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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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On avait fait grand bruit de tous ces préparatifs, parce qu’on espérait que Sancho se laisserait intimider. Ce calcul n’était point trompeur. Sancho sentait que sa position était encore précaire et mal assurée. La Galice refusait obstinément de le reconnaître165, et il était à prévoir que si Ordoño revenait avec une armée musulmane, il pourrait compter sur l’appui de cette province. Quant aux autres provinces du royaume, qui avaient subi Sancho, mais qui ne l’aimaient point, tout portait à croire qu’elles le chasseraient pour la seconde fois plutôt que de s’exposer à une invasion. Sancho prit donc bien vite son parti. Dès le mois de mai, il envoya à Cordoue des comtes et des évêques, qui devaient dire en son nom au calife qu’il était prêt à exécuter toutes les clauses du traité166. Dès lors Hacam, qui avait obtenu ce qu’il voulait, ne songea plus à remplir les promesses qu’il avait faites à Ordoño, de sorte que ce malheureux prétendant s’était abaissé en pure perte aux plus honteuses flatteries. Il ne semble pas avoir survécu longtemps à la perte de ses espérances; l’histoire, du moins, ne parle plus de lui; elle dit seulement qu’il mourut à Cordoue167, et tout porte à croire qu’avant la fin de l’année 962 il avait déjà cessé de vivre.

Sa mort dissipa les craintes que Sancho avait conçues. Comptant sur l’appui de ses alliés, le comte de Castille, le roi de Navarre et les comtes catalans Borrel et Miron, il prit de nouveau un ton plus hardi, et ne remplit pas mieux qu’auparavant les clauses du traité168.

Hacam se vit donc obligé de déclarer la guerre aux chrétiens. Il tourna d’abord ses armes contre la Castille, prit San Estevan de Gormaz (963), et força Ferdinand Gonzalez à demander la paix169; mais elle fut rompue presque aussitôt que conclue. Ensuite Ghâlib gagna la bataille d’Atienza. Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le gouverneur de Saragosse, battit Garcia, et ce roi perdit en outre la ville importante de Calahorra, que Hacam fit entourer de fortifications nouvelles170, en même temps qu’il faisait rebâtir en Castille la forteresse ruinée de Gormaz. En un mot, quoiqu’il n’aimât pas la guerre et qu’il la fît contre son gré, il la fit si bien qu’il força ses ennemis à demander la paix. Sancho de Léon la sollicita en 966171. Les comtes Borrel et Miron, qui avaient aussi subi plusieurs échecs, suivirent son exemple, et s’engagèrent à démanteler celles de leurs forteresses qui étaient les plus rapprochées des frontières musulmanes. Garcia de Navarre envoya aussi des comtes et des évêques à Cordoue, et un puissant comte galicien, Rodrigue Velasquez, fit demander la paix par sa mère, que Hacam reçut avec les plus grands égards et à laquelle il fit de superbes cadeaux172.

La paix que le calife avait conclue avec presque tous ses voisins, fut durable. Hacam était trop pacifique pour la rompre, et quant aux chrétiens, ils furent bientôt après plongés dans une telle anarchie, qu’ils ne purent pas songer à tourner de nouveau leurs armes contre les musulmans. Pendant qu’il négociait encore avec le calife, Sancho avait attaqué la Galice qui jusque-là lui avait toujours été rebelle, et il avait réussi à soumettre tout le pays au nord du Duero, lorsque le comte Gonzalve, qui avait réuni contre lui une grande armée au sud de ce fleuve, lui fit demander une entrevue. Elle eut lieu; mais le perfide Gonzalve fit servir au roi un fruit empoisonné auquel celui-ci n’eut pas plutôt goûté qu’il se sentit défaillir. L’effet du poison le saisit au cœur, mais sans le tuer à l’heure même. Moitié par gestes, moitié par des paroles entrecoupées, Sancho exprima le désir d’être sur-le-champ ramené à Léon; mais le troisième jour il mourut en chemin173.

Son fils Ramire, troisième du nom, qui ne comptait encore que cinq ans, lui succéda sous la tutelle de sa tante Elvire, une religieuse du couvent de San Salvador de Léon; mais les grands du royaume, qui ne voulaient pas obéir à une femme et à un enfant, se hâtèrent de se déclarer indépendants174. L’Etat se trouva donc morcelé entre une foule de petits princes; il était réduit à une impuissance complète. Une armée de huit mille Danois, qui avaient servi d’abord sous Richard Ier de Normandie et que ce duc avait envoyés en Espagne alors qu’il n’avait plus besoin d’eux, ravagèrent impunément la Galice durant trois ans175. La régente Elvire ne pouvait donc songer à renouveler la guerre contre les Arabes176.

