Za darmo

Victor, ou L'enfant de la forêt

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

»Il jure aussi, sur l'honneur, d'être fidèle à la troupe, et de ne jamais la quitter, etc. etc.

»Enfin, mon fils, je ne finirais pas, s'il me fallait te réciter tous les chapitres du code des Indépendans; mais, ce qui te surprend peut-être, c'est qu'on l'observe à la lettre, ce code philosophique, vraiment digne des amis de la nature et de l'humanité. Aucun de mes gens ne peut se soustraire à la rigueur des peines répressives qu'il contient, et ses camarades sont les premiers à y condamner le coupable, s'il s'en trouve. Me diras-tu encore à présent que nous sommes des brigands, des scélérats? J'avoue que nous avons été moins probes que nous le sommes; oui, j'ai fait des fautes sans doute; j'étais jeune, et poussé au vice par l'exemple de mon père et par mes sociétés; mais j'avais là, dans mon cœur, l'amour des grandes vertus; j'étais né fier, entreprenant, courageux, et, j'ose le dire, généreux: j'abhorrais l'oppression, je chérissais la noble profession de défenseur de mes semblables; je l'ai prise; voilà ce que je suis; et, si tu en exceptes l'ambition qui m'a toujours animé, je ne me connais plus un seul défaut. Voilà ton père, cher Victor: si tu le juges encore défavorablement, tu es injuste et dénaturé… Mais poursuivons.

»J'étais heureux au milieu de la vie active que le destin me prescrivait; toujours voyageant, toujours au milieu du feu, du carnage et des pleurs, je me consolais des chagrins attachés à mon état dans les bras d'une femme charmante qui ne me repoussait plus que faiblement. Ce bonheur, hélas! ne devait pas durer! Adèle devient mère, et dès ce moment, je ne la reconnus plus; elle passa, de la froideur qu'elle m'avait toujours témoignée, au mépris le plus insultant, à la haine la plus prononcée… Elle ne me voyait plus que pour m'accabler de reproches, et pour m'annoncer qu'elle allait s'arracher la vie. Cette mère coupable même, oserai-je te l'apprendre, voulait te poignarder dans ton berceau!..

»Moi qui chérissais mon fils! moi qui voulais l'élever pour me succéder! moi qui comptais en faire, un jour, un héros comme son père!.. quelle douleur vint me saisir en voyant le désespoir d'une mère dénaturée! Combien j'éprouvai d'inquiétudes en pensant à l'aliénation de son cerveau, au sombre désespoir dont elle était sans cesse tourmentée!.. Je n'osais plus laisser son enfant sur son sein, qui, en lui donnant le lait maternel, nourrissait le projet de l'assassiner! Déjà plusieurs fois j'avais donné ordre qu'on lui arrachât mon fils infortuné, l'espoir de ma vieillesse, elle ne voulait pas consentir à cette séparation; et quand je quittais cette femme furieuse, j'étais continuellement tourmenté de la crainte de ne plus retrouver mon fils que privé de la lumière du jour! Quelle horrible situation pour un père!

»Cette conduite d'Adèle me la rendit odieuse, au point qu'au milieu des scènes affreuses que nous eûmes ensemble, je fus vingt fois tenté de l'immoler pour me conserver mon enfant. Je voyais bien que son délire ne venait que de ses préjugés: je savais qu'elle voyait avec horreur que je destinasse mon fils au noble métier que je professais. Elle ne voulait pas, disait-elle, qu'il devînt un scélérat comme son père! c'était, ainsi qu'elle avait l'audace de me parler. J'aurais plaint son aveuglement, s'il se fût borné à lui arracher des pleurs; mais vouloir massacrer l'innocent à qui elle venait de donner le jour, me menacer de sa mort, me priver de mon fils!.. je ne pouvais supporter cette idée douloureuse!..

