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Victor, ou L'enfant de la forêt

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»J'avais quitté la place fatale où je venais d'être témoin des derniers momens de mon père, et je marchais au hasard, sans savoir où j'allais, bien décidé cependant à n'aller chercher ni ma voiture, ni Claire, lorsqu'un homme passa dans une calèche: il s'arrête et me dit: Pardon, monsieur; n'est-ce pas vous qui m'avez acheté ce matin cette voiture et ce cheval, sur lesquels vous m'avez donné cinq louis d'arrhes? – Oui, monsieur, répondis-je en balbutiant. – J'allais à votre auberge, me répond le maquignon (je la lui avais en effet indiquée le matin); ne vous voyant pas venir, j'ai pensé que vous pouviez avoir quelque affaire, et qu'il était plus honnête que je me rendisse chez vous: donnez-vous la peine de monter près de moi…

»Nouvel embarras pour moi. Le maquignon me presse de monter dans une voiture que j'ai achetée; que faire? puis-je lui confier mes chagrins, mes nouveaux projets? Je monte, et je me laisse conduire, sans dire un mot, à l'auberge même où j'ai laissé Claire. Je lui parlerai, me dis-je, à cette jeune insensée; oui, je la ferai rentrer dans son devoir, et tous deux nous trouverons les moyens de cacher les préparatifs d'une fuite que je ne veux plus partager.

»Arrivé à l'hôtel garni, je paie le maquignon, qui se retire, et je monte chez Claire, que je trouve livrée à la plus grande inquiétude. Te voilà, mon ami, me dit-elle avec humeur? qu'as-tu donc fait, méchant? Il est deux heures; je commençais à craindre qu'il te fût arrivé quelque accident. – Oui, lui dis-je, il m'en est arrivé un affreux! – Dieu! conte-moi donc…

»J'allais lui retracer la scène horrible dont j'avais été témoin; mais la prudence et la honte me retinrent; je me contentai de lui faire une histoire que je terminai en lui disant que j'avais changé de dessein, que je ne pouvais l'accompagner.

»Qu'on juge du désespoir de cette jeune personne. Après m'avoir dit en pleurant qu'elle m'adorait, elle passa tout-à-coup des pleurs à la colère; elle m'accabla des noms de traître, de parjure; puis elle revint encore aux larmes et aux prières. J'étais ému; mais je lui résistais, et déjà je me flattais de l'emporter, lorsqu'elle s'écria avec le ton du désespoir: Tu me méprises, cruel, tu me détestes; eh bien! prends un poignard, plonge-le dans mon sein, dans ce sein qui porte un gage touchant de notre amour! Tu l'ignorais, parjure, que j'allais devenir mère; ce secret si doux, je me réservais à te le confier lorsque nous aurions été en sûreté, et pour te récompenser de ta constance. Immole l'enfant et la mère, qui ne peuvent exister sans toi, la mère sur-tout, qui te fait le sacrifice de ses parens, de son honneur, de tout ce qu'elle avait de plus cher. Barbare, ramène-moi dans cet état à mon père, à l'époux qu'il veut me donner! tu m'as mise dans la triste situation de rougir aux yeux de tous les hommes!..

»Claire tombe sur un siége, presque évanouie. L'aveu qu'elle vient de me faire dérange tous mes projets, et me rend à ma passion. Je suis père, me dis-je, et j'abandonnerais mon enfant et sa mère! Non, non, Claire est vertueuse, elle m'encouragera à être vertueux; ensemble nous pouvons tenir la promesse que j'ai faite aux mânes de mon père. C'en est fait, m'écriai-je; Claire, viens dans mes bras et partons.

»Claire oublia soudain tout son ressentiment; elle essuya ses larmes, me donna la main, et nous montâmes dans la voiture, derrière laquelle j'eus le soin d'attacher fortement la malle pleine d'argenterie, ainsi que celle qui contenait nos effets.

»Notre dessein était de passer en Angleterre. Nous voyageâmes de jour et de nuit, moi, toujours tourmenté de ma scène nocturne, Claire occupée seulement à me prouver la tendresse, et nous arrivâmes à Calais sans accident, sans nous être apperçus même qu'on nous eût poursuivis.

