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Victor, ou L'enfant de la forêt

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Le conducteur de Victor avait débité ce court récit sans remarquer l'intérêt qu'il excitait chez son compagnon de voyage. À peine a-t-il fini, que Victor s'écrie: Il est ici, ce bon Valentin! ah! courons, courons, monsieur, au-devant de ce bon, de ce loyal domestique… – Quoi! reprit l'étranger, vous seriez… mais en effet, voilà bien le signalement qu'il m'a donné! oui, vous êtes Victor; est-ce vous qui êtes Victor? – C'est moi, monsieur (et Victor redouble le pas). – Ah! mon Dieu, vous serez assez malheureux pour ne plus le rencontrer: il doit être sorti de Léipsick; je l'ai vu monter à cheval; il allait, disait-il, à Wirtemberg, et de là à Potzdam, à Berlin, au diable, que sais-je, moi? ce garçon-là va comme le vent. Là, voyez quel malheur! il faut maintenant que vous couriez après lui à votre tour, à moins qu'il n'ait été chez vous: êtes-vous à l'auberge? – Oui, à la ville de Londres. – Il fallait donc descendre chez moi? – Pouvais-je deviner?.. – Ah, c'est vrai. Votre hôte sait-il votre nom? – Je crois que oui… – Oh! vous ne le rejoindrez pas, à moins qu'il ne soit pas encore sorti de la ville; dame, s'il partait à présent, nous le rencontrerions, ici, sur ce chemin même; c'est la route de Duben; eh puis, il faut qu'il passe l'Elbe, dans un bateau plat, avant d'arriver à Wirtemberg… s'il n'est pas parti; oh! tenez, tenez, quel est ce cavalier qui presse si fort son coursier? Mon Dieu… oui… non… il serait bien singulier!.. la rencontre serait vraiment romanesque… on ne le croira pas… C'est lui pourtant, oui, c'est lui, je me rappelle bien sa figure!.. Ah! mon Dieu! je ne me sens pas de joie… il vous tenez?.. il vous reconnaît, il vous salue… ah! le pauvre malheureux, il tombe de son cheval, il va se blesser! Doucement donc, mon ami, nous allons à toi… il ne tient point à la terre… enfin le voilà dans vos bras!..

C'était en effet le bon Valentin, qui, appercevant son cher maître de loin, n'avait pas eu la force de se tenir sur son cheval: il était tombé; mais au même instant il s'était relevé, et il était déjà collé contre le sein de Victor, avant que celui-ci eût eu le temps de le reconnaître. Victor, bon Victor, vous voilà, s'écrie Valentin! quel hasard! il est fait pour moi. Mon Dieu, je te remercie de m'avoir fait retrouver mon cher maître! J'allais partir pourtant, oui, je m'en allais: dame, je n'avais pas pu rencontrer votre demeure. Oh mon Dieu, mon Dieu! pour cette fois-ci, nous ne nous séparerons plus!

Valentin saute de joie, il fait des folies qui prouvent son bon cœur; et Victor, qui verse des larmes de sensibilité, ne peut que s'écrier: Valentin, quel attachement! comme il me pénètre: mais comment as-tu pu deviner la route que j'ai prise? – C'est bien difficile, monsieur; ne me l'avez-vous pas dite vous-même, là-bas, au pied de la montagne du Tabor, où nous nous sommes séparés, la route que vous alliez prendre? – Moi, je t'ai dit… – Sans doute; si vous l'avez oublié, moi, j'ai bonne mémoire, et il y a une forte raison pour cela; c'est que ma mémoire est là, dans mon cœur, et que mon cœur n'oublie jamais les gens qu'il aime. Oui, monsieur, je vous ai demandé, en pleurant, où vous comptiez aller. Mon cher Valentin, m'avez-vous dit de même, je n'ai pas de but déterminé; mais, comme il faut pourtant que j'aille quelque part, j'irai voir la Prusse, de là je me rendrai en Hollande, et je passerai ensuite en Angleterre, où je fixerai le cours de mes jours trop malheureux. Vous me l'avez dit comme cela, monsieur: c'est ce qui a fait que j'ai suivi vos traces, et que j'ai eu le bonheur de vous rencontrer. Il n'y a pas long-temps que je suis parti du château, non; il n'y a que huit jours: aussi j'ai crevé trois chevaux: bah! cela m'a été égal, j'en ai acheté un autre, et qui est bien gentil; n'est-ce pas, monsieur, qu'il est bien joli, mon cheval?

