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Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second

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La scène cinquième du troisième acte de cette pièce, est l'endroit qui a fait le plus de bruit. Trissotin et Vadius y sont peints d'après nature. Car l'abbé Cotin était véritablement l'auteur du sonnet à la princesse Uranie. Il l'avait fait pour madame de Nemours, et il était allé le montrer à Mademoiselle, princesse qui se plaisait à ces sortes de petits ouvrages, et qui, d'ailleurs, considérait fort l'abbé Cotin, jusqu'à l'honorer du nom de son ami. Comme il achevait de lire ses vers, Ménage entra. Mademoiselle les fit voir à Ménage, sans lui en nommer l'auteur. Ménage les trouva, ce qu'effectivement ils étaient, détestables. Là-dessus nos deux poëtes se dirent à peu près l'un à l'autre les douceurs que Molière a si agréablement rimées.

Ce fut Despréaux, à ce qu'on prétend, qui fournit à Molière l'idée de la scène des Femmes savantes entre Trissotin et Vadius. La même scène s'était passée, a-t-on dit aussi, entre Gilles Boileau, frère du satirique, et l'abbé Cotin. Molière était en peine de trouver un mauvais ouvrage pour exercer sa critique, et Despréaux lui apporta le propre sonnet de l'abbé Cotin avec un madrigal du même auteur, dont Molière sut si bien faire son profit dans sa scène incomparable.

Molière fit acheter un des habits de Cotin pour le faire porter à celui qui faisait le personnage dans sa pièce. Molière joua d'abord Cotin sous le nom de Tricotin, que plus malicieusement, sous prétexte de mieux déguiser, il changea depuis en Trissotin, équivalant à trois fois sot. Jamais homme, excepté Montmaur, n'a tant été turlupiné que le pauvre Cotin. On fit en 1682, peu de temps après sa mort, ces quatre vers:

 
Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.
 

A l'égard de Vadius, le public a été persuadé que c'était Ménage. Et Richelet, aux mots s'adresser et reprocher, ne l'a pas dissimulé. Ménage disait à ce sujet: «On dit que les Femmes savantes de Molière sont mesdames de… et l'on me veut faire accroire que je suis le savant qui parle d'un ton doux. Ce sont choses cependant que Molière désavouait.»

Molière a joué, dans ses Femmes savantes, l'hôtel de Rambouillet, qui était le rendez-vous de tous les beaux-esprits. Molière y eut un grand succès et y était fort bien venu; mais lui ayant été dit quelques railleries piquantes de la part de Cotin et de Ménage, il n'y mit plus le pied, et joua, comme nous l'avons dit, Cotin sous le nom de Trissotin et Ménage sous le nom de Vadius. Cotin avait introduit Ménage chez madame de Rambouillet: ce dernier allant voir cette dame après la première représentation des Femmes savantes, où elle s'était trouvée, elle ne put s'empêcher de lui dire: «Quoi! Monsieur, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte?» Ménage ne lui fit point d'autre réponse que celle-ci: «Madame, j'ai vu la pièce, elle est parfaitement belle; on n'y peut rien trouver à redire, ni à critiquer.» Si ce récit est vrai, il fait honneur à Ménage.

Bayle a pris plaisir de peindre l'effet que la comédie des Femmes savantes produisit sur Cotin et sur ses admirateurs. Ce passage est curieux. Nous le transcrirons en entier:

«Cotin, qui n'avait été déjà que trop exposé au mépris public par les satires de M. Despréaux, tomba entre les mains de Molière qui acheva de le ruiner de réputation, en l'immolant sur le théâtre, à la risée de tout le monde. Je vous nommerais, si cela était nécessaire, deux ou trois personnes de poids qui, à leur retour de Paris, après les premières représentations des Femmes savantes, racontèrent en province qu'il fut consterné de ce coup; qu'il se regarda et qu'on le considéra comme frappé de la foudre; qu'il n'osait plus se montrer; que ses amis l'abandonnèrent; qu'ils se firent une honte de convenir qu'ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et, qu'à l'exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d'Apollon et des neuf sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques. Je veux croire que c'étaient des hyperboles, mais on n'a pas vu qu'il ait donné depuis ce temps-là nul signe de vie; et il y a toute apparence que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de M. l'abbé Dangeau, son successeur à l'Académie française, ne l'avait notifié. Cette réception fut cause que M. de Visé, qui l'a décrite avec beaucoup d'étendue, dit en passant que M. l'abbé Cotin était mort au mois de janvier 1682. Il ne joignit à cela aucun mot d'éloge, et vous savez que ce n'est pas sa coutume. Les extraits qu'il donna amplement de la harangue de M. l'abbé Dangeau, nous font juger qu'on s'arrêta peu sur le mérite du prédécesseur, et qu'il semblait qu'on marchait sur la braise à cet endroit-là. Rien n'est plus contre l'usage que cette conduite. La réponse du directeur de l'Académie, si nous en jugeons par les extraits, fut entièrement muette, par rapport au pauvre défunt. Autre inobservation de l'usage. Je suis sûr que vous voudriez que M. Despréaux eût succédé à Cotin? L'embarras qu'il aurait senti en composant sa harangue, aurait produit une scène fort curieuse.4 Mais que direz-vous du sieur Richelet qui a publié que l'on enterra l'abbé Cotin à Saint-Méry, l'an 1673. Il lui ôte huit ou neuf années de sa vie, et ils demeuraient l'un et l'autre dans Paris. M. Baillet le croyait encore vivant en 1684: voilà une grande marque d'abandon et d'obscurité. Quelle révolution dans la fortune d'un homme de lettres! Il avait été loué par des écrivains illustres. Il était de l'Académie française depuis quinze ans. Il s'était signalé à l'hôtel de Luxembourg et à l'hôtel de Rohan. Il y exerçait la charge de bel-esprit juré et comme en titre d'office; et personne n'ignore que les nymphes qui y présidaient n'étaient pas dupes. Ses Œuvres galantes avaient eu un si prompt débit, et il n'y avait pas fort longtemps qu'il avait fallu que la deuxième édition suivît de près la première, et voilà que tout d'un coup il devient l'objet de la risée publique, et qu'il ne se peut jamais relever de cette funeste chute.» (Réponse aux questions d'un provincial, tome 1er, chap. 29, page 245, 250.)

Boileau corrigea deux vers de la première scène des Femmes savantes, que le poëte comique avait faits ainsi:

 
Quand sur une personne on prétend s'ajuster,
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.
 

Despréaux trouva du jargon dans ces deux vers, et les rétablit de cette façon:

 
Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par ses beaux endroits qu'il lui faut ressembler.
 

Le Malade imaginaire est la dernière production de Molière. Le matin du jour de la troisième représentation, il se sentit plus souffrant de sa maladie de poitrine. Il déclara qu'il ne pourrait jouer si on n'avançait pas le spectacle et si on ne commençait pas à quatre heures précises. Sa femme et Baron le pressèrent de prendre du repos, et de ne pas jouer; «Hé! que feraient, répondit-il, tant de pauvres ouvriers? Je me reprocherais d'avoir négligé, un seul jour, de leur donner du pain.» Les efforts qu'il fit pour achever son rôle, augmentèrent son mal, et l'on s'aperçut qu'en prononçant le mot juro, dans le divertissement du troisième acte, il lui prit une convulsion. On le porta chez lui, dans sa maison, rue de Richelieu, où il fut suffoqué d'un vomissement de sang, le 17 février 1673.

Molière étant mort, les comédiens se disposaient à lui faire un convoi magnifique; mais M. de Harlay, archevêque de Paris, ne voulut pas permettre qu'on l'inhumât en terre sainte. La femme de Molière alla sur-le-champ à Versailles se jeter aux pieds du Roi, pour se plaindre de l'injure que l'on faisait à la mémoire de son mari, en lui refusant la sépulture ecclésiastique. Le Roi la renvoya, en lui disant que cette affaire dépendait du ministère de M. l'Archevêque, et que c'était à lui qu'il fallait s'adresser. Cependant Sa Majesté fit dire à ce prélat, qu'il fît en sorte d'éviter l'éclat et le scandale. L'Archevêque révoqua donc sa défense, à condition que l'enterrement serait fait sans pompe et sans bruit. Il se fit, en effet, par deux prêtres qui accompagnèrent le corps sans chanter, et on l'enterra dans le cimetière qui était derrière la chapelle de Saint-Joseph, dans la rue Montmartre. Tous ses amis y assistèrent, ayant chacun un flambeau à la main. L'épouse du défunt s'écriait partout: «Quoi! l'on refuse la sépulture à un homme qui mérite des autels!»