»Nous vendîmes nos effets, et nous restâmes ensemble, en bonne intelligence, environ une année, pendant laquelle l'enfant, dont elle avait bercé mon espoir, ne vint point au monde. Claire n'avait trouvé ce mensonge, disait-elle, que pour me déterminer à la suivre. Elle me faisait toujours beaucoup de questions sur les raisons qui m'avaient ainsi refroidi pour elle tout-à-coup pendant la cruelle nuit de notre départ. J'en revenais toujours à l'histoire que j'avais fabriquée alors, et j'étais parvenu, sinon à la convaincre, du moins à la réduire au silence sur cette affaire.

»Cependant, Claire se dérangeait sensiblement, et c'est sans doute ce que l'on devait attendre d'une femme dont la conduite avec son père avait été si condamnable. Claire voyait du monde; elle passait même les nuits entières à jouer sans moi. Sa conduite commençait à me donner de l'humeur, lorsqu'un jour elle rentra plus tard qu'à l'ordinaire, me regarda d'un œil sévère, et se contenta de me dire: Connaissez-vous un nommé Verdier?

»À ce nom de Verdier, je pâlis et frémis involontairement. Oui, lui répondis-je en balbutiant. – Il a connu votre père aussi. – Je le crois. – Vous avez bien fait, malheureux, de me cacher les crimes de votre père et sa mort honteuse, jamais je n'eusse pu vous aimer; mais je sais tout, et c'en est assez. Adieu…

»Claire me quitte à ces mots, et me laisse saisi d'horreur et d'effroi. Je passe la journée dans l'inquiétude, Claire ne revient point; la nuit s'écoule, elle ne revient point. Enfin deux jours après, j'apprends, par un mot d'elle, qu'elle a cédé aux vœux d'un mylord, et que jamais elle ne me reverra.

»Je n'avais plus d'argent; j'étais seul, et piqué d'avoir été quitté d'une manière aussi humiliante. Je résolus de m'en venger sur l'inconstante Claire, et je passai plusieurs jours à méditer une foule de projets, dont aucun ne m'aurait réussi, si le hasard ne m'avait servi à souhait, en m'envoyant un ami, ou plutôt un complice de mes fureurs.

»Un matin… Mais avant de te raconter, mon fils, ce singulier événement, je dois t'inviter à te reposer un peu des diverses émotions que mon récit a pu te faire éprouver jusqu'ici. Le tableau déchirant de la mort de mon père t'a sur-tout singulièrement affecté. Il est affreux enfin, et je te l'aurais épargné, si je ne me fusse imposé la loi de ne te rien cacher de tout ce qui m'est arrivé. Cela t'amènera insensiblement à la connaissance de mon caractère, et tu dois voir, jusqu'à présent, qu'il était plus faible que vicieux, j'entends faible pour me livrer au crime; car, dans les grandes affaires, j'ai su toujours déployer une fermeté, un courage, j'oserai même dire une grandeur d'ame peu commune à l'humanité; tu en auras des preuves par la suite; de mon récit».

Ici Roger s'arrêta, prit un verre d'une liqueur forte, en offrit à son fils, qui le refusa, et continua en ces termes après quelques momens de repos.

CHAPITRE IX.
VENGEANCE DIGNE DE LUI;
POLITESSE INTÉRESSÉE

«Un matin que je réfléchissais à la bizarrerie de ma destinée, et que je songeais à trouver quelques moyens nouveaux d'existence; je vis entrer chez moi ce même Verdier, dont Claire m'avait parlé; ce Verdier, l'ami de mon père, son confident, qu'on avait jeté autrefois en prison pour la même affaire qui avait conduit Walfein à la Bastille. Vous êtes sans doute étonné de me revoir, me dit-il; je viens jurer au fils l'amitié que j'avais vouée au père. – Vous, Verdier, libre et dans ces lieux! – Libre, mon ami, et prêt à vous servir. – Eh! qui vous a appris ma demeure? – Un incident que je vous dirai… Vous, avez-vous su la perte que vous avez faite? – Ah! Verdier, ne comblez pas mes regrets! – Comment avez-vous pu découvrir un événement qu'on a caché à tout le monde?

