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Victor, ou L'enfant de la forêt

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Clémence la soutint pour remonter dans sa cellule, qui était dans le milieu du premier corridor du bâtiment. J'ai voulu, lui dit là sœur Sophie d'une voix faible, j'ai voulu voir encore, avant de mourir, ces lieux funestes témoins de ma folie. Je disais, lorsque vous êtes entrée dans la chapelle de Sigisbethe, un éternel adieu à cette amante qui a fondé notre abbaye. Je la quitte, hélas! cette maison, au moment où j'aurais pu l'habiter avec plus de facilité; car je ne l'aurais jamais quittée. – Vous ne l'auriez jamais quittée, interrompit Clémence! Eh! comment vous seriez-vous procuré les choses nécessaires à la vie? – Il y a de tout ici, lui répondit sœur Sophie: nos sœurs en se retirant à la hâte, effrayées des revenans, n'ont point tout emporté. Voilà cette armoire, des habits, du linge; plus loin sont des meubles assez commodes encore. Là-bas dans les offices, cuisines, bûchers, &c. il y a des provisions de toute espèce, et pour plusieurs années. Du pain? Eh bien! avec de la farine qu'on a laissée dans les greniers, on peut en faire; mais pense-t-on à tous ces détails, quand on est fortement occupé d'une douleur vive, éternelle! Je ne voulais que vivre et mourir au pied de l'autel qui, le premier, a reçu de moi le serment de me consacrer à Dieu. La prière, la méditation, voilà quelle devait être l'occupation du reste de ma vie… Hélas! y a-t-il sur la terre une femme capable de faire à l'amour un pareil sacrifice? – Oui, s'écria Clémence comme inspirée; oui, sœur Sophie: il existe une femme aussi pieuse, aussi courageuse que vous, et cette femme, c'est moi. – Vous! à votre âge? – J'ai tout perdu en perdant Victor, je renonce au monde, à tout, et je reste ici.

La religieuse étonnée voulut détourner Clémence de son projet insensé; elle se fatigua sans réussir. Clémence la veilla toute la nuit, et le lendemain matin elle expira dans les bras de l'amante de Victor. Clémence alors ne s'occupa plus que de son projet de retraite; et après avoir employé plusieurs jours à étudier tous les détours de cette vaste maison, elle prit l'habit de religieuse, le grand voile qui leur couvrait autrefois la figure, et elle se détermina à rester ainsi seule, absolument seule, dans une abbaye ouverte de tous les côtés, et dont les ruines inspiraient à la fois l'horreur et l'effroi. Ce genre de vie aurait pu altérer sa santé, et même aliéner son cerveau; mais un enfant de son âge ne réfléchit point: elle se livre au désespoir, et forme des projets d'autant plus bizarres que sa douleur est plus forte. Les impressions d'un premier amour sont violentes, et poussent au délire le cœur sensible qui les éprouve. Clémence ne pouvait plus vivre avec Victor, Clémence devait détester le monde, et chérir la retraite.

Laissons-la flétrir les roses de son printemps au milieu des larmes, des regrets et de l'exercice des devoirs pieux: voyons maintenant ce que devient Victor, après avoir cherché vainement, dans toute la maison isolée, et son écharpe et Clémence, qui sans doute y est cachée, puisqu'elle a écrit de sa propre main le nom de Victor, joint à la phrase la plus expressive pour un amant.

Victor désolé de l'inutilité de ses recherches, jure de ne point quitter ce lieu qu'il n'en ait parcouru jusqu'au moindre détour: il va recommencer ses courses, lorsque Valentin lui crie: Eh! mon cher maître, voilà là-bas, voyez-vous, dans ce jardin, au pied d'un crucifix… C'est une religieuse, je crois; allons la trouver?

Victor regarde: il apperçoit un femme vêtue de blanc, et à genoux: elle tient dans ses mains une écharpe écarlate, qu'elle semble mouiller de ses larmes. C'est son écharpe; c'est Clémence sans doute. Victor vole, il traverse les terrasses, les broussailles de ce vaste jardin, qui n'est plus entretenu. Il s'écrie de loin: Clémence! et arrive à temps pour soutenir dans ses bras son amante, qui ne peut que dire: Victor!.. Ô mon Dieu! vous me l'avez rendu!..

