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Victor, ou L'enfant de la forêt

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TOME QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER.
LA FORÊT ENCHANTÉE

Victor a quitté enfin le repaire effroyable qu'habite l'auteur de ses jours, antre affreux où se commettent tous les crimes. Il n'espère plus le bonheur, Victor; il est plus tranquille, mais plongé dans cette espèce d'apathie que donnent la douleur, et la certitude d'avoir épuisé tous les moyens d'être heureux. Il est accompagné de trois bons et fidèles amis; il les regarde à peine, il ne leur répond point; ses yeux sont attachés à la terre; il marche les bras croisés, et sa tête enfoncée dans sa poitrine. Il souffre trop pour se plaindre; il marche jusqu'au détour d'un sentier, où, levant les yeux par hasard, il apperçoit au loin, devant lui, les hautes tours du château de Fritzierne. La croisée de son appartement frappe d'abord ses regards, qu'il reporte ensuite sur celle de la chambre de Clémence. On lui a dit que Clémence passe les jours et les nuits, les yeux fixés sur la plaine; il croit voir en effet Clémence derrière sa croisée; il lui semble qu'elle le voit, qu'elle le fixe, qu'elle lui fait même signe de rentrer au château… Victor s'arrête, et sent ses genoux s'affaiblir: il est prêt à tomber sur la terre; mais sa force se ranime à la seule pensée que ses trois amis vont encore le persécuter pour qu'il revienne s'expliquer avec le baron. Pour éviter leurs vives instances, qu'ils sont sur le point de redoubler, il détourne ses regards de la forteresse, et fait à Henri une question insignifiante pour détourner son attention. Henri, et sur-tout Fritz, qui connaît les malheurs de Victor, se sont apperçus de ses souffrances: ils vont lui en parler. Victor rompt la conversation, et propose, à cette place même, une séparation qui va briser son cœur. Voici ton chemin, Fritz, dit-il à ce jeune homme: ce sentier va te conduire au pont-levis du grand château que tu vois là-bas; c'est-là que respire Clémence; c'est-là que tu vas la voir tous les jours, à toute heure, et que tu vas sans doute t'enflammer pour cette créature céleste. Sois heureux, Fritz; rends-toi digne de sa main, de son cœur sur-tout; qu'elle m'oublie pour toi, et je n'en serai point jaloux. Aime-la, Fritz, tu le dois, mais dis-lui bien que je vais vivre et mourir fidèle à sa tendresse; que je renonce à tout engagement pour ne m'entretenir qu'avec son image, que je porterai à jamais dans mon cœur. Ô Fritz! parle-lui souvent de moi! promets-le-moi, Fritz, et sois sûr que mes pensées se partageront sans cesse entre mon amante et mon ami!.. Valentin, adieu, adieu, mon bon Valentin; conduis Fritz à ton maître; qu'il apprenne que c'est-là ce fils de son épouse qu'il a cherché si long-temps en vain, et qui m'aurait privé de ses bienfaits, s'il l'eût rencontré. Oui, Fritz, si le baron de Fritzierne eût trouvé cet enfant d'un couple dont il avait fait le malheur, il n'eût point été la nuit à la forêt, il ne m'eût point adopté; j'aurais couru une autre carrière, et je n'aurais pas adoré Clémence!.. Valentin, remets entre les mains du baron mon ami que je te confie: il me fera aisément oublier, et le bonheur renaîtra dans le château… Adieu, mes amis, adieu; embrassez-moi tous les deux, et séparons-nous… – Encore quelques pas ensemble, s'écrient à-la-fois et Fritz et Valentin. – Non, non, répond Victor; ce serait prolonger mon tourment, et vous ne voulez pas agraver ma douleur. D'ailleurs voilà Henri qui m'accompagne: Henri me reste; il trouve assez de moyens dans son cœur pour adoucir ma peine et me consoler, s'il est possible de me consoler… Adieu.

Victor prend la main de Henri; tous deux suivent une route qui s'offre à eux, et Fritz parcourt tristement, avec Valentin, le chemin qui mène au château. Valentin tourne de temps en temps la tête pour voir encore son jeune ami, et fait entendre les sanglots les plus touchans… Mais Victor résiste au desir de revoir encore le château-fort; il marche avec Henri, et cherche, par des entretiens divers, à réprimer sa curiosité, à calmer ses regrets. Force étonnante de la part d'un jeune homme de dix-neuf ans; courage héroïque, et que peut donner seule l'habitude du malheur.