Deux mois avant la mort de Molière, Despréaux l'étant allé voir, le trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d'une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais à Despréaux, ce qui engagea Boileau à lui dire: «Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation de vos poumons sur votre théâtre, tout devrait vous déterminer à renoncer à la représentation? N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de composer, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos camarades; cela vous fera plus d'honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes, et vos acteurs, d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. – Ah! Monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là? Il y va de mon honneur de ne point quitter. – «Plaisant honneur, disait en soi-même le satirique, à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie!»

 

Quand Molière mourut, plusieurs mauvais poëtes lui firent des épitaphes. Un d'entre eux alla en présenter une de sa façon au prince de Condé. «Plût à Dieu, Monsieur, dit durement le Prince en la recevant, que Molière me présentât la vôtre!»

Dans le temps que Molière composait le Malade imaginaire, il cherchait un nom pour un lévrier de la Faculté, qu'il voulait mettre sur le théâtre. Il trouva un garçon apothicaire, armé d'une seringue, à qui il demanda quel but il voulait coucher en joue. Celui-ci lui apprit qu'il allait seringuer de la beauté à une comédienne: «Comment vous nommez-vous? reprit Molière. Le postillon d'Hippocrate lui répondit qu'il s'appelait Fleurant. Molière l'embrassa, en lui disant: «Je cherchais un nom pour un personnage tel que vous. Que vous me soulagez, en m'apprenant le vôtre!» Le clistériseur qu'il a mis sur le théâtre, dans le Malade imaginaire, s'appelle Fleurant. Comme on sut l'histoire, tous les petits maîtres à l'envi allèrent voir l'original du Fleurant de la Comédie. Il fit force connaissances; la célébrité que Molière lui donna, et la science qu'il possédait, lui firent faire une fortune rapide, dès qu'il devint maître apothicaire. En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie des richesses.

Le latin macaronique, qui fait tant rire à la fin de cette même comédie, fut fourni à Molière par son ami Despréaux, en dînant ensemble avec mademoiselle Ninon de Lenclos et madame de la Sablière.

Dans la même pièce, l'apothicaire Fleurant, brusque jusqu'à l'insolence, vient, une seringue à la main, pour donner un lavement au malade. Un honnête homme, frère de ce prétendu malade, qui se trouve là dans ce moment, le détourne de le prendre. L'apothicaire s'irrite, et lui dit toutes les impertinences dont les gens de sa sorte sont capables. A la première représentation, l'honnête homme répondait à l'apothicaire: «Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez coutume de parler qu'à des culs.» Tous les auditeurs qui étaient à la première représentation s'en indignèrent, au lieu qu'on fut ravi à la seconde d'entendre dire: «Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas coutume de parler à des visages.»

Le mari de mademoiselle de Beauval était un faible acteur: Molière étudia son peu de talent, et lui donna des rôles qui le firent supporter du public. Celui qui lui fit le plus de réputation fut le rôle de Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire, qu'il jouait supérieurement. On dit que Molière, en faisant répéter cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle de Beauval, qui représentait le personnage de Toinette. Cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta: «Vous nous tourmentez tous et vous ne dites mot à mon mari! – J'en serais bien fâché, répondit Molière; je lui gâterais son jeu; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle.»

