
Allez, voyez, chantez!
 
 
Enivrez-vous de tout! enivrez-vous, poètes,
Des gazons, des ruisseaux, des feuilles inquiètes,
Du voyageur de nuit dont on entend la voix,
De ces premières fleurs dont février s'étonne,
Des eaux, de l'air, des prés, et du bruit monotone
Que font les chariots qui passent dans les bois!
 
 
Contemplez du matin la pureté divine,
Quand la brume en flocons inonde la ravine,
Quand le soleil, que cache à demi la forêt,
Montrant sur l'horizon sa rondeur échancrée,
Grandit comme ferait la coupole dorée
D'un palais d'Orient dont on approcherait!
 
 
Enivrez-vous du soir! A cette heure où, dans l'ombre,
Le paysage obscur, plein de formes sans nombre,
S'efface, des chemins et des fleuves rayé;
Quand le mont, dont la tête à l'horizon s'élève,
Semble un géant couché qui regarde et qui rêve,
Sur son coude appuyé!
 
 
Si vous avez en vous, vivantes et pressées,
Un monde intérieur d'images, de pensées,
De sentiments, d'amour, d'ardente passion,
Pour féconder ce monde échangez-le sans cesse
Avec l'autre univers visible qui vous presse!
Mêlez toute votre âme à la création!
 

Enfin est-ce aux Feuilles d'automne ou aux Châtiments qu'appartient la clameur satirique de l'Epilogue? Est-ce en novembre 1831 ou après décembre 1852 que ces vers ont été frappés sur «la corde d'airain?»

 
Je hais l'oppression d'une haine profonde.
Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde,
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
Un peuple qu'on égorge appeler et crier:
 
 
Alors, oh! je maudis dans leur cour, dans leur antre,
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre!
Je sens que le poète est leur juge! je sens
Que la muse indignée, avec ses poings puissants,
Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône,
Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,
Et renvoyer ces rois qu'on aurait pu bénir,
Marqués au front d'un vers que lira l'avenir!
Oh! la muse se doit aux peuples sans défense.
J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain!
 
Novembre 1831.