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Victor, ou L'enfant de la forêt

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CHAPITRE IV.
MORT IMPRÉVUE; SACRIFICE À L'AMOUR

Laissons Clémence errer au hasard; nous la retrouverons bientôt. Revenons maintenant à Victor, à qui son fidèle Valentin raconte en ces termes la fuite de son amante. «Oui, mon cher maître, Clémence se sauve ainsi une belle nuit!.. La matinée du lendemain se passe sans qu'on s'apperçoive qu'il manque quelqu'un au château. Ces dames ne se levaient pas ordinairement aussi matin que moi et les autres gens de la maison: cependant madame Germain, qui était très-indisposée, s'inquiéta de ne point voir venir son amie, suivant son usage, s'informer des nouvelles de sa santé. Madame Germain sort de son appartement, se rend à celui de Clémence, et, ne l'y trouvant point, parcourt la maison avec inquiétude, et comme agitée d'un sombre pressentiment. Du château elle va courir tout le parc, personne: elle appelle; elle nous met tous à la recherche de Clémence, point de Clémence! Quelle situation pour cette bonne dame! un père lui a recommandé sa fille, et elle ne lui rendra point sa fille, à son retour!.. Mais qu'est-elle devenue, cette jeune personne si douce, si timide? aurait-elle fui la maison de son père? Ce sont là les premiers soupçons de madame Germain; et c'est moi, mon cher maître, qui ai le malheur de les tourner en certitude. Je me rappelle la clef et la petite porte du château; j'y descend et la clef est après la serrure, en dedans. Qui l'a mise là? Clémence, sans doute: elle est sortie par-là; madame Germain, à qui je fais part de cette remarque, en est trop certaine, et soudain la fièvre brûle son sang et le désespoir s'empare de son esprit. Elle ne sait si elle doit à son tour fuir ou rester. Enfin elle reste, elle attend M. de Fritzierne, dont elle va percer le cœur… C'est la seconde fois qu'une jeune personne, confiée à ses soins, s'échappe de ses mains… M. de Fritzierne arrive dans l'après-midi, comme il l'a promis. Il amène avec lui Friksy, le père de Fritz, dont il a fait éclater l'innocence. Le baron, satisfait de la bonne action qu'il vient de commettre, est plus joyeux qu'à son ordinaire: il demande sa fille, à qui il veut présenter le premier époux de sa mère: on ne lui répond point; il m'interroge; moi, je me garde bien de lui dire la perte qu'il a faite pendant mon absence; enfin il veut parler à madame Germain; madame Germain, qui redoute sa présence, n'ose s'offrir à ses yeux. Le baron soupçonne quelque malheur; il laisse là Fritz avec son père, et monte précipitamment chez madame Germain, qu'il trouve dévorée par une maladie aiguë, et plongée dans la plus profonde douleur. Ma fille, madame, où est-elle, lui demande assez vivement monsieur? – Vous l'avez perdue, père infortuné! – J'ai perdu ma fille! qu'est-elle devenue? est-elle morte? – Je n'ose le croire. – Parlez, madame Germain? où est ma fille? – Vous me l'aviez confiée, baron, je devrais vous la rendre; mais elle a trompé ma surveillance; cette nuit elle s'est échappée, elle a fui cette maison. – Ma fille a fui son père! non, non, cela ne se peut pas! – Cela n'est que trop vrai, monsieur!.. – Qu'avez-vous fait, femme imprudente! vous avez répandu, à grands flots, la coupe du malheur dans ma maison! c'est vous qui avez éloigné de moi toute ma famille! ma fille, mon Victor! sans vous ils seraient heureux! ils seraient époux, et moi je me verrais le plus heureux des pères! – Je le savais bien, monsieur, lorsque vous me pressiez de vous confier mes peines, que vous me blâmeriez un jour d'avoir parlé. Je voulais me taire, je l'avais juré; c'est vous, à votre tour, que j'accuserai de m'avoir fait trahir le serment que j'avais fait à mon amie. Vous l'avez voulu, et vous me reprochez aujourd'hui mon indiscrétion! et d'ailleurs l'aurais-je jamais divulgué ce funeste secret, sans le combat qui s'est livré entre Roger et Victor? devais-je laisser commettre un parricide sous mes yeux, quand je pouvais l'empêcher? J'arrache Roger des mains de son assassin, je veux encore dissimuler; vous me forcez de parler, il faut m'expliquer, je ne puis résister à vos instances, à vos ordres même; et vous m'accusez de tous les maux qui ont suivi cette triste explication! Ah! c'est plutôt à vous qu'il faut vous en prendre, homme vain, aveugle esclave des préjugés! qui vous empêchait d'unir ces deux enfans? Victor était-il moins cher à votre cœur, avait-il perdu ses rares qualités?.. Non, vous l'avez banni de votre présence, vous avez désespéré votre fille, qui ne l'adorait que parce que vous aviez jeté cet amour brûlant dans son cœur! vous avez forcé cette fille, vertueuse jusqu'alors, à franchir les bornes du devoir: elle vous quitte, elle devient ingrate, dénaturée, et c'est vous, vous qui l'avez amenée à ce point de désobéissance. Pleurez, père dur et orgueilleux; accusez-moi maintenant; je suis coupable sans doute; oh! oui, je suis coupable; c'est moi qui ai détruit votre bonheur, celui de vos enfans, je le sais; et la mort, qui ne peut tarder, va me punir de ce tort involontaire. Je la sens s'approcher, cette mort qui va me réunir à ma malheureuse amie. Déjà je vois Adèle sortir de son tombeau; ses bras vont m'entraîner dans sa tombe, où elle m'attend. Adieu, monsieur, je ne puis résister à tant de coups: cherchez vos enfans, que je regrette peut-être plus que vous, et laissez-moi mourir!..

