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Victor, ou L'enfant de la forêt

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CHAPITRE V.
ENTREVUE NOCTURNE; AFFRONT SANGLANT

Victor a lu le cahier de Henri; il y voit un amour traversé comme le sien, mais plus heureux, puisqu'il est couronné. Victor est enchanté du bonheur de son ami; quoiqu'il n'ait pas l'intention de le partager; il admire en même temps la délicatesse de ses procédés. Si je n'aimais pas, se dit-il, la maison de Henri serait pour moi un port assuré contre les orages qui ont déjà traversé ma vie, et qui peuvent obscurcir encore mes tristes jours. Voilà un homme riche qui sait mes malheurs, ma naissance, et qui, loin de me mépriser, m'offre sa fortune et son amitié constante. Ô Victor! faut-il que tu aies connu l'amour! faut-il qu'un serment, fait il y a quelques momens, force tes pas à errer long-temps, toujours peut-être, et sans trouver la femme divine que tu vas chercher!.. Que dis-je! pourrais-je si-tôt le regretter, ce serment solemnel! aurais-je la bassesse de me repentir d'aimer Clémence! Victor, qu'as-tu dit? qui a pu te faire regretter ces liens charmans qui t'enchaînent à la beauté, à l'innocence, à la vertu? Rougis, Victor, rougis, et songe à suivre la loi que tu viens de t'imposer… elle est aussi sacrée pour toi que le fut jadis, pour le baron de Fritzierne, le serment qu'il fit aux mânes de son épouse de t'adopter, de t'élever comme son fils. Pars, Victor, et cherche Clémence; c'est-là le seul port où tu puisses trouver le véritable bonheur…

Valentin est prêt, et Victor l'est aussi. Tous deux quittent enfin la ville de Léipsick, reviennent sur leurs pas, traversent de nouveau la Saxe, et se retrouvent, au bout de quelques jours dans la Bohême, où il semble que leur destinée soit d'errer toujours. Comme leur dessein n'est que de passer rapidement par ce royaume, qui leur rappelle Roger, sa troupe et des souvenirs trop douloureux, ils prennent sur la gauche, et vont se rendre enfin à Amberg, capitale du haut palatinat de Bavière dans le Nordgow, et qui n'est qu'à huit lieues de Ratisbonne.

Je ne dirai point comment Victor s'informe en route de Clémence, avec quel soin il interroge tous ceux qu'il rencontre, comment il s'y prend pour désigner celle qu'il cherche, ni les éclats de rire ou les signes de pitié qu'il provoque par ses questions ingénues. Il faut être amant, et par conséquent avoir la tête un peu frappée, pour former le projet bizarre, impraticable à l'apparence, d'aller demander une femme, inconnue à tout le monde, à chaque passant qu'on rencontre, et, pour ainsi dire, dans chaque maison qui s'offre à nos yeux. Je ne dis point que Victor faisait cette recherche à la lettre; mais il n'en était pas moins importun à tous ceux qu'il interrogeait. Il lui semblait qu'un dieu protecteur, le dieu des amans sans doute, devait lui faire rencontrer à la fin celle qu'il brûlait de revoir. Enfin, se disait-il, elle est quelque part dans la nature; je visiterai tous les coins du globe; je passerai ma vie, s'il le faut, à cette recherche, et je réussirai…

Ordinairement, dans les romans, on fait voyager ses héros sans dire au lecteur s'ils ont de l'argent, ou des ressources pour s'en procurer. Il est sensé que cela va tout seul, qu'un amant qui court le monde, a tout ce qu'il lui faut pour se soustraire au besoin; et ce sont des vétilles d'ailleurs auxquelles les romanciers ne pensent jamais. Moi, qui écris une histoire véritable, je ne dois rien omettre; et le chapitre de l'argent en voyage est assez essentiel, pour qu'on me permette une légère explication à ce sujet. D'abord Victor a reçu dans le camp des Indépendans une somme d'or considérable, que son père lui a fait remettre par les mains du jeune Henri. En second lieu, cet Henri qui doit sa liberté à Victor, cet ami sensible et généreux, n'a pas oublié de lui laisser, à sa dernière visite, une marque de sa reconnaissance. C'est Valentin que le jeune Henri a pris à part. Ton maître, lui a-t-il dit, me fuit pour jamais; charge-toi, mon ami, de ce faible présent, bien au-dessous des obligations que ses services signalés m'ont imposées.

