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Victor, ou L'enfant de la forêt

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»Madame Germain, c'est le nom de leur nouvelle hôtesse, ne néglige rien pour rassurer ses deux aimables compagnes qu'elle voit tremblantes et dans un trouble difficile à décrire. Soyez tranquilles, mesdames, leur dit-elle, daignez m'accorder votre confiance, vous êtes parfaitement en sûreté chez moi. – Je le crois, madame, répond la belle veuve; mais, de grace, veuillez nous apprendre où nous sommes, et par quel ordre nous sommes conduites ici? – Je vais satisfaire à toutes vos questions, madame. Vous êtes ici à Dreux, petite ville de Beauce, éloignée tout au plus de dix-sept lieues de Paris. Quant à moi, je m'appelle madame Germain, et l'honneur d'avoir l'estime et l'amitié de M. le marquis de Rosange. – Du marquis de Rosange, s'écrie madame du Sézil, en se rappelant l'ancien bienfaiteur de son époux! du marquis de Rosange! Quoi! vous connaissez ce vieillard respectable? – Ce vieillard, dont vous parlez, madame, n'est plus depuis dix ans; c'est son fils qui a la bonté de m'estimer, et qui brûle, depuis seize ans, pour vous de l'amour le plus tendre et le plus constant. – Ciel! mon inconnu?.. – N'est autre que le marquis Jules de Rosange, fils du bienfaiteur de votre époux, que vous veniez implorer à Paris, lorsqu'il vous arriva l'aventure de Breteuil. – Qu'entends-je, grand Dieu! si son père a su que la veuve de son protégé s'était déshonorée!.. – Jamais, madame; ce secret n'est connu que du marquis, de moi et de votre fidèle Michel… Mais je vois que j'ajoute encore au trouble qui vous agite: daignez prendre quelque nourriture, ensuite je me ferai un devoir d'éclaircir tous vos doutes.

»Madame Germain fit servir le dîner; et nos dames, rassurées par le ton obligeant et les manières franches de leur hôtesse, mangèrent un peu, mais sans goût et sans appétit; elles avaient éprouvé depuis vingt-quatre heures trop de révolutions. Madame Germain ne cessait de leur dire, soyez tranquilles, mesdames, la femme qui vous poursuit ne saurait découvrir votre retraite, et d'ailleurs j'espère qu'elle n'aurait aucuns droits chez moi. – Mais quelle est cette femme? – C'est son épouse. – Comment a-t-il pu épouser une autre que celle qu'il aimait? – C'est lui qui vous expliquera cela; car vous le verrez bientôt. – Nous le verrons! – Oui, du moins il m'a fait prévenir de l'attendre sous quelques jours. – Ô bonheur!.. Mais comment avez-vous su, madame? – C'est ce que je vais vous apprendre. J'étais autrefois femme de confiance de la mère du marquis qui m'avait élevée: mon mari était aussi au service de cette famille estimable. Devenue veuve, j'ai prié ma maîtresse de me permettre de vivre tranquillement du fruit de mes épargnes: elle y a consenti, et ses bienfaits ajoutés à ce que je possédais déjà, m'ont permis d'acheter cette maison où je vis, depuis dix ans, sans faste, mais dans une honnête aisance. Le marquis, qui a des terres dans cette province, avait la bonté de se reposer de temps en temps chez moi, lorsque ses affaires l'appelaient dans ses possessions: il avait hérité de la tendresse de sa mère pour moi, et en vingt occasions il avait éprouvé que j'étais digne de sa confiance. Ce fut au commencement de ce printemps qu'il me raconta son aventure avec vous et les suites qu'elle avait eues. Il m'ajouta qu'il vous adorait, qu'il chérissait sa fille, quoiqu'il fût privé du bonheur de vous voir par des motifs puissans, mais que son seul espoir était de se réunir un jour à vous deux, et de réparer les torts de l'amour et du destin. Mon épouse, me dit-il ensuite, a des soupçons; un domestique m'a trahi, j'en suis sûr; vous connaissez l'humeur altière de la marquise, elle est capable de tout pour se venger d'une femme qu'elle croit bien plus sa rivale qu'elle ne l'est en effet. Si jamais elle parvient à découvrir la retraite de ma fille et de sa mère, permettez-moi, madame Germain, de les cacher dans votre maison, promettez-moi de leur donner un asyle sûr, secret, et de leur accorder une part de cet attachement que vous me prouvez tous les jours… Je lui promis de seconder ses moindres vœux à cet égard, et depuis ce temps, je ne le vis plus… Cette nuit, je dormais profondément, lorsque vers deux heures du matin, je fus réveillée en sursaut par un bruit extraordinaire: on frappait à ma porte à coups redoublés: c'était Michel, que j'introduisis après qu'il se fut fait bien connaître. Je n'avais jamais vu Michel; mais le marquis m'en avait parlé comme d'un homme sûr et probe qu'il avait placé auprès de vous. Michel me remit une lettre dans laquelle le marquis me racontait l'aventure arrivée au spectacle, et me priait de tenir sur-le-champ la parole que je lui avais donnée de recevoir chez moi les deux dames auxquelles il s'intéressait: à l'instant, dis-je à Michel, amène-les-moi, ces deux personnes infortunées dont je brûle d'adoucir les chagrins… Michel est parti à cheval comme il était venu, et je lui dois le bonheur de vous posséder en ce moment.

