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Albert

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XVIII
RAVISSEMENTS

Le premier jour, il s’en fut à la découverte de ses anciennes pages, et les retrouva, après quelques heures de recherches, dans le fond d’un vétuste coffret, rongées par les ans, les acides de l’encre et les souris. Elles contrastaient extrêmement avec ce qu’elles étaient restées dans son souvenir. Il lut, et, plein d’indignation et de dédain, rejeta loin de lui la misérable liasse. Oh! que les passages où il se pâmait d’aise autrefois lui semblèrent ignobles! La niaiserie des dix-neuf ans en suintait irrémédiable et banale.

Il fallait autre chose.

Rêveur, parmi les rues, il réfléchit huit grands soirs. Ce ne fut point sur les lumineux boulevards, où brillent les éclatantes splendeurs dans un kaléïdoscope perpétuel de jupes, de chapeaux et de roues, qu’il alla, soliloquant, chercher les règles immuables du beau et leurs rapports avec les particularités spéciales à son propre esprit – celles, du moins, qu’il croyait devoir l’originaliser au sein de la cohorte des talents et de la troupe des aventuriers. Les quartiers déserts et bizarres l’attirèrent. Le long des trottoirs où résonnait la solitude des pas, il marcha, sans notion des heures, tandis que, contre les maisons étroites, de mélancoliques reverbères esquissaient burlesquement son ombre. Les odeurs nocturnes montaient des pavés grisâtres. Tout en haut, à peine aperçue entre les toits, s’ouvrait une obscurité de ciel, épinglée de deux ou trois étoiles. Nul humain pour le distraire: des bouges s’enfonçant à droite et à gauche, d’où confusément d’empoignantes haleines s’essoraient. Et la moisissure des lézardes.

Des illuminations le hantèrent.

En de féériques plaines, des hommes nus couraient. Ils luttaient entre eux d’adresse et de force. Les zéphyrs caressaient leur peau polie et brune, glissant avec onction autour de leurs souples formes, si belles et parfumées de vie, que d’ineffables arts naissaient. Régnait une paix céleste. Jamais un de ces hommes n’avait frappé son frère par colère ou ne lui avait adressé d’injurieuses paroles. Le bonheur idéal divinisait leurs visages, et leurs prunelles égalaient l’éclat du soleil et la royauté du jour. Mais voilà que ces hommes découvraient tout-à-coup, luisante comme une bête maligne, sous la glauque voûte d’une caverne, Astarté. Séduits, ils s’approchaient, ils admiraient: pour la première fois, ils voyaient la femme. Elle souriait avec attirance, les hallucinant de ses dents nacrées et de ses regards voluptueux, tour à tour chaste et délurée, sensuelle ou ironique, toujours corruptrice. Et la passion de l’amour se déchaînait: avec elle, l’infamie, la haine, l’ordure, tous les instincts bas et grossiers, le vice, la perfidie, le crime. Alors, la guerre éclatait, mauvaise, et les degrés mortels de l’enfer étaient les uns après les autres abominablement franchis. Un abîme de maux recevait en ses hideuses profondeurs ceux qui, jadis, étaient heureux. Et, sur les ruines, croissait, montait Astarté, comme une gigantesque idole dans le ciel rougi, inspiratrice de folie, déesse et fléau des peuples.

Que de feu! que de cris! que de bouleversement! Une orgie de délire! un bruissement de catastrophes! De bachiques fureurs étreignaient les générations de vies; d’immondes joies échauffaient les races à travers l’immortalité du mal; tout le long des centuries d’ans, se traînaient étonnament renouvelées, les myriades effroyables de poux, qui se mangeaient en hurlant, se déchiquetaient, se massacraient, incapables de penser un instant à leur petitesse et à l’inutilité de leurs actes! Orgueils! misères! rages! décrépitudes! ignominies! effrois! balivernes! superstitions! impiétés! sauvages récoltes de sang! moissons ridicules de mots! despotisme! altruisme! par dessus tout, l’ineffable ego! C’était le monde. Mais, philosophe, sans s’émouvoir, il contemplait la comédie tragique sans daigner y prendre part; et au grotesque spectacle des souffrances, suivant le caprice du moment, il glapissait d’aise ou se tordait de rire.