Valentin a voulu refuser la bourse qu'Henri lui a remise; mais Henri a insisté, et Valentin a mis l'or dans sa poche sans en parler, pour le moment, à son maître; ce n'est qu'au bout de quelques jours que Victor apprend ce trait de bienfaisance de son ami. Il blâme d'abord Valentin d'avoir reçu un présent aussi considérable, mais il n'est plus temps de le rendre; Valentin d'ailleurs lui fait observer que l'argent est encore plus nécessaire que l'amour. Victor sourit de cette maxime intéressée, et Valentin se charge de faire par-tout la dépense. Ainsi Victor est à l'abri du besoin; il peut voyager: le lecteur est certain maintenant qu'il ne manquera de rien: je ne reviendrai donc plus sur ce point.

Victor et Valentin avaient quitté la Bavière; ils avaient visité l'Autriche, suivant leur projet, et ils étaient maintenant dans la Moravie, qu'ils parcouraient avec les mêmes soins, sans découvrir encore l'objet de leurs vœux. Ils ne se lassaient pas: le courage de Victor s'augmentait par l'amour, et le zèle de Valentin doublait par l'amitié qu'il portait à son maître.

Un jour, ils avaient quitté la ville d'Iglaw, et côtoyaient paisiblement les bords de l'Igla, dans l'espoir de se rendre à Brow, petit village situé à deux lieues. Le ciel, qui jusqu'à ce moment avait été pur, se couvrit tout-à-coup de nuages, et l'orage le plus affreux vint les accueillir. Seuls, dans une campagne déserte, ils ne purent que se réfugier sous une roche, qui, par sa sommité, offrait une espèce de toit salutaire au voyageur mouillé par l'orage. La pluie, la grêle, le tonnerre, tout ce désordre de la nature dura jusqu'au soir. La nuit même commençait à couvrir l'horizon, lorsque l'orage cessa, et permit à nos amis de quitter leur retraite pour chercher un abri plus commode. Les terres étaient trempées, les chemins impraticables; nos voyageurs furent obligés de prendre une route pierreuse, et qui était frayée sur une espèce de montagne. Ce fut sur ce mont élevé que Victor apperçut près de lui une maison éclairée, qu'il n'avait pu remarquer d'abord, attendu que la montagne la lui cachait pendant qu'il en côtoyait le pied. Allons frapper là, dit Victor; on ne peut nous y refuser l'hospitalité pour cette nuit seulement.

Ils frappent; un vieillard, d'un extérieur assez vénérable, leur ouvre, et, sur leur demande, se hâte de les faire entrer dans l'intérieur de sa maison, en fermant la porte sur eux. Ils racontent qu'ils sont égarés; le vieillard les plaint, et leur sert à souper. Il semble habiter seul cette maison assez considérable; ou du moins c'est lui seul qui paraît, qui sert ses hôtes, et qui les conduit après dans un appartement commode, où deux lits offrent à Victor la commodité de faire coucher son domestique près de lui. À peine sont-ils disposés à se livrer au sommeil, qu'ils entendent un bruit sourd, auquel ils prêtent toute leur attention. Leur porte s'ouvre, et quelqu'un marche droit au lit de Victor. Ils sont sans lumière, et ne peuvent distinguer les objets; mais Valentin est bientôt levé; il a saisi ses armes, et se prépare à défendre son maître, qui sans doute est tombé avec lui dans un piége. Ne craignez rien, leur dit une voix douce, bons étrangers, n'ayez aucune inquiétude, je suis une femme. – Une femme!

