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Victor, ou L'enfant de la forêt

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Enfin il le sait, Victor; il connaît le coupable auteur de ses jours. Oh! qu'il est à plaindre, Victor!.. il est maintenant malheureux pour sa vie entière: mais suivons le fil des nombreux événemens qui vont naître de cette affreuse découverte.

CHAPITRE III.
FAIBLE ADOUCISSEMENT

Le baron, rentré chez lui, s'est jeté dans un fauteuil. Clémence est à ses pieds; elle arrose de larmes les mains de son père. Victor se promène à grands pas dans l'appartement. Absorbé sous le poids du malheur, il ne peut plus exprimer une seule de ses pensées. Quelques exclamations vagues sortent de temps en temps de sa bouche, et soulagent son cœur oppressé… Le baron le regarde souvent, et souvent il détourne les yeux, comme saisi d'un mouvement d'horreur. Victor s'en apperçoit, et frémit à son tour en pensant à sa singulière ressemblance avec Roger… Cette scène muette se prolonge si long-temps, qu'elle fatigue nos trois héros; Victor lui-même est prêt à tomber sans connaissance. Monsieur, lui dit doucement Fritzierne, ma fille et moi nous avons besoin de repos; j'espère que vous allez nous laisser maîtres de nous y livrer au moins pendant la fin de cette funeste journée…

Victor veut répliquer, il ne le peut, sa langue se glace sur ses lèvres; il jette un regard plein d'expression sur son bienfaiteur et sur Clémence, qui s'en apperçoit seule, et seule lui répond en usant du même langage. Clémence lui fait même signe de la main de se retirer, de la laisser seule avec un père qui a besoin de ses consolations… Victor sort d'un air si sombre et si effrayant, que le vieux baron, inquiet, lui crie de loin: Mon ami, donne tes soins pour que tout rentre dans l'ordre dans le château: je te ferai dire l'heure à laquelle tu pourras me parler… Je veux te parler, Victor, j'en ai besoin.

Ce peu de mots, le ton de bonté avec lequel il est prononcé, tout calme un peu le sombre désespoir de Victor, qui, sûr d'ailleurs du zèle de son fidèle Valentin, pour tout ce qui regarde le château, rentre chez lui, ferme sa porte à double tour, pour n'être point interrompu, et se livre de nouveau à tout l'excès de sa douleur.

Comme tout ce qui l'entoure ajoute à son chagrin! ces meubles, présens de son bienfaiteur, cet appartement que ce généreux bienfaiteur s'est plu à orner pour son fils adoptif, tout cela change de physionomie aux yeux de Victor; il n'est plus qu'un étranger pour le baron, et moins qu'un étranger même, car il est le fils de son plus mortel ennemi… C'est lui, oui, c'est Victor qui a troublé la paix de ceux qui l'ont élevé; c'est lui qui les a rendus infortunés, et par son adoption, et par le secours qu'il a donné à madame Wolf; c'est en introduisant madame Wolf dans cette maison qu'il en a détruit le charme, qu'il a causé sa propre disgrace. Un secret pareil devait-il jamais être dévoilé? Victor eût préféré ignorer toute sa vie de qui il tient le jour, plutôt que de savoir qu'il le doit à un être si méprisable! Si méprisable!.. Victor ose-t-il bien se servir de cette expression en parlant de son père!.. Oui, il l'ose: les liens du sang ne sont rien à ses yeux auprès de la vertu, de l'éducation et des tendres sentimens qui unissent un bon père à un fils respectueux lorsqu'ils ne se sont jamais quittés. La vertu née du vice lui doit-elle des égards? Un homme jeté parmi d'autres hommes sur cette terre d'infortunes, y est pour son compte; et s'il doit ses malheurs à celui qui l'y a placé, n'a-t-il pas le droit de lui reprocher ce funeste bienfait, plutôt que de lui en témoigner de la reconnaissance? Il est dans cette triste situation, mon Victor; il a connu le doux sentiment de la tendresse filiale, mais pour son bienfaiteur; il ne peut éprouver cette tendre affection pour un homme qui lui a donné l'être au milieu du sang, du carnage, et des forfaits de tous genres… Bons pères, fils reconnaissans qui lisez ceci, n'accusez pas mon Victor de méconnaître la voix de la nature, qui touche vos cœurs: cette voix n'est vraiment puissante que lorsqu'elle parle à deux cœurs faits pour s'entendre et pour s'aimer: l'écouter seule, cette voix touchante, lorsqu'elle parle pour un être pervers et vil, serait un fanatisme, et tout fanatisme n'a d'empire que sur une ame faible: Victor est trop grand pour y céder.