À présent que nos quatre amis sont séparés, le lecteur est libre de suivre avec moi les deux voyageurs qui l'intéressent le plus. Veut-il que je le mène au château avec Fritz et Valentin? il ne tient qu'à moi, et nous pouvons sur-le-champ nous introduire chez le baron, voir la réception qu'il va faire au fils de son épouse… Mais non: je devine que mon lecteur préfère suivre son jeune ami, l'intéressant Victor, qui voyage sans savoir où il va, avec un homme qu'il ne connaît pas, mais qui s'est attaché à lui, en lui donnant des preuves de la plus touchante affection. Voyageons avec lui et notre héros, puisque ces deux amis nous intéressent le plus pour le moment.

Ils côtoyèrent d'abord les hautes montagnes du Tabor, au pied desquelles ils se trouvaient, jusqu'à Tentschbrod, et arrivèrent le soir à Kolin, ville fameuse depuis par la bataille dans laquelle le maréchal Daun délivra Prague, et obligea le roi de Prusse à se retirer. Ils avaient tellement marché, qu'ils étaient accablés de fatigue; ils se reposèrent donc un jour entier dans ce lieu, qui offrait des sites assez agréables. Le surlendemain ils continuèrent leur route, et furent coucher à Prague, belle et grande capitale de la Bohême, qu'ils se donnèrent le temps de visiter pendant trois jours. Victor était trop occupé de sa douleur pour donner une grande attention à l'étude des arts; cependant il visita le palais des rois, la superbe maison-de-ville, située sur la grande place de la ville neuve; les hôtels Lobkowitz, Tschernin; l'université, où l'on comptait alors plus de trente mille étudians; le collége des Jésuites, &c. Mais ce qui le frappa le plus, ce fut le magnifique pont jeté sur le Moldaw, et dont les vingt-quatre arches forment dix-sept cents pieds de long. Victor poussa un profond soupir en passant au pied du fort qui renfermait les prisonniers; il pensa au malheureux Friksy qui y gémissait injustement, et cette idée lui rappela ses malheurs, sur lesquels l'obligeant Henri s'efforçait sans cesse de l'étourdir.

Comme ils n'avaient point de but déterminé, et que tous les deux étaient sans parens, sans amis, sans protecteur, ils marchèrent au hasard, et sortirent de Prague pour aller à Tunsklaw, et de là à Velbern: le site de ce côté était plus conforme à la mélancolie de Victor. Cette partie de la Bohême est moins riante et moins peuplée; on y voit peu de villages et peu de bois; les chemins y sont affreux jusqu'à Aussig; on est obligé de marcher sur le côté d'une montagne ayant l'Elbe à droite.

Il ne leur arriva rien de particulier pendant les cinq jours qu'ils marchèrent pour arriver à Dresde, où ils s'arrêtèrent pour visiter cette capitale de l'électorat de Saxe, qui depuis devait souffrir un siége affreux8. Elle était digne alors de fixer la curiosité de nos voyageurs, qui visitèrent long-temps ces deux villes que l'Elbe réunit par un pont de dix-neuf cent vingt toises. Ils y virent beaucoup d'édifices magnifiques, entre autres le palais de l'électeur, le Zwinger, le palais indien, le trésor, la bibliothèque, le cabinet d'histoire naturelle, et sur-tout la galerie des tableaux, la plus belle collection qui fût alors en Europe. Au Gros-Garten, à un mille de la ville, ils virent la galerie des statues, où se trouvent de très-beaux fragmens, entre autres un de Lisippe. À quatre lieues plus loin, à Meissen, ville bien située, dans un pays agréable et rempli de vignobles, ils furent visiter la fabrique de la belle porcelaine de Saxe, et bientôt ils se remirent en route, dans l'intention d'aller voir Léipsick. Deux jours après ils passèrent le Moldaw en bateau, à un mille de Wurtzen, et le lendemain ils arrivèrent à Léipsick, la patrie du célèbre Léibnitz.

