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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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Cependant Ghâlib, après avoir soumis tous les autres Edrisides, était allé assiéger Ibn-Kennoun dans son Rocher des aigles, et comme ce château était, sinon inexpugnable, du moins fort difficile à prendre, le calife avait envoyé en Mauritanie des troupes nouvelles, tirées des garnisons qui couvraient les frontières septentrionales de l’empire, et commandées par le vizir Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le vice-roi de la Frontière supérieure. Ce renfort étant arrivé en octobre 973, le siége fut poussé avec tant de vigueur qu’Ibn-Kennoun fut obligé de capituler (vers la fin de février 974). Il demanda et obtint que lui, sa famille et ses soldats auraient la vie sauve, et qu’on leur laisserait leurs biens; mais il dut consentir à livrer sa forteresse et s’engager à se rendre à Cordoue.

La Mauritanie pacifiée, Ghâlib repassa le Détroit, accompagné de tous les princes édrisides. Le calife et les notables de Cordoue allèrent au-devant du vainqueur, et l’entrée triomphale de Ghâlib fut une des plus belles dont la capitale des Omaiyades eût jamais été témoin (21 septembre 974). Au reste, le calife se montra fort généreux envers les vaincus et surtout envers Ibn-Kennoun. Il lui prodigua des cadeaux de toute sorte, et comme ses soldats, qui étaient au nombre de sept cents, étaient renommés par leur bravoure, il les prit à son service et fit inscrire leurs noms sur les rôles de l’armée214.

L’entrée de Ghâlib dans la capitale avait été le dernier beau jour dans la vie du calife. Peu de temps après, vers le mois de décembre, il eut une grave attaque d’apoplexie215. Sentant lui-même que sa fin approchait, il ne s’occupa plus que de bonnes œuvres. Il affranchit une centaine de ses esclaves, réduisit d’un sixième les contributions royales dans les provinces espagnoles de l’empire, et ordonna que le loyer des boutiques des selliers de Cordoue, lesquelles lui appartenaient, fût remis régulièrement et à perpétuité aux maîtres chargés de l’instruction des enfants pauvres216. Quant aux affaires d’Etat, dont il ne pouvait plus s’occuper qu’à de rares intervalles, il en abandonna la direction au vizir Moçhafî217, et l’on fut bientôt à même de s’apercevoir qu’une autre main tenait le gouvernail. Plus économe que son maître, Moçhafî trouva que l’administration des provinces africaines et l’entretien des princes édrisides coûtaient trop à l’Etat. Par conséquent, après avoir fait prendre à ces derniers l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie, il les fit partir pour Tunis, d’où ils se rendirent à Alexandrie218, et, ayant rappelé en Espagne le vizir Yahyâ ibn-Mohammed le Todjîbide, qui depuis le départ de Ghâlib avait été vice-roi des possessions africaines, il confia le gouvernement de ces dernières aux deux princes indigènes Djafar et Yahyâ, fils d’Alî ibn-Hamdoun219. Cette dernière mesure lui était dictée non-seulement par une sage économie, mais aussi par la crainte que lui inspiraient les chrétiens du Nord. Enhardis par la maladie du calife et par l’absence de ses meilleures troupes, ceux-ci avaient recommencé les hostilités dans le printemps de l’année 975, et, aidés par Abou-’l-Ahwaç Man, de la famille des Todjîbides de Saragosse, ils avaient mis le siége devant plusieurs forteresses musulmanes220. Moçhafî jugea avec raison que dans ces circonstances il devait avant tout pourvoir à la défense du pays, et quand le brave Yahyâ ibn-Mohammed fut de retour, il se hâta de le nommer de nouveau vice-roi de la Frontière supérieure221.