Victor sourit de sa naïveté. Mon ami, lui dit-il, donne-moi donc des nouvelles de mon bienfaiteur, et de la belle Clémence? – Ah bah! reprit Valentin, il est arrivé bien des choses, bien des événemens! tout le monde a bien du chagrin dans le château. – Eh pourquoi? – Pardi pourquoi? de votre absence peut-être, eh puis encore… mais vous saurez tout cela quand nous serons chez vous. N'est-ce pas chez vous que nous allons à présent? – Oui, mon ami. – Quelle joie pour moi de retourner sur mes pas! ne vous inquiétez point; j'en ai beaucoup à vous dire, mais vous saurez tout… Là, mon maître, montez sur mon cheval: pour moi, j'irai fort bien à pied, à côté de vous; car vous n'irez qu'au pas, si vous le voulez bien.

Valentin force son maître à prendre sa monture, et Victor l'accepte pour ne pas désobliger ce bon garçon, qui en a vraiment plus besoin que lui. Valentin et l'étranger, qui venaient de conduire Victor dans les sentiers sinueux du bois de Rosendhall, vont derrière en s'entretenant du bonheur d'une rencontre aussi inespérée. L'aubergiste s'en étonnait toujours: Eh pourquoi? lui dit Valentin, qui tranchait souvent du philosophe. Un grand chemin est fait pour tous les voyageurs, n'est-ce pas? il faut qu'ils passent tous nécessairement par la même route pour se rendre d'une ville à l'autre? eh bien! une rencontre comme la nôtre ne dépend pas d'un quart-d'heure de plus ou de moins. Quand deux personnes partent de deux points opposés, et qu'elles suivent la même direction, il faut bien qu'elles se rejoignent: le plus hasardeux, c'est de voir là ces deux personnes, n'est-ce pas, dans le même moment? eh bien! si elles se cherchent, cela est moins étonnant, n'est-il pas vrai?

L'aubergiste fit un signe approbatif, quoiqu'il ne comprît pas trop le galimatias que Valentin venait de lui débiter. Peu à peu on arriva à la ville, où l'aubergiste, qui était un excellent homme, salua Victor et Valentin, en leur témoignant sa satisfaction de les voir réunis. Victor et son fidèle serviteur se rendirent sur-le-champ à l'auberge du premier, où l'on était déjà inquiet de son absence. Victor fit monter Valentin chez lui, et là, ce bon domestique lui raconta tout ce qui c'était passé au château depuis son retour. Mais comme Valentin est un peu verbeux, et qu'il assaisonne toujours ses narrations de mille digressions aussi fatigantes pour Victor qu'elles le seraient pour le lecteur, je vais prendre de son récit les principaux faits, en y joignant ceux que Valentin peut ignorer, mais qui sont venus depuis à ma connaissance, et je les raconterai sommairement, pour retarder le moins qu'il me sera possible, la marche des événemens qui vont bientôt se succéder.

CHAPITRE III.
LA PETITE PORTE DU CHÂTEAU VA S'OUVRIR ENCORE

Le départ de Victor pour le camp de Roger, avait plongé, ainsi qu'on l'a vu par le premier récit de Valentin, tout le château dans la douleur et la consternation. Clémence sur-tout était inconsolable, et son esprit roulait mille projets sinistres, dans le cas où elle ne dût plus revoir son ami. Madame Germain, dont la présence dans cette maison en avait banni pour jamais le calme et le bonheur, ne pouvait consoler sa jeune amie, puisqu'elle-même avait besoin de consolation; et M. de Fritzierne, livré à une sombre tristesse, s'enfermait chez lui toute la journée, et ne voyait ces dames qu'aux heures du repas, où personne encore n'osait parler. Valentin les quitte un matin brusquement pour aller, comme on sait, rejoindre son maître dans le camp des Indépendans: surcroît de douleur pour tout le monde; on craint que Victor, désespérant de rentrer chez son protecteur, n'ait fait mander Valentin pour l'accompagner dans sa fuite. Heureusement cette affreuse inquiétude n'est pas de longue durée. Quelques heures après l'absence de Valentin, Clémence, qui ne quitte point sa croisée, voit revenir Valentin accompagné d'un jeune homme. D'un jeune homme! Comme son cœur bat! c'est Victor sans doute; oui, c'est lui, on n'en peut douter. Clémence, sans se donner le temps d'examiner le compagnon de voyage de Valentin, court chez son père. Le voilà, le voilà, s'écrie-t-elle! – Qui, mon enfant, Valentin? – Non; oui, Valentin et Victor. – Victor! – Victor!

