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Victor, ou L'enfant de la forêt

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»Je vous laisse, mes amis, calculer le nombre de réflexions cruelles qui vinrent m'assiéger. Je vous demande, s'il est une position plus triste, s'il est état plus déchirant!..

»À peine apperçois-je un rayon détourné du soleil qui vient d'éclairer tant d'horreurs!.. Je me livre à mes regrets, je gémis, je crie, je pleure, j'appelle… Rien… Un silence effrayant… Je passe ainsi deux jours, livrée au plus violent désespoir, sans voir personne, sans autre nourriture qu'un pain grossier et une cruche d'eau, qu'on a déposés en même temps que moi dans cette obscure prison!..

»Enfin, on ouvre mon cachot… Est-ce la mort qu'on m'apporte, dis-je d'un ton ferme? Non, me répond une voix affectueuse, c'est votre liberté, c'est le bonheur!

»Quelle voix! je la reconnais; oui, c'est celle de Roger. Quoi! m'écriai-je, vous ici, monsieur! – Oui, me répond Roger (car c'était lui); j'ai eu le bonheur de découvrir la prison où ces scélérats vous avaient plongée… Ils ne sont plus, vous êtes libre, et je viens vous rendre à votre amie. – Adèle… – Est chez moi. – Chez vous! – Avec ma mère. – Votre… – Adèle est maintenant mon… épouse. – Ciel! elle est?.. – Sortez; une voiture nous attend; je vous conterai tout cela: mais allons la rejoindre; elle meurt d'impatience de vous embrasser.

»Étourdie plus que jamais de tant de coups qui viennent me frapper ensemble, entraînée d'ailleurs par le vif desir de revoir mon amie, mon imprudente Adèle, je monte, avec Roger qui me soutient, une vingtaine de degrés, et je me trouve, ô surprise! dans la même forêt d'Anet, à la porte d'un petit pavillon inhabité, et dont mon cachot ne formait qu'une espèce de cave ou de fondation. C'était-là, me dit Roger, que ces voleurs vous avaient renfermée; je les ai découverts, et je les ai fait mettre tous entre les mains de la justice; cette forêt en est purgée.

»Je ne pouvais lui répondre; je ne savais plus, s'il était vertueux ou criminel; je ne savais plus où j'étais moi-même.

»Nous montâmes ensemble dans sa calèche; il commençait à faire nuit: nous voyageâmes pendant plus d'une heure, et nous nous arrêtâmes, dans l'obscurité, à la porte d'une auberge isolée dans la campagne, mais hors de la forêt; et très-peu éloignée d'un village qu'on appercevait au loin.

»Il me raconta en route, que, passant par hasard dans la forêt d'Anet, au moment où les voleurs nous attaquèrent, il eut le bonheur au moins de sauver la vie à la jeune Adèle, ne pouvant m'arracher en même temps des mains des autres brigands qui se sauvèrent à son approche, et m'entraînèrent, évanouie, dans leur repaire. Je l'interrompis là, pour lui reprocher le meurtre de Michel… Que me dites-vous là, s'écria-t-il! De quelle horreur m'accusez-vous? Ah ciel! moi!.. Ce pauvre garçon! je l'ai tant pleuré!.. C'est mon domestique qui, le voyant courir vers moi, le prit pour un des voleurs qui vous attaquaient, et lui cassa la tête, sans que j'eusse le temps de prévenir ce funeste accident! Enfin, continua-t-il, je mis la jeune Adèle, évanouie comme vous, sur mon cheval, et je la transportai dans cette maison, où je venais retrouver ma mère, ma respectable mère, qui courait, hélas! après un fils dont l'absence allait causer sa mort!.. Adèle, reconnaissante du service que je lui ai rendu, cédant d'ailleurs à la force de mon amour, aux sollicitations de ma mère, m'a donné la main… Elle vous dira peut-être que j'ai employé quelques violences pour l'obtenir, cette main si chère; mais ne l'en croyez point: et d'ailleurs, un amour impétueux est un tyran qui subjugue, qui entraîne, et peu de femmes savent inspirer une pareille passion.