Quoi! c'est Clémence, c'est elle, auprès de laquelle il a passé, hier, toute une nuit sans la reconnaître! C'est Clémence qu'il a vue entrer dans l'église, et son cœur ne lui a pas dit qu'elle était là, sous ce long voile qui la cachait à ses regards! C'est Clémence dont il a entendu les gémissemens! C'est Clémence enfin qu'il a vue dormir dans une cellule, sur une table, la tête enfoncée dans ses deux mains! Dieu! il était si près d'elle, et il la fuyait! Il la fuyait, Victor! c'est son écharpe… don précieux de l'amour. Ah! Clémence avait bien raison quand elle en orna Victor, de s'écrier: Je ne sais quel pressentiment me dit qu'un jour cette écharpe amoureuse nous servira à nous réunir! Oh Victor! que tu dois la chérir!

Valentin est venu retrouver ces deux amans: il pleure de joie, Valentin, en revoyant sa jeune maîtresse. Mais comme elle est déjà changée! La pâleur de son front, le creux de ses joues, tout annonce qu'elle a bien souffert. Elle a souffert! Elle aime donc bien Victor? Oui, elle le chérit, elle l'adore, et il est difficile de dire lequel des deux a le plus de tendresse pour l'autre. Quitte à l'instant cet asyle de douleur, ma chère Clémence! – Mon doux ami, je te revois! je ne suis plus qu'à toi.

Clémence va reprendre ses premiers vêtemens. Elle reparaît bientôt, mise comme elle l'était le jour de sa fuite, et nos trois amis, heureux, bien heureux d'être réunis, reprennent la route de Bodwitz où ils veulent s'arrêter chez la bonne Berthe, dont Clémence vante à Victor les vertus hospitalières.

Quittons aussi, ami lecteur, quittons avec nos héros la vaste abbaye de Belverne, que nous ne reverrons plus, et laissons là les caveaux, les souterrains, les tombeaux, pour ne plus nous occuper que de l'alégresse de deux amans que le sort n'a cependant point encore cessé de persécuter.

CHAPITRE X.
ILS TOUCHENT AU BONHEUR

Victor, Clémence et Valentin descendent chez Berthe, qui, fort étonnée de revoir sa belle voyageuse, ainsi qu'elle appelle Clémence, lui donne, de même qu'à ses deux compagnons, les marques de la plus franche amitié. Eh bien! lui dit-elle, je savais bien, moi, que vous ne prendriez pas l'habit religieux? – Pardonnez-moi, ma chère hôtesse, je l'ai pris. – Où donc cela? – À l'abbaye. – Quoi! dans cette maison inhabitée? Et le diable? – J'ai vu le diable. – Ah bon Dieu! et Sigisbethe, avec son fidèle Huguenin? – Je les ai découverts, ainsi que leurs grands bras. – Bonté divine! asseyez-vous donc, ma chère, et contez-moi cela! Je veux être la première à l'apprendre à tout le village. – Clémence lui raconta ce qui lui était arrivé à l'abbaye; elle n'oublia pas de détruire le conte des revenans, en lui faisant part des folies de sœur Sophie et sœur Bonne; puis elle lui apprit qu'elle avait enfin retrouvé son amant, ainsi que son bon serviteur Valentin, qui avait élevé son enfance.

La bonne femme enchantée, lui dit quand elle eut fini: C'est charmant! voilà de quoi m'entretenir pendant un mois au moins avec mes voisines. Ah çà, vous resterez ici tous les trois, n'est-ce pas? Vous vous donnerez le temps de vous reposer de tant de fatigue; écoutez: je ne suis à présent qu'une pauvre femme. Autrefois j'étais plus riche, fille d'un bon fermier, qui m'a déshéritée pour une amourette: j'aurais pu avoir de belles fermes, de bonnes terres; mais j'ai été jeune comme cette belle enfant; j'ai fait des extravagances, je me suis mariée par inclination, et puis il a fallu travailler, dame, travailler comme quatre pour avoir seulement cette petite maison avec le beau clos, qui est derrière, et qui fait vraiment l'admiration des voyageurs. Toute pauvre que je suis, je suis cependant assez à mon aise encore pour pouvoir exercer l'hospitalité, et voilà la seule richesse qui me plaise. Vos malheurs me touchent; je vous aime: ainsi vous resterez ici quinze jours, un mois, tant que vous voudrez.