Depuis près d'un mois qu'ils voyageaient, ils étaient si fatigués, qu'ils résolurent de se fixer quelque temps dans cette belle ville, située dans une plaine, entre la Saale et le Moldaw. En conséquence, ils prirent un logement dans une auberge assez commode, au bout d'un des fauxbourgs qui conduisent au délicieux bois de Rosendhall. Ce bois, où l'on voit une quantité prodigieuse de rossignols, était la promenade favorite de Victor, qui aimait à rêver seul dans des endroits solitaires, tandis que son ami, plus curieux que lui, passait des journées entières à visiter tout ce qu'il y avait d'intéressant à voir dans la ville.

Un soir que Victor pensait à Clémence, objet bien propre à lui donner des distractions, il oublia l'heure de rentrer à la ville; et s'appercevant à la chute du jour qu'il était tard, il voulut reprendre son chemin; mais il lui fut impossible de le retrouver. Ce bois charmant, mais désert et dangereux même, pendant la nuit, offre mille sinuosités: Victor les parcourt, et s'égare de plus en plus. Quel embarras! S'il était seul, Victor, il ne se troublerait point, il ne regretterait point d'être égaré; mais il a un ami, un ami sensible et fidèle qui va s'inquiéter de son absence, qui peut-être en ce moment verse déjà des larmes, et court dans la ville en demandant Victor à tous ceux qu'il rencontre. Quelle douleur pour Victor!.. Il marche, marche encore, et ne rencontre aucune issue qui le fasse sortir de cette immense forêt. Que fera-t-il?.. Il prend son parti, s'asseoit sur un tertre de gazon, et attend paisiblement que le jour renaisse, ou qu'il rencontre quelque guide généreux qui le rende à son ami. Victor est donc assis; l'obscurité la plus profonde règne autour de lui, et son repos n'est troublé que par le chant multiplié des milliers de rossignols qui perchent autour de lui. Victor se plaît d'abord à cette douce mélodie; mais toujours l'idée de l'inquiétude du bon Henri le tourmente, et il se reproche son imprudence.

 

La nuit a déjà couru dans son char d'ébène la moitié de sa carrière; les hôtes ailés des bois se sont tous endormis, pour attendre en silence le retour de l'aurore, qu'ils doivent saluer de leurs chants; Victor lui-même sait que ce silence absolu de la nature l'invite à céder aux pavots que le dieu du sommeil verse sur ses paupières; il s'endort, et bientôt un rêve doux à-la-fois et funeste agite ses sens; il croit voir Clémence, il croit voir le baron de Fritzierne, qui lui reprochent sa fuite, et son peu de confiance en leur tendresse. Clémence s'avance vers lui; elle tient une lumière, elle l'appelle, elle lui tend les bras. Mon père, s'écrie Victor! mon père! mon amie! c'est moi, je reviens à vous!.. L'agitation qu'excite en lui cette exclamation le réveille en sursaut, et Victor reste très-étonné, en voyant devant lui une femme, munie d'une lanterne, qui le presse dans ses bras, en lui disant: Te voilà, te voilà enfin; reviens, reviens consoler ton père et celle qui te fut si chère!..