»Enfin le jour fatal qui devait me plonger dans un deuil éternel, arriva. Ce jour-là j'avais, dans mon camp, le baron de Fritzierne, dont j'estimais les talens. Je lui demandais des conseils pour me conduire dans une affaire qui me causait quelques inquiétudes. Je l'écoute avec attention, je parcours, avec lui, mes vastes souterrains; une petite guerre s'engage entre moi, mes gens, et une partie des troupes de l'empereur qui voulait me cerner dans mon camp; j'en sors victorieux: le baron de Fritzierne m'échappe, je ne sais par quel moyen; désolé de sa retraite précipitée, je rentre chez Adèle, je lui demande mon fils. Tu ne le reverras plus, me répond-elle, je l'ai soustrait à tes infâmes projets; il ne sera pas un monstre tel que toi!..

»Égaré, éperdu, hors de moi à cette affreuse nouvelle, je saisis le poignard dont Adèle est armée, et je le plonge à plusieurs reprises dans son sein dénaturé7! Tu frémis, Victor! pardonne, mon fils; ou, pardonne à la fureur, insensée peut-être, d'un père trompé dans sa plus chère espérance! c'est pour toi, mon fils, que je l'ai commis, ce meurtre abominable; oui, c'est pour toi que j'ai poignardé ta mère! elle m'était odieuse, m'ayant privé de mon enfant!.. Elle mourut!..

»À peine la vis-je glacée du froid de la mort, que mon ancienne tendresse pour elle se réveilla; je voulus la ranimer par le feu de mes baisers… Caresses inutiles, regrets tardifs!.. elle n'était plus!.. Je demande madame Germain; je veux qu'elle me rende mon fils!.. Madame Germain s'est sauvée. Plus d'espoir; j'ai perdu toute ma famille, et je ne suis plus qu'un barbare, livré seul à mes remords!..

»Que te dirai-je, mon fils, je fis long-temps de vaines perquisitions pour retrouver madame Germain, qui avait changé de nom et de climat: j'envoyai plusieurs de mes gens, avec son signalement, dans les différens états de l'Europe, tous revinrent sans me ramener cette femme, qui, seule, savait le secret de ta retraite. Ce ne fut que dix-huit ans après cette fatale séparation, et ces jours derniers, ainsi que tu le sais, que trois des miens rencontrèrent, presque au pied du château de Fritzierne, une femme qui ressemblait beaucoup, m'ont-ils dit depuis, à cette madame Germain que je cherchais tant. Cette femme tenait un enfant dans ses bras. On allait la conduire vers moi, j'aurais été instruit: deux des gens de Fritzierne sortent du château, tombent sur mes soldats dont deux restent sans vie; et le troisième, qui a le bonheur de se sauver, se cache un moment pour voir ce que va devenir la femme qu'on vient de secourir si heureusement. Il voit bientôt qu'un de ses défenseurs la prend dans ses bras, tandis que l'autre se charge de l'enfant, et tous rentrent au château de Fritzierne… Instruit de cet événement, j'écris au baron pour qu'il me rende cette femme, qui peut être madame Germain; le baron me répond avec hauteur; je l'attaque dans son château, où le sort des armes pense me faire succomber sous tes coups. Une femme paraît, elle arrête ton bras prêt à commettre un parricide; je la reconnais; c'est cette même madame Germain après qui soupire mon cœur paternel; mais la place n'est pas propre à une explication, je me sauve par une fenêtre, tombe dans le fossé dont les miens me retirent, et je rentre ici, désespéré d'avoir fait une fausse expédition, et de ne pouvoir forcer madame Germain à m'éclaircir sur le sort de mon fils.

»Je l'ignorerais encore, si tu n'étais venu, mon cher Victor, si tu n'étais venu toi-même trouver franchement un père qui ne peut abuser d'une démarche aussi loyale. Je t'ai promis de consentir à une séparation, dont la seule idée brise déjà mon cœur; mais enfin je te l'ai promis, et je tiendrai ma parole… Pars quand tu voudras, mon fils, va retrouver ton Fritzierne, que tu préfères à Roger: va recevoir les froids présens de la bienfaisance, au lieu de répondre aux tendres caresses de ton père: je ne t'en empêcherai pas. Tu vivras loin de moi, sans le moindre souvenir de mon amitié, tandis que je verrai sans cesse ton image près de moi: oui, tes traits, qui sont les miens, resteront toujours gravés dans mon cœur, et je ne penserai à toi que pour t'aimer, au lieu que la mémoire de mes aventures, de mes prisons, de tout ce que tu as vu dans mon camp ne servira qu'a redoubler ta haine pour moi!..».

