Za darmo

Victor, ou L'enfant de la forêt

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

CHAPITRE VI.
ON CROIRAIT LIRE UN ROMAN

«Seule et tranquille, madame du Sézil se hâte de défaire les nombreux cachets qui entourent le paquet mystérieux. Quelle surprise! une superbe boîte d'or enrichie de brillans! un portrait d'homme! Dieu! c'est celui du jeune étranger: ce sont ses traits, il est parlant! madame du Sézil ne peut s'y tromper… Mais quels sentimens éprouve-t-elle, madame du Sézil? Les traits d'un homme qui l'a si cruellement trahie, devraient lui faire horreur? c'est tout le contraire; ces traits charmans la fixent et l'attachent, elle se surprend à admirer ses beaux yeux pleins de douceur, cette bouche qui a osé… Son cœur se serre, elle veut détourner ses regards… impossible! L'amour est dans son cœur, l'amour est peint sur ce portrait touchant, il est par-tout; comment lui résister. Cependant madame du Sézil ouvre la boîte; qu'y voit-elle? une lettre et des rouleaux de louis!.. Eh quoi! ce perfide ose lui faire accepter des présens! prétend-il par-là dédommager sa victime de la perte de l'honneur? espère-t-il faire oublier sa faute par des bienfaits? ils sont insultans ses bienfaits, puisqu'ils sont le prix du crime!.. Mais voyons sa lettre?.. Ce sont des vers!.. Une romance!.. et sur un air que madame du Sézil sait; car elle lui en a fait entendre quelques phrases, en se promenant avec lui dans la ville d'Amiens… Voyons:

ROMANCE DE L'INCONNU
 
Avais un cœur indifférent;
Avais jours purs et nuits tranquilles:
En fuyant l'Amour étais franc;
Mais, vains sermens! soins inutiles!
Vois jeune veuve en son printemps,
Vois graces et délicatesse,
Cœur me bat, et, depuis ce temps,
Ne vis plus que pour la tendresse.
 
 
Mon pauvre cœur, tout en émoi,
Ne veut lui dévoiler sa flamme;
Crains de lui demander sa foi,
Et renferme mienne en mon ame.
Eh quoi! me dis, perfide Amour,
Promets toujours bonheur, liesse!..
Si dame ne m'aime à son tour,
N'ai plus besoin de la tendresse!
 
 
Mais un jour, hélas! jour fatal!
Ose approcher dame endormie…
Conseil mauvais et déloyal
M'avait poussé vers mon amie.
Baisers accroissent mon ardeur;
Oublie honneur, vertu, sagesse!..
Pardonne, ô dame de mon cœur:
Fut la faute de la tendresse.
 

Qu'il est tendre! qu'il est sensible et touchant! Voilà ce que madame du Sézil n'ose penser; mais ce que ses yeux expriment. Ses yeux! ils versent quelques larmes, sans doute de regret, de douleur du malheur qui lui est arrivé! Ou plutôt ses larmes sont-elles de sensibilité, d'intérêt? Pour qui? Pour l'étranger audacieux!.. Mais sa romance… Comme elle est douce! il faut la relire; madame du Sézil ne peut résister à ce desir… On la relit; on essaie même de l'adapter à l'air que l'on sait; mais comme la voix est tremblante! comme on respire difficilement! sur-tout à ce dernier couplet, qui rappelle… Pourquoi, pourquoi aussi a-t-il ravi un bien qu'il aurait pu mériter avec le temps; un bien dont ils auraient mieux joui tous les deux!..