Quant au calife, une seule pensée l’occupait entièrement pendant les derniers mois de sa vie: celle d’assurer le trône à son fils encore enfant. Avant son avénement au trône, il n’avait pas vu se réaliser son vœu le plus cher, celui d’être père, et comme il était déjà assez avancé en âge, il désespérait presque de le devenir, lorsque, dans l’année 962, Aurore lui donna un fils qui reçut le nom d’Abdérame. Trois années plus tard, elle lui en donna un autre, Hichâm. La joie que la naissance de ces deux enfants causa au calife fut immense, et c’est de cette époque que datait l’influence presque illimitée qu’Aurore exerçait sur l’esprit de son époux222. Mais sa joie fut bientôt troublée. Son fils aîné, l’espoir de sa vieillesse, mourut en bas âge. Il ne lui restait maintenant que Hichâm, et il se demandait avec anxiété si ses sujets, au lieu de reconnaître cet enfant pour leur souverain, ne donneraient pas plutôt la couronne à un de ses oncles. Cette inquiétude était assez naturelle. Jamais encore un roi mineur ne s’était assis sur le trône de Cordoue, et l’idée d’une régence répugnait extrêmement aux Arabes. Pourtant Hacam n’aurait voulu pour rien au monde qu’un autre que son fils lui succédât, et d’ailleurs une vieille prophétie disait que la dynastie omaiyade tomberait aussitôt que la succession sortirait de la ligne directe223.

Pour assurer le trône à son fils, le calife ne voyait d’autre moyen que de lui faire prêter serment le plus tôt possible. Par conséquent, il convoqua les grands du royaume à une séance solennelle qui aurait lieu le 5 février 976. Au jour fixé il annonça son intention à l’assemblée, en invitant tous ceux qui en faisaient partie à signer un acte par lequel Hichâm était déclaré héritier du trône. Personne n’osa refuser sa signature, et alors le calife chargea Ibn-abî-Amir et le secrétaire d’Etat Maisour, un affranchi d’Aurore224, de faire faire plusieurs copies de cet acte, de les envoyer dans les provinces espagnoles et africaines, et d’inviter, non-seulement les notables, mais encore les hommes du peuple, à y apposer leurs signatures225. Cet ordre fut exécuté sur-le-champ, et comme on craignait trop le calife pour oser lui désobéir, les signatures ne firent défaut nulle part. En outre, le nom de Hichâm fut prononcé désormais dans les prières publiques, et quand Hacam mourut (1er octobre 976226), il emporta dans la tombe la ferme conviction que son fils lui succéderait, et qu’au besoin Moçhafî et Ibn-abî-Amir, lequel venait d’être nommé majordome227, sauraient faire respecter par les Andalous le serment qu’ils avaient prêté.

 

VII

Hacam avait rendu le dernier soupir entre les bras de ses deux principaux eunuques, Fâyic et Djaudhar. Eux exceptés, tout le monde ignorait encore qu’il avait cessé de vivre. Ils résolurent de tenir sa mort secrète, et se consultèrent sur le parti à prendre.

Quoique esclaves, ces deux eunuques, dont l’un portait le titre de maître de la garde-robe, l’autre celui de grand fauconnier, étaient des grands seigneurs, des hommes puissants. Ils avaient à leur service une foule de serviteurs armés qu’ils payaient, et qui n’étaient ni eunuques ni esclaves. En outre ils avaient sous leurs ordres un corps de mille eunuques slaves, tous esclaves du calife, mais en même temps fort riches, car ils possédaient de grosses terres et des palais. Ce corps, qui passait pour le plus bel ornement de la cour, jouissait de priviléges énormes. Ses membres opprimaient et maltraitaient les Cordouans de toutes les manières, et le calife, malgré son amour pour la justice, avait toujours fermé les yeux sur leurs délits et même sur leurs crimes. A ceux qui appelaient son attention sur les violences dont ils se rendaient coupables, il avait répondu invariablement: «Ces hommes sont les gardiens de mon harem; ils ont toute ma confiance et il m’est impossible de les réprimander sans cesse; mais je me tiens convaincu que si mes sujets les traitent avec douceur et avec respect, comme il est de leur devoir, ils n’auront pas à se plaindre d’eux.» Un tel excès de bonté avait rendu les Slaves vains et orgueilleux. Ils se considéraient comme le corps le plus puissant de l’Etat, et leurs chefs, Fâyic et Djaudhar, s’imaginaient que le choix du nouveau calife dépendait d’eux seuls.