Nos trois amis acceptèrent ses offres, se promettant intérieurement de l'en bien récompenser. Ils restèrent en conséquence une quinzaine de jours chez la bonne Berthe, et c'est le seul moment de calme qu'ils ont goûté depuis l'entrée de madame Wolf au château de Fritzierne. Cependant Victor voulut mettre à profit ce moment de stagnation. Il engagea Valentin à écrire à la bonne fermière de Bohême, à qui il avait confié l'enfance du jeune Hyacinthe. Tu lui demanderas, ajouta-t-il, des nouvelles de ce qui se passe au château, et sur-tout tu ne lui diras point, dans ta lettre, que tu es avec moi, ni que j'ai eu le bonheur de rejoindre Clémence. Tu feras comme si tu voyageais seul, et dans l'intention de chercher une autre condition: c'est seulement pour satisfaire ta curiosité que tu lui demandes ces détails: tu me comprends?

Valentin répondit à son maître qu'il l'entendait à merveille, et suivit ses ordres avec beaucoup d'intelligence: sa lettre partie, il en attendit la réponse, qui ne tarda pas à lui parvenir par le courrier; mais Valentin, fort étonné de trouver le paquet plus fort qu'il ne le croyait, fut trouver Victor, Clémence, et Berthe qu'on avait mise dans le secret. Il fut convenu que la réponse de la fermière serait décachetée devant Clémence et Berthe. On le fit, et voici ce qu'on y trouva.

Première lettre, de la fermière

«Pour répondre à l'honneur de la vôtre, mon cher monsieur, j'aurais été bien embarrassée, ne connaissant pas la manière de coucher sur le papier; mais j'ai été trouver, au château de Fritzierne, M. Fritz, qui vous aime toujours beaucoup, et qui regrette tous les jours son ami Victor, ainsi que la belle Clémence. Je l'ai prié de se charger de ma réponse. Il l'a fait, et je vous l'envoie avec celle-ci. Lisez-la; elle sera plus intelligible que tout le griffonnage que j'aurais pu faire. Je vous salue, et prie Dieu qu'il vous fasse rencontrer d'aussi bons maîtres que ceux que vous avez perdus.

Thérèse, femme Toby»

P. S. «Le petit Hyacinthe se porte à merveille. Moi et les miens nous avons toujours le plus grand soin de cet enfant, qui est gentil à croquer».

 
Seconde lettre, de Fritz à Valentin

«Tu demandes des détails de ce qui s'est passé au château depuis ton départ, mon cher Valentin! Je vais te les donner le plus clairement qu'il me sera possible, et je dois cette marque de confiance au zèle, à l'amitié que tu as toujours marqués à ton maître, mon ami, l'infortuné Victor que je pleure tous les jours.

»Si quelque jour tu le rencontres, ce malheureux jeune homme, si le hasard te le fait trouver en quelque coin de la terre, montre-lui ma lettre, et qu'il apprenne qu'il a en moi un tendre ami. Que ne puis-je être, hélas! son consolateur!