Le nom de Victor vole à l'instant de bouche en bouche, et va jusqu'à madame Germain, qui accourt précipitamment vers l'appartement du baron. Victor revient donc, dit cette femme sensible? – Oui, il est avec Valentin: tous deux approchent maintenant du pont-levis. Le baron, Clémence et madame Germain, descendent, volent au-devant de leur jeune ami, et la joie éclate sur leurs fronts… Mais, ô douleur! le pont-levis s'abaisse: Valentin y passe tristement le premier, celui qui le suit est un étranger inconnu à tout le monde! ce n'est pas Victor!..

Clémence reste immobile. Madame Germain et le baron se regardent avec l'expression de la douleur, et Valentin, pour augmenter leur trouble, s'écrie de loin: Il est parti, parti pour toujours! – Ciel! nous ne le reverrons donc plus, dit douloureusement Clémence! – Plus jamais, répond Valentin! – Ah! mon père!..

Clémence tombe privée de sentiment. Madame Germain, aidée de quelques serviteurs qui sont là, s'empresse de la faire transporter chez elle, où elle lui prodigue tous les secours possibles. Le baron, pendant ce temps, fait entrer chez lui Valentin et l'étranger, qu'il fixe d'un air inquiet: cet étranger, on sait que c'est Fritz. Fritz, qui remarque l'inquiétude du baron, se hâte de la faire cesser. Oui, monsieur, lui dit-il, le vertueux, le généreux Victor vous fuit pour toujours, et c'est bien malgré moi; car le ciel sait les efforts que j'ai faits, les prières que j'ai employées pour l'engager à venir avec confiance se jeter de nouveau dans vos bras hospitaliers; mais Roger est un scélérat intraitable, endurci dans le crime, sourd à la voix de l'honneur, de la raison, au cri même de la nature: Victor n'a pu adoucir son cœur féroce; vos bienfaits, une retraite paisible, l'oubli de ses forfaits, Roger a tout refusé. Victor alors s'est souvenu de la défense expresse que vous lui avez faite de le recevoir: rien n'a pu le faire changer de résolution, il est parti, et c'est au moment où je reçois de lui le service le plus signalé, que, moi-même, je suis privé, pour la vie peut-être de cet ami généreux à qui je dois la liberté et le bonheur de voir M. le baron de Fritzierne. – Ciel! s'écrie le baron, il m'a trop obéi! Mais qui êtes-vous donc, vous, jeune homme, qui paraissez vous intéresser tant au malheureux Victor? – Permettez-moi, monsieur, d'embrasser vos genoux avant de vous révéler mon sort funeste, et d'intercéder vos bontés, dont j'ai besoin, non pour moi, mais pour mon malheureux père qui fut jadis votre victime. – Ma victime! – Votre main furieuse, égarée, le perça de coups; et il ne dut l'existence qu'aux barbares au milieu desquels il fut chargé de fers. – Je ne vous entends pas, jeune homme, expliquez-vous. Votre père, dites-vous, est tombé sous mes coups! Où donc? à l'armée peut-être? – Non, à deux pas d'ici, au pied de ces montagnes, dans la ferme qu'on voit là bas. – Dieux! quel soupçon! Vous seriez?.. – Le fruit d'un premier hymen contracté en secret par votre épouse et l'infortuné Friksy! – Vous! ô bonheur! tu serais cet enfant que j'ai tant cherché, et pour lequel j'ai fait le serment d'adopter le premier nouveau-né qui s'offrirait à mes yeux, serment que j'ai tenu à l'égard de Victor! – Vous le voyez à vos pieds, cet enfant respectueux, qui vous implore pour son père. – Ton père! il n'est donc point mort, ton pauvre père? – Il l'est, hélas! civilement: couvert de la livrée du crime, il porte, innocent, les chaînes