»Je fis part à Verdier du funeste hasard qui m'avait rendu témoin des derniers momens du baron de Walfein, et je lui demandai s'il savait pourquoi on avait pris tant de précautions pour ne point ébruiter sa fin tragique. Sans doute je le sais, me répondit-il, et ces sortes d'exécutions nocturnes se multiplient plus qu'on ne le pense en France; c'est un coup de la politique du gouvernement de ce vaste empire. Voici le fait. Le baron de Walfein, qui, toute sa vie, n'avait été qu'un intrigant, s'était mis, comme vous l'avez su, dans une fourniture de grains, de fourrages, &c. pour les troupes françaises: à la tête de cette compagnie de fripons étaient des ministres et même des grands seigneurs de la cour. La mine s'évente, la fraude est avérée, plusieurs de ces fournisseurs infidèles sont arrêtés; mais ce ne sont ni les plus fripons, ni les plus titrés. Votre père gémit long-temps dans une sombre forteresse. À la fin il est question de lui faire son procès; il est condamné, c'est-à-dire qu'il paie pour les autres; mais si son affaire a trop d'éclat, le peuple murmurera, demandera d'autres têtes qu'on ne peut lui donner: le baron de Walfein lui-même peut parler, compromettre des gens en place; les appeler à d'autres tribunaux: il est donc nécessaire qu'il soit sacrifié sans bruit; et sa mort est infamante, c'est sur la place même consacrée à l'opprobre qu'il doit périr, afin que les registres qui constateront sa mort, prouvent qu'elle a été déshonorante pour ses parens; s'il en a. Telle est, mon cher Roger, ajouta Verdier, l'explication du tableau douloureux qui a frappé vos regards; le malheureux baron ne vous savait pas si près de lui; il serait mort plus tranquille. Quant aux exclamations qu'il a faites, ne les attribuez qu'à la faiblesse de sa raison dans un moment si cruel; oui, ces conseils de vertu, de sagesse, qu'il vous donnait, sont les fruits d'une imagination troublée. Il n'y a pas de l'eau à boire, mon ami, en suivant ces sottes maximes de la vertu, que les hommes ont sans cesse en vénération, et qu'aucun d'eux ne pratique. Faites comme moi, Roger; je suis toujours le même train de vie, et je suis riche et heureux.

»Je demandai à Verdier comment il avait connu Claire. S'il faut vous l'avouer, me dit-il, je la rencontrai un jour dans une maison assez suspecte. Les riches Anglais qui ont besoin de femmes ou d'argent, y trouvent à satisfaire tous leurs desirs. On joue dans cette maison; c'est ce qui m'y attirait. Claire, je ne sais comment, vint à parler de Roger son ami: ce nom me frappa, je la pris en particulier; et pour lui mieux désigner le Roger que je connaissais, je lui parlai de votre père et de sa triste fin, présumant qu'elle savait tout cela: point du tout, elle l'ignorait, et je m'apperçus trop tard de mon indiscrétion. Claire s'emporta contre vous, jura qu'elle ne passerait pas vingt-quatre heures avec vous; et en effet je sus depuis qu'elle vous avait quitté pour vivre avec mylord Kingham, le plus lourd et le plus sot seigneur de toute l'Angleterre. C'est par Claire encore que j'ai su votre adresse, et je me suis empressé de venir vous voir pour vous consoler et vous offrir mes services.

 

»J'embrassai Verdier, dont l'appui me devenait si nécessaire; et nous réglâmes ensemble des plans de conduite, qui me répugnèrent d'abord, mais que sa morale, qui était assez de mon goût, me fit adopter. À quoi bon se gêner, me disait Verdier, pour demander aux autres ce qu'ils ont de trop, et ce dont nous n'avons pas assez? L'excès du bien des riches appartient de droit à l'indigent, et si l'on ne l'obtient pas de bonne volonté, il faut le demander de force.

»Je fus de son avis, et dès ce moment, je roulai dans ma tête le vaste projet que j'ai exécuté depuis, lorsque les circonstances me l'ont permis. Pour l'instant, je ne songeai qu'à me venger de Claire, et nous en trouvâmes, nous deux Verdier, les moyens. Plusieurs amis communs, qui furent mis dans le secret, promirent de nous aider; et ce fut Verdier qui se chargea d'attirer la victime dans le lieu du sacrifice. Verdier était grand, bien fait, et encore aimable, quoiqu'il ne fût plus dans la première jeunesse: Verdier fut chargé de faire une cour assidue à l'ingrate Claire, sans lui dire qu'il me voyait. Verdier réussit; au bout d'un mois il fut en état de nous annoncer qu'il avait obtenu un rendez-vous; que la belle devait se trouver, le soir même, derrière les murs d'Hyde-Park, où il lui avait promis de la conduire dans sa petite maison de Saint-James. Aussi-tôt nous nous distribuâmes nos rôles, que nous jouâmes à merveille.