Peu de jours avant les représentations du Malade imaginaire, les mousquetaires, les gardes-du-corps, les gendarmes et les chevau-légers entraient à la Comédie sans payer, et le parterre en était toujours rempli. Molière obtint de Sa Majesté un ordre pour qu'aucune personne de la maison du Roi n'eût ses entrées gratis à son spectacle. Ces messieurs ne trouvèrent pas bon que les comédiens leur fissent imposer une loi si dure, et prirent pour un affront qu'ils eussent eu la hardiesse de le demander. Les plus mutins s'ameutèrent et résolurent de forcer l'entrée: ils allèrent en troupe à la Comédie et attaquèrent brusquement les gens qui gardaient les portes. Le portier se défendit pendant quelque temps; mais enfin, étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu'étant désarmé, ils ne le tueraient pas. Le pauvre homme se trompa. Ces furieux, outrés de la résistance qu'il avait faite, le percèrent de cent coups; et chacun d'eux, en entrant, lui donna le sien. Ils cherchaient toute la troupe, pour lui faire éprouver le même traitement qu'aux gens qui avaient voulu défendre la porte; mais Béjart, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théâtre: «Eh! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans, qui n'a plus que quelques jours à vivre.» Le compliment de cet acteur, qui avait profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très-vivement de l'ordre du Roi; de sorte que, réfléchissant sur la faute qu'ils venaient de commettre, ils se retirèrent. Le bruit et les cris avaient causé une alarme terrible dans la troupe. Les femmes croyaient être mortes; chacun cherchait à se sauver. Quand tout ce vacarme fut passé, les comédiens tinrent conseil pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. «Vous ne m'avez point donné de repos, dit Molière à l'assemblée, que je n'aie importuné le Roi pour avoir l'ordre qui nous a mis tous à deux doigts de notre perte; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire.» Plusieurs étaient d'avis qu'on laissât toujours entrer la maison du Roi; mais Molière, qui était ferme dans ses résolutions, leur dit que, puisque le Roi avait daigné leur accorder cet ordre, il fallait en presser l'exécution jusqu'au bout, si Sa Majesté le jugeait à propos. «Et je pars dans ce moment, ajouta-t-il, pour l'en informer.» Quand le Roi fut instruit de ce désordre, il ordonna aux commandants de ces quatre corps de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connaître, faire punir les coupables, et leur réitérer ses défenses. Molière, qui aimait fort la harangue, en alla faire une à la tête des gendarmes, et leur dit que ce n'était ni pour eux ni pour les autres maisons du Roi qu'il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d'entrer à la Comédie; que sa troupe serait toujours ravie de les recevoir, quand ils voudraient les honorer de leur présence; mais qu'il y avait un nombre infini de malheureux qui, tous les jours, abusant de leurs noms et de la bandoulière de MM. les gardes-du-corps, venaient remplir le parterre et ôter injustement à la troupe le gain qu'elle devait faire; qu'il ne croyait pas que des gentilshommes, qui avaient l'honneur de servir le Roi, dussent favoriser ces misérables contre les comédiens de Sa Majesté; que, d'entrer au spectacle sans payer, n'était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent ambitionner jusqu'à répandre du sang pour se la conserver; qu'il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs qui en avaient acquis le droit et aux personnes qui, n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité. Ce discours fit tout l'effet que l'orateur s'était promis; et, depuis ce temps-là, la maison du Roi n'est point entrée gratis à la Comédie.

Le rang qui convient à Molière, dans les lettres, est fixé depuis longtemps, c'est le premier. Ses ouvrages ne sont comparables qu'aux plus parfaites productions de l'antiquité. Ses premiers maîtres furent les anciens; plus tard, la nature et les ridicules de son siècle lui parurent une source inépuisable.

Il en tira cette foule de tableaux si différents les uns des autres et si admirables. Sous son habile pinceau, la comédie prit une forme nouvelle et une noblesse qu'elle n'avait encore jamais eue en France. Il étudia la cour et la ville, fit rire grands seigneurs et bourgeois en leur présentant l'image de leurs défauts. Philosophe et observateur judicieux, rien n'échappait à ses regards. Il est peu de conditions humaines où il n'ait porté sa loupe investigatrice, peu de ridicules qu'il n'ait mis en scène avec une vérité saisissante. Il s'emparait de la folie des humains et allait la chercher où personne ne l'eût soupçonnée. Grâce à son théâtre moralisateur, bien des abus existant à son époque lui ont dû des réformes sinon totales, du moins partielles. Les Précieuses ridicules firent cesser le stupide jargon de l'hôtel de Rambouillet, les Femmes savantes firent tomber des prétentions absurdes chez un sexe fait pour aimer et être aimé. La Cour et la ville cessèrent, grâce à ses comédies à caractères, l'une de s'arroger le droit exclusif de critique, l'autre de conserver une morgue fatigante.

Certainement, les comédies de Molière ne firent pas et ne feront jamais disparaître les avares et les hypocrites, parce que le vice est plus difficile à déraciner que le ridicule ne l'est à réformer, mais elles servirent à attacher les avares et les faux dévots au pilori de l'opinion. On doit convenir, il est vrai, que Molière, même dans ses chefs-d'œuvre, a quelquefois un langage un peu trivial, et que ses dénouements ne sont pas toujours des plus heureux. Il est un reproche qu'on lui adressa souvent à l'époque où il vivait, c'est d'avoir beaucoup trop donné de pièces populaires, de ces comédies composées pour faire rire son parterre; mais il faut se souvenir que Molière était chef d'une troupe de comédiens, qu'il fallait à ces comédiens des recettes et que la meilleure manière de leur en donner, c'était de plaire à la multitude. Or, ce qui plaît à la multitude n'est pas toujours le nec plus ultra de l'art. Que de directeurs de théâtre disent encore de nos jours: sans doute cette pièce est détestable, sans doute elle est ridicule, sans doute elle n'a que des scènes vulgaires, mais le public l'applaudira, le public y reviendra, et telle autre, beaucoup meilleure sans contredit, n'attirera personne. Nous connaissons un habile journaliste qui donne volontiers place dans le bas de sa feuille à d'interminables et stupides romans tout en disant: Ils sont absurdes depuis un bout jusqu'à l'autre, concedo, mais ils m'amènent dix mille abonnés dans les basses classes; un roman bien écrit ne m'en donnera pas cinq cents dans les classes élevées, ergo… la conclusion est facile à tirer. Eh bien! Molière, directeur de théâtre en 1662, raisonnait comme le directeur de théâtre et le journaliste de 1862.