Ainsi parla Roger; et Victor qui l'avait écouté avec attention, Victor que plusieurs particularités de son récit avaient souvent pénétré d'horreur et d'indignation, ne songea pas à détruire la certitude que le chef des Indépendans avait d'être détesté de son fils. Victor ne trouva rien à lui dire que ces mots: Je suis charmé, Roger, que tu tiennes la parole d'honneur que tu m'as donnée de me laisser partir: je vais user sur-le-champ d'une permission qui comble mes vœux! – Quoi! si-tôt, mon fils, lui dit Roger en soupirant! – À l'instant, reprit Victor en se levant.

Roger le regarda fixement d'un air troublé; puis il s'éloigna en prononçant ce peu de mots avec l'accent de la douleur: Jeune insensé!.. Ah, Dieu!.. non, tu n'es qu'un ingrat!..

CHAPITRE XII.
TOUT LE MONDE LE CONSOLE

Victor repassa avec Fritz qui, seul dans ces lieux, était fait pour l'entendre, les divers événemens de la vie de Roger. Eh quoi! lui dit-il, voilà donc le fruit d'une éducation vicieuse et d'une coupable inclination! Roger fils d'un faux monnoyeur, apprend sous son père tous les crimes qu'il commet ensuite: il nous cache sans doute une foule de petits traits de sa jeunesse qui l'ont porté d'abord à l'horrible vengeance qu'il a exercée sur Claire, et qui depuis l'ont forcé à s'engager dans une troupe de misérables bandits: mais qu'elle m'a frappé sur-tout, la leçon affreuse que le destin lui donna la nuit même de l'enlévement de la fille de son maître! Ciel! être témoin de la mort funeste d'un père puni par les loix, et suivre ses traces! et s'exposer au même châtiment! n'est-ce pas-là le comble de l'aveuglement et de la scélératesse! Fritz, ô Fritz! quel fatal voyage j'ai fait ici! Que je me repens d'avoir pu attendre quelque retour à la vertu de la part de cet homme endurci dans le crime, de cet homme pervers, qui est mon père, hélas! et dont l'image ainsi que les discours seront toujours présens à ma mémoire!.. Ô mon ami! quelle mer de réflexion pour moi, et quelle destinée cruelle m'a rendu le jouet des caprices de cet homme intraitable et barbare!.. Je vais le fuir pour jamais, il est vrai; mais n'emporterai-je pas dans mon cœur l'idée de ses liens avec moi? idée déchirante, humiliante, qui me fera par-tout éviter les regards des hommes, et qui me forcera à fuir la société, où je croirai toujours voir tous les yeux fixés sur moi!.. Mais, que dis-je, insensé! dois-je m'abaisser ainsi; dois-je oublier assez la dignité de mon être, la pureté de mon ame, pour ne pas m'isoler d'un être vicieux, que je n'ai pu choisir pour mon père, et qui ne l'a jamais été que par l'acte qui m'a donné le jour! Ne suis-je pas comme ces branches vertes, vigoureuses, qui sortant d'un arbre mort, raniment l'espoir de l'agriculteur? Il émonde ces branches fructifères, et les greffant sur un tronc plus sain, il a la satisfaction de les voir étendre leurs superbes rameaux. Oui, mon ami, c'est dans le sein même de l'opprobre que je recouvre ma fierté; c'est dans le séjour du vice que je sens mieux le prix de ma vertu. Qu'elle me console, qu'elle me soutienne, cette vertu sublime! quelle me donne des forces pour me roidir contre les coups du sort! Je serai toujours supérieur au malheur, je le sens, je le dois, et rien ne pourra flétrir mon ame, rien ne pourra plus abattre mon courage. Je te le promets, Fritz: j'en jure par les mânes de ma mère, sacrifiée au caprice du plus cruel des hommes! C'est pour moi qu'elle a perdu la vie; c'est la crainte de me voir suivre l'exemple de son séducteur qui l'a mise en butte à la rage de ce vil mortel: ses vœux seront comblés, même au-delà du tombeau: je serai vertueux, et c'est ainsi que je vengerai, que je bénirai sa mémoire… Fritz, partons, partons, quittons ces horribles lieux…