»Les émotions douces de la sensibilité ont succédé à l'indignation dans le cœur de madame du Sézil; elle ne hait plus, elle sent enfin qu'elle est disposée à aimer… Mais, hélas! elle ne le reverra jamais, il l'a dit; il a sans doute de fortes raisons qu'il ne peut révéler; mais elle le retrouvera toujours auprès d'elle, ce sont ses expressions: oui, sans doute, car ce portrait charmant ne doit plus la quitter; il lui rappellera un aimable séducteur qui, dans le fond, mérite bien l'intérêt qu'on prend à lui, car ses desirs ayant été satisfaits, qui l'engage à suivre encore une liaison où il ne peut espérer rien de plus que ce qu'il a obtenu? l'amour sans doute; et s'il aime, il est digne d'être aimé… Ses bienfaits, on les acceptera. Qu'en faire d'ailleurs? peut-on les lui rendre? on ignore son nom et sa demeure; mais on espère que ce seront les derniers. Des vers, des lettres, des romances, tout cela s'accepte quand on aime; mais l'argent porte avec lui quelque chose d'humiliant… Eh bien! c'est encore une preuve de sa tendresse: il sait que celle qu'il aime n'a point d'autre ressource que l'espoir qu'elle met en un protecteur qu'elle n'a jamais vu; il songe à prévenir ses besoins, il prodigue même; est-ce un motif pour lui en faire un crime? Allons, cela est décidé, il n'y a rien que de charmant dans toute sa conduite.

»Madame du Sézil serait encore à réfléchir, si la mère Michel ne l'avertissait que son souper est servi. Notre aimable voyageuse serre précipitamment sa boîte et sa romance dans sa poche, puis elle vient joindre son hôtesse, qui l'étonne par une ordonnance de souper à laquelle elle est bien loin de s'attendre. Deux ou trois plats seulement, mais recherchés, mais très-proprement servis; il semble en vérité qu'on l'ait attendue dans cette maison. Allons, allons, madame, dit la mère Michel, mettez-vous là. Vous me permettez de manger avec vous, n'est-ce pas? Pour mon fils, il va vous servir. – Pourquoi donc, la mère, répond madame du Sézil? qu'il se mette à table, je le veux, je le veux. – Non, non, non, madame; il sait trop, et moi aussi le respect qui vous est dû.

»Notre aimable veuve ne peut obtenir que Michel prenne sa place; il est debout derrière elle, et la sert avec un respect qui la flatte intérieurement, et la fait soupirer de reconnaissance. Le repas fini, madame du Sézil se retira chez elle, et passa une excellente nuit. Le lendemain il fut question de vider la valise: la mère Michel y mit la main avec sa pensionnaire, et tous les effets furent rangés avec soin dans une armoire. Quand on fut au fond de la valise, madame du Sézil resta toute étonnée d'y trouver une forte bourse remplie d'or… Elle savait bien qu'elle ne possédait pas tant d'argent. Est-ce encore une prévenance de l'inconnu? mais où, quand et comment aurait-il pu? Ah! je me rappelle, s'écrie-t-elle tout haut; puis, honteuse de cette exclamation, elle prend la bourse, la serre, et continue tout bas ses réflexions. En effet, à Breteuil, le surlendemain de cette nuit fatale, l'hôtesse de l'auberge ne l'aida-t-elle pas à refaire sa malle! Cette femme avait reçu de l'argent de l'inconnu, de son propre aveu: c'est elle qui, par l'ordre de l'étranger, a glissé cette bourse dans sa valise, et voilà l'explication de ces mots de l'hôtesse: Vous y trouverez tout, et même plus que vous ne pensez. Quel homme, quel homme délicat en procédés, que cet aimable inconnu!

»Madame du Sézil se reposa quelques jours avant de se rendre à l'hôtel du marquis de Rosange, à qui elle avait toujours l'intention de s'adresser. Cette démarche lui coûtait, parce qu'il est toujours désagréable d'aller demander des secours. Enfin, un matin, elle se fait accompagner par la mère Michel, qui lui indique les rues qu'elle doit traverser pour se rendre à l'hôtel de Rosange, situé à la place royale. Elle demande à parler au marquis; on lui répond qu'il est depuis deux mois dans une de ses terres avec son fils; on ne les attend tous deux que sous trois mois au plus tard. Quel contre-temps pour madame du Sézil! elle est dans une ville où elle ne connaît personne, seule, sans état, sans fortune, sans ressource; c'est alors qu'elle sent plus vivement encore la perte de son époux; un vide affreux paraît l'entourer; elle ne jette ses regards que sur des étrangers, qui ne peuvent prendre à elle d'autre intérêt que celui qu'on doit à ses semblables. Madame du Sézil revient tristement avec la mère Michel, s'enferme pour réfléchir, et se décide à attendre les trois mois que M. de Rosange doit encore passer à sa terre; elle est bien chez la mère Michel: elle attendra le retour du marquis, d'autant plus qu'elle ne manque pas d'argent, grace aux bienfaits de l'aimable inconnu…