Puis, des cimetières, des tombeaux, des spectres. Sur des élégances innommées de cadavres flottaient aux brises sépulcrales de blancs et fantasques linceuls, tandis que voletaient dans la nuit les chauves-souris clignotantes. Des danses macabres s’organisaient sur les pelouses. Le cortège des étoiles dansait aussi au firmament. De longs ululements, mais qui n’avaient rien de triste, se répondaient, à ras terre, courant autour des marbres funèbres idéalement froids. Fête. Aux rameaux pâles des saules pendaient de fines girandoles de vers luisants, légères comme des feux follets. C’étaient les lustres du bal. Et des millions de fantômes aux formes indécises, dont les figures fugitives semblaient très douces, se tenant les uns les autres par les mains, par les pieds, par les cheveux, glissaient, glissaient, glissaient et, sur un fond d’inconnu, esquissaient de phosphorescentes valses.

Tout se résolvait dans une apothéose de la mort.

Ainsi se laissa ravir l’âme d’Albert.

Il n’eut pas un instant le doute amer de soi-même. Les poèmes aperçus, il les coucherait en rut sur le papier, et plus beaux, et plus sanguins, et plus riches dans leur enfantement que dans leur conception. D’étonnantes idées y fourmilleraient. Le «zut» y serait enchâssé d’or, et sur un piédestal de rutilances il serait monté. Son rayonnement effraierait, comme celui d’un brillant gigantesque. L’auteur lui-même aurait peur de son œuvre.

XIX
IMPUISSANCES

Il se jeta sur une rame, l’esprit en chaleur, pour débuter – comme essai – par un poème fougueux et génial sur l’espérance: l’espérance au mal, à la catastrophe finale, au coup de balai qui viendrait nettoyer tout ça, les orgies, les faiblesses, les apothéoses de sots, les aventures fieffées des voleurs d’argent, les embuscades aux faibles, les vénalités, les hypocrisies. Sa tête était brouillée, illuminée, éclatante; son sang tempêtait, une rumeur indistincte, mais immense, d’idées s’élevait des profondeurs de son crâne. – Il lui semblait qu’il n’aurait qu’à prendre une penne, à la tailler, à la plonger dans l’encre, pour qu’elle se mît fiévreusement à courir, précipitant sur les pages vierges les torrents qui bouillonnaient dans le creuset de l’encéphale.

Mais un premier obstacle se dressa – rocher marin aux vagues déferlantes: mettre de l’ordre dans le tohu-bohu magique, dont les substances dansaient tellement échevelées, que le fait seulement de les discerner amoindrissait, paralysait ce tourbillonnement vertigineux. Malheur! N’était-ce pas une insanité que de prétendre choisir entre ces chevauchées, isoler l’une d’elle – laquelle? – pour la faire cabrioler en tête, puis une seconde, puis une troisième, alors que le grandiose consistait justement dans le tout à la fois de la mêlée? Comment opérer ce triage désastreux, étiqueter comme des choses mortes ces vifs-argents insaisissables? C’était l’anéantissement du prodige rêvé que d’y porter le froid de l’acier, d’opérer la dissection et d’en cataloguer les débris!

Il fallait néanmoins s’y résoudre. Impossible d’étaler aux yeux d’autrui la merveille sans la déchiqueter et la servir membre à membre. Ah! s’il avait pu transporter dans son cerveau pantelant le cerveau de cet autrui, et lui montrer tout, comme le guide, dans la montagne, qui conduit le touriste et, tout-à-coup, d’un geste large, à un tournant de rocher lui découvre un spectacle! Mais non: péniblement, arracher de ce front, une à une, les pensées! arracher les pétales de la fleur, les rayons du soleil, les sourires des yeux, les fracas du tonnerre, les ondes du lac, les plumes du cygne, pour opérer, au dehors du milieu naturel, une difforme synthèse, une reconstitution lointaine et ratée de la fleur, du soleil, des yeux, du tonnerre, du lac, du cygne!