Or, ni l’un ni l’autre ne voulaient de Hichâm. Si cet enfant montait sur le trône, le ministre Moçhafî, qu’ils n’aimaient pas, régnerait de fait, et leur influence serait à peu près nulle. La nation, il est vrai, avait déjà prêté serment à Hichâm; mais les deux eunuques appréciaient un serment politique à sa juste valeur, et ils savaient que la plupart de ceux qui avaient juré, l’avaient fait à contre-cœur. Ils n’ignoraient pas non plus que l’opinion publique repoussait l’idée d’une régence, et que bien peu de gens aimeraient à voir monter sur le trône un chef temporel et spirituel qui n’avait pas encore atteint sa douzième année. D’un autre côté, ils espéraient regagner facilement une popularité fort compromise, si, répondant au vœu général, ils donnaient la couronne à un prince d’un âge plus mûr. Joignez-y que ce prince, qui leur devrait son élévation, leur serait attaché par les liens de la reconnaissance, et qu’ils pouvaient se flatter de l’espoir de gouverner l’Etat sous son nom.

Ils résolurent donc bien vite d’écarter Hichâm. Ils tombèrent aussi d’accord de donner la couronne à son oncle Moghîra, qui comptait alors vingt-sept ans, à la condition toutefois que celui-ci nommerait son neveu son successeur, car ils ne voulaient pas avoir l’air de mettre tout à fait de côté les dernières volontés de leur ancien maître.

Ces points arrêtés: «Il faut maintenant faire venir Moçhafî, dit Djaudhar; nous lui couperons la tête, après quoi nous pourrons exécuter nos projets.» Mais l’idée de ce meurtre fit frémir Fâyic, qui, moins prévoyant que son collègue, était en revanche plus humain. «Bon Dieu! s’écria-t-il; comment, mon frère228, vous voulez tuer le secrétaire de notre maître sans qu’il ait fait rien qui mérite la mort? Gardons-nous de commencer par répandre un sang innocent! A mon avis Moçhafî n’est pas dangereux, et je crois qu’il n’entravera pas nos projets.» Djaudhar ne fut pas de cette opinion; mais comme Fâyic était son supérieur, il fut obligé de lui céder. On résolut donc de gagner Moçhafî par la douceur, et on le fit venir au palais.

Quand il y fut arrivé, les deux eunuques l’informèrent de la mort du calife, et, lui ayant communiqué le projet qu’ils avaient formé, ils lui demandèrent son concours.

Le plan des eunuques répugnait extrêmement au ministre; mais comme il les connaissait et qu’il savait ce dont ils étaient capables, il feignit de l’approuver. «Votre projet, leur dit-il, est sans doute le meilleur que l’on puisse former. Exécutez-le; moi et mes amis, nous vous aiderons de tout notre pouvoir. Vous feriez bien, toutefois, de vous assurer de l’assentiment des grands du royaume; ce serait le meilleur moyen pour empêcher une révolte. Quant à moi, ma conduite est toute tracée: je garderai la porte du palais et j’attendrai vos ordres.»

Ayant réussi de cette manière à inspirer aux eunuques une fausse sécurité, Moçhafî convoqua ses amis, à savoir son neveu Hichâm, Ibn-abî-Amir, Ziyâd ibn-Aflah (un client de Hacam II), Câsim ibn-Mohammed (le fils du général Ibn-Tomlos qui avait péri en Afrique en combattant contre Ibn-Kennoun), et quelques autres hommes influents. Il fit venir aussi les capitaines des troupes espagnoles et les chefs du régiment africain sur lequel il comptait le plus, celui des Béni-Birzél. Puis, tous ses partisans étant réunis, il les instruisit de la mort du calife et du projet des eunuques; après quoi il continua en ces termes: «Si Hichâm monte sur le trône, nous n’aurons rien à redouter et nous pourrons faire tout ce que nous voudrons; mais si Moghîra l’emporte, nous perdrons nos postes et peut-être la vie, car ce prince nous hait.»

