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Victor, ou L'enfant de la forêt

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CHAPITRE VI,
QUI DIVISE, À DESSEIN, L'INTÉRÊT

Victor est resté seul, absolument seul avec Valentin; tout le monde s'est éloigné de lui comme d'une bête féroce dont l'approche est redoutable. Les femmes vont se trouver mal dans les appartemens, tandis que les hommes descendent au jardin, et se réunissent pour tenir conseil. Les uns proposent de livrer à la justice, c'est leur expression, le fils du plus grand scélérat qui soit sur la terre. D'autres pensent qu'avant tout, il faut l'enfermer dans une cave, et mettre tous les chiens en sentinelle à sa porte. Le vieux Frédérik frémit d'horreur quand il songe qu'il a reçu chez lui le fils de Roger; mais Forly, qui lui fait des reproches sur sa trop grande facilité à recevoir des étrangers, ouvre un avis plus doux, et qu'il a bien ses raisons pour appuyer. Mes amis, dit-il, mes amis, écoutez-moi: je ne suis point méchant; non, je ne veux pas la punition du coupable. Il n'a fait aucun mal ici, n'est-ce pas? eh bien! laissons-le aller, croyez-moi, laissons-le aller; qu'il aille ailleurs trouver le juste châtiment de ses crimes, et ne nous mêlons plus de cette affaire.

Ainsi parle le traître Forly. On n'est pas de son avis, on le combat, il répond. Pendant cette espèce de débat, Valentin, qui a vu par une fenêtre le groupe des opinans, pense, avec raison, qu'il est question de persécuter son pauvre maître. Sauvons-nous, monsieur, dit-il à Victor, qui est encore écrasé sous le coup qu'on vient de lui porter; sauvons-nous, ou vous êtes perdu. – Eh! que m'importe? c'est l'existence que je crains, et non la mort. – Si ce n'était que la mort, mon bon maître; mais les cachots, les questions, les interrogatoires; il faut tant de temps pour prouver son innocence, tandis qu'il ne faut qu'une minute pour paraître coupable! Allons, mon Victor, croyez-moi, tandis qu'ils sont occupés, descendons doucement, et gagnons la porte qui est ouverte. – Moi, fuir, Valentin! moi, me sauver comme un vil criminel! Non; je veux absolument m'expliquer, je veux punir cet abominable Forly, que je reconnais bien à présent. Le monstre! il faut que son sang lave l'affront qu'il vient de me faire devant tant de monde; il faut, te dis-je, que je le trouve, et qu'il tombe sous mes coups. – Quel est donc ce Forly? – C'est à lui de trembler… – Monsieur, monsieur, ils montent. – Qui? – Le maître de la maison et tous ses amis. – Eh bien! ils m'entendront. – Ils ne vous écouteront pas, et vous êtes perdu sans ressource.

Frédérik arrive en effet à la tête du conseil: Forly est à ses côtés. Jeune homme, dit Frédérik à Victor, jeune homme, dont l'aspect est si intéressant et le langage si doux, mais qui porte une ame perverse et un nom odieux aux honnêtes gens, remercie-nous de borner, à un simple bannissement, la vengeance que les loix réclament de nous. Fuis, va-t-en, et n'infecte plus de ton souffle impur l'air qu'on respire ici. – Monsieur… – Fuis, te dis-je, ou crains que mes gens n'exercent sur toi et sur ton complice, leurs bras vigoureux. – Écoutez-moi; cet homme que vous voyez, ce prétendu Forly… – Faut-il que j'emploie la violence pour te chasser d'un lieu où ta présence a porté le malheur et l'épouvante?.. – C'est-lui, monsieur, c'est Forly qui… – Imite ton complice, crois-moi, sauve-toi sans retard, (Valentin entraîne en effet Victor.) – Non, vous m'écouterez, s'écrie de nouveau l'infortuné Victor, en se précipitant aux genoux du vieillard, homme bienfaisant et sensible, vous seul saurez mes malheurs, si vous daignez m'entendre.

On n'écoute plus Victor; chacun le pousse, Forly le premier; on l'emporte et on le jette, ainsi que Valentin, à la porte de la maison, qui se referme sur eux, sans qu'ils aient pu faire entendre deux mots de justification au milieu des criailleries de ceux qui venaient de le chasser d'une manière si ignominieuse. Victor se retourne; il apperçoit les parens et amis du vieillard aux croisées, et armés de fusils. Ils le menacent de le tuer, s'il fait un seul geste pour rentrer.