»Madame du Sézil remercia son hôtesse de l'explication importante qu'elle venait de lui faire; puis elle parut inquiète de ce que Michel venait de la quitter si brusquement. Madame Germain lui répondit: Le marquis, tremblant qu'il ne vous arrivât quelque accident en route, avait donné ordre à ce domestique de revenir sur-le-champ, à Paris, lui rendre compte du succès de votre voyage. Et d'ailleurs il a des arrangemens à prendre relativement à votre maison, aux effets que vous avez laissés dans votre appartement. Ne craignez rien, encore une fois, femme intéressante; et vous, jeune personne digne d'une mère aussi estimable, aidez-moi à dissiper ses inquiétudes; vous êtes toutes deux chez une amie, une tendre amie, qui fera tout pour mériter que vous l'appeliez par la suite de ce doux nom.

»La veuve et sa fille embrassèrent madame Germain, qui mêla quelques larmes de sensibilité à celles que ses amies répandaient en abondance: ensuite on conduisit les voyageuses dans leur appartement, où on les laissa libres de se livrer, sans témoins, à leurs réflexions.

»Maintenant, monsieur le baron, belle Clémence, et toi, mon cher Victor, voulez-vous me permettre de faire une courte digression? Voulez vous connaître plus particulièrement cette madame Germain, qui commence à jouer un rôle assez important dans cette histoire? Regardez moi, vous la voyez devant vous… Wolf est un nom supposé que j'ai pris à une époque que vous connaîtrez… Oui, je suis cette madame Germain, qui a connu ton aïeule, Victor, qui t'a reçu dans ses bras, qui t'a remis dans ceux du respectable baron de Fritzierne; enfin je suis cette madame Germain qui a fermé les yeux à ta malheureuse mère, moissonnée dans sa tendre jeunesse, comme la violette du printemps. C'est ma maison que le marquis de Rosange avait choisie pour soustraire aux regards de la jalousie deux personnes auxquelles il était attaché par les plus doux liens. J'étais prévenue sur les graces et les vertus de ces deux aimables femmes; mais leur excellent caractère, leurs malheurs, le charme de leur entretien, tout me pénétra bientôt pour elles d'une amitié si vive, si constante, que les preuves que j'eus le bonheur d'en donner par la suite, ne coûtèrent rien à mon cœur».

Ici, madame Germain (nous ne l'appellerons plus madame Wolf) fut interrompue par le baron de Fritzierne, qui lui prouva son estime dans les termes les plus flatteurs: la jeune Clémence embrassa cette femme sensible, et Victor ému, attendri, ne put que se jeter sur une de ses mains, qu'il couvrit des douces larmes de la reconnaissance.