Molière était obligé d'amuser la Cour, qui avait un goût délicat, mais qui aimait encore mieux rire qu'admirer; il lui fallait aussi plaire à la ville. Sans doute le Médecin malgré lui, Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, le Malade imaginaire, sont des pièces qui ne peuvent entrer en parallèle avec le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes; mais plus d'un trait, dans les premières de ces productions, décèle le génie qui enfanta les secondes. On retrouve Molière partout et toujours dans les œuvres de ce grand peintre de la nature. D'ailleurs, il faut bien le dire, en introduisant le bon goût sur la scène comique, Molière n'avait pu en extirper entièrement le mauvais. L'idole qu'il voulait renverser, il était quelquefois obligé de l'encenser. Il imitait en cela la sagesse de certains législateurs sages et prudents qui, pour faire adopter de bonnes lois, tolèrent parfois d'anciens abus.

Voici un portrait moral en vers et un portrait physique en prose de Molière:

 
Tantôt Plaute, tantôt Térence,
Toujours Molière, cependant:
Quel homme! Avouons que la France
En perdit trois en le perdant.
 

Le portrait physique est de la dame Poisson, femme d'un des meilleurs comiques que nous ayons eus, fille de Ducroisy, comédien de la troupe de Molière, et qui avait joué le rôle d'une des Grâces dans Psyché en 1671: «Il n'était ni trop gras ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle; il marchait gravement, avait l'air très-sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement comique. A l'égard de son caractère, il était doux, complaisant et généreux. Il aimait fort à haranguer: et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu'ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels.»

A peine Molière fut mort, que Paris fut inondé d'épitaphes à son sujet, toutes assez mauvaises, à l'exception de celle que le célèbre La Fontaine composa, et d'une pièce de vers du P. Bouhours.

 

Vers du P. Bouhours, sur Molière

 
Ornement du théâtre, incomparable acteur,
Charmant poëte, illustre auteur,
C'est toi, dont les plaisanteries
Ont guéri du Marquis l'esprit extravagant.
C'est toi qui, par tes momeries,
A réprimé l'orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse, en jouant l'hypocrite,
A redressé les faux dévots;
La précieuse, à tes bons mots,
A reconnu son faux mérite;
L'homme ennemi du genre humain,
Le campagnard, qui tout admire,
N'ont pas lu tes écrits en vain:
Tous deux se sont instruits, en ne pensant qu'à rire.
Enfin, tu réformas et la ville et la cour:
Mais, quelle fut ta récompense?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallait un comédien
Qui mît, à les polir, son art et son étude;
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien.
Si, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.
 

Épitaphe de Molière, par La Fontaine:

 
Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et, cependant, le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu'un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis; et j'ai peu d'espérance
De les revoir, malgré tous nos efforts.
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence et Plaute et Molière sont morts.
 

Un abbé présenta à M. le Prince l'épitaphe suivante, et qui lui valut l'accueil peu aimable que nous avons rapporté plus haut:

 
Ci-gît, qui parut sur la scène,
Le singe de la vie humaine,
Qui n'aura jamais son égal;
Mais voulant de la mort, ainsi que de la vie,
Être l'initiateur, dans une comédie,
Pour trop bien réussir, il réussit très-mal;
Car la Mort, en étant ravie,
Trouva si belle la copie,
Qu'elle en fit un original.
 

Deux ou trois ans après la mort de Molière, il y eut un hiver très-rude. Sa veuve fit porter cent voies de bois sur la tombe de son mari, et les y fit brûler pour chauffer les pauvres du quartier. La grande chaleur du feu fendit en deux la pierre qui couvrait la tombe.