»Il était environ onze heures du soir lorsque Verdier fut chercher sa belle, qui l'attendait déjà depuis une demi-heure. Verdier fait l'empressé auprès d'elle; il brûle d'amour, il voudrait obtenir sur-le-champ le gage flatteur de la tendresse de Claire; Claire résiste. Dans votre petite maison, lui dit-elle, on verra ce qu'on pourra faire pour vous. Verdier la fait monter à côté de lui dans sa calèche, qu'il fait voler; et, au lieu de la conduire dans une petite maison (car il n'en a point), c'est à deux milles de Londres, dans un petit bois touffu où nous l'attendions, qu'il nous amène cette beauté facile. Claire s'apperçoit trop tard qu'elle est prise pour dupe; elle crie, elle verse des larmes, accable d'injures son compagnon de voyage; mais son désespoir redouble quand elle me reconnaît: nous étions six, tous armés d'un excellent fouet de poste, avec lequel nous nous proposions de la faire danser6. Je m'empare d'elle, et après lui avoir reproché son inconstance, je lui applique sur les épaules un premier coup qui est soudain suivi de mille autres, que lui prodiguent mes camarades. Claire tombe bientôt à terre, épuisée de douleur, et poussant les plus longs gémissemens. Alors pour lui ôter les moyens de plaire à d'autres, et de les tromper comme elle m'avait trompé, nous lui coupâmes le nez, les oreilles, et une partie des joues… Tu frémis, Victor! Ne m'accuse pas de cette cruauté, je n'en étais pas capable: ce fut Verdier, qui, malgré moi, et pour s'amuser, fut chargé par les autres de cette expédition, dont, je l'avouerai néanmoins, je finis par rire comme eux.

»Cependant nous allions abandonner la victime sur la place même où elle perdait son sang, lorsqu'un homme seul, et qui paraissait descendu d'une calèche arrêtée plus loin, vint droit à nous. Nous crûmes d'abord que c'était quelque passant attiré dans ce lieu par les cris de l'infortunée Claire; mais notre surprise et notre joie redoublèrent, lorsque Verdier nous dit qu'il le reconnaissait, que c'était le gros mylord Kingham, le nouvel amant de Claire. Mylord Kingham, jaloux de son amante, l'avait suivie de loin à Hyde-Park; la voyant là monter avec un inconnu dans une calèche, il avait pris la même route que Verdier; mais effrayé de voir tant de monde autour de Claire, il s'était tenu à l'écart jusqu'au moment où, indigné des cruautés qu'on exerçait sur cette femme, il s'était montré croyant en imposer par sa présence. Il est vrai que sa vue nous déconcerta d'abord un peu; mais l'intrépide Verdier, se remettant bientôt, résolut de se divertir encore aux dépens du nouveau venu. Il força mylord à se déshabiller; puis sa seigneurie subit, comme sa triste amante, la peine de la flagellation, à laquelle nous nous bornâmes.

»Cela fait, nous le laissâmes gémir à côté de sa maîtresse, et nous nous servîmes de sa calèche, que nous joignîmes aux nôtres, pour fuir à la hâte le petit bois où nous avions poussé la raillerie un peu plus loin qu'il ne fallait. Nous le sentîmes après, mais trop tard. Mylord Kingham avait du crédit; il avait été battu; Claire était défigurée pour sa vie: on pouvait nous faire un très-mauvais parti. Nous résolûmes de fuir tous les sept, d'abandonner l'Angleterre, pour aller exercer nos talens dans un autre pays, et de ne jamais nous séparer: je dis exercer nos talens, car plusieurs d'entre nous en avaient. Je ne sais lequel, par exemple, avait eu l'adresse de dépouiller mylord Kingham de son or et de tous ses bijoux. Il nous le dit en riant après, et nous offrit cordialement un partage que nous acceptâmes.