Madame Germain remercia ses amis de l'intérêt qu'ils lui prouvaient; puis elle reprit ainsi son intéressante narration.

CHAPITRE VIII.
L'AMOUR ET L'HYMEN

«Madame du Sézil, retirée avec sa fille, ne put s'empêcher d'admirer la providence, qui assigne à chaque individu une destinée qu'il ne peut fuir. Quoi! s'écria-t-elle, mon inconnu qui s'est caché à mes regards depuis seize ans, cet étranger sensible et généreux qui a su faire les plus grands sacrifices pour réparer une seule faute, c'est le fils du bienfaiteur de mon époux, c'est le jeune Jules dont M. du Sézil m'a parlé autrefois avec tant d'intérêt, l'ami de son enfance, le compagnon de ses jeux, de ses moindres plaisirs!..

»La veuve relit les lettres, que depuis long-temps elle reçoit de l'inconnu: aucune n'est signée; mais toutes sont souscrites d'un J. et d'un R. ce qui fait bien Jules Rosange. Elle s'étonne de ne l'avoir point deviné; mais elle s'abuse, il était impossible que sa pensée s'arrêtât sur un jeune homme qu'elle ne connaissait que de nom, et qu'elle ne pouvait pas supposer se rencontrer sur la même route qu'elle avait à parcourir, dans la même voiture qu'elle a choisie. Les choses les plus simples sont souvent tellement éloignées de la vraisemblance, qu'il y aurait de la folie à vouloir leur trouver des rapprochemens.

»Adèle et sa mère attendaient le marquis avec la plus vive impatience: lui seul pouvait leur donner des explications indispensables sur bien des points qu'elles ne comprenaient pas encore; mais vœux inutiles! le marquis, qu'on attendait sous peu de jours, ne vint pas; un mois s'écoula sans qu'on entendît parler de lui, sans qu'on vît revenir le fidèle Michel lui-même. L'inquiétude, la douleur, et la révolution violente qu'avaient causée à madame du Sézil l'entrevue du spectacle et la scène affreuse de la vieille marquise, tout avait altéré sa santé à un point qu'un médecin, appelé, déclara que l'infortunée avait tout au plus huit jours à vivre. Sa fille et moi, nous ne quittions pas le chevet de son lit, nous lui prodiguions les soins les plus empressés; mais nous ne pouvions calmer le vif desir qu'éprouvait la veuve de voir Rosange, de mourir dans ses bras! Dans le transport de son cerveau, elle l'appelait à grands cris, elle croyait le voir, lui reprochait sa fatale destinée, et retombait dans un accablement qui faisait craindre pour ses jours. Adèle ne savait que pleurer et implorer le ciel pour sa tendre mère: moi, je m'occupais des soins que l'état de mon amie exigeait, et je ne pouvais concevoir le retard ni le silence du marquis. Enfin, un jour que madame du Sézil était un peu plus tranquille, je vois s'arrêter à ma porte une calèche couverte; le cœur me bat, je cours, et reconnais sur-le-champ le domestique qui est derrière: c'est Michel! ô bonheur! s'il accompagne le marquis, nous allons rendre à la vie une femme infortunée! c'est Rosange en effet qui descend, se précipite dans mes bras, et me demande son amie. Votre absence, lui dis-je, a pensé lui coûter la vie: elle est encore très-mal; mais aussi pourquoi avez-vous tant tardé?.. – Une forte raison, des embarras multipliés, me répond le marquis; je vous conterai tout cela, madame Germain; mais où est mon amie, je viens faire son bonheur.