Victor, croyant que ce qu'il voit n'est qu'une prolongation de son rêve, regarde, et ne peut que nommer Clémence… – Oui, mon fils, tu la reverras, lui dit la femme qui le presse contre son cœur… Victor se frotte les yeux, et se convainc que ce qu'il voit n'est plus un songe, mais une réalité. Cependant, inconnu à tout le monde, seul dans ces forêts, à cent lieues du château de Fritzierne, qui peut le reconnaître? qui peut s'intéresser à son sort?.. Il regarde la femme secourable; il voit qu'elle est âgée, que ses traits lui sont parfaitement étrangers. Qui êtes-vous, lui dit-il, madame; et comment vous trouvez-vous ici près de moi? – Je te cherchais, mon fils, lui répond l'inconnue; je savais que tu devais venir cette nuit, mon époux me l'avait dit; et, brûlant du desir de te voir, j'ai fui le sommeil pour parcourir les vastes routes de Rosendhall, où je présumais que tu pouvais t'être égaré. – Je m'y suis égaré en effet, madame; mais vous vous méprenez sans doute; je n'ai pas l'avantage de vous connaître, et… – Je sais, mon fils, je sais bien que tu ne me connais pas, que tu ignores qui je suis, et c'est ce qui me fait jouir de ton trouble et de ta surprise; mais tu reconnaîtras bien ton père, que tu appelais à grands cris lorsque je t'ai éveillé. Tu disais: Mon père! je reviens à vous!.. Reviens à lui, mon fils; oui, reviens à ce père qui t'aime, et qui ne t'a banni de sa présence, que parce que tu lui prescrivais des loix trop impérieuses, et qu'il ne pouvait suivre. – Des loix! – Sans doute; exiger de lui qu'il quittât sa profession, ses amis, c'était trop fort, mon enfant; et, à ce prix, il ne pouvait faire ton bonheur. – (Victor frémit.) Ciel, madame! quoi! vous connaîtriez celui qui m'a donné le jour, cet homme barbare à qui je dois mes malheurs? – Il n'est point barbare, mon fils, il t'aime, et tu as tort de repousser ses caresses paternelles; mais enfin tu vas le revoir… Viens, suis-moi. – Moi, vous suivre? – Il le faut. – Eh quoi! Roger serait ici? impossible. – Ne penses qu'à ton père, mon fils, et oublie tes malheur, qu'il brûle de faire cesser. – Ce bois serait plein de voleurs, et Roger serait à leur tête? mais cela ne se peut pas. – Que parlez-vous de voleurs, jeune insensé? donnez un nom plus juste, plus honorable à la profession de votre père. Qu'est-ce que vous entendez donc par des voleurs? – Mais madame est-ce bien Roger? – Roger! toujours Roger! Ne voyez que votre père, encore une fois; c'est lui qui vous tend les bras, et je me trouve bien heureuse de pouvoir lui rendre son fils lorsqu'il reviendra. – Il n'est donc pas ici? – Non; je l'attends demain, ou après demain au plus tard. – Roger? – Ta tête se trouble, mon fils: suis-moi, te dis-je, et laisse-toi conduire. – Je ne le puis; un ami, qui m'est bien cher, est en ce moment inquiet de mon absence. Daignez m'indiquer le chemin de la ville; que je retrouve mon ami, et bientôt je verrai s'il est de ma sûreté de céder à vos vœux…

La vieille reste quelques momens indécise puis elle continue: Eh bien! viens, mon fils, suis mes pas; je vais te remettre dans ton chemin, et demain j'espère te voir plus raisonnable.

Victor étonné de tout ce qu'il vient d'entendre, suit avec fermeté l'inconnue qu'il croit folle ou mal intentionnée. Il est prêt à se défendre de toute surprise. Sa main est sur la poignée de son cimeterre, et il va le tirer au moindre signal effrayant qu'il entendra. Après l'avoir fait marcher long-temps, la vieille s'arrête, et au même instant la lumière qu'elle porte dans sa lanterne redouble et devient éclatante. Surpris de ce prodige, Victor va en demander la cause, lorsque deux espèces de géans lumineux s'approchent de lui, et cherchent à l'intimider par des traits de feu qui semblent jaillir de leurs yeux. Qu'est-ce cela, s'écrie Victor! suis-je dans le pays des enchanteurs! ou veut-on me traiter comme un enfant!..

Victor tire son sabre, et sa première victime va être la vieille, si elle ne se sauve: c'est ce qu'elle fait; mais au même instant plusieurs hommes armés se précipitent sur Victor: en une minute il est désarmé, garrotté et entraîné dans une espèce de petit fort, dont la porte se referme sur lui.

Victor est laissé-là seul, sans lumière, et il ignore où il est. Il ne doute pas que cette forêt ne soit infestée, comme celle de la Bohême, de brigands, dont il est la proie; mais ces brigands, sont-ce les gens de Roger? Est-ce la troupe des Indépendans? Roger lui-même se serait-il transporté dans le bois de Rosendhall? Quelle apparence qu'il ait établi si promptement son camp dans un bois si beau, si fréquenté pendant le jour, et qui sert de promenade aux habitans de la ville de Léipsick! À moins que Roger n'ait formé le projet de s'emparer de Victor, d'obtenir de lui par la force ce qu'il ne lui a pas accordé par la douceur, et qu'il n'ait fait suivre ses pas; mais si loin!.. cela n'est pas croyable. Où est-il donc, Victor, et que veut-on de lui? Voilà les tristes réflexions qu'il fait, et le souvenir de Henri, inquiet et désolé, vient encore agiter son esprit.