Victor va braver cette nouvelle menace; mais Valentin, qui tremble de tout son corps, entraîne son maître, et le porte, pour ainsi dire, jusques par-delà la montagne, où ils ne voient plus la maison, et ne sont plus vus de personne.

À mesure que je décris les tristes aventures de mon héros, je sens que les expressions me manquent de plus en plus pour peindre l'état de son ame après les secousses violentes qu'il éprouve. Comment décrire ici la douleur de ce bon jeune homme? comment se faire même une idée de toutes les réflexions qu'il doit faire? Le voilà chassé honteusement, banni d'une société honnête à qui il fait horreur, et pourquoi? parce qu'il doit le jour à un scélérat dont le nom fait pâlir tout le monde! Voilà donc qu'il porte la peine de l'infamie! voilà donc les malheurs qui l'attendent toute sa vie! exilé de tous les coins de la terre où il sera reconnu, il va payer, par la vie la plus orageuse, le crime d'une naissance qu'il n'a pu empêcher, et qu'il n'a pas demandée au destin. Honte, opprobre, douleurs et regrets, voilà son partage! est-il un homme sur la terre plus à plaindre? en est-il un plus intéressant?

Victor reste quelques momens sous la pointe du rocher qui, la veille, l'a garanti des effets de l'orage. Valentin est auprès de lui; le bon Valentin essuie ses larmes, et le console avec toute la naïveté, toute l'expansion d'un bon cœur; mais Valentin n'est pas encore tranquille sur les suites de cette affaire. Il craint que les gens de la maison de Frédérik ne changent de dessein; il appréhende qu'on poursuive son maître, qu'il tremble déjà de voir gémir long-temps dans des cachots avant qu'il puisse se justifier. Valentin l'engage à marcher encore jusqu'à la nuit, et à se retirer pendant quelques jours dans un lieu écarté, ou peu fréquenté. Vous ne savez pas, ajoute-t-il, mon cher maître, vous ne devinez pas l'impression d'horreur qu'on éprouve, dans toute l'Allemagne, au seul nom de Roger; le fils de Roger paraîtrait une excellente capture, et c'est à qui s'en ferait honneur. Je ne conçois pas même comment ces gens-là vous ont laissé échapper. – Je le conçois assez, moi, lui répond Victor. C'est ce prétendu Forly, ce misérable déhonté, qui les aura pressés de me congédier ainsi: il avait trop d'intérêt de me voir hors de cette maison. Apprends que le barbare Forly n'est autre que ce farouche Morneck, un des officiers de l'armée de Roger, que j'ai vu à l'attaque du château de mon bienfaiteur, et que j'ai bien plus remarqué dans le camp des Indépendans, lors de la revue que Roger fit faire de ses troupes devant moi. Oui, mon ami, c'est Morneck lui-même, que j'étais bien éloigné de soupçonner d'abord dans Forly; mais que j'ai bien reconnu lorsqu'il a dévoilé, d'une manière si lâche et devant tout le monde, le fatal secret de ma naissance. Ce scélérat a craint que je me fusse rappelé ses traits et sa profession; il a redouté que j'éclairasse sur sa trahison le crédule Frédérik, qu'il trompe sous un nom supposé, comme Verdier, l'ami de Roger, séduisit autrefois la fille de M. de Sélinvil, et le monstre a juré ma perte; il m'a fait chasser honteusement pour prévenir ma franchise, et n'a pas voulu me laisser parler, pour prévenir des explications qui l'eussent perdu à ma place. La malheureuse Matilde avait bien raison de redouter l'hymen de ce brigand, dont elle soupçonnait l'infâme conduite. Hélas! si j'avais pu me douter du danger qu'elle courait, je me serais empressé de lui procurer les moyens de fuir: je les lui ai refusés; elle a été la victime de son désespoir, et moi je l'ai été de l'excès de ma délicatesse. Il est donc décidé, grand Dieu! que tout ce que je ferai pour pratiquer la vertu tournera contre moi pour agraver mes peines!.. Eh bien! elle est dans mon cœur, cette vertu que je chéris malgré ses dangers; elle y est gravée en traits de feu, et n'en sortira jamais. Que les hommes me persécutent, que le destin me poursuive, que toutes les actions de ma vie soient empoisonnées par les préjugés ou les faux raisonnemens de la société, je serai toujours fidèle à l'honneur, que j'ai juré de suivre; à Dieu, dont je dois respecter les arrêts, dussent-ils me frapper; et à mon amante, que je continuerai de chercher toujours. J'ai fait ce serment sacré, je l'observerai religieusement, et avec toute la fermeté que donnent une conscience paisible et un amour excessif. Oui, Clémence, je t'adorerai toujours; tu sais ma naissance, toi; et, bien loin de me mépriser, tu me chéris d'autant plus que je suis malheureux; tu es donc la seule, la véritable amie que j'aie sur la terre? Oh! combien je serais ingrat, si je ne répondais pas à tant d'indulgence, à tant de tendresse!