»Je me taisais, suffoquée par la colère et l'indignation; je ne pouvais concevoir Adèle, ni Roger, ni moi-même!.. Nous entrâmes enfin dans cette auberge, où, dans un appartement écarté, le spectacle le plus déchirant vint frapper mes yeux».

CHAPITRE XI.
EXPLICATION DES NUITS DE LA FORÊT

«Que vois-je, sur un lit de douleur! mon Adèle presque expirante. Un ecclésiastique est à ses côtés; une vieille femme, sans doute la mère de Roger, lui soutient la tête et paraît sangloter. Ô mon amie, m'écriai-je, en me précipitant sur la main d'Adèle!

»Elle me reconnaît: J'allais mourir, me dit-elle, si je ne vous eusse vue. Vous voilà! vous m'êtes rendue!.. Oh! que vous avez dû souffrir, si, vous avez ressenti ce que j'ai éprouvé depuis notre séparation. – Chère et infortunée Rosange!.. – Ma bonne Sophie! – Mon amie! – Prie-les de se retirer: leur présence m'importune.

»Roger verse quelques larmes, et emmène l'ecclésiastique dans une autre pièce: mais la vieille veut absolument rester; elle prétend que sa bru, que sa chère fille ne doit point avoir de secret pour elle. Cette vieille me paraît tellement ridicule, que je ne puis retenir un sourire de mépris dont elle s'apperçoit, et qui va la fâcher si son fils ne l'appelle. Elle sort, en murmurant entre ses dents, et nous laisse seules.

»T'a-t-il appris, Sophie, me dit Adèle?.. – Quoi! dois-je croire, ô mon amie, que vous ayez pu consentir à épouser… – Il l'a fallu. Approche-toi, et juge de mon affreuse situation. Roger m'aime; oh! il m'aime de bonne-foi; et moi, je l'adore! que dis-je, oui je l'adorais! tu as ignoré jusqu'à présent ce fatal secret; pardonne, pardonne, ô mon amie! si j'ai fait une faute, une seule faute, hélas! j'entrevois que j'en serai bien punie. Il m'avait vanté souvent les sites du parc d'Anet; je desirais le voir: Eh bien! me dit-il, j'attends ma mère, tel jour; je dois même aller au-devant d'elle: choisissez ce jour-là pour votre promenade; nous nous y rencontrerons peut-être, et j'aurai encore le bonheur de vous voir!.. J'accepte le jour indiqué; je te presse, Sophie, de lier cette partie; tu y consens; et voilà que des voleurs nous attaquent dans la forêt. On te sépare de moi; un homme se présente, c'est Roger; il fond sur les brigands qui me tenaient: Scélérats! leur dit-il, lâchez votre proie, ou vous êtes morts!.. Je ne sais quelle terreur s'empare de ces misérables; ils se sauvent tous, et me laissent, sans mouvement, entre les bras de Roger qui s'empresse, ainsi que son domestique, de me secourir!.. J'ouvre les yeux, et je me trouve devant Roger qui me soutient, assis tous deux sur un cheval que son domestique mène doucement par la bride. Je demande Sophie; on m'apprend que je l'ai perdue, et l'on m'amène ici, livrée aux regrets les plus douloureux. Une femme se présente; une femme âgée et respectable, c'est la mère de Roger; elle veut me consoler, c'est en vain; je ne pense qu'à mon amie, et je pleure!.. Sur le soir on m'apprend la mort de mon pauvre Michel, tué par accident; pour le coup la fièvre s'empare de mon sang qu'elle brûle; on me met au lit, et le transport le plus violent vient agiter mon cerveau… Hier matin, Roger entre dans cette chambre où sa mère m'avait gardée pendant la nuit; il était suivi d'un ecclésiastique. Roger s'approche de mon lit, tire un poignard… Je frémis!.. Ne craignez rien, me dit-il, c'est contre mon sein seulement qu'est dirigée cette arme meurtrière, si vous vous refusez à mes vœux. Écoutez-moi, Adèle; je suis noble, mais je suis sans fortune; jamais votre père ne m'accordera votre main… Donnez-la-moi, cette main précieuse, il me la faut. C'est en présence de ma mère, c'est entre les mains de ce ministre des autels que nous allons jurer de nous aimer comme époux! Adèle, pensez-y bien; je me perce à vos yeux de ce fer homicide, si vous ne consentez sur-le-champ à devenir mon épouse…