Victor, en se promenant à grands pas, jette par hasard un regard sur la plaine, à travers sa croisée: il apperçoit quelques-uns des soldats de Roger, qui achèvent de lever leur camp, encore tout effrayés de la déroute qu'ils viennent d'essuyer… C'est donc là, se dit-il, la digne société de mon… de Roger! voilà donc ses complices! et c'est sans doute pour ce métier infâme que j'étais né, si le sort n'eût daigné me jeter dans les bras du plus respectable des hommes! Ô destin! tu fais les coupables comme les hommes vertueux. Il n'appartient donc pas à l'enfant dans son berceau de choisir entre le bonheur et l'infortune, le crime et l'innocence, l'estime ou le mépris de ses concitoyens!.. Moi-même! ne suis-je pas, dès ce jour, condamné à la honte, à l'infamie! Ma naissance n'est point mon crime; eh bien! si elle se divulgue, ne suis-je pas l'objet du mépris public? ne suis-je pas montré au doigt par-tout comme le fils d'un scélérat? Hommes aveugles et insensés! vous ne voyez jamais l'homme dans l'homme; vous n'exigez jamais de lui d'autres vertus que celles qu'il n'a pas pu se donner!..

Victor est livré à ces tristes réflexions lorsqu'une voix douce l'appelle à travers la porte de son appartement: Victor! – Ciel! Clémence, c'est vous? entrez! – Non; un mot, un seul mot…

Victor ouvre; Clémence reste en dehors, et continue: C'est mon père qui m'envoie. – Votre père! Ô bonté! – Mon ami, le secret fatal que vient de nous dévoiler madame Wolf, il faut qu'il ne soit connu que de mon père, de toi et de moi, entends-tu, mon ami? il faut qu'il reste enseveli dans nos cœurs, et que personne de cette maison, pas même ton fidèle Valentin, parvienne à le découvrir. Tel est l'ordre de mon père, cher Victor: il a, dit-il, des raisons pour cela, des motifs qu'il te communiquera. – Homme généreux!.. – Ah ça, sois prudent: n'est-ce pas que tu seras prudent, et sur-tout que tu te consoleras? Voyez donc, il est accablé de fatigue, et il se désespère encore avec cela! Victor, si vous m'aimez, oui, si tu crains de me voir mourir, tu surmonteras ta douleur, et tu espéreras. – Moi, espérer! – Oui: mon père est bien plus tranquille, et semble méditer quelque grand projet. Il est bien bon, mon père! il t'a élevé, il t'aime! peut-il te bannir, faire ton malheur, le mien; il me perdrait aussi d'abord; oh! il sait bien qu'il me perdrait s'il ne m'unissait pas à toi. J'en mourrais, mon ami; et toi aussi, n'est-il pas vrai? – Ange du ciel! que ton amour me touche; mais qu'il me fait de la peine!.. Quoi! tu ne craindrais pas de donner ta main au fils d'un… – Moi! pourquoi donc? est-ce que c'est ta faute, à toi? est-ce que j'étais libre de me choisir un père tel que le mien? va, je n'ai ni ton esprit, ni ta science; mais je crois penser juste en ne m'attachant qu'à toi, qu'à toi seul: que m'importent tes parens, puisque je te connais, puisque je sais apprécier ton cœur, ton ame, toutes les rares qualités qui brillent en toi?.. – Ô Clémence! que ton père ne pense-t-il comme toi! – Il y reviendra, à ces sentimens raisonnables, j'ose le croire, j'en suis même sûre; je sais comme il m'a parlé! – Que t'a-t-il dit?.. – Je te dirai cela dans un autre moment. Il faut que j'aille le rejoindre; il a besoin de moi, ce bon père; il ne peut se passer de mes consolations… Adieu, adieu, Victor!.. pense à l'ordre de ton bienfaiteur! que ce mystère… tu m'entends… Adieu, je reviendrai bientôt.