Monsieur, interrompit Valentin les larmes aux yeux, monsieur!.. vous n'avez qu'une amie, dites-vous? ah! vous oubliez donc votre pauvre Valentin!.. – Moi, mon fidèle, moi, t'oublier quand tu me sacrifies tout, quand tu t'associes à mes peines, à mes courses vagabondes, à mon opprobre même; car tu viens de courir les mêmes dangers que moi: si j'étais un scélérat aux yeux de ces insensés, tu passais pour mon complice. Ô bon Valentin! j'ai une amante adorable; mais j'ai aussi un ami, un tendre ami, qui ne me quittera jamais, tant que je ne lasserai point son zèle ni son amitié! – Moi, me lasser, mon maître! ah! vous ne le pensez pas!..

Victor et Valentin se serrèrent étroitement avec la plus touchante effusion; ensuite Victor, qui se trouvait plus consolé par le charme de la confiance, et sur-tout par le calme de la vertu, se leva, et tous deux reprirent leur route; mais ils jugèrent à propos, par prudence seulement, de s'enfoncer dans des chemins tortueux, et de traverser une vaste plaine qui se trouvait devant eux, et dans laquelle on n'appercevait qu'un seul bâtiment, dont l'extérieur annonçait de loin une église.

Voilà, dit Victor, un de ces temples où les mortels vont abaisser leur front devant l'Être qui les a créés; c'est le lieu de la prière; c'est-là que l'homme, seul avec Dieu, lui demande pardon de ses erreurs, et implore sa miséricorde. Allons-y, Valentin; entrons dans cet asyle pieux, et qu'un saint recueillement nous gagne la protection de l'Être suprême, qui, jusqu'à présent, ne nous a point abandonnés. Prions-le pour l'infortuné Victor, pour son fidèle serviteur, et sur-tout pour l'adorable Clémence, qui, si elle n'est point rendue à son père, est peut-être à présent en butte aux traits du malheur pour moi, pour moi qu'elle aime et qui l'adore. J'ai prié souvent, Valentin, et j'ai remarqué que toutes les fois que j'ai prié, mon ame a été plus tranquille.

 

Valentin est de l'avis de son maître, et tous deux s'acheminent vers l'église qu'ils croient habitée, où ils s'imaginent rencontrer la paix du cœur et la tranquillité; mais qui va leur offrir des aventures nouvelles.

Avant de les raconter, ces aventures singulières, je dois revenir à Clémence, que j'ai laissée seule, fuyant, avec la nuit qui se dissipe, la maison de son père, où elle ne voit plus son amant. Rejoignons Clémence, cher lecteur, et suivons ensemble ses pas tremblans, sa marche incertaine, que l'amour seul peut accélérer.

Trois heures donc ont sonné à l'horloge du château; l'aurore commence à paroître, et Clémence a déjà refermé sur elle la petite porte qui donne dans la campagne. Clémence se rappelle que c'est par cette porte, favorable aux amans, que Victor a déjà voulu la fuir. Elle se souvient qu'à quelque distance du château, Victor avant de le quitter, ainsi qu'il en avait l'intention, se retourna pour voir encore une fois la croisée de son amante, et lui chanta une romance plaintive qui lui exprimait ses tristes adieux. Clémence se retourne de même, après avoir fait à-peu-près trois cents pas; elle examine la maison paternelle, ce berceau paisible de son enfance. Elle pleure, Clémence, et détaille avec des yeux inquiets tout l'extérieur du manoir de Fritzierne, qu'elle voit sans doute pour la dernière fois!.. Clémence soupire et chante à son tour, les couplets suivans qu'elle improvise, ainsi qu'il est très-aisé de le voir, par le ton plus simple que poétique qui en fait le charme.