 

Fritz et Victor se disposent à quitter pour jamais le camp des Indépendans, lorsqu'un jeune homme se présente à eux, un jeune homme dont l'extérieur doux, honnête et modeste, annonce qu'il n'est point du nombre des scélérats qui servent Roger. Estimable étranger, dit-il à Victor en se précipitant à ses genoux, que ne vous dois-je pas! vous venez de briser mes fers, vous me rendez ma liberté, et j'ignore par quels motifs vous avez pu vous intéresser à ce point au sort d'un infortuné qui n'attendait plus que la mort!

Victor reconnaît dans ce jeune homme, le genevois Henri qui avait chanté une romance plaintive dans les prisons de Roger. Levez-vous, Henri, lui dit Victor, et jetez-vous plutôt dans mes bras.

Le jeune Henri s'y précipite; et tous deux, sans se connaître, éprouvent déjà les douces étreintes de la plus tendre amitié. Roger m'a donc tenu parole, ajoute Victor; il a brisé vos chaînes! – Oui, reprit Henri, et c'est à vous que je dois ce bonheur inattendu. Roger est venu tout-à-l'heure dans mon triste cachot. Henri, m'a-t-il dit, tu devais souffrir encore long-temps pour la manière indigne dont tu m'as traité; mais un jeune homme qui m'est bien cher, un ange descendu du ciel, mon fils en un mot (Victor rougit), oui, mon fils, qui ressemble bien peu à son père, demande ta liberté: il exige que je te rende à la lumière du jour, à ta patrie, je veux combler ses vœux; sors, sois libre, et va le remercier d'un bienfait que tu ne dois qu'à ses sollicitations et à ma tendresse pour lui. Va le trouver, Henri; et s'il persiste toujours à fuir un père qui le chérit, offre-lui de ma part ces présens, faibles marques de mon amitié; mais dis-lui que, s'il veut rester ici, il sera mon ami, mon appui, mon soutien le plus cher; ajoute que je n'exigerai de sa complaisance aucune action qu'il puisse juger être indigne de lui. Il ne fera rien autre chose que recevoir les tendres caresses de son père, et j'éloignerai même de ses regards jusqu'au tableau des mœurs et des travaux de mes soldats; dis-lui bien, Henri, que je lui rendrai ce séjour plus doux, plus agréable que le château de Fritzierne, et qu'il y sera plus maître que moi, puisque mon cœur lui sera soumis… Ainsi m'a parlé Roger, généreux Victor! J'ai dû vous rendre ses moindres parole; mais je crois juger assez bien votre ame pour croire qu'elle repoussera ces perfides séductions. Fuyez, Victor, puisque vous ne partagez point les affreux principes de celui qui vous a donné l'être; fuyez, et regardez-moi dorénavant comme un esclave soumis à vos moindres volontés.

Victor embrassa l'estimable Henri, qui le baigna des larmes de la reconnaissance. Jeune homme, lui dit Victor avec une émotion qui marquait l'élévation de son ame, je bénis mon voyage en ces lieux, puisqu'il a pu me procurer le bonheur de vous en arracher! Ma propre infortune disparaît devant votre félicité, et je suis heureux de faire un heureux… Vous êtes libre, Henri, et vous le serez toujours: retournez à Genève, allez où vous voudrez; je ne prétends vous gêner en rien; vous n'êtes point mon esclave, soyez mon ami; mais partez, et laissez-moi seul à ma douleur.