 

»Je me hâte d'aller annoncer à madame du Sézil la plus heureuse nouvelle; le marquis m'a suivie, il est déjà dans la chambre, au lit de madame du Sézil, qui jette un cri de surprise et d'émotion. Le marquis, effrayé de la pâleur et de l'état languissant de l'infortunée, recule quelques pas, examine sa fille, et la presse contre son sein avec la plus vive tendresse. Quel moment pour ces trois amis! comme ils avaient soupiré après ce moment fortuné, et combien il leur avait coûté!.. Rosange, lui dit madame du Sézil d'une voix faible, la voilà, ta fille, la voilà; hélas! pourra-t-elle jamais t'appeler son père! – Elle le peut, réplique vivement le marquis, elle le peut dès aujourd'hui: oh! recouvre ta santé, femme adorable, et apprends la nouvelle la plus heureuse!.. Je suis libre, et je viens t'offrir ma main. – Quoi! votre épouse? – Elle n'est plus, et sa mort me rend à mes premiers liens, à mes premières affections. Deviens ma femme, ô mon amie, et donne à ta fille un père, un rang estimé, et quelque fortune!

»Vous peignez-vous, mes amis, l'impression que cette nouvelle inattendue produisit sur nous toutes. Madame du Sézil ne peut prononcer un mot; mais son front est coloré, ses yeux brillent de l'espoir du bonheur; elle saisit la main de Rosange, qu'elle presse sur son cœur: Adèle est dans les bras de son père, et moi je supplie ce dernier de nous faire le récit d'un événement aussi heureux pour ma tendre amie. La malade, qui était un peu revenue de son trouble, était en état de l'entendre. Le marquis ne se refusa point à satisfaire notre curiosité: nous prîmes tous des siéges, et le marquis commença ainsi:

«Le marquis de Rosange, mon père, était un des hommes les plus favorisés de la nature du côté du cœur et de l'esprit. Grand guerrier, fin politique, son génie l'avait rapproché du souverain, à qui il avait même rendu les plus grands services. Je me souviens toujours de lui avoir entendu raconter que combattant un jour aux côtés du jeune roi, notre grand monarque actuel Louis xiv, mon père et le comte de Bellemare, son ami, avaient eu le bonheur de sauver la vie deux fois à leur prince. Ce jeune roi, reconnaissant et sensible, prit sur-le-champ le plus grand intérêt à Rosange et à Bellemare, qui ne se quittèrent plus. Dans les troubles civils, ces deux amis furent toujours du même parti, et ne contribuèrent pas peu, par leur courage et leur prudence, à borner les prétentions de ceux qui soufflaient sur notre malheureuse France le feu de la discorde. Louis xiv leur disait souvent: Je vous marierai tous deux de ma main, messieurs, et s'il naît de l'un de vous une fille et de l'autre un garçon, je veux, je veux absolument qu'ils soient unis un jour, pour que le généreux sang qui coule dans vos veines reste toujours dans la même famille!..

»Ces touchantes promesses ne furent pas sans effet. Le roi fit bientôt épouser au comte de Bellemare mademoiselle de Sancy, fille de l'un de ses généraux, et à mon père, il donna mademoiselle de la Guiche, fille de la première dame d'honneur de la reine. Louis, en faveur de ces mariages, donna aux deux amis des terres, des châteaux; mais, fidèle au vœu qu'il avait formé de voir unir un jour les enfans des quatre époux, il exigea, en cas que le caprice ou les passions de ces enfans les éloignassent d'une union qu'il desirait; il exigea, dis-je, que les biens de celui qui refuserait passassent à la famille de l'autre; j'entends par ces biens, ceux seulement qui venaient de ses largesses. Tout fut donc ainsi décidé, arrangé et signé. Bientôt madame de Bellemare donna le jour à une fille, et ce ne fut que plus de dix ans après que M. de Rosange eut un fils. Quelque différence d'âge qui se trouvât entre les jeunes gens, le projet d'union n'en fut pas moins suivi. Les deux pères, enchantés, firent savoir cette nouvelle au roi, qui partagea leur satisfaction. J'étais donc destiné, dès ma naissance, à mademoiselle de Bellemare, et l'on m'habituait tellement à la voir un jour mon épouse, que dans mon enfance, en jouant avec elle, quoiqu'elle eût dix ans de plus que moi, je ne l'appelais que ma petite femme, et qu'elle me répondait en me nommant son petit mari.