»Vous jugez de mon trouble, chère Sophie, continua mon amie! Eh quoi, barbare Roger! tu choisis le moment où, privée de mon amie!.. Est-il possible de persécuter plus cruellement une femme! Roger me presse toujours de consentir à cette union: il tourne le poignard contre son cœur; sa mère veut arrêter son bras: Laissez-moi, s'écrie-t-il, je meurs, si je ne l'obtiens!.. La mère tombe évanouie sur un siége; l'ecclésiastique me presse: Allons, mon enfant, me dit-il, c'est un homme qui vous adore! Voulez-vous être cause de sa mort!.. J'étais malade, ma Sophie: j'étais absorbée par la douleur, je croyais avoir perdue pour toujours!.. Je n'attendais moi-même que le trépas; je voyais un homme prêt à se tuer de désespoir, et je l'aimais!.. Eh bien! lui dis-je, prends donc ta victime: mais tu n'en jouiras pas long-temps; le tombeau te la dispute, et va t'en séparer bientôt… À peine eus-je achevé ces mots, que la mère recouvre sa raison; Roger se précipite sur ma main qu'il couvre de baisers, et l'ecclésiastique se met à faire je ne sais quelle cérémonie très-courte, après laquelle il nous annonce que nous sommes mariés. Absorbée par tant de secousses à-la-fois, je tombe dans un profond assoupissement, pendant lequel j'ignore, hélas! jusqu'à quel point Roger a pu abuser de ses droits d'époux… Le soir, je me trouve dans ses bras que je n'ai pas la force de repousser, et l'on me rend à la vie, à l'espoir, en m'apprenant qu'on a découvert les traces des brigands qui vous ont enlevée. Je presse, je supplie Roger; je lui annonce que je meurs s'il ne vous retrouve… Il me le promet, et ce matin, il se met en route pour vous retirer des mains des malheureux qu'il a dû livrer à la justice. Je vous embrasse enfin, ma Sophie, et vous me revoyez mariée, hélas, loin de vous, sans le consentement de mon père, de mon père que je ne puis plus revoir, jamais!.. Oh! les traîtres, ils ont abusé de ma jeunesse, de mon inexpérience, de mon fol amour, de la faiblesse de ma santé, de tout, de tout! Je suis leur victime, leur esclave! Ils peuvent m'emmener par-tout, faire de moi tout ce qu'ils voudront: je ne leur demande qu'une grace, c'est de ne jamais me séparer de ma Sophie!

»Ainsi parla mon amie, et je vis au trouble de sa narration, au désordre de ses idées, que sa raison était un peu aliénée par tous les coups qu'on venait de lui porter. Vous jugez de l'excès de ma douleur et de mon indignation: je ne doutais pas un moment que la mère de Roger, et peut-être le prêtre lui-même, ne fussent supposés pour abuser de la crédulité d'une enfant. Je soupçonnai même le perfide Roger d'avoir arrangé le complot des voleurs dont il était peut-être parfaitement connu. Toutes ces idées se présentèrent en foule à mon imagination, et me pénétrèrent d'une secrète horreur; mais le mal était fait; mon amie était déjà assez accablée: pouvais-je ulcérer encore son cœur en lui faisant part de mes conjectures? c'eût été l'achever! Je me contentai, pour le moment, de la consoler, d'adoucir ses regrets, de veiller sur sa santé, de contribuer, par ma présence, qui lui était si chère, à son rétablissement, et je me promis d'attendre du temps et de mes remarques, pour être sûre de la perfidie de Roger, ainsi que de ses complices, d'en faire part alors à mon amie, et de prendre ensemble un parti.