Vous êtes malheureux, interrompit Henri, et vous voulez que je vous abandonne! Ciel! que vous me connaissez peu!.. Eh! d'ailleurs, où voulez-vous que je porte mes pas? Dans ma patrie? Puis-je revoir encore ces lieux qui me furent jadis si chers, mais qu'un amour malheureux m'a rendu odieux pour jamais! Je n'ai plus de patrie, Victor, plus d'amis, plus de parens, plus de toit hospitalier qui puisse me recevoir: je n'ai plus qu'un libérateur généreux; c'est à lui que je consacre ma vie, mes pas, mes moindres pensées. Ah! Victor, ne me repoussez pas, ne m'éloignez pas de vous; il m'est trop doux de rencontrer un homme vertueux et de m'associer à son sort!..

Victor employa mille raisonnemens pour prouver au jeune Henri qu'il devait voyager seul, Henri ne l'écouta point, et s'obstina à vouloir le suivre par-tout où il irait. Fritz vint à son tour jurer au fils d'Adèle qu'il ne se séparerait point de lui. J'irai, lui dit Fritz, oui, j'irai chez M. de Fritzierne, qui m'a privé de ma mère: je lui dirai, voilà cet enfant de Clémence d'Ernesté; il ne veut point de vos biens, il ne demande point la main de votre fille, il n'exige de vous que la liberté de son père. Vous lui devez son père qui a manqué de périr sous vos coups; il faut que vous le lui rendiez: il est innocent d'ailleurs le malheureux Friksy, c'est un motif pour vous intéresser en sa faveur; il est si beau de protéger l'innocence!.. M. de Fritzierne m'entendra; il est bon, il comblera mes vœux, et mon père une fois libre, nous partirons tous ensemble, nous accompagnerons, Henri et moi, notre ami Victor par-tout où il desirera porter ses pas. – Mais y penses-tu, interrompit Victor? pendant le temps que tu passeras au château de Fritzierne je serai bien loin, mon ami, si loin que tu ne pourras jamais me rejoindre. – Si loin, reprit Fritz! Eh! ne viens-tu pas avec moi revoir ton bienfaiteur, le baron de Fritzierne, et sa fille que tu adores? – Moi, grand Dieu! – Mon ami, je l'exige; oui, je t'emmène; c'est au château que nous nous rendrons tous les trois. Eh! quelle raison as-tu pour fuir des êtres qui te sont si chers?.. Tu n'as pas réussi, dis-tu, dans ta mission auprès de Roger; le baron t'a défendu de le revoir si tes sollicitations auprès du chef des indépendans ont été inutiles. Eh quoi! tu prendrais à la lettre quelques exclamations du dépit ou de l'indignation! Tu crois qu'on aurait la cruauté de te fermer l'entrée d'une maison où l'on a élevé, où l'on a chéri ton enfance? Aveugle Victor, rends plus de justice au cœur sensible et généreux de ton bienfaiteur! Penses-tu qu'il puisse se priver de toi avec autant d'indifférence que tu te sépares de lui? Je ne l'ai jamais vu; je ne le connais que d'après ton récit, et les éloges que tu en fais; mais un homme comme lui n'est point assez esclave des préjugés ni de l'orgueil, pour abandonner un enfant qu'il a élevé, parce que le sort injuste et tyrannique le poursuit: au contraire, Victor, c'est un motif de plus pour élever son ame, pour attendrir son cœur sensible, pour le forcer en un mot aux plus nobles procédés. Viens, Victor, viens, et crois-en l'heureux pressentiment qui me dicte ces conseils, plus sages et plus réfléchis que tu ne penses.

Ainsi parlait le bon Fritz; et Victor, qu'il ne pouvait persuader, frémissait toujours à la seule idée de rentrer au château de Fritzierne, au mépris des ordres du baron qui l'en bannissaient pour jamais. Victor, ainsi circonvenu par Fritz, qui voulait l'entraîner au château, et par Henri, qui jurait de le suivre par-tout, éprouvait des contrariétés qui enflammaient son sang et obstinaient son esprit: il résistait toujours; mais il n'avait encore que deux personnes après lui; il devait lui en arriver une troisième plus entêtée encore et plus difficile à repousser.