Toute l’assemblée fut de son avis, et on lui conseilla de faire échouer le projet des eunuques en faisant tuer Moghîra avant que celui-ci eût été instruit de la mort de son frère. Moçhafî approuva ce projet; mais quand il demanda qui se chargerait de l’exécuter, il ne reçut point de réponse. Personne ne voulait se souiller d’un tel assassinat.

Ibn-abî-Amir prit alors la parole. «Je crains, dit-il, que nos affaires ne tournent à mal. Nous sommes les amis du chef que voici; ce qu’il commande, il faut le faire, et puisque personne d’entre vous ne veut se charger de cette entreprise, je m’en charge, moi, pourvu toutefois que notre chef y consente. Ne craignez donc rien et ayez confiance en moi.»

Ces paroles excitèrent une surprise générale. On ne s’attendait pas à voir un fonctionnaire civil se présenter pour accomplir un meurtre que des guerriers accoutumés à la vue du sang et du carnage n’osaient pas commettre. On accepta toutefois son offre avec empressement, et on lui dit: «Vous avez raison, après tout, de vous charger de l’exécution de ce projet. Comme vous avez l’honneur d’être admis dans l’intimité du calife Hichâm et que vous jouissez aussi de l’estime de plusieurs autres membres de la famille royale, personne ne pourrait remplir aussi bien que vous une tâche aussi délicate.»

Ibn-abî-Amir monta donc à cheval, et, accompagné du général Bedr (un client d’Abdérame III), de cent gardes du corps et de quelques escadrons espagnols, il se rendit vers le palais de Moghîra. Quand il y fut arrivé, il posta les gardes du corps à la porte, fit cerner le palais par les autres troupes, et, pénétrant seul dans la salle où se trouvait le prince, il lui dit que le calife n’était plus et que Hichâm lui avait succédé. «Cependant, ajouta-t-il, les vizirs craignent que vous ne soyez mécontent d’un tel arrangement, et ils m’ont envoyé auprès de vous pour vous demander ce que vous en pensez.»

Le prince pâlit à ces paroles. Il ne comprenait que trop bien ce qu’elles signifiaient, et, voyant déjà le glaive suspendu sur sa tête, il dit d’une voix tremblante: «La mort de mon frère m’afflige plus que je ne puis vous le dire; mais j’apprends avec satisfaction que mon neveu lui a succédé. Que son règne soit long et heureux! Quant à ceux qui vous ont envoyé vers moi, dites-leur que je leur obéirai en toutes choses et que je tiendrai le serment que j’ai déjà prêté à Hichâm. Exigez de moi toutes les garanties que vous voudrez; mais si vous êtes venu pour autre chose encore, je vous supplie d’avoir pitié de moi. Ah! je vous en conjure par l’Eternel, épargnez mes jours et réfléchissez mûrement à ce que vous allez faire!»

Ibn-abî-Amir eut pitié de la jeunesse du prince, et, se laissant gagner par son air candide, il crut à la sincérité de ses protestations. Il n’avait pas reculé devant l’idée d’un meurtre qu’il jugeait nécessaire au bien de l’Etat et à ses propres intérêts, mais il ne voulait pas souiller ses mains du sang d’un homme qu’il ne croyait pas à craindre. Il écrivit donc à Moçhafî pour lui dire qu’il avait trouvé le prince dans les meilleures dispositions, qu’il n’y avait rien à redouter de sa part, et que par conséquent il demandait l’autorisation de lui laisser la vie. Il chargea un soldat d’aller porter ce billet au ministre. Bientôt après, ce soldat revint avec la réponse de Moçhafî. Elle était conçue en ces termes: «Tu gâtes tout par tes scrupules, et je commence à croire que tu nous as trompés. Fais ton devoir, sinon nous enverrons un autre à ta place.»