»Le ton de reproche et d'aigreur qui dominait dans ces dernières paroles de madame Germain, perça le cœur sensible de monsieur. Il lui parut singulier de s'entendre appeler père dur et orgueilleux, lui qui avait fait déjà tant de sacrifices à l'orgueil et à la nature. Il sortit de la chambre de madame Germain sans lui répondre un mot, fit venir son intendant, lui recommanda d'avoir les plus grands soins pour la malade, ainsi que la plus exacte surveillance dans le château; puis il y laissa Friksy avec son fils, monta en voiture, et disparut sans nous dire où il allait.

»Nous pensâmes tous qu'il courait après sa fille, ou qu'il allait prendre des précautions pour qu'on la lui ramenât, ce qui est assez naturel. Nous restâmes donc seuls dans ce château, jadis si agréable, et nous prodiguâmes tous les secours dont nous fûmes capables à l'infortunée madame Germain; mais, hélas! nous ne pûmes la sauver; elle succomba à sa douleur, et mourut dans nos bras le surlendemain, à deux heures trois quarts du matin.

«Pardon, mon bon maître, si vous me voyez verser encore quelques larmes après toutes celles que j'ai répandues… Je l'aimais, cette bonne madame Germain! et elle avait aussi de l'amitié pour moi… Hélas! c'est moi qui lui ai fermé les yeux. Un moment avant d'expirer, elle me fit appeler: Mon cher Valentin, me dit-elle d'une voix faible, daigne prendre soin du petit Hyacinthe, de ce pauvre orphelin que je comptais élever tranquillement dans un asyle simple et champêtre, à l'abri des revers qui ont traversé ma vie! Ce pauvre petit, il n'avait que moi: à qui puis-je le recommander maintenant, si ce n'est à un honnête homme comme toi qui l'as sauvé des mains des voleurs et qui couronneras ton ouvrage, en le gardant jusqu'à son adolescence? Tu me le promets, Valentin, et je meurs plus tranquille!..