»Cependant, en grandissant, je remarquais que le caractère de ma petite femme était aigre, impérieux, et qu'il annonçait beaucoup de dispositions à la méchanceté: je ne l'aimais pas; mais n'ayant point de passion dans le cœur, habitué d'ailleurs à obéir aux volontés de mes parens, instruit aussi des arrangement pris pour cette union par le roi, qui m'accablait de bontés, je me préparais à mon hymen sans crainte comme sans plaisir. À l'âge de vingt ans, mon père voulut me faire voyager pendant deux ou trois ans, afin de me donner la connaissance des hommes et des peuples. Je partis donc au grand regret de mademoiselle de Bellemare, et accompagné d'un seul instituteur qui avait élevé mon enfance. Je ne vous ferai point ici l'histoire de mes nombreux voyages; il vous suffira de savoir qu'après avoir vu l'Angleterre, j'arrivai à Calais, où je trouvai une lettre pour moi chez un de mes correspondans. Elle était de mon père; il m'ordonnait de revenir bien vîte, attendu que le roi voulait m'unir lui-même à mademoiselle de Bellemare avant de partir pour les frontières d'Allemagne, où il allait commander ses armées en personne. Je devais, disait-il, m'arrêter à Chantilly, où je trouverais des domestiques et des chevaux qui avaient ordre de me conduire, sans débotter, à son château de Rosange, situé à quelques lieues de Paris, où il était depuis deux mois avec la famille Bellemare, et où l'hymen devait se faire aussi-tôt mon arrivée. Cette précipitation qu'on mettait à former un lien où je prévoyais la perte de mon bonheur et de ma liberté, m'attrista; avec cela, mon digne instituteur était tombé dangereusement malade chez le correspondant où j'étais descendu. Je ne pouvais partir sans lui, l'abandonner. Je restai donc quelques jours, après avoir écrit à mon père pour lui faire part de l'obstacle qui m'arrêtait. Mon vieil ami mourut, je lui fis rendre les derniers devoirs; après quoi je me préparai à partir. L'ennui que j'éprouvais, le desir que j'avais d'éloigner encore mon arrivée, tout me porta à faire comme les écoliers (passez-moi cette comparaison), qui prennent le plus long chemin pour revenir à leur pension. Je me mis donc dans une voiture publique, qui devait rester huit jours au moins en route: je ne puis pas bien me rappeler aujourd'hui les motifs, dignes de ma jeune tête sans doute, qui m'engagèrent à voyager ainsi: peut-être était-ce ma destinée qui me poussait à prendre ce parti, car l'homme est plutôt maîtrisé par la fatalité qu'il ne l'est par sa propre volonté!

»J'étais né avec des passions brûlantes, mais qui ne s'étaient fixées encore sur aucun objet: je vois madame du Sézil, je la vois et l'adore!.. Le feu de l'amour coulait dans mes veines au lieu de sang, et si elle eût bien examiné mes yeux, si elle eût eu plus d'expérience, de connaissance du cœur humain, elle se serait apperçue de mon ardeur, qui s'exhalait à tout moment malgré moi. Je dis malgré moi, car je voulais me contenir. Comment pouvais-je en effet exprimer ma tendresse à une veuve en larmes, qui ne pensait qu'à l'époux qu'elle venait de perdre, qui n'existait que pour chérir sa mémoire!.. Tant de vertus, tant d'amour pour un autre, m'enflammaient davantage, mais me forçaient au silence… Dans la même voiture était une jeune personne qui paraissait très-liée avec un militaire qui l'accompagnait: Claire, c'était son nom, avait remarqué le feu de mes yeux; elle se douta de mon amour, et m'en plaisanta; ce fut à Abbeville que j'eus l'imprudence de lui confier qu'il me fallait mourir si j'étais obligé de renoncer à ma passion. Claire et son ami se mirent à rire de ce qu'ils appelèrent ma naïveté; ils me donnèrent les conseils les plus pernicieux, et embrasèrent tellement mes sens, que je leur promis de suivre leurs avis; tout était arrangé, il ne fallait plus qu'une auberge commode où nous pussions exécuter notre joli petit plan. Cette auberge favorable se présenta à Breteuil. Vous vous rappelez mon amie, que le soldat et le prêtre se mirent à boire en soupant, et nous forcèrent de suivre leur exemple: ceci entrait dans nos projets. Claire avait mis dans votre verre une poudre narcotique que j'avais achetée à Amiens… Elle devait vous procurer un sommeil profond, ce qui arriva sans doute; car lorsque vous fûtes endormie, la trop officieuse Claire m'ouvrit votre porte, se retira, et vous ne savez que trop à quel excès je fus coupable!..