 

»Lorsque je me trouvai seule avec Roger, je lui fis tous les reproches que méritait sa conduite, sans toutefois lui faire connaître les soupçons que je formais sur sa prétendue mère, et sur ses liaisons avec les voleurs de la forêt. Il convint, avec moi, qu'il avait choisi une circonstance peu favorable pour engager Adèle à lui donner sa main; mais il se rejeta sur la violence de son amour. Maintenant, ajouta-t-il, elle est ma femme; vous êtes son amie, je vous laisse libre de rester en France, ou de l'accompagner; mais je vous avertis que je l'emmène en Allemagne, ma patrie, et que nous partons après-demain.

»Roger se retire après ce peu de mots, et me laisse pétrifiée… Il l'emmène en Allemagne, et sans revoir son père! Son père! qu'ai-je dit osera-t-elle se présenter à ses regards, l'oserai-je moi-même? n'est-ce pas à moi qu'il a confié sa fille? ne m'a-t-il pas rendue responsable de ses mœurs et de sa main dont elle a disposé?.. Jamais, jamais je ne pourrai supporter le poids de sa colère… Que dois-je donc faire?.. accompagner par-tout mon Adèle, écrire à son père, et sur-tout tâcher de faire différer le départ de Roger. Ce parti pris, j'écris à monsieur de Rosange; je lui avoue la faute de sa fille, mes torts, et je lui fais part du voyage projeté par l'époux d'Adèle; cet époux perfide, je le lui nomme, et je l'engage à employer tout son crédit pour faire rompre ce mariage, sans doute illégal; je lui promets de lui donner souvent de nos nouvelles, et de lui faciliter tous les moyens de reprendre les droits qu'un père doit avoir sur sa fille.

»Quand cette lettre fut faite, je pris le parti d'attendre qu'il passât un voiturier quelconque pour l'en charger, n'osant pas la confier aux gens de Roger, gens d'assez mauvaise mine d'ailleurs, ni aux valets de l'auberge, dans la crainte qu'elle soit interceptée. Je ne dis pas non plus à mon amie que je venais d'écrire à son père, et, comme elle était très-faible, j'espérai gagner quelques jours auprès de Roger pour l'engager à différer son voyage. Vain espoir! Le même soir Roger rentra pâle, égaré et entièrement défait. Sa prétendue mère lui demanda ce qu'il avait, il ne lui répondit pas; mais il nous déclara à tous que cette nuit même nous partions pour l'Allemagne. En vain lui représentai-je qu'Adèle et moi nous avions des affaires à terminer en France, qu'il fallait absolument que je retournasse à ma maison de Dreux, où j'avais des effets précieux… Retournez-y, me répondit-il brusquement: je n'ai pas besoin de vous; mais pour Adèle, elle ne me quittera pas: elle peut se passer d'ailleurs de vos effets et des siens; j'ai là-bas des moyens de fortune suffisans pour elle, pour vous et pour moi.