»Puis elle ajouta: Valentin, si tu rencontres jamais cet infortuné Victor, ce fils de mon amie, cet enfant que j'ai reçu dans mes bras, et dont je cause aujourd'hui le malheur, Valentin ne l'abandonne pas, sers-lui de guide, d'ami, de confident; exige de lui qu'il me pardonne ses infortunes: oh! Valentin! je ne puis plus vivre en horreur à Victor, à Clémence, à M. le baron lui-même, qui me laisse mourir loin de lui!.. Valentin! c'est trop, mille fois trop pour briser un cœur, moins faible même que le mien… Je sens que ma langue se glace, que le froid de la mort monte jusqu'à mon cœur… Je ne puis plus… prononcer… que les noms si chers d'Adèle… de Victor!.. et… je meurs…

»Elle expire, en effet, et je ne vois plus qu'un cadavre inanimé! Oh mon Dieu, mon cher maître, que ce tableau m'a fait de peine! il est là, encore devant mes yeux, et je crois qu'il y sera tant que je vivrai. On peut donc mourir de douleur!.. je ne l'aurais jamais cru… Il faut pourtant que j'en revienne à mon histoire, et m'y voici.

»Madame Germain n'était plus; je lui avais fait rendre les honneurs funèbres, et je l'avais placée moi même dans un des bosquets du parc, où son corps repose encore: que pouvais-je faire-là, moi, seul dans ce château avec Friksy et son fils, qui ne pensaient qu'à l'inquiétude où les livrait l'absence du baron? Je me rappelai les derniers vœux de madame Germain: elle voulait, disait-elle, que je prisse soin de son petit Hyacinthe; elle desirait que je retrouvasse son cher Victor: suivons ses dernières volontés, me dis-je; et je les exécutai. D'abord je mis le jeune Hyacinthe chez une bonne fermière de la montagne voisine, qui, moyennant une bonne somme d'argent une fois donnée, me promit d'élever son enfance et de me le représenter toutes les fois que je le desirerais. Ensuite je pris un cheval, et je me décidai à courir sur vos traces que je pouvais deviner, puisque vous m'aviez dit la route que vous vous proposiez de prendre. Je ne dis donc mon projet à personne; je remis seulement mes clefs et mes comptes à l'intendant, et je partis. Dieu sait si j'ai couru depuis ce temps-là; mais enfin je vous ai rencontré, mon cher maître; et, si mes vœux sont comblés, j'espère que ceux que madame Germain a manifestés avant de mourir seront suivis de même. Nous ne nous quitterons plus, mon bon, mon aimable maître; n'est-ce pas que nous ne nous quitterons jamais»?

Victor protesta encore une fois au fidèle serviteur qui aimait à se répéter, que jamais il ne se séparerait de lui, et notre héros se livra aux justes regrets que devait lui causer la mort d'une femme qui avait été l'amie de sa mère, qui l'avait vu naître, qui l'avait enfin sauvé de la honte, du crime peut-être, en l'arrachant au coupable Roger. Il est vrai que cette madame Germain, après avoir fait son bonheur, en confiant son enfance au baron de Fritzierne, causait aujourd'hui tous ses maux; c'était son entrée dans le château qui en avait banni Victor et Clémence… Clémence! elle était donc aussi errante, vagabonde! Victor ne savait que sa fuite, sans connaître ses projets; Victor croyait que Clémence n'était sortie du château de Fritzierne que pour courir après son amant, pour le chercher par tout l'univers: quelque insensée que fût cette résolution qu'il attribuait à Clémence, Victor ne pouvait la blâmer d'un excès d'amour, qui, en troublant sa raison, l'avait forcée à manquer aux devoirs de la piété filiale. Mais de quel côté a-t-elle tourné ses pas? S'il le savait, Victor, comme il se hâterait d'aller la rejoindre! comme il volerait vers cet objet cher et si aimant! Elle n'a point de parens, point d'amis chez qui elle puisse aller: elle court donc à l'aventure, et le baron de Fritzierne erre aussi au hasard pour chercher ses traces, qu'il ne connaît pas plus que Victor! Ciel! quelle réflexion douloureuse vient frapper Victor! Si le baron s'était imaginé que Victor est le complice de la fuite de Clémence! s'il présumait que Victor, en fuyant, ait pu entraîner sa fille avec lui, lui donner un rendez-vous, un point de ralliement pour se rejoindre! il est possible que M. de Fritzierne forme ces injustes soupçons; et alors il accusera Victor, et Victor passera à ses yeux pour un vil séducteur! Comme il souffre, Victor, de cette idée affreuse qui afflige son esprit et son cœur. Il ne suffit donc pas, s'écrie-t-il, de ne point faire le mal, on peut donc être toujours soupçonné de l'avoir commis, et l'on n'en est pas moins en butte aux traits du mépris et de la haine des hommes! Surmontons cette nouvelle crainte, qui peut n'être que trop fondée, reposons-nous sur la tranquillité de ma conscience: elle est mon guide, mon soutien, mon consolateur, et sans ma conscience, sans le témoignage de ma probité que j'ai là, dans mon cœur, je ne pourrais plus supporter la vie!