ROMANCE
 
Ce fut dans ce lieu solitaire
Qu'un jour un amant malheureux
Fit à celle qui lui fut chère
Les plus tendres adieux.
Je n'emporte point l'espérance,
Disait-il en fuyant Clémence,
Sa Clémence qu'il adorait!
Pensait-il qu'elle survivrait
Aux regrets de l'absence!
 
 
Hélas! je suis l'infortunée
Que fuyait ce cruel amant;
Il croyait que sa destinée
Me touchait faiblement.
Livrée à ma douleur amère,
Loin de lui triste et solitaire,
Je ne puis exister sans lui!..
Pour lui je m'arrache aujourd'hui
Des bras d'un tendre père.
 
 
Adieu, castel, où mon enfance
Reçut la touchante leçon
De la vertu, de l'innocence;
Adieu, vaste maison!
Tu n'étais plus pour la tendresse,
Pour la douce délicatesse,
Qu'un triste et douloureux séjour!..
Tu n'étais plus fait pour l'Amour,
Et l'Amour te délaisse.
 

Clémence a chanté; mais elle a chanté bas, de peur d'être entendue de quelque voyageur indiscret. Elle regarde encore le château, sur-tout la croisée de l'appartement de son père; puis elle se remet en marche. Elle sait à-peu-près, Clémence, quelle route elle doit prendre pour se rendre à l'abbaye de Belverne, où elle a résolu de consacrer sa vie au culte des autels. Elle a douze lieues à faire pour trouver cette abbaye, ce port assuré toujours ouvert aux victimes de l'amour. Clémence sent bien qu'elle ne peut faire tant de chemin en un jour; mais elle espère aller passer la nuit à Bodwits, petit village qui n'est qu'à quatre lieues de l'abbaye de Belverne, et le lendemain matin elle arrivera à cette maison, où elle entrera pour n'en sortir jamais. Tel est son projet, tel elle espère l'accomplir. Qu'elle est intéressante, Clémence, voyageant en habit simple, un bâton et une pannetière dans les mains! elle souffre la chaleur du jour, marche, marche toujours, et ne pense qu'à Victor et au but de son voyage. Elle supporte des fatigues qui jusqu'alors lui étaient étrangères; et après avoir fait huit lieues plus longues que toutes les lieues de France, elle se trouve au coucher du soleil dans ce village de Bodwits, après lequel elle soupirait tant. Clémence ne voulait point entrer dans une auberge; elle desirait que quelque personne estimable lui donnât l'hospitalité pour une nuit. Le hasard offrit à ses yeux une bonne femme assise sur la porte d'une espèce de ferme, et qui paraissait se reposer un peu des travaux du jour, avant de se livrer au repos. Eh! bon dieu, ma belle enfant, dit la bonne femme à Clémence qui l'intéressa, vous paraissez bien fatiguée? – Madame, je le suis en effet à un point… – Que n'entrez-vous ici pour vous reposer un peu? – Avec plaisir, ma bonne dame, puisque vous voulez bien me le permettre. (Elle entre.) – Allez-vous bien loin comme cela? – Jusqu'à l'abbaye de Belverne, où je vais dire au monde un éternel adieu. – Quoi! si-tôt, à votre âge? quand le monde, que vous ne connaissez pas encore, vous offre tous ses plaisirs? y pensez-vous, ma belle enfant? – J'y ai assez pensé, ma chère dame; ce monde dont vous me citez les plaisirs, ne me promet à moi que peines et que douleurs. – Est-il possible? Ah, j'entends, je comprends; c'est un désespoir d'amour qui fait votre vocation. Vous aimez, n'est-ce pas, et votre amant vous a trahie? – Il ne m'a point trahie, madame; il m'aime autant que je l'aime, mais nous ne pouvons être unis. – C'est cela; j'ai bien deviné, en vous voyant porter vos pas vers l'abbaye de Belverne, que c'était là le motif qui vous y conduisait. Ce monastère n'a été institué que pour des personnes comme vous. C'est bien malheureux, ma chère enfant, qu'une jolie demoiselle comme vous soit aussi infortunée. Cependant vous ignorez une chose qu'il faut que je vous dise… Non, je ne vous dirai pas cela ce soir; vous êtes peut-être peureuse, cela troublerait votre sommeil, et vous ferait faire de vilains songes. – Eh quoi donc? – Rien, rien; demain à votre lever, je vous apprendrai des choses étonnantes, et qui pourront vous détourner de votre projet. – Rien ne peut m'en détourner. – Ah! vous dites cela; mais si vous saviez… – Parlez, je vous prie, ma chère dame, je n'ai rien à craindre, plus rien à redouter, puisque le plus grand malheur m'est arrivé, celui d'être privée pour jamais de Victor. – Ah! c'est Victor. Eh! est-il jeune, Victor? – Un an de plus que moi. – Et vous avez seize ans? – À-peu-près. – Pauvre enfant! quel malheur! mon dieu, mon dieu! il y a des parens bien durs dans le monde, il y a des parens bien durs!.. Ah ça, restez ici: n'allez pas à l'auberge: une jolie personne comme vous!.. Ce n'est pas l'embarras, il y en a une là, tenez, en face de ma porte, à l'épée couronnée qu'on l'appelle; oh! elle est bonne, et toujours fréquentée par d'honnêtes voyageurs; mais si vous préférez une chambre rustique, mais commode, un asyle décent pour une personne de votre sexe qui est seule, je vous offre ma chambre, qui est ici dessus, dont la vue donne sur la rue, et puis au loin sur la campagne. Voulez-vous accepter cette offre franche et désintéressée? – Femme charitable et hospitalière, vous prévenez mes vœux, et m'évitez la peine que m'aurait causée la nécessité de passer une nuit dans une maison publique, ce que je n'ai pas encore fait. – Allons, c'est dit; mais souvenez-vous que demain j'ai à vous parler; qu'il faut que je vous conte des choses, oh! des choses qui vous feront dresser les cheveux sur la tête, et puis vous me direz encore si vous voulez toujours vous isoler d'un monde dont vous devez faire l'ornement.