Au milieu de ces combats de générosité auquel se livrent nos trois amis, un bruit assez fort se fait entendre; on va, on vient, on court, on, s'écrie: Tu ne le verras pas… Une voix suppliante prononce ces mots: Menez-moi à votre capitaine! il m'entendra, lui; il verra que je dis la vérité. – Qui es-tu? – Je suis son domestique, vous dis-je; c'est moi qui l'ai élevé!..

Victor, que ces clameurs étonnent, croit distinguer la voix de Valentin; il s'avance, et l'apperçoit en effet: c'est Valentin qui, reconnaissant son maître, se débarrasse des mains des soldats qui le tiennent, et court se précipiter dans les bras de son jeune ami. Le bon Valentin est pendu au de Victor; il le serre étroitement; il pleure de joie; il s'écrie: Le voilà, le voilà; ils ne l'ont pas tué!..

Victor, ému, veut se débarrasser des bras de Valentin qui l'étouffe. Laisse-moi donc, lui dit-il, et dis-moi ce qui t'amène ici. – Rien, rien, répond Valentin en balbutiant, ce n'est rien que le desir de vous revoir… Là, vous voyez bien, vous ne pensiez pas à moi du tout, n'est-ce pas? Vous aviez oublié votre pauvre domestique: oh! voilà comme vous êtes; moi, je suis obligé de vous aimer malgré vous!.. Enfin, vous voilà! Je rêvais que vous étiez mort, assassiné; oui, mon cher maître, la nuit dernière, voilà que j'étais à peine endormi, lorsque je vois un gros chat noir qui semblait…

Victor interrompt Valentin qui va lui raconter son rêve: Mon ami, lui dit-il, abrège, les momens sont précieux: dis-moi donc comment tu as fait pour parvenir en ce lieu?

Valentin, qui s'est un peu remis, regarde autour de lui, apperçoit deux étrangers qu'il n'a pas encore remarqués, et reste interdit. Parle, reprend Victor, parle librement devant ces deux amis qui connaissent mes malheurs, et qui s'y intéressent. Que fait-on au château? Qu'y dit-on? Paraît-on s'y inquiéter de mon absence? Clémence, la belle Clémence écoute-t-elle les consolations de son père, de son amie? Mais parle donc, Valentin, si tu veux me prouver ton zèle et ton amitié.