»La mère Michel et son fils ne négligeaient rien pour prouver leur zèle et leur amitié à leur intéressante pensionnaire; la mère l'accompagnait par-tout dans Paris, et lui en faisait admirer les beautés; rentrés le soir, le bon Michel, qui savait jouer quelques airs sur la flûte, accompagnait la belle veuve qui chantait. Michel avait appris la romance favorite de madame du Sézil: Avais un cœur indifférent; et vous devinez bien que celle-là était chantée et jouée tous les jours; elle charmait notre tendre veuve, et lui rappelait un homme qui voulait, à force de délicatesse, faire oublier un moment, le seul peut-être de sa vie où il en avait manqué. Mais une funeste découverte, que fit bientôt madame du Sézil, vint lui rendre tous ses remords et toutes ses inquiétudes; elle s'apperçut qu'un être puisait la vie dans son sein, et comme elle avait beaucoup d'amitié pour la mère Michel, elle lui fit part de cette remarque, en lui disant toutefois qu'elle s'en était doutée, qu'elle en avait même parlé à son mari quelques jours avant qu'il expirât dans ses bras. La mère Michel parut enchantée de cette nouvelle; et, chose extraordinaire, qui prouvait sans doute l'intérêt que ces bonnes gens portaient à leur pensionnaire, le bon Michel en fit des sauts de joie. Sa mère, pour modérer cette ivresse indiscrète, lui fit en secret un signe que madame du Sézil remarqua très-bien, mais qu'elle n'attribua qu'à la peine que pouvait éprouver la mère en voyant sauter son fils comme un grand sot.

»Cependant le nouvel état de notre veuve change son plan de conduite: elle n'ose plus aller trouver M. de Rosange: elle rougirait de lui présenter la mère d'un enfant qui n'appartient pas à l'époux dont elle se réclame. Pourrait-elle en imposer, avancer de quelques mois la mort de cet époux? Il serait si aisé de la confondre alors à quels reproches, à quel mépris ne s'exposerait-elle pas?.. Elle se sent coupable, l'infortunée; elle croit que tout le monde doit deviner son secret.

»Quelques jours après qu'elle eut fait à la mère Michel l'aveu de sa grossesse, madame du Sézil fut se promener au Luxembourg; ce fut Michel lui-même qui l'y engagea. Il fait beau, lui dit-il, l'air vous fera du bien… La promenade de madame du Sézil dura près de deux heures: quand on est seul avec soi-même, et qu'on sait réfléchir, il est si doux de parcourir des sites solitaires!.. Madame du Sézil rentre à l'heure du dîner; la mère Michel lui dit d'un air ouvert: Il faut, madame, que vos parens de là-bas se soient souvenus de vous; ils vous envoient une caisse d'effets qui est d'une grandeur! – Comment? – Pendant que vous étiez sortie, il est venu ici un domestique avec un voiturier; ils ont monté dans votre chambre une caisse qui est bien à votre adresse, pardi, je ne me suis pas trompée. – Et de quelle part? – Ils n'ont jamais voulu me le dire: moi, j'ai pensé que cela venait de la Provence, de votre père, que sais-je?

 

»Madame du Sézil court dans sa chambre; Michel et sa mère la suivent; en une minute la caisse est ouverte, et un billet tout ouvert frappe d'abord les yeux de la veuve; elle y lit:

«Ne rougissez pas femme estimable et chère, ne rougissez pas d'accepter ces légères marques de la tendresse d'un homme qui vous chérira jusqu'au tombeau. Ces faibles présens ne peuvent humilier que celle qui a mis un prix à sa vertu: la vôtre, que j'ai outragée, est encore intacte et pure, puisque vous l'avez défendue. Vous faites mon malheur, et vous ajoutez à mes remords, si vous supposez au don de ces bagatelles un autre motif que celui de la reconnaissance, et de l'amour dont je brûle toujours pour vous… Je ne puis vous voir, hélas! un obstacle insurmontable me sépare de vous peut-être pour toujours!.. Mais, en vous écrivant quelquefois, j'aurai du moins le bonheur de m'entretenir avec vous, et mes regrets seront moins douloureux. Adieu: le hasard seul m'a fait découvrir votre retraite; n'en changez pas, et sur-tout ne dévoilez pas notre secret aux gens chez qui vous avez pris un asyle. J. R.»