Au bout d'un moment une porte s'ouvre, et son cachot s'éclaire. Il voit entrer la vieille qui l'a entraîné dans ce piége; elle est suivie de deux hommes à qui elle ordonne de détacher les fers de Victor. Victor est maintenant libre, mais sans armes. La vieille s'approche de lui. Homme méchant et intraitable, lui dit-elle, que t'ai-je fait pour que ta aies tenté de m'arracher la vie? Ta raison sera donc toujours aliénée? tu seras donc toujours un ingrat? Eh quoi! je veux te rendre au meilleur des pères, que tes malheurs ont touché, et c'est ainsi que tu réponds à mes bontés! Quel intérêt ai-je, moi, à te réconcilier avec l'auteur de tes jours? Que suis-je, pour m'intéresser à toi? Suis-je ta mère? T'ai-je vu jamais? Apprends, jeune insensé, que je suis la seconde épouse de ton père, et que, d'après le récit qu'il m'a fait de tes folles prétentions et de ta fuite précipitée, c'est moi qui ai formé le projet de terminer sa profonde douleur, en lui rendant son fils. Je savais que tu devais passer cette nuit dans ce bois; j'ai été t'y chercher, j'ai tout employé pour te consoler; et pour reconnaître mes soins, tu veux m'ôter la vie; tu menaces mes gens; tu veux te battre contre eux!.. Eh bien! je te retire mes bontés; reste ici, restes-y seul, et sans moi, jusqu'au retour de ton père. Il connaîtra tes fureurs, et tu seras trop heureux d'implorer mon appui pour désarmer sa juste colère.

À ces mots la vieille se retire, et laisse encore dans l'obscurité l'infortuné Victor, qui ne sait plus ce qu'il doit penser de sa cruelle position. Il est absorbé dans ses réflexions; un incident nouveau vient l'en tirer. C'est une voix douce qui l'appelle: Cher amant, est-ce toi? On me prive de ta vue; réponds-moi, oh! réponds moi.

Victor croit d'abord reconnaître la voix de Clémence, tant son esprit est frappé du souvenir de son amante. Il attend que la voix se fasse entendre une seconde fois: silence absolu. Victor s'écrie à son tour, sans trop se rendre raison de ce qu'il dit: Clémence! serait-ce toi? serait-ce toi, Clémence? – Oui, c'est moi, lui répond la voix; c'est ta…

L'éloignement l'empêche d'entendre distinctement le mot qu'ajoute la voix: Victor entend seulement qu'il se termine en ence; mais ce n'est point-là la fille de Fritzierne: Victor ne peut se tromper à cet organe charmant, qui tant de fois a frappé son oreille. Ce n'est point-là sa voix; ce ne peut être Clémence; à moins qu'enlevée depuis par Roger, prisonnière de ce monstre, ou d'un de ses complices, la douleur et les larmes n'aient altéré le son de sa voix.

C'est ainsi que lorsque l'imagination se porte vers une présomption, on trouve mille raisons pour se persuader ce qui paraît vraisemblable. Victor a dans l'idée maintenant que c'est bien Clémence qu'il a entendue, et il ne se donne plus la peine de chercher des motifs légitimes qui puissent tourner ses soupçons en certitude.

Encore un incident nouveau, et sa raison va entièrement s'aliéner.

CHAPITRE II.
LA LANTERNE MAGIQUE;
EXPLICATIONS

Victor brûle de s'entretenir encore avec la personne qu'il ne voit pas, et qu'il suppose être Clémence: il l'appelle, l'appelle toujours, elle ne lui répond plus; mais un événement inattendu vient le glacer d'effroi, et faire dresser d'horreur ses cheveux sur son front. Il apperçoit tout-à-coup, au fond de son cachot, une faible clarté, non fixe comme celle d'une bougie, mais étendue et assez semblable à un nuage blanc qui serait venu couvrir un des murs de sa prison. Cette clarté faible et brumeuse offre bientôt à ses regards l'effigie blanchâtre et sans forme d'un homme dont il est impossible de distinguer les traits. Une voix, plus forte que la première, crie à Victor: Voilà ton père, le reconnais-tu?