Clémence est partie, et Victor ne songe plus à s'enfermer… Il a un rayon d'espoir, Victor; il est plus calme, son sang est rafraîchi, et sa raison plus saine… Tant il est vrai que les douces paroles de l'objet qu'on aime, font couler dans tous nos sens un baume de consolation bien salutaire. En effet, en y réfléchissant bien, le baron n'a donc point envie d'éclater, de bannir son fils adoptif, puisqu'il lui ordonne le silence sur ce grand événement! Il est bien plus tranquille, a dit Clémence: il semble méditer quelque grand projet?.. Quel projet?.. Est-ce celui qu'il avait formé avant ce fatal éclaircissement? serait-il toujours dans l'intention d'unir Victor à… Insensé! perds cet espoir, perds ce frivole espoir, enfant du crime et du malheur! ne connais-tu pas le baron de Fritzierne? ne sais-tu pas qu'il a sur la probité, sur l'honneur, des préjugés… Que dis-tu, des préjugés!.. Des opinions légitimes, raisonnables, sensées, et que tout le monde doit approuver. L'homme qui méprise le rang et la fortune dans son gendre, n'a point de préjugés; l'homme qui veut s'allier à une honnête famille, est le véritable honnête homme, et le plus sage des pères.

Ainsi pense Victor, et Victor a raison… Peut-être dans ce siècle de philosophie, où l'on saute à pieds joints sur tous les sentimens de la nature, sur toutes les conventions sociales, peut-être, dis-je, l'opinion du baron de Fritzierne paraîtra-t-elle exagérée à quelques personnes. On le trouvera peut-être ridicule de ne point estimer assez les qualités personnelles de Victor, pour ne voir en lui qu'un homme vertueux, pour l'isoler de son père, pour ne pas lui faire un crime d'un malheur qu'il n'a pu prévoir, ni prévenir, pour surmonter enfin ce qu'on appellera un préjugé comme celui de la noblesse ou de la fortune. Doucement, philosophes prétendus, sans principes comme sans délicatesse, faites attention au temps où vivaient mes héros; plus d'un siècle s'est écoulé depuis eux; et ce siècle, comme la trombe foudroyante qui, après avoir démâté les vaisseaux, s'avance sur le rivage pour entraîner dans sa course les arbres et les masures du laborieux agriculteur; ce siècle, dit de lumières, a moissonné les vertus sociales et privées; il a émoussé la délicatesse, absorbé les jouissances de l'ame, et tué le sentiment. Du temps de mes héros, on faisait encore quelque cas de l'estime publique; et l'estime publique, que l'intrigue, les cabales et les factions ne s'arrachaient pas, l'estime publique valait quelque chose. Si le respect qu'on a pour la vertu est un préjugé, on l'avait ce préjugé-là; et mon vieux baron pouvait fort bien priser la fortune et la noblesse ce qu'elles valent; mais faire un très-grand cas de la probité qui donne toujours de l'estime de soi-même et des siens.

 