A priori, et avant d’avoir rien écrit, par le seul fait de devoir commencer, Albert s’aperçut que ce ne serait pas ça – ça: le ça qu’il avait dans la tête. Son œuvre pourrait être quelque chose, mais elle serait autre chose. L’impuissance à exprimer la vision intérieure lui apparut manifeste, et il en reçut un coup funeste au cœur.

Cependant … les autres n’avaient pas renoncé à écrire!

Pleurant presque sur la dégradation de son concept, il mit enfin à part – comme elle lui semblait un fragment d’écartelé! – une considération sur l’exacerbation de l’âme au contact avec le monde moderne, rapace, fripon, égoïste, vénal – pour servir d’entrée à son poème. Il voulut en trente beaux vers indiquer toute la série des angoisses à de hideux attouchements: à commencer par les premières affres de la cohabitation, à finir par l’abhorreur des rapports.

Hélas!

Il entreprit de lancer une phrase, d’un seul et souple jet, sonore, exprimant, brusque, le séjour nauséabond fixé par le destin à l’âme.

Lorsque le vers – qui n’était pas sorti d’un seul et souple jet, mais d’une fatigante et poignante compression – enfin eut allongé ses douze lents anneaux sur le papier, et qu’Albert solennellement le considéra, la plus amère des stupeurs remplaça le travail dégoûtant de l’enfantement. Telle la mère, qui après avoir gémi, hahané, hurlé, s’être tordue, regarde le fruit de ses douleurs et n’aperçoit qu’un avorton. Albert reconnaissait à peine l’enfant de sa pensée. Quoi, cela, ce non-sens, ce crachat correspondait à la splendide évocation idéale! – Honteux! honteux! – Ce caricatural morpion devait représenter sa pensée, sa noble pensée!

Il corrigea, gratta, reprit, changea l’épithète de vingt façons, fortifia le substantif, mouvementa le verbe, rangea, rerangea, dérangea, contrerangea, surrangea l’ordre des mots: le résultat – à son jugement – en demeura déplorable. Sans doute, en comparant son vers – ce vers fabriqué comme on fabrique une table, artificiel, convenu, inexact – à quelqu’un des vers hautement signés qui peuplaient son souvenir, il ne le voyait inférieur ni par la facture, ni par l’esprit; et si, calmement, longuement il pénétrait ceux-ci, en se supposant leur père, il ne les trouvait nullement moins niais, ni moins détestables que le sien.

 

Mais, ce vers n’exprimait pas ce qu’Albert voulait dire; en le lisant, le lecteur ne pourrait pas sentir ce qu’Albert sentait; ce vers était taré d’impuissance: et cela suffisait.

Impuissance partout: et dans le fond et dans la forme.

La langue humaine n’était pas capable d’être le trucheman de l’âme.

Albert termina le morceau. Il en fit d’autres. Il composa la valeur de deux ou trois volumes. Aux moments de bonne humeur, il riait de voir ce travestissement. Aux heures d’aigreur – bien plus nombreuses – il était malade d’un déboire énorme. Chaque nouvelle page rivait plus avant la sensation désastreuse de son impuissance. Car il méprisait assez le vain renom d’auteur, pour ne pas trafiquer d’œuvres qui n’étaient que le dévoiement spécieux de sa pensée.

Et tout prenait le chemin du tiroir, de la poussière, de la honte.

XX
LE PARNASSE

Les autres …

Il voulut connaître les autres.

Pour quoi travaillaient-ils, puisqu’il était manifestement impossible à un homme de déposer son cerveau sur du papier pour le présenter tel quel et tout cru à d’autres hommes.

Pour quoi?

Cette curiosité le hantant, il ne tarda pas à fréquenter la portion abordable du monde littéraire.

La portion inabordable se composait des trois quarts des écrivains communément rassemblés sous le qualificatif d’«arrivés.» Ceux-ci restaient clos dans leurs temples comme des bouddhas, et les mortels n’osaient les approcher que des présents aux mains et avec des balancements d’encensoir. Ces solennelles momies ne devaient, du reste, différer des premiers que par le rabougrissement de leurs passions, par une plus forte couche de ridicule et par un orgueil passé à l’état de stratification. Nul besoin d’essuyer leurs gâteux mépris pour les juger.