»Tu sauras donc que ton départ inattendu et précipité augmenta pour nous le deuil qui couvrait déjà cette maison. La mort de madame Germain, la fuite de Clémence, l'absence du père de cette intéressante enfant, tout nous plongea dans la solitude la plus profonde. J'étais là, moi, seul avec les domestiques, et mon père; mais mon pauvre père, le bon Friksy, qui ne connaissait personne au château, et ne pouvait s'intéresser qu'au baron à qui il devait sa liberté; mon pauvre père, absorbé encore par le souvenir d'un long malheur, n'était guère propre à me distraire de mes regrets. Nous passâmes ainsi quinze jours, au bout desquels nous vîmes revenir le baron de Fritzierne, pâle, défait et plongé dans la plus sombre douleur. Nous nous précipitons au-devant de lui. Il nous salue, et nous demande des nouvelles de madame Germain. Elle n'est plus, lui dis-je. – L'infortunée, répond-il! Cette femme généreuse et sensible n'a donc pu résister au regret d'avoir porté le malheur dans le sein de ma famille! Elle n'est plus; et, victime de la fatalité comme moi et mes enfans, elle a souffert pour les fautes des autres! Modèle touchant de la plus parfaite amitié! reçois le tribut de larmes que doit tout homme honnête à la cendre de celle qui sut se faire des peines des chagrins de ses amis, et qui n'a pu leur survivre!.. Et… Clémence n'est point revenue?.. – Vous ne l'avez rencontrée nulle part? – Nulle part!.. Avant sa fuite, je l'entendais souvent former des vœux pour finir ses jours dans quelque retraite pieuse: dès que je vis qu'elle m'avait quittée, à mon retour de Prague, je me doutai qu'elle était partie pour se rendre dans une maison religieuse; la plus prochaine de ces contrées, est la fameuse abbaye de Belverne, qui n'est qu'à douze lieues de mon château. J'avais entendu parler de cette abbaye célèbre par les amours de sa Fondatrice, et plus encore par l'asyle qu'on y accordait aux jeunes filles qu'un désespoir amoureux engageait à se retirer du monde. C'est-là, me dis-je, que ma fille est allée. Il n'y a pas de doute qu'elle n'ait formé le projet de se retirer dans ce monastère, plus conforme que tout autre à ses goûts, à ses malheurs et à sa mélancolie. J'étais bien éloigné, mon cher Fritz, d'accuser Victor de la fuite de ma fille. Ce jeune homme est incapable de m'enlever mon enfant, de la séduire, de lui conseiller d'abandonner son vieux père. Non, Victor a trop de vertu pour enfreindre les loix de l'hospitalité, pour donner un rendez-vous à Clémence, et la ravir à ma vieillesse. Je me décidai donc à partir sur-le-champ pour l'abbaye de Belverne. Si je n'arrive pas à temps, me dis-je; si ma fille a prononcé des vœux indiscrets, si même elle est entrée avant moi dans cette maison, redoutable aux pères de famille, je ne pourrai plus la reprendre; on ne me la rendra pas, et je serai malheureux à jamais: il n'y a donc pas un moment à perdre.

»Je ne vous dis rien de mon projet, continua le baron; je monte en voiture, et j'arrive vers minuit au village de Bodwitz, qui n'est qu'à quatre lieues de l'abbaye. Là, je m'arrête dans la première auberge. Demain, me dis-je, il sera temps de me présenter à l'abbaye qui doit être fermée à cette heure, et inaccessible à tous les étrangers. Si ma fille, qui n'a pu aller aussi vîte que moi, quelque moyen qu'elle ait pris pour voyager; si ma fille n'y est pas encore arrivée, je l'y attendrai, et je compte assez sur la probité de l'abbesse pour croire qu'elle ne m'enlèvera point mon enfant. Je passai, dans mon auberge, une nuit cruelle, agitée; j'écrivis à l'abbesse, en cas qu'on ne m'introduisît pas sur-le-champ auprès d'elle. Je déchirai vingt fois ma lettre, et je m'arrêtai enfin à un billet très-court, et dicté par le regret, par la tendresse paternelle. Le lendemain matin, je remontai en voiture, et j'arrivai trois heures après à l'abbaye, dont je vis s'élever le dôme à mes yeux, avec un tressaillement de peine ensemble et d'alégresse. Mais quelle est ma surprise! L'abbaye est déserte! elle est ruinée, et n'offre plus, pour ainsi dire, qu'un monceau de décombres! J'y entre, je la parcours, et n'y trouve personne… Je vous avoue que je ne pus me défendre d'un sentiment tout-à-la-fois respectueux et terrible, en visitant les voûtes silencieuses de ce vaste monument, dont je sors enfin pénétré d'horreur et d'effroi. Je m'informe aux environs des causes de la dégradation de ce monastère: on me fait des contes de diables, de revenans qui me font pitié, et je remonte dans ma voiture, le cœur serré et l'ame brisée de douleur. Puisque cette maison n'existe plus, me dis-je, ma fille ne peut s'y renfermer. Elle aura su plutôt que moi, l'abandon où l'on a laissé cette abbaye. Des contes de revenans, aussi effrayans que ceux-ci, volent de bouche en bouche, depuis les vieilles femmes jusqu'aux jeunes filles. Tandis qu'on craint de nous les débiter, à nous autres hommes graves et incrédules, on en fait le plaisir des veillées, la conversation des enfans et des femmes. Clémence aura su que l'abbaye ne pouvait plus lui offrir un port assuré contre la sévérité de son père, et elle aura tourné ses pas d'un autre côté; mais où? de quel côté? grand Dieu!