»Madame du Sézil qui, dès les premiers mots de la mère Michel, s'était doutée de la main qui lui faisait des présens, avait eu d'abord l'idée que cette femme la trahissait, et s'entendait peut-être avec l'inconnu; mais les derniers mots de cette lettre lui prouvèrent qu'elle se trompait: le hasard en effet sert toujours les amans; il se pouvait que l'inconnu eût découvert sa retraite: elle ne se cachait point dans le quartier, et elle y portait le même nom sous lequel elle était peut-être connue de l'étranger. Notre belle veuve était d'ailleurs confiante et bonne; elle prit donc le parti de dire à ses hôtes qu'en effet cette caisse lui venait de la Provence; puis elle les pria de la laisser seule, ce qu'ils firent sur-le-champ. Madame du Sézil, émue et confuse, fit soudain l'inventaire de sa caisse: des étoffes de tous genres, des bijoux, et sur-tout de l'or, voilà ce qu'elle y trouva. Il faut que cet homme soit bien riche, se dit-elle… Elle éprouvait toujours une certaine répugnance à accepter; mais enfin elle ne pouvait restituer, il fallait donc garder: c'est ce qu'elle fit.

»J'abrège maintenant l'espace de temps qui s'écoula depuis ce moment, jusqu'à l'époque où madame du Sézil donna le jour à une fille charmante, qu'elle nomma Adèle. Elle avait répandu le bruit que cet enfant était de son époux: tout le monde le crut, et cette femme intéressante voulut remplir, envers sa fille, tous les devoirs de la maternité; elle la nourrit de son lait, et l'éleva avec le plus grand soin, comme avec la tendresse la plus touchante. L'ame finit par se faire aux grands chagrins; madame du Sézil s'habitua insensiblement à une position, qui lui avait paru si critique dans le commencement, qu'elle s'imaginait succomber bientôt sous le poids de la honte, du repentir et du chagrin. Toujours même zèle, mêmes soins, mêmes égards de la part de la mère Michel et de son fils; toujours des lettres et des présens de l'inconnu, qui ne se nommait jamais, et qui même avait l'air d'ignorer qu'il fût père. Madame du Sézil formait quelquefois le projet de quitter son asyle trop connu de l'étranger, et de se soustraire à ses bienfaits dans quelque endroit écarté qu'il ne pût découvrir; mais elle était sans fortune, sans ressources; eh puis elle était mère: les présens de l'inconnu n'avaient plus rien qui pût l'humilier: elle les rendait à sa fille, ces présens d'un père coupable; elle ne rougissait plus, en songeant que ce qu'il croyait donner à l'amour, devenait le juste tribut de la nature.

»Quinze ans s'étaient écoulés dans la pratique des devoirs maternels, et, pendant ce temps, il s'était passé quelques événemens chez madame du Sézil. La mère Michel était morte, et son fils, qui ne pouvait se séparer de sa chère maîtresse, ainsi qu'il appelait la belle veuve, avait pris un petit cabinet dans le haut de la maison, tandis que madame du Sézil avait loué pour son compte, et meublé à son goût, les quatre pièces qui formaient le logement de la mère Michel. Madame du Sézil était chez elle, et Michel la servait; il ne faisait plus de commissions, Michel; il était le domestique, le confident, et l'ami de la veuve et de sa fille. La jeune Adèle grandissait en beauté, en vertus et en talens; sa mère lui avait donné tous les maîtres propres à faire une brillante éducation; elle avait de l'esprit, du jugement et de la raison; c'était, en un mot, un chef-d'œuvre de la nature. Je l'ai connue, mes amis, je l'ai aimée… Ah! pardonnez les pleurs qui coulent de mes yeux, c'est le juste tribut des regrets que je dois à sa cendre. Me voici bientôt à ses propres aventures… Mais je vous dois encore quelques détails sur la mère, l'intéressante madame du Sézil.