Ibn-abî-Amir montra au prince ce billet qui contenait son arrêt de mort; puis, ne voulant pas être témoin de l’acte horrible qui allait s’accomplir, il quitta la salle et ordonna aux soldats d’y entrer. Sachant ce qu’ils avaient à faire, ceux-ci étranglèrent le prince, et, ayant suspendu son cadavre dans un cabinet contigu, ils dirent aux domestiques que le prince s’était pendu alors qu’ils voulaient le forcer d’aller rendre hommage à son neveu. Bientôt après, ils reçurent d’Ibn-abî-Amir l’ordre d’enterrer le cadavre dans la salle et d’en murer les portes.

Sa tâche accomplie, Ibn-abî-Amir retourna auprès du ministre, et lui dit que ses ordres avaient été exécutés. Moçhafî le remercia avec effusion, et pour lui montrer sa reconnaissance, il le fit asseoir à ses côtés.

Fâyic et Djaudhar ne tardèrent pas à apprendre que Moçhafî les avait trompés et qu’il avait déjoué leur projet. L’un et l’autre, mais Djaudhar surtout, étaient furieux. «Vous voyez maintenant, dit-il à son collègue, que j’avais raison lorsque je soutenais qu’avant tout il fallait nous débarrasser de Moçhafî; mais vous n’avez pas voulu me croire.» Cependant ils furent obligés de faire bonne mine à mauvais jeu, et, étant venus trouver Moçhafî, ils lui firent leurs excuses en disant qu’ils avaient été mal inspirés et que son plan valait beaucoup mieux que le leur. Le ministre, qui les haïssait autant qu’il était haï par eux, mais qui en ce moment ne pouvait pas encore songer à les punir, fit semblant d’agréer leurs explications, de sorte qu’en apparence du moins, la paix était rétablie entre eux et lui229.

 

Dans la matinée du lendemain, lundi 2 octobre, les habitants de Cordoue reçurent l’ordre de se rendre au palais. Quand ils y furent arrivés, ils trouvèrent le jeune calife dans la salle du trône. Près de lui se tenait Moçhafî, qui avait Fâyic à sa droite et Djaudhar à sa gauche. Les autres dignitaires étaient aussi à leurs places. Le cadi Ibn-as-Salîm fit d’abord prêter le serment par les oncles et les cousins du monarque, puis par les vizirs, les serviteurs de la cour, les principaux Coraichites et les notables de la capitale. Cela fait, Ibn-abî-Amir fut chargé de le faire prêter par le reste de l’assemblée. La chose n’était pas aisée, car il y avait des réfractaires; mais grâce à son éloquence et à son talent de persuasion, Ibn-abî-Amir réussit à la mener à bonne fin, de sorte qu’il y eut à peine deux ou trois personnes qui persistèrent dans leur refus. Aussi tout le monde fut d’accord pour louer le tact et l’habileté dont l’inspecteur de la monnaie avait fait preuve à cette occasion230.