destinées aux coupables; il est esclave de galères à Prague!.. – Que m'apprends-tu-là! Quelle faute a-t-il donc commise? – Celle de m'avoir donné le jour, celle d'avoir enflammé votre injuste fureur, celle d'avoir été pris au milieu des complices de Roger, qui, eux-mêmes, le retenaient prisonnier dans leur camp. – Je t'entends, et je sens toute l'étendue de tes peines. Ma vieillesse était donc destinée aux remords! C'est moi, oui, c'est moi qui ai causé tous ses maux, je le vois, et je dois tout employer, mon crédit, ma fortune, ma vie même, pour les effacer. Tu m'expliqueras son affaire, et je te promets de te rendre ton père. – C'est un service dont Fritz ne perdra jamais le souvenir. – Fritz! c'est donc-là ton nom? Pauvre Fritz! au lieu d'un père, tu en auras deux dorénavant. Tu resteras ici, et tu me tiendras lieu du jeune homme le plus intéressant, de mon fils adoptif, de Victor qui me fuit, hélas! mais que je ne puis jamais oublier! Il a pris ta place ici; elle t'était destinée, cette place dans ma maison et dans mon cœur! Reprends-la, sois mon appui, mon consolateur, et que ton père brise des chaînes, qu'il n'a pas méritées, pour venir augmenter le cercle de ma famille et de mes amis. – Mais Victor! – Victor! ah! tu brises mon cœur! L'insensé! prendre à la lettre un ordre que nécessitait peut-être la prudence mais que la raison avait seule dicté! Ne connaissait-il pas ma tendresse pour lui! c'était par-là qu'il fallait m'attaquer. Partir d'ailleurs seul, sans ressources, sans crédit, sans amis, sans parens! Si je pouvais deviner la trace de ses pas! si je pouvais!.. Mais non, non, que la raison reprenne son empire sur mon faible cœur! Victor adorait ma fille, ma fille l'aimait; ils étaient destinés l'un à l'autre, et je ne pouvais les unir! Ils eussent été bien plus malheureux en vivant ensemble sous le toit paternel, en se voyant tout le jour, en se jurant à toute heure un amour qu'ils ne devaient jamais voir couronner. Victor a bien fait; s'il était revenu ici, je n'aurais pu le repousser de mon sein; il vaut mieux qu'il m'ait évité la douleur de lui rappeler mes ordres rigoureux; il a bien fait de fuir sans me voir, sans voir Clémence. Je trouverai peut-être des moyens de l'accabler de loin de mes bienfaits et de ma protection… Mais, ma pauvre fille, ma pauvre fille, mon ami! ce coup va la tuer; je vais perdre mon enfant, s'il faut qu'elle désespère de voir celui qu'elle aime de toutes les forces de son ame! Oh! madame Germain, qu'avez-vous fait? Pourquoi nous avez-vous dévoilé le fatal secret de la naissance de Victor? Vous seule le possédiez ce secret funeste! Sans vous, sans votre séjour chez moi, je les unissais ces jeunes gens, et nous ignorions tous à jamais le malheur qui me force aujourd'hui de les désunir! Que vous nous faites payer cher l'hospitalité que nous vous avons donnée!.. Mais pardon, pardon, cher Fritz, si je m'occupe d'un autre, quand je ne devrais que te presser contre mon cœur. Mais cet autre, Fritz, c'est Victor, c'est le jeune homme le plus estimable!.. Tu l'as connu, dis-tu? c'est lui qui t'a rendu à ma tendresse? Quel procédé, Fritz! qu'il est grand, qu'il est noble et généreux! Il perd tout, et n'est point jaloux de voir un autre jouir des bienfaits dont il est privé. Il aime Clémence, et c'est lui qui t'envoie vivre près de Clémence! Ô Fritz! j'en eusse fait mon fils, il eût été ton plus tendre ami; quelle perte nous faisons tous les deux!..