Les razzias contre la Castille continuèrent encore quelque temps177; mais en 970, la mort de Ferdinand Gonzalez procura au calife la paix avec ce comté. Dès lors il put se livrer tout entier à son goût pour les lettres et au développement de la prospérité du pays.

Jamais un prince aussi savant n’avait encore régné en Espagne, et quoique tous ses prédécesseurs eussent été des esprits cultivés, qui aimaient à enrichir leurs bibliothèques, aucun d’entre eux n’avait cependant recherché avec tant de passion les livres précieux et rares. Au Caire, à Bagdad, à Damas, à Alexandrie, il avait des agents chargés de copier ou d’acheter pour lui, à quelque prix que ce fût, les livres anciens et modernes. Son palais en était rempli; c’était un atelier où l’on ne rencontrait que copistes, relieurs, enlumineurs. Le catalogue de sa bibliothèque formait à lui seul quarante-quatre cahiers, dont chacun avait vingt feuilles selon les uns, cinquante selon les autres, et encore n’y trouvait-on que les titres des livres et non pas une description. Quelques écrivains racontent que le nombre des volumes montait jusqu’à quatre cent mille. Et tous ces volumes, Hacam les avait lus; qui plus est, il en avait annoté la plupart. Il écrivait d’ailleurs au commencement ou à la fin de chaque livre le nom, le surnom, le nom patronymique de l’auteur, sa famille, sa tribu, l’année de sa naissance et de sa mort, et les anecdotes qui couraient sur son compte. Ces notices étaient précieuses. Hacam connaissait mieux que personne l’histoire littéraire; aussi ses notes ont toujours fait autorité parmi les savants andalous. Les livres composés en Perse et en Syrie lui étaient souvent connus avant que personne les eût lus en Orient. Sachant qu’un savant de l’Irâc, Abou-’l-Faradj Isfahânî, s’occupait à rassembler des renseignements sur les poètes et les chanteurs arabes, il lui envoya mille pièces d’or en le priant de lui faire parvenir un exemplaire de son ouvrage dès qu’il l’aurait terminé. Plein de reconnaissance, Abou-’l-Faradj se hâta de satisfaire à ce désir. Avant de publier son magnifique recueil, qui aujourd’hui encore fait l’admiration des savants, il en envoya au calife d’Espagne un exemplaire soigné, accompagné d’un poème en son honneur et d’un ouvrage sur la généalogie des Omaiyades. Un nouveau présent l’en récompensa178. En général, la libéralité de Hacam envers les savants espagnols et étrangers ne connaissait point de bornes; aussi affluaient-ils à sa cour. Le monarque les encourageait et les protégeait tous, même les philosophes, qui purent enfin se livrer à leurs études sans avoir à craindre d’être massacrés par les bigots179.

 

Toutes les branches de l’enseignement devaient fleurir sous un prince aussi éclairé. Les écoles primaires étaient déjà bonnes et nombreuses. En Andalousie presque tout le monde savait lire et écrire, tandis que dans l’Europe chrétienne les personnes les plus haut placées, à moins qu’elles n’appartinssent au clergé, ne le savaient pas. La grammaire et la rhétorique étaient aussi enseignées dans les écoles180. Hacam, toutefois, fut d’avis que l’instruction n’était pas encore assez répandue, et dans sa bienveillante sollicitude pour les classes pauvres, il fonda dans la capitale vingt-sept écoles où les enfants de parents sans fortune recevraient une éducation gratuite, les maîtres étant payés par lui181. Quant à l’université de Cordoue, elle était alors une des plus renommées du monde. Dans la mosquée principale (car c’est là que se donnaient les leçons182), Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite traitait les traditions relatives à Mahomet183. Abou-Alî Câlî, de Bagdad, y dictait un grand et beau recueil qui contenait une immense quantité de renseignements curieux sur les anciens Arabes, leurs proverbes, leur langue et leur poésie; recueil qu’il publia plus tard sous le titre d’Amâlî ou Dictées184. La grammaire était enseignée par Ibn-al-Coutîa, qui, au jugement d’Abou-Alî Câlî, était le plus savant grammairien de l’Espagne. D’autres sciences avaient des représentants non moins illustres. Aussi les étudiants qui fréquentaient les cours se comptaient-ils par milliers. La plupart d’entre eux étudiaient ce qu’on appelait le fikh, c’est-à-dire la théologie et le droit, car cette science menait alors aux postes les plus lucratifs185.