»Adèle lui fit à son tour mille objections qu'il n'écouta point; elle pleura, parla de son père; il lui tourna le dos, et fut s'enfermer avec huit à dix hommes d'une figure repoussante, et qui, comme lui, devaient faire, mais séparément, le voyage d'Allemagne. Quand je fus seule avec Adèle, je crus qu'il était temps de frapper les grands coups, afin de l'engager à fuir avec moi, à nous échapper des mains de Roger par tous les moyens possibles. Je lui fis donc part, et des renseignemens donnés à Michel sur un fameux voleur, à l'hôtel du Paradis, renseignemens qu'elle ignorait, et de toutes mes conjectures sur l'aventure de la forêt, sur la mère, sur l'ecclésiastique qui ne paraissait plus dans la maison, et que j'avais tout lieu de croire des gens supposés. Adèle m'écouta avec la plus grande attention: elle frémit d'abord; mais bientôt elle me calma, et chercha même à détruire tous mes soupçons. Que tu es injuste, me dit-elle, Sophie! peux-tu penser de pareilles horreurs d'un homme que je ne crois pas d'ailleurs très-délicat, mais que je jure être incapable de tant de bassesses! Les voleurs de la forêt, c'est lui qui les a chassés, qui m'a sauvée, arrachée de leurs mains, et tu supposes!.. Ah! Sophie, Sophie, je ne reconnais là ni ton cœur ni ta raison! Il est vrai que sa mère me paraît être une vieille folle, sans usage comme sans éducation; il est vrai aussi que Roger est un homme très-dissimulé, qu'on ne sait rien de ses affaires; que je n'ai jamais rien compris à son arrivée dans cette auberge, où se trouvent, à point nommé, sa mère et un ecclésiastique: il est encore vrai que tout est mystérieux dans sa conduite, comme dans le genre de monde qu'il fréquente; mais si cet homme est dissimulé, est-ce une raison pour le croire un vil scélérat? il m'aime, Sophie, et l'amour n'entre point dans le cœur des êtres dégradés par le crime.

»Ainsi me parlait Adèle. Adèle était prévenue, aveuglée par l'amour! Je renonçai au projet de lui faire entendre raison, et même à celui de l'engager à fuir son séducteur. Elle pleurait, elle parlait de son père qu'elle ne reverrait jamais, des mânes de sa vertueuse mère qu'elle outrageait dans son tombeau: elle sentait tout le poids de sa chaîne; mais elle était déterminée à la porter. Malheureuse! elle me forçait à la consoler, quand mon seul projet était de l'éclairer.

»Que vous dirai-je enfin? Nous partîmes à minuit, et nous quittâmes pour jamais la France, où nous abandonnions un père, qui bientôt devait accuser sa fille, m'accuser moi-même, et mourir de douleur… Nous n'étions que quatre dans la voiture: Roger, sa mère, mon Adèle et moi. Mon Adèle, faible et souffrante encore, me faisait craindre à tout moment qu'elle ne pût supporter les fatigues du voyage. Elle les souffrit enfin, et je vous abrégerai tous les détails fastidieux d'une route longue et souvent coupée par des repos, pour vous faire arriver avec nous à Vienne en Autriche, où nous séjournâmes quelque temps. Roger, qui avait pris un tel ascendant sur nous, que d'un seul regard il nous subjuguait, nous avertit que nous partirions sous quelques jours pour Prague, où il comptait se fixer. Tant que nous fûmes à Vienne, nous ne le vîmes presque point; il sortait avant le jour, et ne rentrait que le soir, souvent très-fatigué, et presque toujours accompagné de quelques étrangers avec lesquels il s'enfermait pendant une partie de la nuit. Cette conduite qui confirmait mes horribles soupçons, fit aussi trembler son épouse; elle lui en fit des reproches: il lui répondit qu'en temps et lieu elle saurait ses secrets. Nous partîmes enfin pour Prague, où nous passâmes huit jours, pendant lesquels Roger se conduisit comme à Vienne. Pour cette fois Adèle, qui dissimulait ses terreurs avec moi, m'ouvrit tout-à-fait son cœur; elle m'avoua, en versant un torrent de larmes, qu'elle craignait que ce que je lui avais dit en France ne fût que trop vrai. Ce n'était pas le moment de lui faire des reproches de son peu de confiance, je fis tous mes efforts pour la rassurer; mais le moment approchait qui devait éclaircir tous nos doutes.

»Une nuit, nuit d'horreur et d'effroi, Roger nous éveilla brusquement. Il faut partir, nous cria-t-il, et vous préparer à un nouveau genre de vie… Nous frémissons… À peine habillées, il nous fait monter, sans dire un seul mot, dans une espèce de chaise à porteurs. Une troupe d'hommes à cheval, et armés jusqu'aux dents, nous entoure: Roger lui-même se met à leur tête, et, après plusieurs heures de marche, nous arrivons dans une forêt. Un souterrain devient notre asyle, et Roger nous annonce qu'il est nommé chef d'une troupe d'indépendans. Adèle, tremblante, a la naïveté de lui demander l'explication de ce mot; il la lui donne en riant, et le rideau qui voilait ses crimes tombe tout-à-fait devant nos yeux.