 

Fritz veut calmer les regrets de M. de Fritzierne, impossible. Ce respectable vieillard est satisfait de revoir cet enfant de son épouse, mais en même temps il ne peut supporter l'idée accablante d'être séparé de son Victor. Eh! si le père éprouve une douleur si forte, qu'on juge de celle à laquelle sa fille est livrée. Elle est inexprimable: Clémence n'a recouvré ses sens chez madame Germain que pour détester la lumière du jour, qu'on a, dit-elle, la cruauté de lui rendre. Elle appelle Victor, elle croit voir Victor; sa raison est en proie au délire le plus effrayant. Sa santé en est tellement altérée qu'elle passe plusieurs jours entre la vie et la mort; c'est ce que craignait le baron. Il faut qu'il rassemble toutes les forces de son ame, pour n'être point abattu lui-même sous les coups multipliés que lui porte le destin. Enfin Clémence se rétablit visiblement par les secours de l'art qui nous guérit, et sur-tout par les consolations de tous ceux qui l'entourent; elle a vu souvent Fritz près de son lit de douleur, sans demander ce que c'est que ce jeune étranger: elle l'apprend enfin, mais avec froideur, avec insensibilité; elle ne peut s'intéresser à ce frère que lui donna sa mère, elle ne pense qu'à Victor, et Victor seul occupe ses moindres pensées. Quel état douloureux! Il cesse enfin, pour faire place chez elle à un désespoir sombre et concentré auquel son père se méprend. Le baron croit que sa fille est enfin résignée: elle ne parle plus de Victor, elle paraît même n'y plus penser. Le baron, enchanté de ce changement inespéré, profite de ce calme apparent pour lui parler de Fritz, pour lui vanter les traits et les bonnes qualités de ce jeune homme: il voudrait émousser les traits de l'amour en les portant vers la tendresse fraternelle: il voudrait détourner sur un frère une partie des tendres sentimens que Clémence livre tous à son amant. Tel est l'espoir de Fritzierne, tel est son but. Il se flatte même de réussir; mais soins inutiles, il est à la veille de perdre le fruit de ses peines, et le désespoir de Clémence est d'autant plus à craindre, qu'il éclate moins en pleurs ou en exclamations.