Victor, revenu à des idées plus douces, s'était endormi, accablé par la fatigue d'une nuit de combats et d'une matinée de douleur. Déjà plus des trois-quarts d'un jour aussi fatal pour l'amant de Clémence s'étaient écoulés, et chacun dans le château avait employé ce jour à se reposer. Vers le soir donc, Victor endormi sur son siége, se sent poussé doucement; il se réveille, et apperçoit Valentin, qui lui dit avec l'accent de l'émotion: Qu'avez-vous, mon bon maître? – Rien. – Rien! oh! pardonnez-moi, vous avez quelque chagrin; car je vois que vous avez versé des larmes. – Moi… Tu te trompes, mon ami: les embarras de cette nuit ont seuls occasionné cette altération de mes traits. – Vous avez un secret que vous me cachez, à moi, à moi!.. Eh bien! je le saurai. – Comment? – Oui, je le saurai: comme rien de ce qui vous regarde n'est étranger à mademoiselle Clémence, elle connaît le sujet de votre douleur, et elle me le dira. – À toi? – Oui, monsieur, à moi. Oh! elle fait quelque cas de ma discrétion, elle; elle ne me cache rien; mais c'est dur pour un fidèle serviteur de ne pouvoir consoler son maître, et d'apprendre ses malheurs d'un autre que de lui. – Valentin, est-ce pour cela que tu es venu? – Non, monsieur, ce n'est pas pour cela que j'ai pris la liberté de vous réveiller; mais me trouvant seul avec vous, j'ai profité de cette circonstance pour éprouver jusqu'où va votre confiance en moi. – Valentin… une autre fois… tu sauras… oh! je ne te cacherai rien; mais, pour le moment, dis-moi ce qui t'amène? Viens-tu de la part de Clémence?.. – Non, monsieur: c'est M. le baron qui m'envoie… Vous avez des mystères pour moi… – M. le baron? que me veut-il? – Vous voir… Pour moi qui vous suis si attaché! – Comment t'a-t-il dit? – Va le trouver, qu'il m'a dit, ce pauvre jeune homme!.. Vous voyez bien, monsieur, que si je l'avais pressé un peu, lui, il m'aurait dit la chose. – Après? – Valentin, a continué M. le baron; oui, va trouver ton maître de ma part. Tu lui diras de se rendre ici avec ses amis. – Avec ses amis! – Oui, ce sont ses propres expressions. Madame Wolf y était, qui avait l'air triste: Oh! triste!.. – Voilà tout? – Pardonnez-moi monsieur, il y a encore quelque chose; mais je ne puis vous dire ça, parce que ça m'est donné sous le secret. – Oh! parle, mon cher Valentin? – Parle, mon cher Valentin!.. Eh! vous ne lui parlez pas, vous à votre cher Valentin? Vous ne l'estimez pas assez pour lui confier!.. – Mon ami, tu me mets au supplice. Oh! dis tout, je verrai après!.. – Il faut qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire dans cette maison: oui, quelque événement bien malheureux pour mon cher Victor, pour mon pauvre maître!.. Ce n'est sûrement pas le combat de cette nuit, puisque nous avons remporté la victoire; mais à propos de cela, vous êtes brave, monsieur; savez-vous que moi, qui ai servi… Oui, monsieur, j'ai servi autrefois dans mon pays, en France: bah! j'ai vu… – Valentin, tu ajoutes à mon impatience par tes éternelles digressions! Voyons, que t'a dit de plus mon bienfaiteur? – Il m'a dit que vous aviez un grand chagrin, un violent chagrin; que vous étiez capable de vous livrer au dernier désespoir; puis il ajouta: Mon ami, tu es un garçon prudent, (il me connaît, M. le baron!) tu m'obligeras tu me rendras le plus grand service, en veillant sur ton maître, en ne le quittant pas d'une minute, en le consolant. Songe que je te confie sa vie, et avec elle l'espoir de ma vieillesse, et le bonheur de ma fille… Moi je lui ai répondu: Monseigneur, soyez persuadé que… – Ô bonheur!.. que ces mots sont doux! l'espoir de sa vieillesse, le bonheur de sa fille! pourrais-je donc encore espérer!.. – Oui, monsieur, espérez: Oh! espérez beaucoup. Puis mademoiselle a joint ses instances à celles de son père; mais avec tant de graces! tant de sensibilité!.. un ton… si touchant… En vérité les larmes m'en viennent aux yeux. – Et il me demande? – Sur-le-champ. Allez-y, mon cher maître, ne perdez pas un moment…

Victor se débarrasse de son bon Valentin, qui en revient toujours au peu de confiance que son maître lui témoigne; puis l'amant de Clémence, entraîné par un reste d'espoir, qu'il lui est bien permis de concevoir, se rend précipitamment chez le baron, qui, ainsi que sa fille et madame Wolf, avaient passé la plus grande partie de cette journée à se reposer… À se reposer! autant qu'il est possible de le faire quand on a l'esprit troublé par tant d'événemens.