Oui, je suis une femme persécutée par un père cruel, et qui implore votre appui. – Parlez, madame, lui dit Victor. – Le maître de cette maison, ce vieillard hospitalier que vous avez vu ce soir, est mon père; c'est un homme respectable, qui a occupé autrefois des emplois honorables; mais, hélas! il n'a que moi d'enfant, et il m'a sacrifiée à un homme que je déteste. – Il vous a mariée? – Non, pas encore; mais c'est demain que je dois prononcer le oui fatal: demain est le jour fixé pour mon malheur. Nos parens, nos amis doivent se rendre en ce lieu, qui est une maison de campagne de mon père, et la triste cérémonie doit se faire!.. – Quel est donc cet époux qui vous est odieux à ce point? – C'est un scélérat, j'ai tout lieu de le croire. Ses liaisons sont affreuses, ses manières brusques et son état, un mystère. Il a séduit mon père par un extérieur composé, doux, tendre, et sensible en apparence; mais j'ai eu tout le loisir de l'étudier: il est faux, méchant, et je lui soupçonne des relations que je ne puis vous dire, mais qui sont bien criminelles. – Vous m'effrayez, madame! et vous n'avez pas essayé d'éclairer votre père? – J'ai fait tous mes efforts pour rompre cette union qui me désespère: mon père est aveugle sur le compte de Forly. Mon père d'ailleurs n'est point riche, et Forly nous apporte des biens considérables, à ce qu'il dit. – Eh! qu'exigez-vous de moi, madame? – Bon étranger, vous saurez que je suis gardée à vue ici par ce monstre qui doit être mon époux; il épie mes moindres démarches; et mon père lui-même, qui connaît ma répugnance pour cet hymen, me tient en quelque façon prisonnière, jusqu'au moment où j'aurai contracté les liens du mariage. – Eh bien? – Je vous ai apperçu hier à travers une porte, et sans être vue de mon père. Votre air doux, le son touchant de votre voix, la franchise de votre langage, tout m'a persuadé que vous vous prêteriez à me sauver de cette funeste maison. J'ai trouvé une seconde clef de la porte de cette chambre, et je suis venue implorer votre appui. – Encore une fois, que me demandez-vous? – Daignez me prêter vos habits; vous en avez d'autres sans doute. Je descendrai par cette fenêtre, la seule de cette maison par où l'accès de la campagne soit facile, et je fuirai pour jamais mes tyrans. – C'est-là ce que vous desirez, madame? – Oui monsieur; oh! daignez ne pas me refuser! – Cela m'est impossible, madame; je n'abuserai point de l'hospitalité que votre père me donne pour faciliter la fuite de sa fille. J'aime à croire que vous vous plaignez à juste titre; mais je n'ai entendu que vous dans cette affaire; j'ignore si quelques circonstances atténuantes la rendent moins tragique que vous ne le dites. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, même de vue. J'arrive dans cette maison, où je n'ai vu votre père qu'une seule fois: il m'a paru respectable, votre père, il m'a reçu avec bonté; je n'y répondrai point par une trahison: il vous sera libre de fuir par la suite, mais moi je ne seconderai point vos projets. – Homme barbare! tu déchires mon cœur par ta froideur cruelle et désespérante! – Comment, madame, avez-vous osé même venir seule, à cette heure, trouver deux inconnus, qui, moins honnêtes, pourraient abuser de votre position et de votre confiance imprudente? est-il de la décence de votre sexe… – Je ne vous demande point de conseils, monsieur, mais des services. – Vous feriez mieux de suivre les uns que d'exiger les autres. – Vous me désespérez! vous ne savez pas jusqu'où ma douleur peut m'entraîner. – Que prétendez-vous faire, madame? sortez, je vous prie, de ce lieu, ou demain votre père sera instruit de tout. – Il le sera donc en même temps de mon évasion?

 

La femme inconnue ouvre, en disant ces mots, la croisée de la chambre de Victor, et se précipite dans la campagne! Dieu! s'écrient ensemble Victor et Valentin, en courant à la croisée, elle s'est tuée!..

L'inconnue ne s'était pas tuée en tombant, comme le craignaient nos amis; mais elle était restée au bas de la croisée, baignant dans son sang. Quel malheur! quel malheur affreux! que feront nos voyageurs! Ils prennent leur parti: Valentin, qui peut être plus adroit que Victor à trouver les issues d'une maison qu'aucun d'eux ne connaît, Valentin court les escaliers en appelant du monde. Un homme, qui lui est étranger, ouvre une porte, en sort en tenant une lumière, et demande ce qu'il y a? Venez, monsieur, venez avec moi, lui crie Valentin.

L'étranger suit le domestique de Victor, et tous deux rentrent dans la chambre où l'amant de Clémence est livré au plus grand trouble. À la clarté de la lumière que tient l'étranger, Victor croit reconnaître quelques-uns de ses traits; il est prêt à lui demander en quel lieu il l'a vu; mais il remet cette question peut-être indiscrète, et ne peut que lui raconter naïvement, et dans tous ses détails, la conversation qu'une femme, qu'il ne connaît pas, vient d'avoir avec lui, ainsi que l'action désespérée de cette femme, qui sans doute s'est blessée. L'étranger, très-ému, regarde par la croisée, et s'écrie: Matilde! est-ce bien vous! avez-vous pu commettre cet acte de démence! – Oui, barbare Forly, s'écrie à son tour Matilde d'en bas! et c'était pour éviter de te donner ma main; mais le sort ne l'a pas voulu… Je meurs, hélas! je meurs!..