»Je ne vous peindrai point notre douleur, celle d'Adèle sur-tout, dont la crédulité nous avait toutes deux entraînées dans cet abîme… Il n'y avait plus de moyen d'en sortir! Nous étions tout-à-fait en sa puissance, nous étions perdues sans ressource!.. La prétendue mère de Roger n'était plus qu'une vieille femme qui servait la troupe; l'ecclésiastique lui-même était le chef d'une de ses brigades. Adèle avait été trompée, je m'en étais apperçue; mais son peu de confiance en moi, et ma tendresse pour elle nous avaient égarées toutes deux. Il n'était plus possible de compter sur la protection de M. de Rosange, ma lettre était encore dans mon portefeuille; et quand il l'aurait reçue, aurait-il eu des droits, en pays étranger, sur un homme qui faisait trembler tous ceux qui osaient l'approcher?

»Passons rapidement sur les tableaux horribles qui frappèrent nos yeux pendant près de trois ans que nous passâmes à gémir au milieu d'une troupe de brigands, qui changeaient à tout moment de repaire, et des mains desquels il était impossible d'échapper… Depuis quinze mois Adèle était devenue mère, et les soins qu'elle donnait à son enfant pouvaient seuls adoucir un peu l'amertume de notre position. Je dois dire que Roger adorait toujours Adèle, et qu'il chérissait son fils: c'est lui qui avait fait faire ce portrait, que je possède, au fond d'une boîte d'or, où vous l'avez vu, appuyé contre un arbre, et regardant Adèle qui nourrit son fils. Le monstre avait fait écrire au bas: Je sais aussi connaître la nature. Adèle, désolée, avait ajouté à cette boîte l'autre portrait où l'on voit, sur le berceau de son fils, ces mots: Un malheureux de plus! Adèle détestait ce scélérat, et ne le voyait que pour lui reprocher sa séduction et ses crimes. Roger était violent, et malgré sa passion pour mon amie, il la menaçait souvent de lui arracher la vie, si elle persistait dans la haine qu'elle paraissait lui avoir vouée: l'infortunée alors lui découvrait son cœur, en lui disant: Frappe! je préfère la mort au crime de vivre avec toi.

»Voilà les scènes douloureuses qui se répétaient tous les jours sous mes yeux.

»Adèle savait que Roger ne chérissait son fils que dans l'intention d'en faire par la suite un brigand tel que lui. Cette pensée la faisait frémir ainsi que moi. J'ai vu même, oui, j'ai vu des momens de désespoir où cette mère égarée était sur le point de poignarder son fils, à la seule pensée qu'il pourrait devenir un scélérat comme son père!.. Osons, lui dis-je un jour, osons dérober cette innocente créature au crime qui l'entoure et qui l'attend: auras-tu le courage, ô mon amie! de te priver de cet enfant, pour qu'il soit vertueux?