»Dans cette incertitude, poursuit toujours le baron, et toujours persuadé que ma fille avait choisi pour retraite une maison religieuse, j'ai parcouru, depuis quinze jours, tous les monastères que l'Allemagne peut contenir aux environs de la Bohême seulement; car je ne suis pas assez insensé pour courir, à mon âge, après un enfant qui a bien su se cacher, puisqu'elle a eu le courage de me quitter. Peut-être est-elle encore dans l'Allemagne, peut-être est-elle passée dans quelque pays étranger; voilà ce que j'ignore. Tout ce que je puis vous dire, mon cher Fritz, c'est que je reviens seul, sans elle, privé de mon enfant, de tout ce qui pouvait faire la consolation de ma vieillesse. Ô mon ami! j'ai tout perdu, ma fille, mon fils adoptif, madame Germain!.. Il ne me reste plus ici personne qui puisse me rappeler ces êtres si chers, personne avec qui je puisse causer de l'enfance de Clémence et de Victor, si ce n'est ce bon Valentin, qui les a vus naître. Où est-il? pourquoi ne s'est-il pas offert déjà à mes regards? – Ce pauvre Valentin, monsieur, vous ne le verrez plus; il a quitté le château sans prévenir d'autre personne que votre intendant, à qui il a remis ses comptes et ses clefs. – Quoi! Valentin aussi?.. Tout le monde m'abandonne donc? Quelle ingratitude! On me fuit comme un tyran! on veut me laisser là, seul, mourir consumé par la douleur et les regrets! Qu'est devenu Valentin? est-il allé retrouver son maître, avec qui il pouvait correspondre? Cela est possible: oui, c'est cela sans doute, et je ne puis le blâmer; au contraire, je suis charmé que ce fidèle serviteur puisse accompagner Victor quelque part où il soit, le consoler, et lui tenir lieu d'un ami qu'il a perdu en moi… Mais aussi, pourquoi l'ai-je banni? Ô mon Dieu! l'homme le moins susceptible d'orgueil, de vanité, est donc encore l'esclave et la victime des préjugés!.. J'aurais dû le rendre plus heureux, ce pauvre Victor; j'aurais dû oublier sa naissance pour l'unir à ma fille… Oublier sa naissance! je frémis!.. Le pouvais-je? Fritz, dites-moi, le pouvais-je? et tous les pères de famille se seraient conduits comme moi; je dirai plus, il n'y en a pas un peut-être qui ait pu montrer tant de patience et tant d'indulgence au fils de son plus cruel ennemi. Ah, Fritz! que vais-je devenir? que vais-je devenir, mon cher Fritz?

»Le baron pleurait, sanglotait; mon père et moi nous fîmes tous nos efforts pour lui offrir quelques motifs de consolation. Il fut sourd à tout, s'enferma chez lui, et passa la nuit entière à verser des larmes. Il passa toute la journée du lendemain à écrire des lettres aux principaux gouverneurs des villes et provinces de l'Allemagne, il leur désignait sa fille, et les conjurait de la faire chercher, de la lui rendre. Quand ses lettres furent parties, le baron parut plus tranquille. Il fit un tour de jardin avec nous; mais dès qu'il apperçut le tombeau de madame Germain, que tu as fait ériger dans un des bosquets, sa douleur s'accrut, et ses larmes redoublèrent. Nous l'arrachâmes de ce lieu de douleur, et nous rentrâmes avec lui.