»Vous êtes sans doute étonnés, ainsi que je le fus moi-même lorsque ses malheurs me furent racontés par elle, de ce que l'inconnu trouva le moyen, pendant près de seize années, de pourvoir, même d'une manière magnifique, aux dépenses de la mère et de la fille, sans chercher une seule fois l'occasion de les voir. Vous êtes surpris aussi de ce que madame du Sézil ne fit aucune démarche pour connaître enfin l'homme mystérieux de qui dépendait son sort et celui de sa fille; je vous éclaircirai bientôt vos doutes sur le premier point. Quant à la résignation de la belle veuve, je vous dirai qu'elle était le fruit de l'habitude et de la délicatesse. Les lettres de l'inconnu étaient toujours si tendres, touchantes, que madame du Sézil ne pouvait attribuer son silence sur son nom et sa fortune, qu'à un obstacle bien puissant qui l'enchaînait, et qu'il ne dépendait pas de lui de surmonter. Quelle apparence en effet, s'il eût pu se faire connaître, qu'il ne l'eût pas fait, tandis qu'il accablait cette famille de bienfaits, toujours offerts avec délicatesse et d'une manière détournée! Dans ses dernières lettres, il hasardait de parler de sa fille, ce qui prouvait à la veuve qu'il était instruit; mais il ne le faisait jamais qu'avec les plus grands ménagemens, comme s'il craignait d'offenser la vertu de madame du Sézil, en lui rappelant une nuit d'erreur, qu'il n'appelait que le seul tort de sa jeunesse. Les personnes qui venaient de sa part remettre ses lettres ou ses présens à la veuve, ne se présentaient jamais que lorsqu'elle était absente, elle et sa fille. C'était toujours Michel qui les recevait, et qui attribuait, ou feignait d'attribuer ces dons aux parens que sa maîtresse disait avoir dans la Provence. Depuis quelque temps madame du Sézil n'était plus dupe de la prétendue crédulité de Michel; elle le soupçonnait fortement d'être dans la confidence du père d'Adèle, et de le connaître même particulièrement; mais, délicate et fière, elle eût cru offenser l'inconnu, elle eût cru se dégrader elle-même, en forçant un domestique à violer un secret qui lui avait été confié; elle en admirait davantage ce bon serviteur, et ne faisait aucune tentative pour obtenir un éclaircissement qui peut-être, en nuisant à l'homme généreux dont elle dépendait, aurait pu détourner la source des bienfaits qu'il répandait journellement sur elle et sur sa fille. Avec cela sa fille ignorait le secret de sa naissance: Adèle se croyait, comme tout le monde se l'imaginait, la fille de M. du Sézil, qui avait perdu la vie quelques mois avant qu'elle eût vu le jour. Des démarches, des explications arrachées, auraient forcé cette tendre mère à faire à sa fille d'autres explications dont elle aurait eu trop à rougir et que d'ailleurs l'âge et le sexe de l'enfant ne permettaient pas qu'elle lui fît.

»Toutes ces raisons sont sans doute assez fortes pour motiver la résignation de madame du Sézil, et pour m'engager à passer sur-le-champ au récit d'événemens plus sérieux, et dans lesquels la mère de mon Victor va jouer un rôle important, mais bien douloureux».

Ici madame Wolf se reposa quelque temps. Le baron la força, ainsi que Victor et Clémence, à prendre quelques rafraîchissemens, dont ils avaient tous besoin après tant de fatigues, et qu'il partagea avec eux. Ensuite madame Wolf reprit son récit ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.