 

Ainsi parla Victor. Comme il était tard, et que le repos lui était nécessaire, il songea à en prendre un peu, en engageant Valentin à en faire autant près de lui. Valentin ne se fit pas prier, et ce bon garçon dormit comme un homme que le sort n'a livré ni aux remords, ni aux regrets, ni aux douleurs.

Victor, que le sommeil fuyait depuis long-temps, se promit bien de suivre le dessein qu'il avait d'abord conçu de parcourir toute l'Allemagne. Clémence, se dit-il, Clémence, qui me cherche sans doute, présumera bien que je n'irai pas changer de climat, encore moins visiter les autres empires de l'Europe. Un amant banni des lieux qu'habite sa maîtresse est comme la timide fauvette, qui, effrayée par les cris de joie de l'indiscret qui veut lui ravir le nid de ses petits, fuit de ce nid à tire-d'aile, mais tourne sans cesse autour, le guette de l'œil, ne le perd jamais de vue, dans l'espoir d'y rentrer, si le ravisseur a la sensibilité de respecter sa triste famille. Tel est l'amant bien épris; il fuit, mais il ne peut abandonner la patrie de celle qu'il adore; l'air qu'elle respire lui est nécessaire, et s'il ne peut rester près de l'asyle de son amante, il ne s'en éloigne jamais assez pour n'avoir pas la faculté d'y retourner en peu de temps. Si Clémence a fait cette réflexion, elle cherchera Victor dans les environs de la Bohême. Dans les environs de la Bohême! et si son père la retrouve, s'il la contraint à le suivre, comme cela est présumable, elle est de nouveau perdue pour Victor. Singulier effet de l'amour joint à la délicatesse! Victor regrette que Clémence ait fui son vieux père, et Victor serait désespéré que le baron retrouvât Clémence; il lui semble même qu'elle est à lui maintenant, qu'il va la rejoindre aisément, qu'ils sont comme ensemble, puisqu'elle n'est plus sous la puissance paternelle. Victor aurait desiré qu'elle ne quittât jamais son père, et Victor desire maintenant qu'elle puisse se soustraire à ses recherches… Voilà l'amour, voilà ses indécisions et ses erreurs.

Victor se propose donc de retourner dans son pays, de visiter exactement la Saxe, la Silésie, la Moravie, l'Autriche, la Bavière, la Franconie, tous les cercles qui entourent la Bohême, il ne négligera pas une masure; et si ses recherches sont infructueuses, en tournant autour du climat sauvage qui a vu naître Clémence, il parcourra l'Allemagne entière, la Prusse, la Pologne, la Hongrie, l'Italie, la Savoie, la France, toute l'Europe, en un mot; par-tout il demandera Clémence, aux hommes, aux forêts, aux échos, et il faudra bien qu'il la trouve, si elle n'est pas rentrée au château de son père. Il lui sera très-facile de s'éclaircir sur ce dernier point, en engageant Valentin à entretenir une correspondance suivie avec la fermière qui s'est chargée d'élever le petit Hyacinthe. Cette fermière est voisine du manoir de Fritzierne; elle saura tout ce qui s'y passera, en rendra un compte exact à Valentin; et si Clémence n'est pas retrouvée par son père, ce bonheur doit être réservé à Victor, qui ne prendra plus de repos jusqu'à cette heureuse découverte. Voilà qui est convenu; Victor en fait le serment sur le portrait de Clémence, et sur l'écharpe écarlate que son amante a fixée sa poitrine avant qu'il parte pour le camp de Roger. Victor baise mille fois ce voile précieux qui ceignit jadis la tête de Clémence, et que les zéphyrs se plurent à soulever sur ses épaules. Cette écharpe, don sacré de l'amour, est le gage de la tendresse de son amie; il y a tracé ces mots sur la soie: Dieu, l'amour et l'honneur; c'est la devise des anciens paladins, c'est la devise que Victor chérit; elle lui dit de mettre sans cesse sa confiance en l'Être suprême, de penser toujours à celle qu'il adore, et d'écouter, en toute occasion, la voix de sa conscience, qui l'a déjà soutenu dans les secousses violentes qu'il a éprouvées.