Victor se présente en tremblant: madame Wolf, Clémence et le baron, le regardent avec le plus tendre intérêt. Assis-toi, Victor lui dit ce dernier du ton le plus affectueux; assis-toi près de nous, et écoute-moi avec attention.

Victor, un peu rassuré, s'asseoit, et le baron continue:

«J'ai prié madame Wolf de se rendre chez moi; je t'y ai fait venir toi-même, afin que tu entendisses le récit des aventures de ta mère, et le détail des circonstances malheureuses qui t'ont fait naître d'un homme, dont le nom seul est l'effroi des gens de bien. Madame Wolf voudra bien nous faire ce récit intéressant; mais, avant qu'elle le commence, je dois te prévenir, mon ami, que la réflexion m'a suggéré un projet qui, s'il réussit, peut encore te mener au bonheur. Oui, mon cher Victor, tu peux encore espérer d'obtenir ta Clémence, et tout concourt à me fortifier dans cet espoir. Je ne m'expliquerai que lorsque madame Wolf aura fini son récit; mais ce que je t'en dis à présent est suffisant sans doute pour calmer ton esprit, et pour t'engager à prêter la plus grande attention à l'histoire que l'on va te raconter. (Le baron lui prend la main.) Me promets-tu, Victor, d'être calme et confiant en ton vieil ami? – Ah! mon… monsieur! eh! que deviendrais-je si vous me retiriez votre tendresse?.. – Tu l'as encore, tu l'auras toujours; et Clémence, qui me regarde avec tant d'expression, sait bien que mon cœur brûle de te donner un titre bien doux!.. Mais laissons cela; tu sauras bientôt mes intentions… Parlez, madame Wolf; racontez-nous les étranges événemens qui ont fait naître Victor dans une forêt, et qui m'ont fait jouer, à moi-même, un rôle si singulier à l'époque de sa naissance; car je ne doute pas maintenant que vous n'ayez su que l'enfant m'avait été remis: vous étiez peut-être le secrétaire invisible des tablettes du souterrain? – Oui, monsieur, répond madame Wolf; c'est moi qui ai conduit toute cette affaire; mais ne vous ayant à peine pas entrevu dans les souterrains de la forêt, puisque je vous y faisais voyager sans lumière; ignorant, ainsi que je vous le dirai, le nom et la demeure du particulier à qui j'avais confié l'enfant… ajoutez à cela dix-huit ans qui se sont écoulés depuis ce moment, il n'est pas étonnant que je ne me sois pas douté, en entrant chez vous, des rapports étonnans qui pouvaient exister entre vous, Victor et moi. La ressemblance de Victor avec son père me frappa cependant la première fois que je le vis: il doit s'en souvenir; mais ce n'est que par le récit que vous nous avez fait de son adoption, que j'ai été entièrement éclairée. Jugez de ma surprise et de ma douleur! Je ne pouvais rompre le silence, puisque je vous aurais rendus tous malheureux! et jamais vous n'auriez su que Victor est le fils de Roger, si je n'eusse craint cette nuit un parricide! Entraînée hors de mon asyle par l'horreur que m'inspirait ce crime, je l'ai empêché; mais dès-lors j'ai senti que je ne pouvais plus me taire, et vous me trouvez décidée à vous faire un récit sincère et détaillé: écoutez-moi tous, et sachez que si mon Victor a une ame bien différente de celle de son père, c'est qu'il a puisé ses principes et toutes ses vertus dans le cœur de sa mère, la plus vertueuse et la plus intéressante des femmes»!