CHAPITRE VII.
NOUVEAUX TROUBLES, NOUVEAUX VOYAGES

«Madame du Sézil n'avait pas d'autre consolation que sa fille, qui réunissait toutes les qualités physiques et morales qu'on peut désirer à quinze ans. Adèle était grande, très-forte, et la meilleure amie de sa mère. La lecture, la musique, et les petits ouvrages du sexe, occupaient les momens de ces deux êtres vertueux: ils n'étaient qu'eux deux, pour ainsi dire, dans la nature, ou plutôt ils ne faisaient qu'un; mais leur bonheur ne devait pas être de longue durée, ou du moins il allait être traversé par une catastrophe terrible, inattendue.

»Des voisins, amis de madame du Sézil, lui offrent deux places dans une loge qu'ils ont louée pour aller, ce soir même, voir jouer une pièce de Molière au théâtre des comédiens ordinaires du roi, rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Madame du Sézil n'avait pas été deux fois au spectacle depuis ses malheurs, et sa fille n'avait pas non plus un goût très décidé pour ce genre d'amusement. En général on les voyait rarement dans un endroit public: leur goût les portait vers la campagne; elles aimaient les fêtes champêtres; et c'était au loin qu'elles allaient rêver, lire, causer, ou admirer la nature. Cependant les places qu'on leur offrait étaient attrayantes: on donnait le Misanthrope, et ce chef-d'œuvre qu'elles connaissaient d'ailleurs, était trop dans leurs principes, pour qu'elles manquassent l'occasion de l'admirer. Nos dames vont donc dans la loge de leurs voisins: le spectacle commence, et elle y prêtent la plus constante attention. Cependant, dans la loge en face d'eux était une femme de condition, très-parée, surchargée de rouge et de diamans, qui, depuis long-temps, fixait la veuve et sa fille avec une curiosité mêlée de dépit. À côté d'elle était un homme d'une quarantaine d'années, qui, de son côté, lorgnait la loge de nos dames, et paraissait mettre, à les regarder, l'intérêt le plus vif. La vieille marquise, car c'en était une, se lève tout-à-coup, avant que son cavalier ait le temps de s'informer du sujet qui la trouble. Elle descend précipitamment, remonte avec un vieillard, reparaît dans une autre loge voisine de celle où elle était, fixe de nouveau la loge de nos dames, et fait une question à l'oreille du vieillard. L'homme de quarante ans entend celui-ci répondre distinctement à la marquise: Ce sont elles. Le cavalier sort aussi de sa loge, fait le tour, et vient à celle où nos dames, ignorant ce qui se passait, n'étaient livrées uniquement qu'au spectacle… Madame du Sézil entend frapper doucement à sa loge: elle ouvre; le cavalier, troublé, ne peut que lui dire ce peu de mots: Retirez-vous… prenez garde d'être suivies; ne craignez rien; demain je vous expliquerai ce mystère.

»Le cavalier est sorti soudain en refermant la porte de la loge; mais madame du Sézil reste frappée du coup le plus violent… Cet homme qui vient de lui parler, ses traits, sa voix! elle l'a reconnu, c'est lui, c'est l'inconnu, c'est le père de son Adèle!.. Elle jette un cri, et s'évanouit. Sa fille, ses amis, dans la plus grande inquiétude, la transportent hors de la loge: elle recouvre ses sens; mais elle se rappelle l'ordre qu'on vient de lui donner, et demande à rentrer chez elle. On lui obéit, on la ramène dans son appartement, où chacun lui demande la cause de son trouble; elle ne peut la dire; elle prie en grace qu'on la laisse seule; sa fille, sa tendre fille qui baigne ses mains des larmes de la tendresse, est elle-même repoussée. Les amis se retirent, Adèle rentre dans une autre pièce, où elle se livre à ses inquiétudes, et madame du Sézil seule, repasse dans sa mémoire toutes les circonstances de cette étonnante aventure. Quoi! c'est lui! oh! c'est bien lui! Voilà cet homme qu'elle n'a connu que six jours, et qu'elle n'a pas revu depuis seize ans! Mais qu'a-t-il voulu dire? Qu'y a-t-il? Quel danger peut courir madame du Sézil? Demain, a-t-il dit, il expliquera ce mystère! Grand Dieu! le malheur est-il arrivé de nouveau? va-t-il fondre sur la tête innocente d'une mère vertueuse?.. Prenez garde d'être suivies!… Elle appelle sa fille: Adèle? – Ma mère, ma tendre mère! eh bien! êtes-vous un peu calmée? – Oui, ma fille; écoute: crois-tu que quelqu'un nous ait suivies tout-à-l'heure? – Je ne crois pas, maman; à moins que cette méchante dame… – Quelle dame?..