Valentin, toujours étonné, lui répond: Si vous me faites tant de questions à-la-fois, je ne pourrai, voyez-vous, répondre à aucune. D'abord je ne pourrai jamais vous conter tout ça de point en point, ça ne finirait pas. Comment d'abord vous dire que notre jeune maîtresse pleure du matin au soir; que le jour, la nuit, elle ne quitte pas sa fenêtre, d'où elle jette les yeux, tant loin qu'elle peut, sur la Forêt de Kingratz qui paraît un point, mais où elle semble vous regarder, quoiqu'elle ne vous voie pas. Quand vous avez été parti c'était une désolation! M. le baron s'est renfermé chez lui, et n'en est sorti que vers le soir, pour prendre quelque légère nourriture. Clémence est restée chez madame Wolf, madame Germain du moins, moi, j'ai toujours ce nom de madame Wolf dans la tête: madame Germain donc l'a consolée et la console encore; mais la pauvre madame Germain a besoin elle-même de consolation. Hier, M. le baron est entré chez ces dames. Ma fille, a-t-il dit à Clémence, ranime donc ta force et ton courage. Il n'est pas encore décidé que tu ne reverras pas ton amant: il lui faut le temps de parler à Roger; et d'ailleurs, il est possible que Roger, s'il aime son fils, cherche à le garder quelques jours auprès de lui; c'est tout naturel: s'il revient, tu seras heureuse; mais s'il ne revient pas, je t'engage, mon enfant, à faire tous tes efforts pour l'oublier: je vais plus loin, je t'ordonne en ce cas, de renfermer ta douleur au fond de ton ame, afin de ne point agraver la mienne; oui, la mienne, ma chère fille! Penses-tu que je ne regrette point Victor? Crois-tu que je puisses oublier la tendresse respectueuse, toutes les vertus de ce jeune homme que j'ai élevé? Puis-je ne pas gémir d'avoir sauvé son enfance du malheur et de l'opprobre qui entourait son berceau, pour être forcé aujourd'hui de l'éloigner de moi, de le livrer aux hasards de sa destinée? Va, Clémence, sois ferme au milieu de ta tristesse: si tu ne dois jamais revoir Victor, surmonte tes regrets, et ne me prive pas à-la-fois de mes deux enfans!.. C'est comme cela qu'a gémi monsieur. On voyait qu'il souffrait; et, comme j'étais là, moi, il m'a parlé long-temps, mais long-temps, et cela avec sa bonté ordinaire; car vous savez qu'il m'aime beaucoup, M. le baron. C'est moi qu'il aime à rencontrer le premier tous les matins quand il descend dans son jardin: lui et moi, nous sommes toujours les premiers levés dans la maison, et c'est une habitude que j'ai prise du temps que j'étais… – Valentin, interrompit Victor, tu ne me dis point comment tu es venu ici. – Oh! m'y voilà. Quand j'ai entendu hier M. le baron parler comme cela à Clémence et à madame Germain, je me suis dit: Il faut que j'aille voir un peu ce que fait là-bas notre jeune maître; ça me tourmentait aussi de ne plus vous voir, oh! je n'y étais plus; c'est que je vous aime tant!.. Avec cela, le vilain rêve de cette nuit! Je me suis réveillé avec l'idée qu'il vous était arrivé un grand accident. Que sais-je, me dis-je, s'il est en prison chez ces voleurs, s'il souffre beaucoup, s'ils veulent le tuer, mon secours pourrait lui être utile; allons-y; et je suis parti sans dire bonjour à personne. Quand j'ai été dans la forêt, j'ai entendu plusieurs coups de sifflet, c'est ce que je demandais: ça m'a fait un plaisir extrême! Aussi-tôt ils sont venus trois ou quatre sur moi: ils n'ont pas voulu me voler, oh! pour cela, je suis trop honnête pour le dire; mais ils m'ont demandé ce que je faisais là; moi, je leur ai dit que je les attendais. – Pourquoi faire? – Pour me conduire à M. Roger, votre chef. – Que lui veux-tu?.. Enfin, que vous dirai-je, après bien des difficultés, ils m'ont amené ici. Mais ce qui me désespérait, c'est qu'ils ne voulaient pas croire que je vous connusse, et je suis sûr que si vous n'aviez pas paru, je serais encore là à me disputer avec ces gens-là qui sont très-grossiers et très-mal élevés. Enfin, je vous vois! Dieu-merci, il ne vous est rien arrivé de fâcheux, et maintenant je ne vous quitte plus.

 

Victor sourit d'abord du récit naïf de Valentin: ensuite il lui fit quelques légers reproches sur ce qu'il avait abandonné ses maîtres sans rien leur dire, ajoutant que son absence pouvait les plonger dans l'inquiétude. Bon, reprit Valentin, ils peuvent bien s'en douter, car hier j'ai dit quelques mots détournés qu'ils ont paru comprendre, et auxquels ils n'ont point répondu; c'était assez me prouver qu'ils me permettaient de venir vous rejoindre. Au surplus, qu'ils s'inquiètent, ou ne s'inquiètent point, je vous retrouve, et je vous suis par-tout où vous serez. Si vous retournez au château, j'y rentrerai avec vous; si vous n'y allez pas, j'accompagne vos pas en quelque lieu que vous les portiez. Dame, mon cher maître, je vous suis attaché; et si vous ne vous souciez pas de m'avoir pour domestique, moi je ne suis pas assez ingrat pour abandonner un si bon maître.