Victor, fort de la résolution qu'il a prise, voit s'avancer à pas lents le char radieux du soleil; il éveille Valentin, qui, fatigué comme il l'est, va dormir toute la journée, et tous deux se disposent à retourner en Bohême, qu'ils vont traverser seulement pour entrer de-là dans la Bavière, qu'ils veulent d'abord parcourir.

Ils sont prêts à partir, lorsqu'un jeune homme entre précipitamment chez eux, et se jette dans les bras de Victor, qu'il accable des plus tendres reproches: c'est Henri. Henri s'est apperçu la veille que son ami s'était échappé secrètement de la maison de son père. Henri s'est douté que Victor revenait chez lui, et, dès l'aurore, il s'est empressé de se rendre à Léipsick, pour tâcher de ramener son ami au bois de Rosendhall. Henri lui fait les propositions les plus agréables. Il va se marier, Henri; il va épouser Constance, qu'il adore. Nous irons, dit-il à Victor, ma femme et moi où tu voudras. Constance est une riche héritière, dont les biens immenses sont plus que suffisans pour nous et pour toi; tu seras heureux enfin, cher Victor, tu seras tranquille; et si tu peux parvenir à oublier Clémence, si tu peux te faire une raison sur le malheur de ta naissance, tu passeras avec nous des jours doux, et filés par la tendre amitié. Moi oublier Clémence, lui répond Victor! eh! je viens encore tout-à-l'heure de jurer de lui consacrer mes moindres vœux et mes moindres démarches! Non, Henri; je pars, je vais chercher cette amie de mon cœur, et je ne prends plus de repos que je ne l'aie rencontrée, quelque part sur la terre.

Henri, qui ne comprend rien à cette résolution de Victor, fait tous ses efforts pour l'en détourner: il ne peut y parvenir; Victor est inébranlable; les grands biens, la vie tranquille, l'état heureux qu'on lui propose, il refuse tout: c'est Clémence qu'il lui faut, ce n'est point la fortune; il ne voit que Clémence: tout entier à l'amour, il ne sent plus rien pour l'amitié. Victor enfin embrasse Henri, le remercie de ses offres avantageuses, et lui dit un éternel adieu.

Ingrat ami, lui dit Henri en versant quelques larmes, tu me quittes, tu renonces à la vie paisible que je te propose; va courir mille aventures nouvelles; va t'exposer de nouveau aux coups du malheur qui semble te poursuivre, et que tu parais chercher; je ne te presse plus, mais je souffre beaucoup de ton insensibilité. Tu me méprises peut-être maintenant, parce que tu as vu hier mon père, parce qu'il professe un état, bas à la vérité, que je n'ai jamais approuvé, et que je vais lui faire quitter. Si tu me juges comme lui, Victor, apprends à me connaître; lis ce cahier que j'ai écrit exprès pour toi; il contient le détail de mes aventures; tu verras qui je suis, qui j'ai voulu être, et ce que je me propose de devenir. Adieu, Victor; garde ces mémoires d'un homme qui t'a trop peu connu; mais qui emportera au tombeau le souvenir de ton amitié, de tes rares qualités et de ta bienfaisance. Adieu.