Clémence ne se flatte plus de revoir Victor; Clémence n'a point la folle présomption de chercher à le retrouver en courant après lui; mais Clémence ne peut plus vivre dans des lieux où elle ne rencontre plus celui qui en faisait le charme. L'air qu'elle respire a perdu sa pureté depuis qu'elle ne le partage plus avec Victor; le château de Fritzierne lui semble un désert affreux; chaque appartement, chaque meuble même lui rappelle un homme qui semblait l'embellir de sa présence: son père lui-même, son père ne lui est plus aussi cher qu'auparavant. C'est son père d'ailleurs qui cause les malheurs de Victor et les siens; c'est sa vanité cruelle, ce sont ses funestes préjugés qui ont éloigné son ami. Eh! qu'importait à l'hymen la source où Victor avait puisé la vie, quand l'amour avait oublié cette erreur de la nature, quand toutes les vertus de Victor avaient épuré cette source perdue et arrêtée dans son cours? S'informe-t-on, en respirant la rose, du fumier qui a réchauffé sa tige débile, augmenté sa force et sa croissance? Pense-t-on, en voyant couler le ruisseau limpide, au torrent écumeux et dévastateur qui l'a laissé tomber de ses flancs bourbeux, pour le laisser courir dans la plaine où il s'est clarifié? A-t-on jamais reproché aux froids brumeux, aux neiges de l'hiver, d'avoir pénétré les plantes potagères que le printemps a moins de peine ensuite à faire germer? Non, Victor n'avait rien de commun avec son père; ses vertus étaient à lui, il ne fallait voir que ses vertus; de même qu'il ne faut voir que les vices d'un jeune homme qui a gâté, par l'abus des passions, l'excellente éducation que lui avait donnée un père respectable. Non, voilà le monde; le jeune débauché, fils d'un homme vertueux, aurait pu épouser Clémence; au lieu que l'honnête homme, né d'un père criminel, n'est pas digne de sa main! Quel honteux préjugé! Et M. de Fritzierne, homme estimable à mille autres égards, se laisse subjuguer par ce faux calcul de la vanité! il chasse Victor, et fait le malheur de sa fille! Sa fille lui doit-elle encore sa tendresse, quand sa tendresse à lui est moins forte que son orgueil? Clémence doit-elle sacrifier sa liberté, sa jeunesse, à la consolation d'un homme qui s'est créé, de bonne volonté, des sujets de chagrin, à lui et à tous ceux qui l'entourent? L'amour ne peut composer avec la nature marâtre. Clémence ne doit plus rien à son père, elle se doit tout entière à son amant. Elle n'ira point chercher vainement ses traces, qu'elle ignore; mais elle se retirera dans un asyle pieux: c'est au pied des autels d'un dieu rémunérateur; c'est au milieu de ses vierges pures et religieuses qu'elle ira cacher sa douleur, éterniser ses regrets. À douze lieues environ de l'asyle paternel, qui devait devenir le toit conjugal de Clémence et de Victor, est une sainte maison, où l'on reçoit, sans faire aucune question, les jeunes personnes qu'un désespoir d'amour pousse vers une pieuse vocation; c'est là que Clémence va se rendre à l'insu de son père, de madame Germain, de tout le monde. C'est aux pieds de la respectable supérieure de cette auguste communauté qu'elle ira déposer ses douleurs et son espoir; c'est enfin sous le voile de la religion et de la charité chrétienne qu'elle cachera à jamais, à tous les regards, et son amour et ses regrets. Le parti en est pris; Clémence ne pense plus qu'à exécuter son projet; elle ne pleure plus, Clémence, elle ne gémit plus; mais comme elle souffre intérieurement!

Le baron de Fritzierne, qui croit que le temps a calmé un peu l'excès des regrets de sa fille, ne pense plus qu'à se rendre à Prague avec Fritz, pour briser les chaînes du malheureux Friksy. En conséquence, après avoir engagé Clémence à attendre patiemment son retour, à se consoler sur-tout, il recommande sa fille aux soins tutélaires de madame Germain, et part un matin, en promettant de revenir le lendemain. Clémence le voit, d'un œil sec, traverser le pont-levis du château, qui vient de se baisser devant lui; mais au moment où le baron va monter dans sa voiture, Clémence ne peut résister au desir de l'embrasser, en lui disant un adieu qu'elle sait être éternel. Mon père, s'écrie-t-elle en versant un torrent de larmes, oh! serrez encore votre fille dans vos bras paternels! – Y penses-tu, mon enfant? d'où te vient cet excès de douleur? ne semble-t-il pas que je vais faire un voyage de long cours? Embrasse-moi une seconde fois, ma fille, je le veux bien; mais dissipe ta tristesse, et songe que tu me reverras demain au soir. – Je… vous… reverrai, mon père! – Oui, ma fille, et j'espère te ramener quelqu'un qui, en augmentant la société de cette maison, contribuera à te consoler, à me consoler moi-même de l'absence d'un ami qui nous était si cher.

Le baron monte dans sa voiture, où Fritz est déjà placé. Clémence lève encore ses bras vers son père, qu'elle fixe avec la plus tendre expression, qu'elle regarde même avec attention, comme si elle ne l'avait jamais vu… Fritzierne prie madame Germain d'éloigner sa fille, qui lui paraît trop sensible à cette séparation. Madame Germain entraîne Clémence, et la voiture du baron disparaît.