Jusque-là tout avait réussi à Moçhafî et ses partisans, et l’avenir semblait sans nuages. Le peuple, à en juger par son attitude calme et résignée, s’était accoutumé à l’idée d’une régence, qui naguère lui inspirait tant d’aversion et d’effroi. Mais ces apparences étaient trompeuses; le feu couvait sous la cendre. On maudissait en secret les grands seigneurs avides et ambitieux qui s’étaient emparés du pouvoir, et qui avaient inauguré leur règne par le meurtre de l’infortuné Moghîra. Les eunuques slaves prirent grand soin de fomenter le mécontentement des habitants de la capitale, et en peu de temps il devint tel que d’un instant à l’autre il pouvait se changer en révolte. Ibn-abî-Amir, qui ne se faisait pas illusion sur cette disposition des esprits, conseilla alors à Moçhafî d’intimider le peuple par une promenade militaire, de réveiller chez lui l’amour qu’il avait toujours eu pour ses monarques en lui montrant le jeune calife, et de le contenter par l’abolition de quelque impôt. Le ministre ayant approuvé ces propositions, on résolut que le calife se montrerait au peuple le samedi 7 octobre. Dans la matinée de ce jour, Moçhafî, qui jusque-là n’avait porté que le titre de vizir, fut nommé, ou plutôt se nomma lui-même, hâdjib ou premier ministre, tandis qu’Ibn-abî-Amir, conformément à la volonté expresse d’Aurore231, fut promu à la dignité de vizir, à la charge de gouverner l’Etat conjointement avec Moçhafî. Ensuite Hichâm II parcourut à cheval les rues de la capitale, entouré d’un nombre immense de soldats et accompagné d’Ibn-abî-Amir. En même temps on publia un décret en vertu duquel l’impôt sur l’huile, l’un des plus odieux et qui pesait principalement sur les classes inférieures, fut aboli. Ces mesures, la dernière surtout, produisirent l’effet qu’on s’en était promis, et comme Ibn-abî-Amir prit soin de faire dire par ses amis que c’était lui qui avait conseillé l’abolition de l’impôt sur l’huile, le peuple des rues, celui qui fait les émeutes, le proclama un véritable ami des pauvres232.

Les eunuques, toutefois, continuaient à ourdir des complots, et Moçhafî fut informé par ses espions que des personnes fort suspectes et qui semblaient servir d’intermédiaires entre les eunuques et leurs amis du dehors, passaient et repassaient sans cesse par la porte de Fer. Afin de rendre la surveillance plus facile, le premier ministre fit murer cette porte, de manière qu’on ne pouvait plus entrer dans le palais que par celle de la Sodda. En outre il pria Ibn-abî-Amir de faire tous ses efforts pour enlever à Fâyic et Djaudhar leurs serviteurs armés qui n’étaient ni eunuques ni esclaves. Ibn-abî-Amir le lui promit, et à force d’argent et de promesses il y réussit si bien, que cinq cents hommes quittèrent le service des deux eunuques pour le sien. Comme il pouvait compter en outre sur l’appui du régiment africain des Beni-Birzél, sa puissance était bien plus grande que celle de ses adversaires. Djaudhar le comprit, et fort mécontent de ce qui se passait, il offrit sa démission comme grand fauconnier et demanda la permission de quitter le palais califal. Ce n’était qu’une ruse. Croyant qu’on ne pouvait se passer de ses services, il se tenait assuré que sa demande lui serait refusée, et qu’alors il aurait l’occasion de dicter à ses adversaires les conditions auxquelles il consentait à rester à son poste. Son espoir fut trompé. Contre son attente, sa démission fut acceptée. Ses partisans en furent exaspérés outre mesure; ils se répandirent en invectives et en menaces contre Moçhafî et contre Ibn-abî-Amir. Un de leurs chefs, Dorrî, le majordome en second, se signala surtout par la violence de ses discours. Alors Moçhafî chargea Ibn-abî-Amir de chercher un moyen quelconque pour le débarrasser de cet homme. Ce moyen n’était pas difficile à trouver. Dorrî était seigneur de Baéza, et les habitants de ce district avaient fort à souffrir de la tyrannie et de la rapacité des intendants de leur maître. Ibn-abî-Amir profita de cette circonstance. Il fit dire secrètement aux habitants de Baéza que s’ils voulaient venir porter plainte contre leur seigneur et ses employés, ils pouvaient être assurés que le gouvernement leur donnerait raison. Ils ne manquèrent pas de le faire, et Dorrî fut sommé par un ordre du calife de se rendre à l’hôtel du vizirat afin d’y être confronté avec ses sujets. Il obéit; mais arrivé à l’hôtel et voyant qu’on y avait déployé un grand appareil militaire, il craignit pour sa vie et voulut retourner sur ses pas. Ibn-abî-Amir l’en empêcha en le saisissant au collet. Une lutte s’ensuivit, pendant laquelle Dorrî tira son adversaire par la barbe. Alors Ibn-abî-Amir appela les soldats à son secours. Les troupes espagnoles ne bougèrent pas; elles respectaient trop Dorrî pour oser porter la main sur lui; mais les Beni-Birzél, qui ne partageaient pas leurs scrupules, accoururent en toute hâte, arrêtèrent Dorrî, et se mirent à le maltraiter. Un coup de plat de sabre lui enleva ses facultés intellectuelles. On le porta aussitôt à sa demeure, où on l’acheva pendant la nuit.