 

»Ici la jeune Adèle rapporte à sa mère les observations que ses amis ont faites, et qu'ils lui ont confiées avant de se retirer, sur une dame qui a beaucoup regardé leur loge, qui est sortie, puis rentrée avec un vieillard, etc. Adèle ajoute que le particulier qui est venu parler à l'oreille de sa mère, était placé à côté de cette dame si curieuse, et qu'on le croit même son mari. – Son mari! s'écrie madame du Sézil, en cachant sa tête de ses deux mains: ah! malheureuse Adèle!..

»Adèle ne peut comprendre le sens de cette exclamation: elle s'efforce de consoler sa mère, que le mot son mari vient de plonger dans le plus grand désordre. Allons, dit-elle, il n'y a que Michel qui puisse m'expliquer ce mystère: fais-le venir, ma fille.

»Adèle appelle Michel; il n'y est point; elle demande si on l'a vu dans la maison: on lui répond qu'un domestique, tout essoufflé, est venu le chercher, et que Michel a chargé le portier de dire qu'il ne rentrerait peut-être pas de la nuit, pour une affaire pressante qui concernait madame, et qu'il lui confierait demain. Adèle vient rendre ses propres expressions à madame du Sézil, dont l'inquiétude et la douleur redoublent. Il faut qu'elle se détermine à passer la nuit entière dans l'incertitude la plus cruelle, sans pouvoir attendre d'autres éclaircissemens que des événemens, qui doivent être funestes, si elle en croit ses pressentimens, qui ne l'ont jamais abusée.

»Adèle respecte le secret de sa mère; elle n'ose la prier de le verser dans son sein; mais cette tendre mère lui dit souvent: Tu sauras tout, mon Adèle, hélas! je vois bien qu'il faut que tu saches tout!.. Mais demain… attends… attendons toutes deux!.. Si nous sommes menacées de quelque accident, il ne nous abandonnera pas; non, il ne doit, il ne peut pas nous abandonner!..

»Tous ces mots entrecoupés de sanglots, sont autant d'énigmes pour la sensible Adèle; cependant elle se décide, ainsi que sa mère, à attendre les événemens, et toutes deux passent une nuit cruelle, agitée, sans pouvoir se reposer.

»Le lendemain matin, une voiture brillante s'arrête à la porte cochère. Une dame en descend; elle monte, et se présente du ton le plus courroucé à madame du Sézil. C'est la dame d'hier soir qui les examinait tant, Adèle la reconnaît. Savez-vous qui je suis, dit cette dame à madame du Sézil? – Non, madame. – Je suis marquise, et femme d'un homme qui mène avec vous la conduite la plus scandaleuse. – Avec moi, madame! – Oui, oui, vous le connaissez bien, vous savez bien qui je veux dire. – Mais je n'entends rien… – Voilà le petit ménage que mon mari soutient en ville! Et cette petite fille, c'est la sienne sans doute; on m'avait vanté sa figure, moi, je n'y vois rien que de très-commun.

»Je vous passe, mes amis, les expressions injurieuses dont se servit la vieille irritée; je ne vous peindrai pas la surprise, l'effroi d'Adèle, non plus que le trouble et la douleur de sa mère. Qu'il vous suffise de savoir qu'après avoir fait une scène épouvantable à madame du Sézil, la vieille sortit en la menaçant d'obtenir, avant la fin du jour, un ordre pour la mettre, ainsi que sa fille, dans une maison de force.