»Adèle m'embrasse, et me répond qu'elle sacrifiera tout, son amour, ses droits de mère, pour le bonheur de son fils; et dès cet instant, je cherche les moyens de le soustraire à son père. Adèle, épuisée par la douleur, n'avait plus qu'une existence fragile: à tout moment je craignais de la voir expirer dans mes bras. Son fils, très-faible pour son âge, avait eu besoin jusqu'à ce moment du lait maternel; mais il pouvait maintenant s'en passer; et s'il perdait sa mère, je prévoyais que je ne pourrais jamais l'arracher des mains de son père, qui l'éleverait dans ses affreux principes. Adèle ne pouvait point se sauver de la forêt, à peine pouvait-elle se soutenir sur un siége, et d'ailleurs elle était trop surveillée par Roger, trop connue des brigands: moi, je ne pouvais l'abandonner. Je me déterminai donc à livrer l'enfant au premier étranger; mais comment en trouver un assez sûr?.. Le hasard me servit. Sur la fin d'une nuit d'orage, j'apperçus un homme endormi dans un des obscurs souterrains qui communiquaient à ceux que nous occupions dans la forêt de Kingratz, où nous étions alors. Cet homme endormi, c'était vous, monsieur le baron; au milieu d'un rêve qui agitait vos sens, vous parliez d'enfant, d'adoption; j'examinai vos traits, ils portaient tous les signes de la probité: la plus douce confiance vient rafraîchir mes sens. Oui, me dis-je, voilà l'étranger généreux que je cherche… J'écris sur des tablettes, et me retire; un instant après je viens chercher votre réponse, et la porte à mon Adèle. Cette tendre mère frémit d'abord de l'idée d'être séparée de son enfant mais bientôt les fortes raisons qui lui commandent cette privation l'emportent sur la tendresse maternelle: elle me laisse la maîtresse de conduire cette intrigue secrète et délicate.

»Il y avait, parmi les brigands, un jeune homme, jadis doué de quelques talens, et qui m'inspirait plus de confiance que les autres; c'était lui qui avait fait le portrait d'Adèle, celui qui couvre la boîte à double fond que vous connaissez; je le mis dans mes intérêts, et je n'eus pas lieu de m'en repentir. Ce fut lui qui veilla sur vous pour vous garantir des attaques de ses camarades; ce fut lui qui vous porta l'enfant dans le souterrain; pauvre petit innocent! je l'avais richement habillé. J'avais mis au fond de sa barcelonnette le portrait que sa malheureuse mère avait fait faire, à Dreux, pour le marquis de Rosange; mais pour son nom et sa naissance, je ne pouvais les confier à l'étranger qui s'en chargeait, il l'eût repoussé loin de lui!..

 

»Ce fut encore mon fidèle confident qui vous conduisit par le bras, la troisième fois que vous vîntes à la forêt, et qui vous fit entrer chez Adèle, où, sans lumière, vous remîtes l'enfant sur le sein maternel. Vous savez toutes les particularités de votre adoption, je ne vous les répéterai point; il me suffit d'avoir éclairci ce qui pouvait se rencontrer d'obscur dans votre récit. Heureusement que vous ne revîntes point le lendemain avec l'enfant; car il n'aurait plus retrouvé sa mère. Le barbare Roger, troublé par quelques inquiétudes que lui donnent les troupes de l'empereur qui l'investissent, entre chez Adèle; il lui demande à embrasser son fils. Tu ne le reverras plus, lui répond avec fierté mon amie. Je l'ai soustrait à tes infâmes projets; il ne sera point un monstre tel que toi. – Malheureuse! où est-il? – Je l'ignore. – Eh quoi! je ne reverrai plus mon fils! – Jamais! et si quelque homme généreux n'avait pas voulu s'en charger, mon fils eût péri; pour lui épargner l'exemple et les crimes de son père, ce fer lui eût percé le sein.

»Adèle montre à Roger un poignard qu'elle tenait caché. Roger, furieux, s'écrie: À ton fils, barbare! tu aurais pu l'immoler; tiens, meurs toi-même, mère dénaturée, meurs!..