Sentant que par ce meurtre ils s’étaient brouillés irréparablement avec les Slaves, les deux ministres prirent à l’instant même une mesure décisive. Fâyic et ses amis reçurent l’ordre, de la part du calife, de quitter sur-le-champ le palais; puis on leur intenta des procès à cause de malversation, et ils furent condamnés à des amendes fort considérables, qui, en les appauvrissant, les mirent hors d’état de nuire désormais aux ministres. A l’égard de Fâyic, que l’on jugeait le plus dangereux de tous, l’on montra encore plus de rigueur. Il fut exilé dans une des îles Baléares, où il mourut quelque temps après. Quant aux eunuques qui s’étaient moins compromis, on leur laissa leurs emplois, et l’un d’entre eux, Socr, fut nommé chef du palais et des gardes du corps.

Ces mesures, quoique prises par les duumvirs dans leur propre intérêt, les rendaient cependant populaires. La haine que les Cordouans portaient aux Slaves dont ils avaient eu tant à souffrir, était immense, et ils se réjouirent fort de leur ruine233.

D’un autre côté, toutefois, le gouvernement excitait de violents murmures par son inaction vis-à-vis des chrétiens du Nord. Ces derniers, qui, comme nous l’avons dit, avaient recommencé les hostilités à l’époque où Hacam II était tombé malade, devenaient de plus en plus audacieux et poussaient même des expéditions hardies jusqu’aux portes de Cordoue. Moçhafî ne manquait, pour les repousser, ni d’argent ni de troupes; mais ne comprenant rien à la guerre, il ne faisait presque rien pour la défense du pays. La sultane Aurore s’alarmait avec raison et des progrès des chrétiens et du mécontentement des Andalous qui en était la suite. Elle communiqua ses craintes à Ibn-abî-Amir, qui de son côté s’indignait depuis longtemps de la faiblesse et de l’incapacité de son collègue, mais qui rassura la sultane en lui disant que s’il réussissait à obtenir de l’argent et le commandement de l’armée, il était certain de battre l’ennemi234. A la suite de cet entretien il montra clairement à son collègue que s’il persistait dans son inaction, le pouvoir lui échapperait sous peu, et qu’il était non-seulement de son devoir, mais encore de son intérêt, de prendre sans retard des mesures énergiques. Moçhafî, qui sentait qu’il avait raison, rassembla alors les vizirs et leur proposa d’envoyer une armée contre les chrétiens. Cette proposition, combattue par quelques-uns, fut approuvée par la majorité; il s’agissait seulement de savoir qui commanderait l’armée, et la responsabilité dans cette circonstance paraissait si grande aux vizirs qu’aucun d’entre eux ne voulait la prendre sur lui. «Je me charge de commander les troupes, dit alors Ibn-abî-Amir, mais à la condition que j’aurai la liberté de les choisir moi-même, et qu’on me donnera un subside de cent mille pièces d’or.» Cette somme parut exorbitante à un vizir et il le dit. «Eh bien! s’écria alors Ibn-abî-Amir, prenez-en deux cent mille, vous, et mettez-vous à la tête de l’armée si vous l’osez!» L’autre ne l’osa pas, et l’on résolut de confier le commandement à Ibn-abî-Amir et de lui donner l’argent qu’il demandait.

Ayant choisi pour l’accompagner les meilleures troupes de l’empire, le vizir se mit en campagne vers la fin du mois de février de l’année 977. Il franchit la frontière et mit le siége devant la forteresse de los Baños, une de celles que Ramire II avait fait rebâtir après sa glorieuse victoire de Simancas235. S’étant rendu maître du faubourg, il fit un ample butin, et vers le milieu d’avril il retourna à Cordoue avec un grand nombre de prisonniers.