Il se fait un grand silence, et madame Wolf poursuit en ces termes:

CHAPITRE IV.
UNE SEULE FAUTE, Nouvelle

La voiture publique, une nuit d'auberge

«Vous me permettrez de prendre ma narration d'un peu loin, et de vous distraire par quelques anecdotes, quelques tableaux assez plaisans qui se trouvent naturellement enchaînés à l'histoire de la femme estimable dont je dois vous entretenir: mon récit ne sera pas au commencement aussi triste, aussi douloureux qu'il le deviendra vers la fin; mais je suis forcée à ces épisodes étrangers à Roger, pour ne rien vous laisser ignorer de ce qui a pu affecter ma malheureuse amie. L'action est en France.

»Madame du Sézil, jeune femme de dix-huit ans, venait de perdre son mari dans un voyage que tous deux avaient fait à Calais. À peine arrivé dans cette ville, son époux tombe malade, et meurt dans ses bras au bout de quatre jours de souffrances. Madame du Sézil, triste, isolée, sans enfans, sans fortune comme sans parens; car elle avait fait un mariage d'inclination qui l'avait brouillée avec sa famille, une des plus distinguées de la Provence; madame du Sézil se livre pendant quelque temps à ses regrets; puis enfin elle songe au parti qui lui reste à prendre. Ira-t-elle se jeter aux genoux de son père, homme inflexible et fier? Non; son cœur répugne à cette humiliation: elle préfère s'adresser au protecteur de son mari. M. du Sézil lui avait raconté cent fois, pendant le court espace de temps que l'amour et l'hymen leur avaient permis de passer ensemble, qu'il avait été élevé par les soins du marquis de Rosange, vieillard respectable, ami de ses parens qu'il avait perdus en bas âge. C'était M. de Rosange qui l'avait avancé dans le service, qui avait fourni à tous ses besoins, et qui lui avait promis de ne jamais l'abandonner. M. de Rosange savait que son protégé s'était marié, en voyageant dans la Provence, avec une jeune personne qu'il avait en quelque façon enlevée à ses parens. M. de Rosange avait d'abord blâmé cette conduite; mais ensuite il s'était appaisé. Il avait écrit cent fois à du Sézil qu'il voulait voir sa femme; et ce dernier, au moment même où la mort le frappait à Calais, formait le projet d'aller à Paris, présenter sa jeune et vertueuse épouse à son bienfaiteur. Ma chère Constance, lui disait-il souvent pendant sa maladie, si je recouvre ma santé, nous irons, oui, nous irons nous précipiter dans les bras du vénérable Rosange; il m'a servi de père, il t'en tiendra lieu aussi; lui seul peut, par la suite, calmer la colère de ton père, et nous faire pardonner notre amour par ton injuste famille…

»Vains projets!.. La mort venait de les anéantir, et madame du Sézil perdait son jeune époux au moment où il allait lui procurer cette utile protection. Elle prend son parti: j'irai, se dit-elle; oui, j'irai me présenter, seule, hélas! à cet homme respectable; je lui dirai: J'ai tout perdu! votre protégé n'est plus; mais vous voyez devant vous sa veuve désolée: elle avait son cœur, elle a conservé toutes ses affections: il vous chérissait, elle vous chérit et vous honore; pourra-t-elle se flatter de prendre sa place auprès de vous, osera-t-elle espérer que vous la rendrez à son père irrité, à sa famille, dont votre bonté tutélaire peut seule la rapprocher! Oui, vous le ferez; vous aimiez mon époux. La moitié de son être existe encore, puisque je respire pour vous témoigner sa vive reconnaissance, dette sacrée, la seule qu'il m'ait laissée, et que je me fasse un bonheur d'acquitter!

»Remplie de ces idées consolantes, madame du Sézil rassemble le peu d'effets qu'elle possède, et prend la voiture publique pour se rendre à Paris chez M. de Rosange, dont elle sait l'adresse. C'est ici que l'attend une aventure singulière, et qui doit influer sur le bonheur du reste de ses jours.

»Ne pouvant voyager avec une voiture à elle, vu le peu de facultés qu'elle avait, elle prit donc, comme je viens de vous le dire, une voiture publique qui devait mettre huit jours à faire ce voyage, en couchant dans des auberges. Dans cette voiture, étaient deux vieillards, homme et femme; un ecclésiastique, un militaire, une jeune personne, et enfin un jeune homme qui paraissait très-bien né, et que la nature avait doué de la plus heureuse figure.