Forly, car c'est lui, sort de la chambre, va réveiller du monde. Des domestiques se lèvent à la hâte, vont ouvrir les portes de la maison; on court à la malheureuse Matilde, qu'on relève et qu'on porte dans l'intérieur, chez son père, à qui l'on apprend cette triste nouvelle. Victor, Valentin se sont transportés aussi chez le vieillard, et sont témoins de tout ce qui s'y passe. Frédérik, dit Forly au père de Matilde, voilà un trait de folie de votre fille des mieux caractérisés! Eh quoi, Matilde, s'écrie Frédérik, fille imprudente et insensée! vous avez pu… à la veille d'un hymen qui faisait tout mon espoir!.. – Il est reculé au moins ce fatal hymen, répond Matilde d'une voix faible et souffrante!..

Tout le monde s'empresse auprès de l'infortunée, qui a le bras droit absolument cassé; et Forly, qui paraît en effet dur et brutal, ainsi que Matilde l'a annoncé, s'approche de Victor, le fixe d'un air sombre, et lui dit à voix basse: Demain, j'aurai deux mots à vous dire. – Parlez sur-le-champ, lui répond de même l'amant de Clémence. – Non, non, demain, nous nous verrons de près.

Victor ne peut concevoir ce que lui veut le brusque Forly; il s'en inquiète peu, et répète au vieux Frédérik les détails de la visite de Matilde, et du refus qu'il lui a fait de se prêter à ses vœux, refus qui a causé un malheur qu'il était impossible de prévoir. Frédérik fait à Victor des éloges sur la délicatesse de son procédé, et le conjure de retourner chez lui pour y goûter un repos qu'il est désespéré de voir interrompu. Victor le prie obligeamment de lui permettre de lui offrir des consolations pendant le reste de cette cruelle nuit, et le vieillard y consent. Forly se retire, en témoignant une insensibilité qui choque vraiment Victor. Matilde est reportée chez elle, où les soins les plus pressans lui sont prodigués, et Victor reste seul, ainsi que Valentin, avec Frédérik, qui leur conte en peu de mots les motifs du désespoir de sa fille.

«Elle a toujours eu, leur dit-il, l'esprit romanesque, et même un peu aliéné. Vous avez vu ce jeune homme qui sort d'ici; c'est le gendre que je me suis choisi. Forly est très-riche, mais c'est un homme qui a beaucoup voyagé sur mer; les marins ne sont pas galans: il n'a pas plu à Matilde; j'ai pensé que la rudesse seule du caractère de Forly était la cause de cet éloignement pour un hymen que je brûlais de terminer. J'en ai prescrit le jour; c'est aujourd'hui qu'il devait se célébrer, cet hymen fortuné, ici même, dans la chapelle de ma maison. Hier, mon gendre est revenu de la ville, où il va tous les jours pour des affaires que j'ignore, mais qu'il veut, dit-il, terminer. Il était très-fatigué: je l'ai envoyé se reposer. Ma fille était renfermée chez elle, tout mon monde était couché, seul je veillais lorsque vous avez frappé. Je vous reçois ici, enchanté, en vous offrant l'hospitalité, de pouvoir vous engager à partager tous les plaisirs que devait offrir cette journée, et ma fille, plus qu'indiscrète, va vous importuner: vous lui refusez, avec raison, des services indignes de votre délicatesse, et l'insensée nous plonge tous dans la douleur! Ah! monsieur, quelle scène douloureuse pour le cœur d'un père!.. Vous resterez néanmoins; n'est-ce pas que vous promettez vos consolations encore pendant toute cette journée? – Monsieur, des affaires pressées… – Vous resterez, je l'exige, et en bonne compagnie, car j'attends plus de trente personnes; mes amis, mes parens! que leur dire, hélas! que leur dire»!