»On ne peut pas se faire une idée de l'état cruel dans lequel notre belle veuve fut plongée après le départ de la marquise. Elle perdit connaissance; puis elle reprit ses sens pour maudire le jour fatal où elle rencontra l'inconnu; ensuite elle recommanda sa fille à la providence qui, jusques-là, avait pris soin d'elles. Incapable de réfléchir ni de prévenir le coup fatal dont on la menaçait, madame du Sézil ne pouvait que se livrer à l'excès de sa douleur, lorsque Michel entra pâle et défait. Ah! Michel, lui dit sa maîtresse en sanglotant, qu'as-tu fait? tu m'as abandonnée! – Non, madame; mais les momens sont chers, daignez me répondre: Est-elle venue? – Oui, Michel, elle est venue; mais quelle est cette femme altière; et que signifie ce mystère? – Je ne songerai à vous l'expliquer que lorsque je vous aurai mises toutes deux en lieu de sûreté. Allons, madame, rappelez votre courage; une chaise m'attend là-bas, il faut y monter sur-le-champ, il faut céder aux vœux d'un homme qui vous adore, et qui veut vous protéger contre les injustes violences de sa femme. – De sa femme, grand Dieu!

»Michel charge une valise des effets les plus précieux de madame du Sézil, qui le regarde sans songer à l'aider. Cependant elle pense au portrait de l'inconnu, elle le prend, l'examine avec une expression douloureuse; puis elle le montre à sa fille, en lui disant du ton le plus ému: Voilà ton père, mon Adèle!.. c'est le particulier que tu as vu hier soir!.. Tu n'es pas le fruit de l'hymen, tu n'es pas même celui de l'amour; car ta mère a été trompée, séduite: ah Dieu! que ne suis-je morte la veille de ce jour fatal!..

»Adèle étonnée, attendrie, prend le portrait, le considère; puis elle embrasse sa mère en fondant en larmes. Ma tendre mère, lui dit-elle, et tu m'avais caché!.. – Devais-je rougir à tes yeux, mon Adèle!.. Mais le destin, le cruel destin m'y force!.. La scène de cette femme violente… Qu'aurais-tu pensé de moi!..

»Pendant ce court entretien, qui se termine par des effusions de tendresse entre la mère et la fille, Michel a tout préparé pour le départ. Il est temps, madame; il est temps, daignez me suivre.

»Madame du Sézil noyée dans les larmes, faible, et soutenue par sa fille, monte avec elle dans la chaise: c'est Michel qui les conduit, il fouette ses chevaux, et fend l'air. Michel est le postillon de notre veuve, il est impossible qu'elle lui parle en route, qu'elle tire de lui la moindre explication. Elle ne sait où elle va, l'infortunée; mais elle a confiance en Michel, il ne peut la trahir, la livrer à ses ennemis. Ce fut dans la voiture que madame du Sézil raconta à sa fille les détails de sa courte liaison avec l'étranger, ainsi que l'histoire de sa naissance, et le secret de son existence, que les bienfaits de l'inconnu avaient jusqu'à présent rendue aisée et même heureuse. Adèle ne pouvait revenir de sa surprise, elle brûlait du desir de voir cet homme extraordinaire, et finissait par embrasser sa mère, par rassembler toutes les facultés de son cœur et de son esprit pour consoler cette mère désolée. Michel courut pendant l'espace d'environ cinq heures sans s'arrêter. Il était quatre heures du soir, lorsqu'il descendit de cheval, au milieu de la grande rue d'une ville de province, dont nos voyageurs ignoraient le nom. Michel donne le bras à ces dames, et leur dit: Voilà la retraite sûre et tranquille que vous devez désormais habiter.

»La porte d'une maison simple, mais commode s'ouvre; une femme, jeune encore, et d'un extérieur décent, paraît: Entrez, mesdames, dit-elle à nos voyageuses, je vous attendais…

»Tout ceci paraît un rêve à madame du Sézil, qui reste bien plus étonnée, lorsque Michel, après avoir dit à la maîtresse de la maison: Je vous recommande mes chères maîtresses que je reverrai bientôt, remonte sur son cheval, et disparaît avec la chaise qui les a amenées, et dont il a retiré la valise.

»Je ne vous peindrai point le silence inquiet et douloureux de madame du Sézil et de sa fille; vous devez vous en faire une idée, si vous vous mettez un instant à leur place.