»Madame du Sézil, malgré son affliction, ne pouvait s'empêcher d'examiner les diverses figures de ses compagnons de voyage. Les deux vieux époux, par le peu d'amitié qu'ils se prouvaient, par le ton aigre de leur conversation, avaient l'air de s'ennuyer d'une longue existence, passée ensemble peut-être au milieu des ennuis et des querelles de ménage: madame du Sézil sut les définir, et se promit de s'en amuser. L'ecclésiastique, homme fait, qui voulait affecter de la gravité, pour provoquer un respect que ses manières égoïstes et peu polies ne pouvaient inspirer, parut être, à notre voyageuse, un sot et un caffard. Le militaire était assez bien, mais brusque et de mauvaise société; la jeune fille qui l'accompagnait, faisait assez connaître, par son étourderie et sa conversation, l'espèce de liaison qu'elle avait avec lui. La seule personne douce qui pouvait frapper plus agréablement madame du Sézil, était le jeune étranger, dont les manières étaient polies, dont la figure était douce, spirituelle, et le ton excellent. Ce n'est pas que, nouvelle matrone d'Éphèse, madame du Sézil sentît son cœur s'arracher du tombeau de son époux pour voler à une nouvelle passion; mais quand le sort vous contraint à voyager huit jours avec les mêmes personnes, c'est une espèce de liaison qu'on contracte, il faut se livrer malgré soi; il est donc nécessaire de choisir sa société, et de se fixer au moins à ceux qui nous offrent plus de rapport avec nos goûts, nos mœurs et notre éducation.

 

»De son côté, les observations qu'avait faites madame du Sézil, avaient frappé le jeune étranger. Aucun personnage de la voiture ne lui avait paru mériter son attention; mais madame du Sézil était jeune, jolie; l'habillement de deuil qu'elle portait, joint à l'air de langueur répandue sur ses traits un peu décolorés par le chagrin, tout jetait sur sa personne un intérêt propre à toucher un cœur moins sensible et moins brûlant que ne l'était celui du jeune étranger. Il regarde, il examine, il admire madame du Sézil, et dès ce moment l'amour le plus violent embrase ses sens: vous verrez bientôt quel fut l'effet de cette fatale passion.

»La voiture s'arrêta le soir, à Boulogne, à l'auberge de la poste; où il fallait coucher. Le jeune étranger ne négligea rien pour prouver à madame du Sézil qu'elle l'avait intéressé; et, de son côté, madame du Sézil, qui ne suivait que l'impulsion de son cœur et de son esprit, lui fit entendre aisément qu'elle l'avait distingué des autres voyageurs. Ce soir-là, madame du Sézil ne voulut point souper, et ne tint pas une longue conversation avec les voyageurs.

»Le lendemain, le jeune étranger eut soin de se placer, dans la voiture, en face de madame du Sézil, place qu'il n'occupait pas la veille; car madame du Sézil avait eu le sot abbé pour vis-à-vis pendant toute la journée; mais la place du coin près la portière étant plus commode, le jeune étranger qui l'avait, pria l'abbé de l'accepter, celui-ci fut enchanté de cette marque de déférence, et madame du Sézil, qui crut que c'était par respect pour l'âge et pour l'habit ecclésiastique, que le jeune étranger en agissait ainsi, lui en sut intérieurement bon gré.

»Fatalité des rencontres et des premières entrevues! Si l'on pouvait percer dans l'avenir, et voir dans la personne qu'on salue pour la première fois, l'être qui doit changer un jour vos destinées et causer à jamais vos malheurs, combien serait-on plus attentif à réprimer les premières affections de l'ame? combien serait-on plus scrupuleux sur le choix de ses amis, de ses moindres liaisons même!.. Mais poursuivons.