Le quart abordable – des célébrités jeunes ou feignant de l’être – et la race compacte des grimpeurs du Parnasse – depuis ceux qui n’avaient plus que quelques rocs à escalader pour mordre à leur part de nuages, jusqu’à ceux qui levaient en tremblant la cuisse pour ajuster leur premier pas – avides de réclame, de popularité, de brouhaha, de bousculade, s’ouvraient à tout venant, se publiaient, s’affichaient sur les trottoirs et aux devantures des cafés; et chacun pouvait les tutoyer et leur taper sur le ventre, jusqu’au moment où, se sentant assez forts, ils se juchaient à leur tour sur leur maître-autel et ne laissaient plus avancer que les thuriféraires.

C’était un poète bien vaniteux que Clodomir de Bêlovent. Depuis qu’il avait inauguré une série de jolis petits volumes d’un rose pâle, mignons, coquets, intéressants comme la peau d’une délicate Anglaise mourant du spleen, et qui sortaient tout parfumés de chez l’éditeur à la mode, Clodomir de Bêlovent avait peu à peu disparu de chez ses anciens amis les bohêmes. Mais on le rencontrait chaque jour entre quatre et cinq sur le boulevard, entre cinq et six au café Américain, et, la soirée, au bal d’une comtesse, au dîner d’un banquier, au souper d’une cocotte, dans n’importe quel salon de l’aristocratie, de la finance ou du cosmopolitisme, où il y avait des benêts à éblouir et un chuchotement pâmé d’éventails autour de lui. Albert l’avait connu autrefois: et son étonnement avait été de voir l’insipide gueux de jadis engendrer tout-à-coup ces balivernes mélancoliques et sentimentales, qui faisaient la conquête des femmes. Clodomir avait coupé ses immenses favoris jaunes; il portait la moustache fine et soyeuse. En même temps un changement général: une élégance mièvre, des bijoux aux doigts, un monocle à l’œil, les souliers les plus pointus de Paris, le chic du chic, avec des airs découragés de songeur triste, pour demander un bock ou allumer sa cigarette.

Ce coquin-là poète!

Et des doutes venaient à Albert sur la sincérité de sa vocation. Avait-il été lancé dans ce déshonnête métier par le despotisme d’un état d’âme qui veut s’exprimer, se soulager avec la révélation irrésistible de son mal, la mise à nu, le dépouillement et la plaie exposée – seule circonstance atténuante à l’abjection de l’étalage?

Il le surprit un jour, la tête en train par quelques cognacs et en velléité d’épanchements.

«Mon cher Bêlovent, vous êtes un homme extraordinaire, un génie, un véritable poète» débuta Albert imperturbablement. – En tout autre état, Clodomir se fût, sans doute, gobé et rengorgé. Mais, par fortune, l’alcool lui mettait des franchises.

«Un véritable poète!» bégaya-t-il en s’allumant. «Il n’y a pas de véritable poète. Moi et les autres nous ne sommes que des faiseurs. Nous avons de l’habileté, jamais de génie. Nous écrivons pour tous les motifs possibles, excepté pour l’amour de l’art. N’est-il pas évident que si nous brûlions d’une pure passion, nous ne publierions pas nos vers? Celui qui aime une femme, en fait-il une femme publique? La promène-t-il seulement dans la rue? Il la cache soigneusement, la garde pour lui seul et ne la cultive que s’il est loin des regards indiscrets; il ne s’en vante pas, il n’en parle pas: il l’aime. Or, le poète publie: donc, il n’aime pas. Pour lui, le but ce n’est pas l’amour, mais la publication. Il ne reste plus qu’à chercher les motifs de la publication.»