Victor se serait bien remis en route à l'heure même; mais il voulait se donner le temps d'apprécier ce Forly, qui avait, disait-il, deux mots à lui dire. Victor cherchait à se rappeler en quel lieu il l'avait vu, car il ne lui était point du tout inconnu. Que lui voulait ce Forly, qui lui avait témoigné de l'humeur? était-il jaloux? croyait-il que sa prétendue était venue à un rendez-vous chez lui? Quelles extravagances passaient donc par la tête de cet homme, dont les traits d'ailleurs annonçaient la fausseté et la brutalité?.. Matilde était sacrifiée; elle avait eu raison, l'infortunée! Un père faible et crédule la livrait à un homme peu fait pour être aimé d'une femme sensible; mais quand Victor aurait cru Matilde, quand il aurait eu plus de sujets de la plaindre et de la servir, pouvait-il, étranger dans une maison où il est reçu avec honnêteté, pouvait-il faire évader la fille de son hôte, et s'exposer ainsi aux reproches mérités de tout le monde? Oui, le père a raison, sa fille a la tête un peu dérangée, sa conduite le prouve; et Victor, qui a bien assez de ses propres malheurs, est très à plaindre d'avoir mis le pied dans cette maison, où on veut lui faire une affaire particulière d'un événement qu'il n'a pu empêcher.

Le lendemain, la maison se remplit de gens parés qui croient venir à une noce, et qui apprennent avec chagrin l'accident de la nuit. Frédérik cherche à faire bonne contenance. Il fait servir un superbe repas, et l'on se met à table. Forly cependant ne paraît point encore, et c'est lui que Victor attend. On vient dire tout bas à Victor qu'on le demande au jardin. Victor, ne doutant point que ce ne soit son agresseur, descend, et rencontre en effet Forly, qui pâlit à son approche, et lui dit d'un ton brusque: Me reconnaissez-vous? – Je vous ai vu quelque part, mais je ne sais où. – Vous ne vous rappelez pas mes traits? – Non. – Prenez garde à ce que vous dites, car vous pourriez me perdre ici; mais si je prévoyais, si je me doutais que vous eussiez cette pensée, je prendrais l'avance, et je vous perdrais vous-même. – Moi, homme grossier et malhonnête, vous pourriez me perdre: qu'ai-je fait? peut-on m'accuser?.. – Je sais qui vous êtes. – Vous savez? – Il suffit. Matilde s'est plaint à vous cette nuit. Elle a pu pénétrer mes secrets, vous les communiquer… J'exige que vous sortiez sur-le-champ de cette maison; sur-le-champ, vous m'entendez, ou je saurai vous en faire chasser. – Impudent! – Vous connaissiez Matilde: elle n'aurait pas été vous trouver chez vous à une heure si indue, si vous n'étiez son confident. – Je vous jure… – Allons, allons, il était fort bien arrangé, votre petit projet. Vous feigniez d'être égaré, de demander l'hospitalité ici, et tout cela était convenu avec Matilde. – Forly, je n'ai jamais déguisé la vérité; et quand je vous proteste… – Toutes vos protestations ne m'intimideront pas. Vous faites semblant de ne pas me connaître, et vous me connaissez; mais vous allez vous retirer sur-le-champ de cette maison, je le veux; sinon… – D'autres affaires m'appellent: je me proposais de reprendre ma route dans quelques heures; mais tes menaces m'engagent à prier le respectable père de Matilde à me souffrir ici quelques jours. Si cet arrangement ne te plaît pas, je suis prêt à te donner toute autre satisfaction.

Victor et Forly vont peut-être mesurer leurs armes à l'insu de Valentin et de tous les convives, lorsque Frédérik lui-même se présente, et demande à son gendre futur quel motif peut l'éloigner d'une société aimable et choisie qui l'attend. – Vous le saurez là-haut, lui répond Forly.

Tous trois montent dans le salon à manger, où la compagnie se plaint de l'absence de Forly. Je ne puis, messieurs, s'écrie tout haut le méchant homme, je ne puis vous dissimuler la cause de mon indignation, ni souffrir que vous vous compromettiez tous avec cet homme. Ce misérable que vous voyez (il désigne Victor), vous ne le connaissez point: eh bien! c'est le fils de l'infâme Roger! – Ciel! s'écrie-t-on de toutes parts…

Un coup de foudre vient de frapper tous les convives: à ce nom de Roger, les femmes fuient en criant, et les hommes restent saisis d'horreur. Victor est pétrifié: il n'a point la force de poursuivre, encore moins de démentir le perfide Forly; il n'a point le courage de s'excuser, il ne peut prononcer un seul mot; mais comme il est atterré! La pâleur de la mort a décoloré ses traits si doux. Il fixe avec effroi Forly, qui jouit de son trouble; et s'il n'était pas appuyé sur Valentin, qui est aussi stupéfait que lui, il tomberait, privé de sentiment!

Quelle horrible situation! Eh! faut-il déjà qu'il partage l'infamie d'un nom, quand il ne partage point les crimes qui lui ont donné cette funeste célébrité!