»La conversation fut d'abord générale; elle roula sur les sites, sur les campagnes qui s'offraient à la vue; ensuite le vieux époux raconta des histoires, des anecdotes de voyages, qui endormirent profondément l'ecclésiastique. Le militaire, pour éviter de les entendre, se mit à causer tout bas avec sa jeune amie placée aussi en face de lui. Le vieux conteur, piqué, se tourna vers sa femme, qu'il querella, et le jeune étranger saisit cette circonstance pour adresser quelques questions à madame du Sézil, qui ne fit aucune difficulté d'y satisfaire. Il apprit ainsi d'elle qu'elle venait de perdre un époux qui lui était bien cher, qu'elle n'avait point d'enfans, que, privée de fortune, elle allait à Paris implorer les bontés d'un protecteur qu'elle ne nomma point, et qu'enfin son veuvage était éternel… Le jeune étranger parut s'attendrir; sa sensibilité émut madame du Sézil qui versa quelques larmes: le jeune homme aurait bien voulu les essuyer, tant les beaux yeux de madame du Sézil faisaient d'impression sur son cœur; mais il se contenta de lui offrir des motifs de consolation qu'il puisa dans sa jeunesse, ses graces, l'appui qu'elle ne pouvait manquer d'attendre de tout le monde, etc. Madame du Sézil lui fit, à son tour, quelques questions auxquelles il répondit d'une manière un peu détournée: il était noble, il allait à Paris aussi rejoindre son père; mais il ne devait pas faire la route entière dans la voiture publique; son domestique venait au-devant de lui avec une chaise de poste; en un mot, madame du Sézil sut de lui bien moins de choses qu'elle ne lui en dit sur son propre compte; car madame du Sézil était bonne, confiante; elle lui raconta une partie de sa vie, sans cependant lui dire le nom de son père ni celui de son époux: encore, s'il l'avait demandé, on les lui aurait dit. Il inspirait tant d'intérêt à notre sensible voyageuse!

»Ce soir, on fut coucher à Montreuil, à l'auberge de la cour de France: mêmes attentions de la part de l'inconnu; même confiance de madame du Sézil. Le lendemain, on descendit à Abbeville, et le surlendemain à Princourt, où l'on arriva au grand jour: car on n'avait fait que cinq lieues ce jour-là; il était survenu un accident à la voiture, qui fut raccommodée le même soir. Au petit jour on se remit en route, et l'on se trouva pour dîner à Amiens. Pendant qu'on préparait le dîner, le jeune inconnu demanda à madame du Sézil la permission de lui faire voir cette ville qui est grande et bien peuplée. Madame du Sézil y consentit, et prit le bras de son écuyer qui, connaissant plusieurs personnes dans la ville, lui fit voir la riche fabrique d'étoffes de laine et celle de poil de chèvre. Ils admirèrent ensemble la nef et le clocher de la cathédrale, puis, après avoir fait un tour de promenade sur le cours, ils rentrèrent à leur auberge. Le jeune étranger avait fait en route plusieurs emplettes, principalement chez un apothicaire, où il était entré seul: il était indisposé, disait-il, sujet à de violentes palpitations de cœur, on lui avait enseigné une poudre merveilleuse pour calmer ces sortes d'incommodités. Il s'enferma seul d'abord; puis madame du Sézil le vit, sans y faire une grande attention, causer long-temps, et non sans quelque chaleur, avec la jeune maîtresse du militaire.

»Remontés dans la voiture après le dîner, madame du Sézil remarqua que cette fille lui adressait plus souvent la parole: comme elle avoit de la gaîté et des saillies, elle amusa assez notre voyageuse, qui prit même quelque goût à l'entendre. Depuis deux jours, sur-tout, le jeune étranger pouvait à peine contenir son amour; il brûlait, il était au plus haut degré de la passion, et cependant il n'en avait rien dit à madame du Sézil, qui ne s'en était point apperçue: il est vrai qu'elle-même éprouvait un sentiment tendre, dont elle ne se rendait point compte, mais qui la portait à l'indulgence, à l'intérêt même pour tout ce que lui disait d'obligeant un jeune homme qu'elle trouvait charmant: elle ignorait, hélas! le malheur qui l'attendait, malheur qu'elle n'avait plus assez de prudence pour prévoir, ni assez de force pour repousser.