Victor, effrayé, cherche à distinguer les objets; le simulacre qu'on lui présente porte en effet la stature de Roger; il croit même remarquer ses habitudes… Tout disparaît!

Un instant après la même clarté reparaît, et c'est maintenant un simulacre de femme qui s'offre à ses regards. La même voix crie encore: Voilà ton amante; mérite qu'elle te soit rendue!.. C'est en effet la taille de Clémence; Victor, qui la reconnaît, veut s'élancer vers elle, tout disparaît de nouveau. Cruels, s'écrie Victor; qui que vous soyez, ne vous jouez pas d'une manière aussi barbare de ma fragile raison; si vous possédez Clémence, rendez-la-moi; rendez-la-moi, mais n'abusez pas de mon malheur!..

On ne répond pas, et Victor se trouve de nouveau dans l'obscurité la plus parfaite. Il y passe ainsi le reste de la nuit sans pouvoir se rendre raison de ce qu'il a vu, de ce qu'il a entendu. Le jour enfin vient éclairer sa prison, par une espèce de créneau grillé qu'il n'a pas remarqué. Victor voit bien clair maintenant, il est plus tranquille; mais, pour se rassurer davantage, il visite la chambre dans laquelle il est, et sur-tout le côté de mur où il a vu tour-à-tour les ombres de ceux à qui il pense sans cesse. Ce mur est comme les autres; il ne renferme aucune fausse porte, aucune cavité. Par où donc s'est opéré ce prodige étonnant! Victor est confondu, et ne peut qu'attendre du temps l'explication des merveilles dont il a été témoin.

Cependant le soleil a déjà éclairé le tiers de notre hémisphère, et personne n'a paru: Victor commence à se désespérer d'une aussi longue captivité; mais un bruit, qu'il entend près de lui, fixe son attention; on parle, haut, assez haut pour que Victor distingue ce qu'on dit. Mon ami, dit la vieille femme, je te jure que ton fils est ici: je l'ai rencontré, cette nuit, dans la forêt, et j'ai même eu recours à quelque violence pour le contenir dans la chambre d'ici à côté. – Y penses-tu, ma chère femme, interrompt une voix d'homme, inconnue à Victor? tu as fait quelque bévue; car c'est moi qui le ramène, mon fils, que j'ai rencontré aussi, ce matin, dans la forêt. – Quoi! monsieur, répond la vieille, monsieur serait ton fils? – Eh oui, repart l'homme inconnu; le voilà, c'est ce grand garçon-là; qu'en dis-tu, il est bien tourné, n'est-ce pas? – Eh mais, mon Dieu, réplique la vieille, quel est donc ce pauvre jeune homme que j'ai tant tourmenté depuis minuit? Moi, je voulais te faire un cadeau en te présentant, la première, un fils que tu chéris, et je me suis trompée. Oh bien! je te réponds que je lui ai fait plus d'une belle peur. – Il faut le délivrer, ma femme, et lui faire mille excuses. – C'est juste, c'est dans l'ordre.

L'explication du mari et de la femme cesse, et bientôt Victor entend ouvrir la porte de sa prison; mais, quelle est sa surprise, en reconnaissant son ami Henri, qu'accompagnent la vieille et son mari, et qui se précipite soudain dans ses bras, en s'écriant: Ciel! c'est Victor! – C'est toi, mon cher Henri, interrompt Victor? eh comment te trouves-tu ici? – Voilà mon père, reprend Henri, c'est moi qu'on cherchait, et c'est toi qu'on a pris à ma place. – Eh! par quel hasard?.. – Je t'expliquerai tout cela; pour le moment, je dois me hâter de retirer mon ami d'un asyle si indigne de lui!