»Le monstre saisit le poignet d'Adèle, encore armé du fer meurtrier, le tourne vers le sein de cette femme éperdue, et se sert de la main même de l'infortunée pour la poignarder. Je jette un cri terrible, et déjà l'assassin est sorti pour aller commettre de nouveaux forfaits… Je cherche tous les secours que je peux trouver, et je les prodigue à mon amie, qui, baignée dans son sang, n'a pas encore perdu l'usage de la parole. Je meurs, me dit-elle, plus malheureuse que ma mère, mais aussi plus coupable! C'est moi, moi qui ai dirigé le coup affreux qui me tue aujourd'hui; je me suis perdue, et j'ai perdu avec moi la plus tendre amie. J'ai fait mon malheur ensemble et le tien, ô Sophie! Jure-moi, jure-moi, sur ce fer encore sanglant, de ne révéler à personne mes fatales erreurs; jure-moi que sur-tout mon père, le vertueux, le généreux Rosange, les ignorera toujours! J'ai déshonoré son nom, qu'il m'a donné avec la bonté la plus touchante. Que mes fautes, que mes malheurs, tout s'ensevelisse avec moi dans la tombe! Ne fais point rougir le front d'un père de l'association honteuse que sa fille a formée avec le plus vil des scélérats! Sophie! oh! prononce le serment que j'exige; il adoucit mes remords, il me plonge seule et toute entière dans la tombe!..

»Je le prononce en pleurant, ce serment sacré, et elle continue: Si jamais tu retrouves mon fils, sers-lui de mère, ô mon amie! mais ne lui raconte jamais mes malheurs! Qu'il ignore sa naissance: s'il est vertueux, elle ferait son supplice; mais si quelque hasard la lui fait découvrir, s'il doit à sa mère le malheur de sa vie entière, dis-lui qu'il ne la maudisse point, cette mère malheureuse! Si le sang d'un monstre coule dans ses veines, dis-lui que celui de sa mère peut en épurer la source, et qu'elle a expié, par sa mort, le crime de lui avoir donné la vie.

L'infortunée Adèle, satisfaite de la promesse que je venais de lui faire de ne révéler ses malheurs à personne, pas même à son père, vit s'avancer la mort sans effroi; elle en, adoucit les momens par quelques devoirs pieux; mais enfin elle expira vers le soir dans mes bras, et dans le moment même où j'entendis se livrer un combat sanglant dans les premiers souterrains de la forêt: c'est à ce combat que vous eûtes le bonheur de vous sauver, M. le baron. Roger, d'abord enveloppé par les troupes impériales, fut secouru à temps par les siens, et parvint à se réfugier dans l'intérieur des souterrains. À peine sorti du danger qu'il vient de courir, il demande des nouvelles d'Adèle: on ne lui répond point; il entre chez elle, et ne trouve plus qu'un cadavre; le désespoir et le remords égarent ses sens; il s'accuse, il maudit Je jour; il croit ranimer son amante du feu de ses lèvres brûlantes: elle est glacée!.. Il s'écrie: Qu'on cherche madame Germain! qu'on me la trouve! qu'elle me rende au moins mon fils! elle seule sait où il est, mon fils! qu'elle me le rende, et que sa vue me dédommage de la perte d'une femme que j'ai adorée, et dont la haine m'a porté au dernier degré de férocité!..

»Heureusement pour moi, j'avais fui ce lieu de douleur; et, guidée par mon fidèle confident, qui connaissait les routes de la forêt, j'étais déjà libre et en sûreté dans une chaumière isolée, et cachée à tous les regards. J'y passai une nuit cruelle, et mon guide, qui revint le lendemain, me dit que je n'avais plus d'autre parti à prendre que de quitter le pays. Roger était furieux de ma fuite; il voulait que je lui rendisse son fils, et jurait que par-tout, en tout temps, il me poursuivrait et me découvrirait. Voilà le motif des persécutions que j'ai éprouvées, et que j'éprouve encore de sa part. Je suis essentielle à son bonheur, dit-il toutes les fois qu'il croit me saisir; c'est qu'il espère que je lui donnerai des nouvelles de son enfant, le seul bien qu'il ambitionne après avoir perdu sa mère.

»Tel est, mes amis, le récit exact des aventures de mon amie, de la mère de Victor: j'ai dû vous les raconter, j'ai dû empêcher un parricide; j'ai fait mon devoir; c'est à vous, M. le baron, à prendre un parti digne d'une ame grande et généreuse comme la vôtre; nous attendons tout de votre cœur, et de votre tendresse pour votre fils adoptif, pour le fils de la malheureuse Adèle».

Fin d'une seule faute, Nouvelle