»Depuis ce temps, mon ami, le chagrin paraît le consumer visiblement. Il est changé à faire compassion, en un mot, c'est un homme qui approche de sa tombe. Nous aurons la douleur de le voir mourir bientôt dans nos bras. Oui, mon pauvre Valentin, il nous le dit tous les jours, et nous n'avons que trop de sujet de craindre ce coup du sort. Oh! Valentin, si jamais tu rencontres Clémence! mon ami, dis-lui, dis-lui qu'elle revienne, qu'elle ne cause point la mort d'un père qui la chérit. Ramène-la plutôt toi-même, Valentin. Elle n'est point ingrate. Son cœur est excellent, si sa tête est légère. Oh! si elle pouvait lire cette lettre, comme elle se repentirait des maux qu'elle cause au plus tendre des pères!.. Ce matin encore, il prononçait son nom, celui de Victor… S'il était là, Victor, si sa fille revenait, je ne doute pas, Valentin, que le baron ne soit capable de faire leur bonheur… Mais adieu, je ne puis plus écrire, mon cœur est trop oppressé! Quelques larmes même coulent de mes yeux, et mouillent cette triste lettre… que je finis en te donnant mille assurances de mon affection.

Fritz».

Cette lettre qui avait arraché quelques larmes à celui qui l'avait écrite, en faisait couler de plus amères des yeux de nos trois amis, qui tous y étaient cités; Clémence, sur-tout, Clémence sentit son cœur se briser. L'état affligeant de son père, état cruel dont elle s'accusait, faisait son supplice. Ses remords lui dictent bientôt un avis salutaire, le seul qu'elle pût suivre. Viens, Victor, dit-elle à son ami, viens le retrouver, ce vieillard infortuné. Il est, dit-on, capable de nous unir: il nous unira; oui, il nous unira! Un heureux pressentiment me l'assure. – Clémence, répond Victor, en hésitant, penses-tu bien?.. Je ne pense plus qu'au malheur de causer la mort de mon père. Je ne le puis, je ne le puis… – Clémence, je le chéris autant que toi; mais peux-tu espérer qu'il consente… – J'en suis certaine: Je lui dirai: Mon père, me voilà, soumise et repentante. Je vous ramène Victor, dont l'existence est attachée à la mienne. Le voici près de vous, mon père! unissez-nous, unissez-nous, ou nous mourons tous deux de désespoir à vos pieds… Penses-tu, Victor, qu'après une épreuve aussi douloureuse, après s'être vu privé de sa fille depuis près d'un mois; penses-tu, te dis-je, qu'il aura la cruauté de nous laisser mourir de douleur à ses pieds? Je te jure que je ne m'en relèverai pas qu'il n'ait consenti à notre bonheur. Ô Victor! partons, partons, il n'y a pas un moment à perdre, si nous voulons retrouver ce malheureux père, qu'un moment peut plonger dans la tombe.

Victor entraîné par la touchante éloquence de son amie, cède enfin à ses instances, après avoir résisté quelques instans; mais comme Victor unit la prudence à la reconnaissance, il pense qu'il est à propos de faire écrire de nouveau à Fritz par Valentin, et d'attendre sa réponse pour reprendre la route du château. Valentin, ajoute-t-il, écrira à Fritz qu'il a rejoint Clémence, que Victor n'est pas éloigné non plus; mais que Clémence, avant de se hasarder à reparaître devant un père irrité, le conjure de consentir à son bonheur, et de lui pardonner. Il faut pour ainsi dire, mettre le retour de Clémence à la condition de notre hymen; sinon Clémence, qui est prête à échapper à Valentin, s'éloignera de nouveau, et jamais on ne la reverra. Je ne veux pas que cela soit présenté d'une manière aussi dure que je le propose; mais il faut faire entendre adroitement que notre hymen serait un motif bien puissant pour ramener Clémence à la maison paternelle. Vous m'entendez, mes amis, mieux que je ne puis m'exprimer dans le trouble qui m'agite; et je vais dicter à Valentin la lettre telle que je conçois qu'elle doit être.