Henri soupire, serre encore une fois Victor dans ses bras, et se retire. Victor ému de cette touchante séparation, mais s'enorgueillissant d'avoir eu le courage de sacrifier l'amitié à l'amour, jeta les yeux sur le cahier de Henri, pendant que Valentin s'occupait de quelques préparatifs nécessaires pour le départ.

Ce cahier de Henri, je ne puis l'offrir à mes lecteurs: c'est le seul qui se soit égaré parmi les nombreux manuscrits du temps qu'il m'a fallu consulter pour écrire cette histoire. Heureusement ce cahier perdu n'occasionne point une lacune dans la marche des événemens qui donnent de l'intérêt à ces mémoires. J'ai su seulement, par quelques détails oiseux que je retranche ici pour ne point faire de longueurs, j'ai su, dis-je, que Henri était le fils d'un riche Génevois; son père, qui s'occupait le physique et de chimie, mangea toute sa fortune en inventions, secrets, ou découvertes prétendues utiles. Le jeune Henri, qui n'avait pas la manie de faire le devin, le sorcier, comme son père, adorait Constance, fille d'un grand seigneur, son voisin. Tout avait été arrangé pour leur mariage; mais la folie du père de Henri montait de jour en jour à son comble; le père de Constance retira sa parole, et le jeune Henri fit les plus vifs reproches au sien, en l'engageant à renoncer à son vil métier. Celui-ci n'écouta point son fils; il voyagea, fit rencontre d'une troupe de Bohémiens, épousa la vieille qui les conduisait, et fut se fixer dans le bois de Rosendhall, près de Léipsick, où il s'occupa plus que jamais de la magie noire, de toutes les sottises de l'astrologie. Henri, que son père avait quitté sans le prévenir, s'attacha plus particulièrement au grand seigneur, père de Constance: ne pouvant devenir l'époux de cette jeune personne, il pria son père de l'employer comme son secrétaire. Celui-ci y consentit; mais bientôt, appelé en Prusse par une succession, il partit avec sa fille et Henri. Ces trois voyageurs traversent l'Allemagne, sont saisis par la troupe de Roger. Le père de Constance meurt sous leurs coups, ainsi que ses gens; Constance elle-même est laissée sans mouvement sur le corps sanglant de son père; et Henri, jeune homme qui peut faire un élève pour la troupe des Indépendans, est entraîné, malgré ses cris et ses larmes, par les brigands, qui, peu après, en entendant les menaces qu'il fait d'immoler Roger, le plongent dans les cachots de ce monstre, dont Victor a le bonheur de le délivrer. Pour Constance, elle fut recueillie par la troupe des Bohémiens de Rosendhall, qui la portèrent, presque mourante, à leur chef. Le père de Henri, reconnaissant l'amante de son fils, prit soin de ses jours, et eut le bonheur de la rendre à la vie. Ce fut quelque temps après que la vieille, qui ne connaissait pas le fils de son époux, entendit dire à ses gens qu'on avait vu ce jeune homme à Léipsick, et qu'il venait tous les soirs se promener au bois. La vieille se trompa, comme on sait, prit Victor pour Henri, et tout se découvrit. Maintenant Constance était libre d'épouser Henri: elle allait combler ses vœux; et Henri, qui brûlait de réunir Victor à sa famille, se proposait de forcer son père à renoncer à la magie, à congédier la troupe de Bohémiens, et à partager tranquillement avec lui les grands biens de son épouse.

Voilà tout ce que j'ai pu découvrir de cette histoire, très-longue selon toute apparence, dans le cahier perdu écrit de la main de Henri lui-même; car le manuscrit que j'ai suivi pour écrire l'histoire de Victor, portait en tête de la page où la visite de Henri et le don qu'il fait de son cahier sont détaillés, le chiffre 281, et je l'ai repris au chiffre 412, pour suivre la vie de mon héros, ainsi qu'on va le voir dans le chapitre suivant; ce qui prouve que la lacune est de 131 pages. Au surplus, j'engage mon lecteur à ne point regretter cette lacune, car il me semble qu'il perd plus de détails inutiles et verbeux que de faits vraiment intéressans, faits étrangers d'ailleurs à l'histoire intéressante de l'Enfant de la Forêt.