»Quand mon crime fut consommé, je rentrai dans la chambre où nous nous étions retirés, le prêtre, le militaire et moi: le bon ecclésiastique était si fort endormi qu'il ne s'était pas apperçu de mon absence; pour le militaire, qui n'avait pas perdu son temps, puisque Claire était venue le trouver, il renvoya cette fille, et me demanda en riant des nouvelles de ma victoire. Je ne pus lui répondre, tant j'étais troublé: effet singulier du remords dans un cœur égaré, mais vertueux! J'éprouvais une confusion dont je ne pouvais me défendre; et un nouveau sentiment, plus doux, plus conforme à mes principes, à mon éducation, l'amour sensible et délicat prenait dans mon cœur une place qu'il ne devait plus quitter. On a toujours prétendu que la jouissance était le tombeau de l'amour; j'éprouvais un effet tout contraire: mon sang s'était rafraîchi, ma tête s'était calmée; ma raison avait fait taire la voix impérieuse des sens, je me rappelais vos larmes, vos prières, et le plus vif intérêt m'attachait à vous. Je me regardais comme un monstre indigne de l'estime des honnêtes gens, de ma propre estime; je ne savais quelle conduite tenir, quels sacrifices faire pour expier mon crime, pour regagner votre tendresse; car je ne doutais pas que vous n'eussiez quelque amitié pour moi; j'avais un peu d'amour-propre et beaucoup d'amour, l'illusion m'était permise. Oui, me dis-je, je veux l'aimer, l'adorer toujours; mais quand et comment lui prouver ce nouveau sentiment qui ne peut l'irriter; j'ignore son nom, quoiqu'elle m'ait appris ses malheurs et le motif qui la guide à Paris… Au moins je dois lui demander pardon de mon crime, je le dois; je ne pourrais vivre chargé de sa haine.

»Ces réflexions m'avaient agité tout le reste de la nuit. Au jour je rentre chez vous comme un homme égaré, dans l'intention déplacée de tomber à vos genoux, de vous exprimer mes regrets, je jette un regard sur vous; un doux sommeil rafraîchissait votre sang; je le respecte ce sommeil, partage de l'innocence, et vais me retirer… Une lettre commencée frappe mes regards sur une table; j'ose y porter la main, et j'y lis:

»La veuve désolée du jeune du Sézil est passée à l'hôtel de M. le marquis de Rosange, pour prier ce respectable bienfaiteur de son époux, de lui permettre de verser des larmes dans son sein paternel. C'est à Calais que la mort l'a séparée de l'époux le plus estimable. Depuis quelque temps il se plaignait d'une indisposition, à laquelle on aurait dû…