Valentin prit une plume, du papier, et Victor lui dicta la lettre suivante destinée à Fritz:

«Je n'ai que le temps de vous écrire très-peu de lignes, monsieur: j'ai découvert l'asyle de Clémence; mais l'homme puissant qui la protége et dont elle s'est fait un appui par l'intérêt qu'elle inspire à tout le monde, est capable de la soustraire à toutes les recherches, à tous les regards, si le plan que lui-même m'a chargé de vous proposer, ne réussit pas. Il pense, cet homme puissant, que monsieur le baron ne doit pas s'opposer plus long-temps à l'hymen de Victor et de Clémence, si toutefois on parvient à retrouver Victor un jour. Il serait fâché, dit-il, de la rendre à son père, pour la voir toujours malheureuse; ce sont ses expressions. J'ai lu votre lettre à ma jeune maîtresse, qui fondait en larmes: elle voulait partir sur-le-champ, aller se jeter aux pieds de son père, implorer son pardon; mais son protecteur l'a retenue; c'est lui qui s'oppose aux élans du repentir et du remords. Voyez, monsieur Fritz, ce que vous pouvez me mander à ce sujet. Indiquez-moi la conduite que je dois tenir, et sur-tout que votre réponse soit prompte; car le protecteur de Clémence est sur le point de l'emmener en France, sa patrie. Je suis, &c.

 
Valentin».

Dans cette lettre, Valentin ne disait point que Victor fût retrouvé; cela eût donné un air d'intelligence aux deux amans: il valait mieux en effet sonder les dispositions du baron: et, si le lecteur a pensé que Victor faisait un mensonge, en citant un Français protecteur de Clémence, il l'accuse à tort d'une bassesse indigne de sa probité. Je vais le désabuser.

Depuis quelques jours il était descendu à l'auberge de l'épée couronnée un respectable vieillard français qui paraissait riche et bien né. Berthe, qui était à l'affût de tous les voyageurs, avait découvert que c'était un riche seigneur, et qu'il s'appelait le baron d'Ermancé. La bonne femme, bavarde et curieuse à l'excès, avait d'abord lié conversation avec le vieux baron; puis elle l'avait engagé à parcourir son clos. M. d'Ermancé, homme bon et familier, avait vu Victor, Clémence, et s'était singulièrement intéressé à ces deux jeunes gens. Il avait demandé à Berthe ce qu'étaient ces deux Allemands: Berthe, qui ne pouvait jamais parler sans faire des histoires, et ne voulait pas d'ailleurs compromettre ses hôtes en dévoilant leurs malheurs, avait fait à M. d'Ermancé le roman suivant. Le jeune homme est bien né. On l'appelle Victor de Walfein: il est devenu amoureux de la jeune personne, qui est la fille d'un des plus puissans seigneurs de l'Allemagne. Le jeune homme l'a enlevée; ils se sont mariés depuis secrètement, et Victor voyage pour soustraire sa jeune épouse aux recherches de son père à elle, qui la poursuit par-tout. M. d'Ermancé qui ne connaissait point l'empire des préjugés quand ils peuvent gêner l'amour, s'intéressa vivement à nos deux amans, et leur promit même ses secours, son appui, sa protection, si jamais le malheur les forçait à recourir à lui. Berthe avait mis Victor et Clémence au fait du conte qu'elle avait débité à M. d'Ermancé. Les deux amans lui en avaient fait d'abord quelques reproches, mais bientôt ils sentirent qu'il était bien plus décent pour Clémence qu'elle passât pour la femme de Victor, et ils se donnèrent pour époux à M. d'Ermancé, qui leur voua la plus tendre amitié. Tous les soirs ce vieillard venait lire ou causer avec eux. Il paraissait voyager pour son agrément, et n'étant point pressé de quitter ce village, il profitait du séjour que Victor et Clémence y faisaient, pour jouir de leur société. C'est M. d'Ermancé que Victor avait en vue en dictant la lettre de Valentin: Victor était ce protecteur de Clémence; et Victor ne doutait point que s'ils en priaient le vieillard, il ne se fît un vrai plaisir de les mener en France, où il se rendait. Victor n'avait donc point imaginé de mensonge bas et indigne de lui: il était toujours tranquille avec sa conscience.