Chez Clodomir de Bêlovent, les motifs n’étaient que trop clairs. S’il bichonnait ces petites tristesses factices attachées de faveurs, ce n’était ni qu’il fût réellement triste, ni qu’il éprouvât le besoin de faire part de sa tristesse aux autres. Il exploitait ce filon, trouvé par lui, comme on exploite tous les filons: une simple chance, cette capacité à polir de pâles strophes langoureusement galantes, qu’il s’était découverte et dont il profitait de l’exacte manière dont un propriétaire foncier découvre une mine dans sa terre et en profite. Clodomir était poète pour ne pas être un vaurien: cela lui servait d’entrée dans les salons, dont raffolait sa gloriole, et dans les cœurs des petites cocodettes, dont se délectait sa fatuité. A le lire, on pressentait que sa poésie n’était qu’une pose; à le voir, on en était certain. Et rien n’indignait autant que d’entendre ce poète parler la plus sotte prose qui fût au monde.

Mais c’était encore le plus sortable de l’espèce.

On parlait beaucoup de Juteux: une force, un vent qui se levait. Juteux avait débuté par un volume énorme, écrit comme on donne un coup de massue, pesant d’invectives, de choses lourdes pour effrayer et produire du bruit. Le livre avait fait scandale, un scandale cherché, voulu, avec un arrière-tintamarre de gros sous. Juteux triomphait. Son ventre d’éléphant, sa massive face d’hippopotame se distendaient et s’épataient en satisfactions. Oh! l’animal! Non, la grossière machinerie, éhontément peinturlurée de réclames, propre à stupéfier les masses et à encaisser l’argent! Tout ce que le marchand contient d’ignoble, de goulu, d’emmagasineur et de matériel se rassemblait dans l’esthétique de cet auteur d’avenir. Il parlait de ses livres comme un industriel de ses actions, et supputait leur vente à l’égal d’un commerçant de denrées. Le diable sait ce qu’il avait fait du vers: une chargée croulante de comestibles offerts en pâture à l’appétit vulgaire de la foule! Or, Juteux excité clamait: «Fini, le vers: ça ne donne pas assez. La prochaine fois, je leur f… un roman!»

Une soif insatiable de gagner quelque chose, qui des rentes, qui une position sociale, qui un nom, qui des femmes, tourmentait tous les fils d’Apollon. La rapacité ou la vanité: voilà le seul mobile qui les poussait à gribouiller du papier. Et ils osaient parler d’art! L’hypocrisie était si écœurante, qu’Albert se prenait à mépriser les écrivains plus encore que le reste de l’humanité – à leur réserver un mépris spécial.

Tous crapules! – A l’exception de quelques groupes de très jeunes gens – bafoués ou inconnus – qui – n’était-ce point encore une pose? – cultivaient, désintéressés du monde, les navets de la vallée de Tempé, ils parurent odieux à Albert, parce que, au lieu d’être arrivés comme lui à la poésie par un chemin de rancœurs et de désillusions, celle-ci était pour eux le moyen de parvenir et la plus palpable des ambitions.

Vil était, sans doute, le poète tel qu’il le comprenait – un malheureux assez incapable de vivre, pour n’avoir plus de forces que pour pousser des plaintes – tel qu’il se sentait lui-même, tel qu’il aimait à en découvrir quelques-uns dans l’histoire des littératures: mais plus abject, certes, celui qui, l’imagination fleurie imite artificiellement, pour en jouir, s’en faire de l’or ou des grelots, le cri rauque ou geignant qu’au premier a arraché la misère.

XXI
DÉCRÉPITUDES

Et de fréquents pensers l’envahirent.

Oh! comme du sein de sa grandeur intime, le chaos s’engendrait vers des avenirs confus et vastes! Il méditait sur le relatif et l’absolu, trouvant certain ce qui ne l’était pas et incertaines les plus sûres vérités. Où allait-il? Où visait-il? Déjà les étoiles lui avaient appris que l’univers immense se souciait peu de ses désirs et de ses peines: dans les myriades d’entités, que l’une existât ou n’existât pas, qu’est-ce que cela faisait au tout? La société le négligeait, le système solaire le méprisait, le gouffre des cieux l’anéantissait. Et l’infini de l’espace n’était rien: il y avait encore l’infini du temps.

Que serait-il après la mort?