»Votre lettre, que vous n'aviez pas finie, ne contenait que ce peu de mots; mais il suffisait pour m'éclairer, et pour me faire détester davantage mon crime. J'avais déshonoré la veuve du protégé de mon père, la veuve de l'ami de mon enfance; car votre époux orphelin, élevé par les soins de mon père qui avait connu ses parens, était mon frère et mon compagnon de jeux, et je venais d'outrager sa mémoire!.. Non, me dis-je, je ne l'abandonnerai jamais cette femme vertueuse! l'orgueil, l'intérêt et la protection vont me faire contracter des nœuds forcés; mais ceux de l'amour seront plus sacrés, quoique plus secrets. J'éviterai l'occasion de la voir, puisque ma main étant au pouvoir d'une autre, ma présence ne pourrait que faire rougir ma tendre amie: elle et moi, nous sommes aussi trop délicats pour entretenir un commerce scandaleux que l'hymen m'interdit. Pourquoi donc la reverrai-je? Pour m'exposer au danger de troubler mon ménage? Non: qu'elle soit accablée de mes bienfaits; mais que mes traits s'effacent de sa mémoire, qu'elle ignore jusqu'à mon nom! il lui rappellerait son époux, et aggraverait ma faute. Acquittons à jamais la dette de l'amour; mais évitons, par l'absence, les piéges qu'il pourrait tendre à l'hymen…

 

»Ce parti était bizarre; mais il était sage, et j'osai le croire délicat. C'est pour commencer mon plan de conduite que je substituai un billet de moi à votre lettre que je gardai: l'hôtesse fut mise dans mes intérêts; et à force d'argent, je m'attachai le militaire, amant de Claire. Ce jeune homme, après s'être entendu avec Claire, partit avec moi à cheval, et je le chargeai de vous devancer d'auberge en auberge, jusqu'à Paris, d'y suivre vos pas, et de me rendre compte de vos moindres démarches. Ce jeune homme était moins vicieux qu'étourdi; ce fut lui qui chargea le petit garçon de l'auberge de Clermont de vous remettre mon portrait, que j'avais fait faire à Londres, à l'insu de mon père, dans l'intention d'en faire un présent à mademoiselle de Bellemare. Ce fut lui qui, connaissant la mère Michel et son fils, mit ces bonnes gens dans mes intérêts, et vint ensuite à Rosange, me dire le lieu de votre retraite. Lorsque Michel se trouva à la porte du roulage, dans le fauxbourg Saint-Denis, il y était exprès: c'était la première fois de sa vie qu'il jouait le rôle de commissionnaire. Mon confident, le militaire, était à deux pas qui vous montra du doigt à Michel, et lui fit signe que vous étiez la personne qu'il attendait. Quand Michel vous proposa son logement, que vous acceptâtes, c'était par mon ordre, tout était prévu, arrangé, et tout réussit au gré de mes souhaits.

»Pendant ce temps, j'étais chez mon père, où je m'enchaînais par politique à un objet qui m'était devenu odieux; mais la protection de mon roi, ma fortune, la tendresse de mon père, tout était attaché à ce fatal hymen. Je me mariai donc, et j'eus une véritable furie attachée à mes pas; cette femme, soit par jalousie, soit par méchanceté, ne me laissait pas sortir un moment sans elle, ou sans avoir, dans mes propres domestiques, un espion de ma conduite. Vous jugez combien je tremblais qu'elle vous découvrît! je m'étais débarrassé du jeune militaire, qui seul pouvait instruire ma femme; je donnai à ce jeune homme de l'avancement à l'armée, où, depuis, j'ai toujours eu soin de lui. Michel et sa mère étaient dans ma confidence; mais ces êtres étaient si probes, si fidèles!.. Dupré, mon valet-de-chambre, homme sur qui je pouvais aussi compter, était chargé de vous porter les faibles présens que je pouvais vous faire: il s'entendait à merveille avec Michel qui, de temps en temps, venait me rendre compte de l'état de votre santé, ou de celui de vos affaires.