Voilà une nouvelle persécution pour Victor, qui brûle d'être seul livré à sa douleur. Il ne sait comment résister aux sollicitations de Fritz, de Henri, de Valentin: tous tes trois veulent suivre ses pas; comment fera-t-il pour les contenter? Victor cependant est né ferme et décidé; quand il a pris un parti, personne ne peut l'en faire changer; mais ici, c'est une lutte d'amitié; il parvient à la fin à faire entendre raison à ses trois amis; et, après bien des débats, il est convenu que Fritz se rendra avec Valentin au château de Fritzierne, où Fritz se fera connaître, et portera les derniers adieux de Victor, qui ne reverra plus cet asyle heureux de son enfance. Pour l'infortuné Victor, il ira voyager avec Henri; Victor portera sa douleur dans quelque coin isolé de la terre, où, loin de Roger, loin du baron, et sur-tout de Clémence, il s'efforcera, par des travaux journaliers, d'oublier son amante et son père. Victor est né pour être privé de tout ce qui peut être cher aux autres hommes; il ne peut vivre avec un père coupable; il n'ira pas s'offrir aux yeux du baron, implorer sa pitié, quand il connaît son inflexible, disons mieux, sa juste fierté: une seule ressource était offerte à Victor; celle d'attendrir Roger, de le forcer à sacrifier sa criminelle profession au bonheur de son fils; ce moyen n'a pas réussi: Victor n'a donc plus qu'à fuir son bienfaiteur dont il se rappelle les ordres, terribles sans doute, mais irrévocables. Telle est sa destinée, il s'y soumet, et n'a pas même la faiblesse d'en murmurer; tant il est vrai que la vertu trouve dans ses principes une force incalculable pour résister aux coups les plus cruels du destin qui la poursuit. Telle est la morale de Victor, morale qu'il a suivie jusqu'à présent, et qu'il aura plus d'occasions encore de suivre par la suite.

Victor voulait refuser l'or et les autres présens que Roger lui faisait parvenir par les mains de Henri; mais Henri fut moins scrupuleux que notre héros; il se chargea de cette petite fortune, dont tous deux pouvaient avoir besoin dans le cours des voyages qu'ils se proposaient de faire ensemble, et sans doute il était très-prudent de se ménager des ressources contre l'indigence.

Après avoir fait leurs préparatifs, Victor, Henri, Fritz et Valentin, sortirent du camp des Indépendans par le même souterrain qui les y avait vus entrer. Un des gens de Roger avait reçu de son maître l'ordre d'assurer leur retraite, qui se fit sans accident jusqu'à la sortie de la forêt, où leur guide les abandonna. Roger n'avait pas reparu, et sans doute il avait voulu s'épargner l'émotion d'une séparation qui lui coûtait beaucoup. Roger, au milieu de ses excès, avait de la grandeur et de l'élévation dans l'ame. Il aurait pu retenir son fils, s'opposer à son départ; il ne le fit point, et Victor sut intérieurement apprécier ce procédé d'un homme, à qui il ne pouvait reprocher le moindre mauvais traitement pendant le court séjour qu'il avait fait chez lui; au contraire, il avait été accablé des marques de sa tendresse; mais il ne pouvait lui pardonner sa naissance, et la seule idée de ses crimes le lui rendait à jamais odieux.

Victor sentit son ame se dilater en sortant de la forêt; il respira plus librement, et l'air lui parut être plus pur que celui du camp des Indépendans.

Pauvre Victor!.. tu viens de subir des épreuves bien cruelles!.. Tout ce que tu viens de voir a laissé dans ta tête une foule d'idées douloureuses que tu n'as pas la force d'approfondir. Te voilà libre, maintenant, et plus tranquille; mais quels nouveaux malheurs vont encore flétrir ta jeunesse!.. j'en prévois de cruels, d'inattendus, que je n'aurai peut-être pas la force de raconter à mes lecteurs… Mais, que dis-je? si tu as eu le courage de les supporter, je dois avoir celui de les transmettre à l'histoire… Pauvre Victor! que tu as encore à souffrir!

fin du tome troisième
7Roger ici manque de mémoire, car ce fut avant le combat du souterrain qu'il poignarda Adèle, s'il faut en croire le récit de madame Germain.