Clémence ne devinait point quelle espèce de secret la paysanne avait à lui révéler; cette bonne femme ne voulait s'expliquer que le lendemain matin. Ce secret ne pouvait concerner Clémence; elle n'était point connue de la femme hospitalière: cependant cela devait, disait-elle, l'engager à rester dans le monde. Clémence devait être plus inquiette de son silence que de sa franchise. Quoi qu'il en soit, Berthe (c'est le nom de la paysanne) conduisit sa jeune hôtesse dans la chambre qu'elle lui destinait, après lui avoir fait prendre une collation saine et donnée de bon cœur. Cette chambre donnait en effet sur la rue, et offrait des points de vue charmans. Clémence, seule, ouvrit sa croisée, et se mit à réfléchir sur la bizarrerie de sa destinée.

Eh quoi! se dit-elle, me voilà donc, moi, fille d'un des plus riches seigneurs de la Bohême; moi que mes biens et ma naissance appelaient au plus brillant état de l'Allemagne! me voilà donc errante, vagabonde, sans asyle, privée d'un père, d'un époux! cette madame Wolf, qui a répandu le malheur sur la maison paternelle, a détruit tout d'un coup mon espoir et celui de l'homme le plus aimable, hélas! et le plus malheureux. Victor est errant de son côté, et moi, je suis pour jamais séparée de lui… je ne le verrai plus! Dieu!.. et mon père… mon père! quelle sera sa douleur quand il apprendra ma fuite! Il la sait à présent: oh oui, il y a déjà plusieurs heures qu'il sait ma faute, et l'abandon où je livre sa vieillesse. Ma faute! en est-ce une, sans revenir sur tous les torts dont j'accuse intérieurement mon père, est-ce une faute que de se livrer aux pieux exercices de la religion? fais-je un crime en me mêlant parmi les vierges du Seigneur? en faisant à Dieu le sacrifice de ma fortune, de ma vie, j'allais presque dire de mon amour!.. Mon père pourrait-il m'en blâmer? il le saura, d'ailleurs, mon père; oui, lorsque j'aurai prononcé le serment éternel et irrévocable de cultiver les autels d'un Dieu de miséricorde, une lettre de ma main apprendra au baron le sacrifice que sa fille aura fait à l'amour. Il saura tout, et ne pourra plus s'opposer à rien. Ô mon père! ô Victor! il n'y a plus que le secours de la religion qui puisse me faire supporter votre absence!..