Cette question le tracassait, car quoiqu’il eût feint devant ses amis, et souvent devant lui-même, de l’avoir depuis longtemps élucidée, elle n’en restait pas moins monstrueusement interrogative en son esprit. O dilemme! L’homme entre deux néants l’épouvantait, et l’éternité l’épouvantait. Il resta souvent songeur, à cette période de sa vie, reculant devant le problème, l’envisageant pourtant comme par une attraction malsaine.

Do, ré, mi, fa, sol … Sa voisine tourmentait un Erard. – Or, Albert se demandait si, semblable aux notes, il disparaîtrait, fugitif, après avoir – quelques instants – lamentablement ébranlé deux ou trois mètres cubes d’air: cacophonie éparse et stérile. Il ne lui plaisait nullement qu’une désagrégation de ses molécules animées s’épandit en poussière; se dissoudre et que des parcelles de lui reparussent sans conscience dans un pistil de fleur, dans le poil d’une chèvre, dans l’eau noire de quelque marécage, dans les miasmes d’une cité – respirés par cent mille poumons empestés – lui paraissait un mince régal.

D’un autre côté, l’idée seule d’une possibilité de survie au-delà du corps lui déplaisait encore plus. Une seconde existence! Et dire que des gens se faisaient chartreux pour se l’assurer! Ils étaient donc bien contents de celle-ci! Serait-ce au moins une jouissance perpétuelle? Mais cette perpétuité même constituerait le plus nauséabond des supplices. Il valait mieux presque l’extinction – dont la pire tristesse ne consistait-elle point à disparaître sans savoir le pourquoi d’avoir paru?

En l’état de victime où il se voyait, où il voyait chaque être sur la terre et les soleils dans le ciel – état de victime, ou d’esclave, ou plus simplement de rouage, de minuscule dent d’engrenage dans une machinerie gigantesque et féroce – il jugeait certainement toute révolte ridicule: néanmoins, dompter toute révolte, ô entreprise difficile! Albert ne voulait pourtant pas sécher dans la peau d’un de ces rebelles à la loi, qui s’égosillent de leurs imprécations et soulignent chaque crispation de leur cœur par d’ineptes cris de rage. On plaint d’un haussement d’épaules le condamné à la décollation, qui se fait porter de force à l’échafaud et étourdit le public de ses lamentations. Se résigner, subir, souffrir, voilà la conduite que suivaient les esprits sensés, raisonnables, lorsqu’ils se reconnaissent inaptes à éprouver le délice de la vie.

Tenir une contenance!

Fallait-il alors tenir une contenance, garder une démarche noble, poser à l’œil du monde pour un sceptique, un blasé, qui est définitivement dégoûté du globe, mais qui sourit quand même? – Cela a vraiment du chic.

Ainsi, encore des arrière-pensées!

Non: cela supposait une force toujours grande et toujours une préoccupation de se faire une figure. Au loin, tout ça! Ne s’inquiéter de rien, ignorer si l’on montre du courage ou si l’on prête à rire, ne plus devoir compte à des gens qui regardent.

Où l’amour propre va-t-il se nicher: jusque dans une résolution de n’en plus avoir!

Holà ho! l’individu du parterre! Aviez-vous payé votre place en entrant? Vous n’aviez pas la monnaie nécessaire. Déguerpissez! Vous ne saurez pas si la pièce qu’on joue – dans laquelle vous auriez dû jouer vous-même, car acteurs et spectateurs se donnent la réplique – est une tragédie ou une comédie. Vous n’avez pas le droit. Vous avez beaucoup vu et rien du tout compris. Vous êtes un imbécile encore plus qu’un intrus. Hop! à la porte!

 

Nous y voilà donc! les choses n’étaient pas gaies, mais ni sérieuses. Ça devait-être bien égal! Se laisser aller!

Où?

N’importe.

Essayer de jouir?

Non.

Le contraire?

Non.

Alors quoi?

??

Cela signifie?

On ne sait pas.

Albert soliloquait des heures sur ce thème. Des levains de philosophie fermentaient encore, impossibles à réduire. A quoi cela aboutirait-il? A quelque marasme probablement. – En tout cas, il ne lui restait pas grand stade à parcourir.