Le résultat de cette campagne, bien que peu important au fond, causa cependant une grande joie dans la capitale, ce qui, dans les circonstances données, était assez naturel. Pour la première fois depuis le commencement de la guerre, l’armée musulmane avait repris l’offensive et donné une leçon à l’ennemi, leçon dont celui-ci se souvint si bien que dans la suite il ne s’avisa plus de venir troubler le sommeil des Cordouans. C’était beaucoup aux yeux de ces derniers, et pour le moment ils ne demandaient rien de plus; mais s’ils s’exagéraient peut-être les succès obtenus, il est impossible de méconnaître la grande importance que cette campagne avait eue pour Ibn-abî-Amir lui-même. Voulant gagner l’affection de l’armée, qui peut-être avait encore une certaine défiance pour cet ex-cadi transformé en général, il lui avait prodigué l’or qu’il avait reçu à titre de subside, et pendant toute la durée de la campagne il avait tenu table ouverte. Son projet lui avait pleinement réussi. Officiers et soldats s’extasiaient sur l’affabilité du vizir, sur sa libéralité et jusque sur les talents de ses cuisiniers. Dorénavant il pouvait compter sur leur dévoûment; pourvu qu’il continuât à récompenser largement leurs services, ils étaient à lui de corps et d’âme236.

214Ibn-Adhârî, t. II, p. 260-265, 268, 269; Cartâs, p. 56-58; Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbers, t. II, p. 149-151, t. III, p. 215, 216 de la traduction.
215Ibn-Adhârî, t. II, p. 265, 276, l. 3.
216Ibn-Adhârî, t. II, p. 265.
217Ibn-Adhârî, t. II, p. 269, 276.
218Cartâs, p. 58; Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbers, t. II, p. 152 de la traduction.
219Ibn-Adhârî, t. II, p. 265; Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. II, p. 151, 152, et surtout t. III, p. 216.
220Ibn-Adhârî, t. II, p. 265; comparez Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. III, p. 216.
221Ibn-Adhârî, t. II, p. 266.
222Ibn-Adhârî, t. II, p. 251, 252, 253.
223Voyez Maccarî, t. II, p. 59.
224Ibn-Adhârî l’appelle al-Djafarî. Djafar était un nom de guerre que Hacam avait donné à Aurore (voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 269, dern. ligne), et c’est pour cette raison que ses affranchis portaient le surnom de Djafarî ou de Djoaifirî (Djoaifir est le diminutif de Djafar). On sait que les califes, tant à Bagdad qu’ailleurs, aimaient à donner des noms d’hommes aux femmes de leurs harems.
225Ibn-Adhârî, t. II, p. 265, 266.
226Ibn-Adhârî, t. II, p. 249. A la page 269 on lit Ramadhân au lieu de Çafar. C’est une faute.
227Ibn-Adhârî, t. II, p. 268.
228Rien ne nous autorise à croire que Fâyic et Djaudhar fussent réellement frères; mais les eunuques se donnaient ordinairement ce nom. Voyez le passage d’Ibn-al-Khatîb cité dans mes Recherches, t. I de la 1re édition, p. 37, dans la note.
229Ibn-Adhârî, t. II, p. 276-279; Maccarî, t. II, p. 59, 60.
230Ibn-Adhârî, t. II, p. 270, 280; Ibn-al-Abbâr, p. 141.
231Voyez Maccarî, t. II, p. 60.
232Ibn-Adhârî, t. II, p. 270, 276.
233Ibn-Adhârî, t. II, p. 280, 281.
234Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 148.
235Les historiens arabes donnent à cette forteresse le nom d’Alhâma. C’est la traduction littérale de Balneos, comme écrit Sampiro (c. 23), aujourd’hui los Baños.
236Ibn-Adhârî, t. II, p. 281, 282; Maccarî, t. II, p. 60, 61.