Molière avait un grand-père qui l'aimait beaucoup; et comme ce vieillard avait de la passion pour la comédie, il menait souvent le petit Poquelin à l'hôtel de Bourgogne. Le père, qui appréhendait que ce plaisir ne dissipât son fils et ne lui ôtât l'attention qu'il devait à son métier, demanda un jour au bonhomme pourquoi il menait si souvent son petit-fils au spectacle? «Avez-vous envie, lui dit-il, d'en faire un comédien? – Plût à Dieu, lui répondit le grand-père, qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose.» Cette réponse frappa le jeune homme.

Le père de Molière, fâché du parti que son fils avait pris d'aller dans les provinces jouer la comédie, le fit solliciter inutilement par tout ce qu'il avait d'amis, de quitter ce métier. Enfin il lui envoya le maître chez qui il l'avait mis en pension pendant les premières années de ses études, espérant que par l'autorité que ce maître avait eue sur lui pendant ce temps-là, il pourrait le ramener à son devoir; mais bien loin que cet homme l'engageât à quitter sa profession, le jeune Molière lui persuada de l'embrasser lui-même, et d'être le docteur de leur comédie, lui représentant que le peu de latin qu'il savait le rendrait capable d'en bien faire le personnage, et que la vie qu'ils mèneraient serait bien plus agréable que celle d'un homme qui tient des pensionnaires.

Molière récitait en comédien sur le théâtre et hors du théâtre, mais il parlait en honnête homme, riait en honnête homme, avait tous les sentiments d'un honnête homme. Despréaux trouvait la prose de Molière plus parfaite que sa poésie, en ce qu'elle était plus régulière et plus châtiée, au lieu que la servitude des rimes l'obligeait souvent à donner de mauvais voisins à des vers admirables: voisins que les maîtres de l'art appellent des frères chapeaux.

Quoique Molière fût très-agréable en conversation, lorsque les gens lui plaisaient, il ne parlait guère en compagnie, à moins qu'il ne se trouvât avec des personnes pour qui il eût une estime particulière. Cela faisait dire à ceux qui ne le connaissaient pas qu'il était rêveur et mélancolique: mais s'il parlait peu, il parlait juste. D'ailleurs il observait les manières et les mœurs, et trouvait le moyen ensuite d'en faire des applications admirables dans ses comédies, où l'on peut dire qu'il a joué tout le monde, puisqu'il s'y est joué le premier en plusieurs endroits, sur ce qui se passait dans sa propre famille.

Le grand Condé disait que Corneille était le bréviaire des rois; on pourrait dire que Molière est le bréviaire de tous les hommes.

Louis XIV, voyant un jour Molière à son dîner, avec un médecin nommé Mauvillain, lui dit: «Vous avez un médecin, que vous fait-il? – Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble; il m'ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris.» Mauvillain était ami de Molière, et lui fournissait les termes d'art dont il avait besoin. Son fils obtint, à la sollicitation de Molière, un canonicat à Vincennes.

Baron annonça un jour à Molière un homme que l'extrême misère empêchait de paraître. Il se nomme Mondorge, ajouta-t-il. «Je le connais, dit Molière, il a été mon camarade en Languedoc, c'est un honnête homme. Que jugez-vous qu'il faille lui donner? – Quatre pistoles, dit Baron, après avoir hésité quelque temps. – Hé bien! répliqua Molière, je vais les lui donner pour moi, donnez-lui pour vous ces vingt autres que voilà.» Mondorge parut, Molière l'embrassa, le consola, et joignit au présent qu'il lui faisait un magnifique habit de théâtre pour jouer les rôles tragiques.

Molière était désigné pour remplir la première place vacante à l'Académie française. La Compagnie s'était arrangée au sujet de sa profession: il n'aurait plus joué que dans les rôles de haut comique; mais sa mort précipitée le priva d'une place bien méritée, et l'Académie d'un sujet si digne de la remplir. Ce fait est attesté par une note de l'Académie française.

4L'auteur du Bolæana dit, au sujet de cette idée plaisante de Bayle: «Je rapportai la chose à M. Despréaux, qui me dit, qu'à la vérité, il aurait fallu marcher un peu sur la cendre chaude, mais, qu'à la faveur des défilés de l'art oratoire, il se serait échappe d'un pas si délicat. Il n'y a rien, disait-il, dont la rhétorique ne vienne à bout. Un bon orateur est une espèce de charlatan qui sait mettre à propos du baume sur les plaies.»