 

Henri prend Victor par la main, et tous montent dans un appartement, où la vieille s'empresse de témoigner ses regrets à notre héros. Pardon, lui dit-elle, je ne connaissais pas le fils de mon époux: je savais seulement qu'il était à Léipsick: un de mes gens, qui l'a vu naître, l'a reconnu dans un des fauxbourgs de cette ville. Il venait, disait-on, se promener, tous les soirs, au bois de Rosendhall; j'avais tout lieu de croire, vous trouvant cette nuit endormi, que c'était vous. Ajoutez-y la conformité qui s'est rencontrée entre vos demandes et mes réponses, tout devait confirmer mon erreur. Apparemment que vous avez fui votre père pour des motifs semblables à ceux qui ont porté Henri à quitter le sien? Vous avez donc une amante qui s'appelle aussi Constance? C'est singulier, moi, j'aurais juré que vous étiez Henri; mais je vous ai nommé, je crois; il fallait donc m'éclairer? – Non madame, reprit Victor, vous ne m'avez pas nommé, c'est moi qui vous ai dit souvent, et imprudemment sans doute, le nom de mon père, de Roger. – J'entendais bien que vous parliez souvent de Roger; mais je croyais que vous me citiez le nom d'un ami que vous regrettiez: d'ailleurs je ne connais point du tout ce Roger, moi; je ne pouvais pas deviner… – Mais, interrompit le père de Henri, il y a un Roger dont la troupe infeste depuis long-temps les forêts de la Bohême: ce n'est pas celui-là?

Victor n'osait répondre; mais son ami Henri se hâta de le tirer de cet embarras: Non, mon père, dit-il au vieillard, c'est un autre Roger. Quant à moi, mon cher Victor, juge de mon inquiétude en ne te voyant pas rentrer? J'ai attendu jusqu'à deux heures du matin, mais voyant que tu ne revenais point, je me suis rappelé que tu allais souvent te promener, le soir, au bois de Rosendhall: ses sombres réflexions, me dis-je, l'y auront retenu; et, s'il ne s'y est pas égaré, il peut être arrivé quelque accident à mon ami, dans ce bois qu'on dit n'être pas sûr la nuit. Plein de cette idée douloureuse, je suis sorti, j'ai battu, pendant plusieurs heures, toutes les routes de ce bois tortueux. J'avais bien remarqué cette espèce de tour où nous sommes; mais j'ignorais qu'elle fût habitée. Quelle est ma surprise! un homme se présente à moi, c'est mon père!.. Il m'engage à venir ici; il possède, dit-il, l'amante que mon cœur a tant chérie; je cède à ses instances, et je retrouve mon cher Victor, mon libérateur! Ah! quel heureux moment qui me rend à-la-fois mon père, mon amante et mon ami!

Henri embrasse Victor, qui répond à ses caresses naïves; puis on se met à table pour prendre quelque nourriture, dont tout le monde a besoin. Constance est appelée; Constance a revu son amant: tous deux se sont prouvé leur tendresse et leur fidélité; elle est assise près de Henri, et tous les convives sont satisfaits, excepté Victor, que le tableau de l'amour heureux afflige, non par envie, mais par le regret de ne point voir Clémence près de lui, comme Constance est aux côtés de Henri. Victor cependant craindrait que son ami ne prît son trouble pour une basse jalousie; il se hâte de reprendre sa sérénité. À présent, dit-il à la vieille femme, à présent que je suis désenchanté, daignez me dire, madame, si vous avez ici des sorciers? apprenez-moi donc la cause des images surnaturelles qui ont frappé cette nuit mes regards, ou que j'ai cru voir, du moins; car il est très-possible que tout cela soit un jeu de mon imagination exaltée.

Ce n'est point un jeu de votre raison, lui répondit la belle-mère de Henri, ce sont des réalités que mon art a su présenter à vos regards étonnés: vous saurez que mon mari et moi, nous possédons à fond la physique, et que nous nous mêlons avec succès de la magie noire, de la magie blanche, de toutes les espèces de magies possibles: nous sommes aidés par une troupe de Bohémiens, qui nous sert à merveille: nous disons le passé, nous prédisons l'avenir, et tout Léipsick a eu lieu d'admirer nos talens: on vient nous trouver ici, comme on allait chercher les Sibylles chez les anciens; c'est notre état, et nous l'exerçons avec honneur: c'est ce qui m'a fait me récrier cette nuit, lorsque vous m'avez demandé si nous étions des voleurs. Voilà le mystère, M. Victor. Les deux géans que vous avez vus dans le bois, et les ombres que j'ai fait passer devant vos yeux, dans votre cachot, sont des effets de notre art. On peut vous en faire voir bien d'autres, si cela est capable de vous amuser.