»Je me trouvai donc associé, en quelque façon malgré moi, à ces gens peu délicats, dont les principes, qui ne me plurent pas d'abord, devinrent bientôt les miens; et nous vîmes ensemble l'Espagne, l'Italie, tous les royaumes d'Europe, où nous nous amusâmes tout uniment à détrousser les passans. Je sentais bien que j'étais voleur en petit, et qu'alors c'était un mal: il faut l'être en grand, me dis-je, ou ne pas l'être du tout. C'était toujours mon projet de former une troupe formidable, et de me mettre à sa tête; mais il fallait des moyens pour cela, et je n'en avais pas encore assez. Notre troupe néanmoins s'était considérablement augmentée, et je commençais à la discipliner: il n'était plus question de voler un simple passant, encore moins de tuer ou même de blesser, ce que je ne me suis jamais permis qu'à mon corps défendant; mais c'était particulièrement l'adresse qu'il fallait employer pour extorquer des sommes d'argent des uns, ou des bijoux des autres. Cependant, comme il nous arrivait souvent que l'un de nous tombait entre les mains de la justice, et que nous avions à craindre son indiscrétion, nous passions alors dans un autre empire, comme ces oiseaux passagers qui, fuyant les frimas, vont chercher le printemps de contrée en contrée. Une affaire semblable nous fit quitter la Suisse; et comme il ne nous restait plus que la France et l'Allemagne à parcourir, nous nous décidâmes à voir d'abord la France, et à regarder l'Allemagne, dont la police était bien plus relâchée que par-tout ailleurs, comme une retraite paisible pour nos vieux jours.

»Je rentrai donc en France, avec la troupe dont alors je n'étais point le chef; c'était Verdier qui la commandait, et qui s'en acquittait en homme de tête. Je t'avoue que mon cœur se serra en revoyant Paris, non dans la crainte d'être recherché pour l'enlévement de Claire (il y avait dix ans qu'on m'avait perdu de vue, et j'étais singulièrement changé); mais par le souvenir de mon père. Je me rappelais ses derniers momens; et, loin d'avoir suivi ses sages conseils, je me voyais dans une carrière bien propre à m'attirer une fin aussi funeste que la sienne. Tout cela me fortifiait dans le dessein, que je nourrissais, de me mettre au-dessus des loix par des forces imposantes, et au-dessus de ma conscience par des formes dignes d'un philosophe ennemi des grands, mais protecteur du pauvre et ami de la nature. Verdier, quoique doué d'un très-grand sens, était incapable d'entrer dans mes vues: il n'avait point de délicatesse, point de principes stables; il était d'ailleurs cruel et intéressé: c'était assez pour ne jamais devenir un grand homme. Il est vrai que j'étais son conseil, son ami, aussi maître que lui dans la troupe, et que mes sages avis arrêtaient souvent la fougue de son caractère, faux, d'ailleurs, et peu constant dans son amitié.

»Cependant, après avoir gagné beaucoup dans Paris, nous sentîmes qu'il était bientôt temps de quitter cette capitale, dont nous étions l'effroi. On commençait les spectacles à trois heures, pour éviter qu'on rentrât tard chez soi. Le soir, on ne rencontrait personne que nous dans les rues: nous cassions les lanternes, et par le moyen de l'obscurité la plus profonde, que nous savions nous procurer ainsi, nous attaquions jusqu'aux gens de la police qui fuyaient devant nous.

»Ce joli petit métier ne pouvait durer long-temps. À tout moment je proposais, au conseil, de partir pour d'autres provinces: le jeu plaisait trop à ces messieurs pour le quitter si-tôt; ils ne m'écoutaient pas, reculaient toujours le départ que je pressais; et bientôt, hélas! l'expérience prouva que j'avais raison de craindre. Voici ce qui nous arriva un jour.