»Rien n'égala la joie de la mère Michel et de son fils, quand vous leur apprîtes que vous alliez devenir mère: le bon Michel vint sur-le-champ m'apprendre cette agréable nouvelle, qui changea soudain tous mes projets. Je n'avais point d'enfant de la marquise, je me décidai à n'en jamais avoir de cette femme altière, qui prit, de-là, l'occasion de s'imaginer que j'avais quelque intrigue cachée. Je fus plus épié par elle; mais la guerre que je fis, les différentes places que le roi m'avait données, m'obligeant à des voyages fréquens, j'eus mille prétextes pour me défendre de céder à l'hymen ce dont l'amour, à qui je n'avais sacrifié qu'une fois, m'avait bien récompensé par le don précieux de la paternité. Depuis seize ans, je vous ai vue cinq à six fois, ô mon amie; j'ai aussi vu mon Adèle; mais dans des endroits publics, où l'on m'avertissait que vous alliez, et où il vous était impossible de me distinguer dans la foule. Quelles douces émotions j'éprouvai, sur-tout en admirant ma fille, le modèle de son sexe, par ses graces et ses rares qualités!.. Combien je vous vouais de reconnaissance, mon amie! combien je vous remerciais d'être mère, quand je ne pouvais, envers mon enfant, remplir les tendres devoirs d'un père!

»Enfin le moment du malheur approchait. Dupré, mon valet-de-chambre, était âgé; il tomba malade, et bientôt ses jours furent comptés par les médecins. Je ne sais quelle fausse délicatesse saisit ce vieillard, qui était dévot; il prie la marquise de passer chez lui, et lui raconte que depuis environ quinze ans, il porte de temps en temps, de l'argent et des bijoux précieux à une femme que son maître entretient: c'est ainsi qu'il vous peint; car il ignore les rapports qui m'unissent à vous, je ne lui en ai jamais fait la confidence. Il semble que ce vieillard timoré attende cet aveu pour expirer: il meurt, et n'a pas même le temps de dire votre adresse à la marquise; mais cette femme irritée se rappelle que Dupré vient de lui dire que Bernard, l'intendant, connaît la maîtresse de son mari; Dupré la lui a montrée un jour à la promenade. La marquise fait venir Bernard et le questionne. Bernard convient qu'il a vu l'inconnue; qu'il la reconnaîtrait bien; mais, comme il n'a jamais eu une grande confiance dans les caquets des domestiques, il n'a pas pensé à demander à Dupré des renseignemens sur l'adresse ou le nom de cette femme: ce sont ses expressions.

»Ainsi la marquise sait tout, et ne sait rien: c'est à moi qu'elle s'adresse alors, et n'en est pas plus avancée, quelque violente que soit la scène qu'elle me fait… Mais c'est au spectacle qu'elle est tout-à-fait instruite. Elle voit mes regards fixés sur vous avec intérêt; cette méchante femme conçoit des soupçons, fait venir Bernard, qui vous reconnaît, et sort furieuse pour mettre ses gens à votre poursuite; j'ai le temps de vous prévenir, soins inutiles! Vous êtes suivie, je l'apprends, et j'envoie chercher Michel. Mon ami, lui dis-je, il faut sauver ta maîtresse; cours à Dreux, crève tous mes chevaux, porte cette lettre à madame Germain, qui, j'espère, voudra bien donner un asyle à la mère et à la fille: tu reviendras soudain les chercher, et ne perdras pas un moment pour les conduire dans le sein de l'amitié.

»Voilà le mystère de l'absence de Michel, lorsque vous rentrâtes chez vous, au sortir du spectacle; il a suivi mes ordres, et la marquise s'est vu arracher ses victimes sans pouvoir les découvrir. La rage et la fureur se sont emparées du cœur de cette femme, qui, dans l'impuissance de se venger, a pris le parti de tomber malade et de mourir de dépit. Voilà ce qui a retardé mon départ et celui de Michel; car je n'avais plus que ce fidèle serviteur à qui je pusse me confier; il m'était utile à Paris, pour vous avertir des moindres événemens, en cas qu'il en arrivât d'une nature à m'y retenir long-temps. Tel est le récit exact des événemens qui m'ont conduit enfin à la liberté, et qui me permettent aujourd'hui de reprendre mes premiers liens, les seuls faits pour fixer mon cœur, jaloux de se livrer à tous les sentimens que font éprouver l'amour et la nature».