Victor sourit, et remercia la vieille. Il n'était pas curieux, Victor, et sur-tout de ces prestiges, de ces divinations, qui servent plutôt à troubler le cerveau qu'à augmenter l'entendement humain. Il vit clairement qu'il était au milieu d'une troupe de ces Bohémiens qui vont, courant tous les pays d'Europe, pour dire la bonne aventure, et il éprouva de la peine en pensant que son ami Henri était le fils d'un homme qui professait un état si bas; mais bientôt, tournant ses regards sur lui-même, il rougit du regret qu'il venait de former, et convint qu'il serait trop heureux encore d'avoir un père comme celui de Henri.

Sur le soir, Victor, qui sentit bien que son ami allait se fixer au sein de sa famille, voulut quitter ses hôtes: Henri s'y opposa; il prétendit que Victor ne devait jamais le quitter; ou bien qu'il allait, lui, abandonner son père et son amante pour tenir la promesse qu'il avait faite à son libérateur de le suivre par-tout.

Tant d'importunités fatiguèrent Victor à la fin. Victor sentait le prix de l'amitié; il était capable de tous les sacrifices pour fournir sa part de procédés dans la société intime d'un second lui-même; mais Victor avait en horreur la profession du père de Henri; il lui aurait fallu d'ailleurs vivre dans une forêt, et ce genre de vie lui eût trop rappelé Roger et sa naissance. Victor n'eût point quitté son ami dans toute autre circonstance; mais, dans cette conjoncture, rien ne pouvait le retenir. Il profita d'un moment où on le laissa seul, et sortit; mais il se trouvait dans le même embarras que la veille: il ne connaissait point les routes du bois de Rosendhall, et risquait à s'y perdre de nouveau. Il faisait jour néanmoins: un passant qu'il pria de le reconduire, lui rendit ce service.

Cet étranger qui l'accompagnait était un aubergiste de Léipsick, qui venait de faire quelques provisions à un village prochain: il se mit à causer avec Victor. Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon si je vous ennuie d'une histoire qui peut ne pas vous intéresser; mais je la dis à tout le monde, dans l'espoir de rencontrer celui qui en est l'objet. Vous saurez, monsieur, qu'un pauvre domestique s'est présenté tantôt chez moi tout en nage, et dans un état de lassitude qui me faisait pitié. Monsieur, m'a-t-il dit, n'auriez-vous pas chez vous un jeune homme de la Bohême, qui voyage avec un ami? on les appelle Victor et Henri. Non, mon ami, lui ai-je répondu. Ah, mon Dieu! s'est-il écrié, que j'ai de malheur! j'ai déjà fait toutes les auberges de cette ville, et voilà le métier que je fais depuis Prague. J'ai déjà crevé trois chevaux, car je vais ventre à terre pour tâcher de rejoindre quelque part ce bon Victor, qui est mon maître, monsieur, et un bon maître. Je ne sais s'il est en deçà ou au-delà de la route que je trace; s'il s'est arrêté dans quelque maison particulière, ou s'il a pris des chemins détournés. Dame, tout cela est possible, et dans ce cas mon malheur serait certain; car je suis le plus infortuné des hommes si je ne le retrouve pas. Il faut que je le voie, monsieur, il le faut; je ne puis vivre éloigné d'un jeune homme si vertueux et si malheureux!.. En disant ces mots, ce bon domestique pleurait; il m'a touché moi-même jusqu'aux larmes. Je lui ai indiqué différens moyens de s'informer de l'homme qu'il cherche, dans toutes les villes où il doit passer encore; car il ira, m'a-t-il dit, jusqu'à Calais, où il présume que son maître doit s'embarquer pour l'Angleterre. Oh, monsieur! quel excellent cœur que celui de ce brave homme! et qu'un maître est heureux quand il a l'art de se faire aimer ainsi de ses serviteurs!

8Par le roi de Prusse, en 1751.