Clémence est rentrée; elle est plus tranquille, et son projet se retrace de nouveau à son esprit; elle sent que c'est là le moment de l'exécuter, et s'y dispose pendant toute la journée avec un calme, un sang-froid étonnans dans une jeune personne de dix-huit ans, et qui annonce un grand caractère. Clémence a vu qu'on a toujours laissé, dans la chambre de Victor, la clef de la petite porte qui donne de plain-pied sur la campagne, de cette petite porte par laquelle Victor et Valentin avaient été, quelques mois avant, arracher madame Germain des mains des gens de Roger. Clémence s'empare secrètement de cette clef, elle fait encore plusieurs tours dans cette chambre, jadis habitée par l'amant le plus intéressant, et semble interroger chaque objet qui la décore, comme pour savoir s'il a souvent entendu sortir le nom de Clémence de la bouche de Victor. Elle touche les endroits que Victor a touchés, et croit y remarquer encore la trace de ses doigts. Elle va sortir enfin; mais un objet qu'elle n'avait point remarqué, frappe sa vue; c'est une armille, espèce de bracelet que Victor a porté long-temps à son bras. Cette armille, d'or et de rubis, porte une tresse des cheveux de ce jeune homme, qu'elle-même a tissus autrefois. Bijou précieux qui a appartenu à Victor, qui a touché son bras valeureux, tu ne quitteras plus Clémence; elle te cache soigneusement dans son sein, sur son cœur. Oh! que ne peux-tu parler! que ne peux-tu redire un jour à ton maître, s'il retrouve son amie, tous les battemens de ce cœur sensible sur lequel on t'a placé, tous les soupirs dont Victor a été l'objet!

 

Clémence va retrouver madame Germain, à qui elle a intérêt de cacher ses desseins. Clémence tremble qu'elle n'ait des soupçons; elle prend garde de se trahir; et pour mieux composer son maintien timide, elle parle de son père, du bonheur qu'elle aura de le revoir, et du plaisir qu'elle éprouvera à l'aspect du malheureux Friksy, dont sans doute les fers seront brisés. Madame Germain est peu en état de lui répondre: cette femme estimable et sensible porte depuis long-temps dans son cœur le trait mortel du chagrin qui doit bientôt la conduire au tombeau; elle est dans un état de langueur et de consomption, dont elle cache encore à ses amis tout le danger qu'elle ne se dissimule point. Elle est bien éloignée de soupçonner le nouveau coup que Clémence va porter à sa sensibilité; elle écoute cette enfant, qu'elle croit plus calme qu'elle, et s'efforce de sourire pour la faire sourire aussi.

Ames trempées pour l'amitié, que vous êtes grandes et magnanimes! comme vous touchez mon cœur! et qu'il me serait doux de pouvoir chanter votre félicité! mais, hélas! c'est une destinée faite exprès pour la vertu: il faut que les cœurs délicats soient malheureux; ils ont tant d'occasions d'être froissés par les caprices, les passions, et la dureté de la plupart des hommes. S'il faut être insensible pour être heureux, un bon cœur est donc le plus fatal présent de la nature!

La nuit arrive: c'est le moment favorable pour Clémence. Son amie lui a proposé de passer la nuit près d'elle; elle a refusé son amie, sous le vain prétexte de préférer la lecture au sommeil, et elle s'est enfin retirée seule dans son appartement, dont elle a éloigné Lidy, sa femme-de-chambre. Clémence a fait ses préparatifs: ils sont bien légers: elle n'emporte que des bijoux, précieux sans doute, mais moins que ne l'est à ses yeux le bracelet de Victor qu'elle porte sur son cœur. Clémence attend que l'aurore succède à la nuit; car elle ne veut pas s'engager seule dans l'obscurité, dans des routes qu'elle ne connaît pas. Trois heures sonnent à l'horloge du château, et quelques rayons lumineux, partis de l'orient, précèdent déjà le char du soleil, en chassant devant eux la nuit, qui se hâte de replier ses voiles… C'est l'heure que Clémence a prescrite à son départ: elle descend, ne rencontre personne jusqu'à la petite porte des champs, ouvre cette porte favorable, et la referme sur elle, après avoir laissé la clef en-dedans. La voilà dans la campagne, et il ne lui serait plus possible de rentrer, quand elle le désirerait. Elle marche au hasard: elle ne manque point de force ni de courage, la pauvre Clémence; mais comme son cœur bat! comme ses yeux sont humides de larmes!.. Pleure, Clémence, pleure; tu quittes la maison paternelle pour courir une carrière nouvelle, semée de chagrins et d'aventures: hélas! te conduira-t-elle au bonheur?