Dès que cette lettre fut partie, on songea à prévenir les effets qui pouvaient en résulter. Il était possible qu'au lieu de répondre par écrit, Fritz ou M. de Fritzierne vinssent eux-mêmes trouver Valentin, et chercher Clémence. Le baron était capable de se mettre en voyage, pour arracher sa fille des mains du protecteur qui voulait, disait-on, la retenir. Il fallait parer ce coup. En conséquence M. d'Ermancé, à qui l'on dit que le père de Clémence avait découvert la retraite de Valentin, se chargea de conduire Victor et Clémence dans une ville prochaine, et de les protéger contre toute surprise. Le jour même que la lettre partit, M. d'Ermancé monta en voiture avec Victor et Clémence; tous trois partirent pour Bolendith, gros bourg situé à trois lieues, et il fut convenu que Valentin, dont les démarches pouvaient être épiées, rejoindrait ses maîtres par des chemins détournés.

Il fut très-heureux pour eux que, par prudence, ils eussent quitté la maison de Berthe; car quelques heures après leur départ, des agens du gouverneur de la province vinrent faire chez cette femme, comme dans tout le village, des perquisitions inutiles. C'était une suite des lettres que Fritzierne avait écrites à tous les gouverneurs des villes d'Allemagne, pour les engager à faire chercher sa fille. Valentin à qui l'on n'en voulait point, vit cette recherche en riant, et s'applaudit d'être resté seul dans ce village peu sûr. Quelques jours après Valentin reçut une lettre, qu'il se hâta de porter à Bolendith, dans l'asyle où M. d'Ermancé tenait Victor et Clémence cachés. M. d'Ermancé se retira par discrétion, et nos trois amis lurent, avec des transports de joie inexprimable, la lettre suivante, qui était de Fritzierne lui-même:

«Fritz m'a communiqué ta lettre, mon cher Valentin: elle m'a rappelé pour quelques momens à la vie, prête, hélas! à m'échapper. Si je n'étais souffrant sur mon lit de douleur, j'aurais été moi-même chercher mon enfant, mais je ne le puis. Fritz est occupé près de moi, et son père, dont la tête est affoiblie par le malheur, n'est pas capable de me satisfaire sur ce point. C'est donc à toi que j'ai recours, mon ami; à toi, bon et fidèle serviteur, dont les services signalés sont au-dessus de ma reconnaissance. Rends-moi ma fille, Valentin, ramène-la-moi, et dis-lui, que si elle arrive assez à temps pour revoir encore son père mourant, elle recevra de sa bouche la promesse, qu'il jure ici par l'honneur d'accomplir, de l'unir à son amant, à mon cher Victor. Cet infortuné Victor, que je me reproche mille fois le jour d'avoir éloigné de ma maison! Si nous pouvions le retrouver!.. Mais au moins j'aurai satisfait ma fille; et, réuni à cet enfant que je chéris, tous deux nous prendrons des moyens pour faire chercher, par toute l'Allemagne, par toute l'Europe, s'il le faut, par le moyen des ambassadeurs, ce jeune et intéressant Victor, que nous reverrons sans doute. Prie seulement le ciel de me conserver assez de jours pour accomplir cet hymen qui me verra entrer plus tranquille au tombeau. Mais sur-tout, Valentin, ramène-moi ma fille: montre ma lettre à l'homme généreux qui lui a donné sa protection, et si cet homme manquant à la délicatesse dont il paraît susceptible, voulait encore la retenir, emploie l'autorité des loix que je te charge d'implorer. Un mot de toi m'engagerait alors à employer le crédit des amis puissans que j'ai dans ma patrie. Adieu, Valentin. Ma fille, ma fille, ou je meurs!..

Alexandre Bolosqui,
baron de Fritzierne»

Rien n'égale l'alégresse de mes héros à la lecture de cette lettre tendre et touchante. Ils s'empressent de dire à M. d'Ermancé que le père de Clémence leur pardonne (ce sont leurs expressions, pour ne point démentir le roman qu'a débité Berthe au vieillard); ils font leurs adieux à ce vieillard respectable, qui leur témoigne ses regrets, et se disposent à partir sur-le-champ, pour le manoir de Fritzierne, où ils vont réunir enfin l'amour, l'hymen et la nature!.. Comme il va être surpris agréablement, M. de Fritzierne, en revoyant Victor avec Clémence! on lui dira la petite ruse dont on s'est servi, et il pardonnera!..