Clémence se livre long-temps à ces réflexions qui lui en suggèrent mille autres. Clémence ne songe point à se livrer au repos du sommeil: déjà la nuit a parcouru plus du tiers de sa carrière, et elle est là, là, à sa croisée dans la même agitation que Victor éprouva pendant cette nuit funeste où il eut le malheur d'aller arracher madame Wolf des mains des gens de Roger. Ce fut un malheur pour lui sans doute, puisque sans cet acte de bienfaisance, il n'eût point connu cette femme qui possédait seule le secret de sa naissance. Clémence est donc dans cette position, lorsqu'elle en est tirée par le bruit d'une voiture qui s'arrête sous sa croisée à la porte de l'épée couronnée. Elle ne sait pourquoi elle frémit involontairement. Elle ne craint pas qu'on la poursuive, puisqu'on ignore la route qu'elle a prise, et cependant ce bruit imprévu arrête son sang et fait battre son cœur. Bientôt un domestique frappe à coups redoublés à la porte de l'auberge, et personne ne lui répond. Ils n'ouvriront pas, dit le domestique à son maître, qui est enfoncé dans la voiture. Frappe toujours, lui répond le maître.

Est-ce la foudre qui vient de frapper Clémence? elle est tombée dans sa chambre; et si elle a conservé quelque connaissance, c'est pour sentir se confirmer le malheur qui vient de l'accabler. Quelle est donc cette voix étrangère qui cause son effroi? Étrangère! eh non, elle ne l'est pas pour Clémence. Elle n'a pu s'y tromper, c'est la voix de son père.

Comment donc le baron de Fritzierne a-t-il deviné la trace de ses pas? Comment a-t-il suivi la route qu'elle a tenue? c'est apparemment l'effet du hasard, ou de quelque incident que nous ignorons pour le moment. Quoi qu'il en soit, c'est bien son père dont elle entend la voix. Il descend de sa voiture, il frappe lui-même à la maison en face, on lui ouvre enfin; il gronde, on s'empresse de le servir: Clémence n'entend plus rien. Au bout d'un moment, la chambre de l'auberge, qui donne justement en face de ses croisées, s'éclaire. Clémence, qui, heureusement pour elle, est sans lumière, y voit entrer son père précédé de son domestique, et de deux garçons de l'auberge. Clémence peut suivre tous ses mouvemens. On lui apporte quelque nourriture, dont il prend très-peu. Ensuite les domestiques sortent; le baron est seul. Il se promène à grands pas, il écrit, déchire sa lettre, écrit de nouveau, se promène encore, et passe ainsi plusieurs heures dans une agitation qui brise le cœur sensible de Clémence: elle est prête à faire cesser les tourmens d'un père, elle va voler dans ses bras; mais par où? comment? réveillera-t-elle la bonne Berthe? fera-t-elle un éclat, au milieu de la nuit, dans un village? Il vaut mieux attendre le jour; quand tout le monde sera levé, elle pourra faire savoir au baron qu'elle est là, qu'elle brûle de lui demander un pardon généreux de sa faute… Clémence ne respire pas: sa bouche est collée sur la vitre de sa petite fenêtre, elle examine son père, et son état ne peut se décrire.

 

Cependant le jour paraît, et Clémence ne pense point qu'elle peut être vue par le baron. Bientôt elle en fait la réflexion, et se retire. Elle ne sait plus que faire. Ses premiers projets renaissent dans son esprit; elle trouve de nouveau mille raisons pour les suivre; et si son père ignore qu'elle est si près de lui, si elle le voit remonter dans sa voiture et partir, elle reprendra la route de l'abbaye de Belverne, où, une fois dans le cloître, il n'aura plus le droit de la réclamer. Clémence ne peut pardonner au baron le préjugé qui l'a rendu assez inhumain pour bannir Victor: Clémence est peut-être coupable d'ingratitude; mais son cœur est pourtant sensible et tendre: qui peut donc lui donner cet éloignement si condamnable pour l'auteur de ses jours!.. Vous tous qui raisonnez ainsi, vous qui osez blâmer Clémence, je vous dirai: Si vous connaissez l'amour, et qu'on vous donne à choisir entre un père, que vous trouvez injuste, et un amant persécuté, que ferez-vous? de quel côté pencheront vos affections?

Laissons Clémence combattre le devoir et le desir religieux qui la porte vers l'abbaye de Belverne; profitons du moment où elle se cache dans la chambrette pour éviter les regards de son père, qui peuvent à tout moment se porter vers sa fenêtre, et revenons à Victor qui chemine avec Valentin, vers l'église qu'il apperçoit dans la plaine, et où l'appelle à son tour le desir pieux et fervent de prier.