»Nous tenions, régulièrement tous les matins, un conseil dans le bois de Boulogne, bois très-touffu, isolé au milieu des champs, et situé à trois quarts de lieue de Paris. Un jour Verdier manque au conseil: chacun de nous, ignorant ce qu'il est devenu, cherche sa trace, et le lendemain il ne paraît pas encore. Pour le coup, l'inquiétude nous saisit, et nous convenons, si Verdier est encore absent tout le jour, de partir tous au milieu de la nuit, et de nous réunir, dans la forêt d'Anet, par des chemins détournés. Je rentre chez moi, accablé de tristesse, et craignant, au moindre bruit que j'entends, de voir entrer des estafiers disposés à m'arrêter… La matinée entière se passe, et je commence à craindre qu'en restant chez moi, il soit plus facile aux gens de la police de me trouver, en cas que Verdier soit entre leurs mains, qu'il ait nommé ses complices, et qu'on me cherche. Je descends donc, tremblant, dans le dessein d'errer à l'aventure en attendant la nuit qui doit, ou détruire mes craintes, ou couvrir ma fuite: une femme, âgée et respectable, qui demeurait au-dessous de moi, me fait appeler: je connaissais cette dame comme une excellente voisine, qui m'avait rendu souvent des petits services, sans se douter de l'état dangereux que je professais. J'entre chez elle, croyant qu'elle va m'apprendre qu'on épie mes démarches: c'est tout le contraire, ce sont des consolations qu'elle me demande, à moi, à moi dont le courage chancelant a besoin d'être raffermi!

»Je trouve cette dame au lit, plongée dans le plus grand abattement. Mon cher voisin, me dit-elle d'une voix faible, vous m'avez inspiré de la confiance, et je veux vous en donner une preuve. Vous me connaissez peu: vous savez cependant que je vis seule, retirée, sans domestique, que ma faible fortune ne me permet pas d'avoir, sans autre société enfin qu'une vieille parente qui demeure à deux pas d'ici, et chez laquelle je vais passer mes soirées. Écoutez, écoutez le récit affreux de ce qui m'est arrivé cette nuit, et daignez me donner des conseils sages et prudens sur la conduite que je dois tenir?

»Mon trouble était extrême, et cette dame me proposait de partager le sien! Peu s'en fallut que je ne la quittasse sur-le-champ, en prétextant quelques affaires pressantes, pour ne pas entendre son histoire, que je présumais être un véritable radotage. La suite me prouva que j'avais très-bien fait de lui témoigner de la complaisance. Je m'assis près d'elle, et la priai de parler, ce qu'elle fit en ces termes.

«Je revenais hier soir, mon cher voisin, de chez la parente en question: je m'étais attardée, il est vrai; il était huit heures, et vous savez qu'il y a tant de voleurs aujourd'hui, qu'il est imprudent à une femme seule de rentrer trop tard. Je revenais enfin, lorsqu'au détour de cette rue, deux hommes, pris de vin, m'accostent, et me croyant apparemment plus jeune et plus jolie, veulent à toute force m'emmener chez eux, en me tenant des propos que la pudeur m'empêche de vous rapporter. Je me débats, ils insistent; je crie, ils veulent me fermer la bouche; enfin je ne sais ce que je serais devenue sans un passant, un homme fait, d'un extérieur très-décent, qui vient à mon secours, tire son épée, et met en fuite les deux agresseurs. J'étais restée sans mouvement, appuyée contre une borne; l'inconnu vient à moi, remet son épée dans le fourreau, ôte son chapeau, et me prenant doucement la main: Madame, me dit-il, je me trouve bien heureux que le hasard m'ait fait passer ici assez à propos pour vous tirer des mains de deux misérables qui vous insultaient. – Monsieur, lui dis-je, bien rassurée, je ne sais comment vous prouver ma reconnaissance. – Vous plaisantez, madame, ma récompense est dans le faible service que j'ai eu le bonheur de vous rendre. Cependant, madame, comme ces coquins ne sont pas loin, et qu'ils pourraient encore vous attaquer si je vous quittais, permettez-moi de vous offrir mon bras jusqu'à votre demeure. – Ah! monsieur, combien vous m'obligez! je n'aurais pas osé abuser à ce point de votre complaisance. – Daignez la mettre, madame, à toutes les épreuves, et je vous jure que vous ne pourrez jamais la lasser.

 

»Je prends le bras du généreux inconnu, et nous arrivons ensemble, en causant avec intérêt sur divers points, jusqu'à la porte de l'allée de cette maison, que j'ouvre avec mon passe-par-tout… Permettez-moi, ici, mon cher voisin, de reprendre haleine. Le trouble où m'a jetée l'incident qu'il me reste à vous raconter, est encore trop violent, et je crains qu'il ne me conduise au tombeau…».

«Ici ma voisine se repose un moment, puis elle continue ainsi son récit, qui, jusques-là, m'intéressait fort peu».

6Je prie le lecteur de se souvenir que c'est Roger, un chef de brigands, qui parle.