C’est du sein de cette jeunesse universitaire que sortit un homme dont la renommée remplira bientôt, non-seulement l’Espagne, mais le monde entier, et que nous devons à présent faire connaître à nos lecteurs.

VI

Dans une des premières années du règne de Hacam II, cinq étudiants dînaient dans un jardin aux environs de Cordoue. Au dessert il régnait une grande gaîté parmi les convives; un seul, cependant, était silencieux et rêveur. Ce jeune homme était grand et bien fait; l’expression de sa physionomie était noble, fière, presque hautaine, et son attitude annonçait un homme né pour le pouvoir186.

Sortant enfin de sa rêverie, il s’écria tout à coup:

– N’en doutez pas, un jour je serai le maître de ce pays!

Ses amis se mirent à rire de cette exclamation; mais sans se déconcerter:

– Que chacun de vous, poursuivit le jeune homme, me dise quel poste il désire; je le lui donnerai quand je régnerai.

– Eh bien! dit alors un des étudiants, je trouve ces beignets délicieux, et puisque cela vous est égal, j’aimerais d’être nommé inspecteur du marché; alors j’aurai toujours des beignets à foison et sans qu’il m’en coûte rien.

– Moi, dit un autre, je suis très-friand de ces figues qui viennent de Malaga, mon pays natal. Nommez-moi donc cadi de cette province.

– La vue de tous ces superbes jardins me plaît extrêmement, dit le troisième; je voudrais donc être nommé préfet de la capitale.

Mais le quatrième gardait le silence, indigné des pensées présomptueuses de son condisciple.

– A votre tour, lui dit ce dernier; demandez ce que vous voudrez.

Celui auquel il venait d’adresser la parole se leva alors, et, lui tirant la barbe:

– Lorsque tu gouverneras l’Espagne, dit-il, misérable fanfaron que tu es, ordonne alors qu’après m’avoir frotté avec du miel, afin que les mouches et les abeilles viennent me piquer, on me place à rebours sur un âne, et qu’on me promène à travers les rues de Cordoue.

L’autre lui lança un regard furieux; mais, tâchant de maîtriser sa colère:

– C’est bien, dit-il, chacun de vous sera traité selon ses souhaits. Un jour je me souviendrai de tout ce que vous avez dit187.

Le dîner fini, on se sépara, et l’étudiant aux pensées bizarres et extravagantes retourna vers la maison d’un de ses parents du côté de sa mère, où il logeait. Son hôte le conduisit à sa petite chambre qui se trouvait au dernier étage, et tâcha de lier conversation avec lui; mais le jeune homme, absorbé par ses réflexions, ne lui répondit que par des monosyllabes. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de rien tirer de lui, l’autre le quitta en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain matin, ne le voyant pas paraître au déjeuner et croyant qu’il dormait encore, il remonta vers sa chambre pour le réveiller; mais à sa grande surprise il trouva le lit intact et l’étudiant assis sur le sofa, la tête penchée sur la poitrine.

– Il paraît que tu ne t’es pas couché cette nuit, lui dit-il.

– Non, c’est vrai, lui répondit l’étudiant.

– Et pourquoi as-tu veillé?

– J’avais une pensée étrange.

– A quoi songeais-tu donc?

– A l’homme que je nommerai cadi lorsque je gouvernerai l’Espagne et que le cadi que nous avons à présent aura cessé de vivre. J’ai parcouru en pensée toute l’Espagne et je n’ai trouvé qu’un seul homme qui mérite de remplir ce poste.

– C’est peut-être Mohammed ibn-as-Salîm188 que tu as en vue?

– Mon Dieu, oui, c’est lui; voyez comme nous nous rencontrons189!

Ce jeune homme, on le voit, avait une idée fixe, idée à laquelle il rêvait le jour, et qui la nuit l’empêchait de dormir. Qui était-il donc, lui qui, perdu dans la foule qui encombre une capitale, sentait fermenter en lui de si grandes espérances, et qui, bien qu’il n’eût aucune relation avec la cour, s’était mis dans la tête qu’un jour il serait premier ministre?

Il s’appelait Abou-Amir Mohammed. Sa famille, celle des Beni-Abî-Amir, qui appartenait à la tribu yéménite de Moâfir, était noble, mais non illustre. Son septième aïeul, Abdalmélic, un des rares Arabes qui se trouvaient dans l’armée berbère avec laquelle Târic débarqua en Espagne, s’était distingué en commandant la division qui prit Carteya, la première ville espagnole qui tombât au pouvoir des musulmans190. Pour prix de ses services, il avait reçu le château de Torrox, situé sur le Guadiaro, dans la province d’Algéziras, avec les terres qui en dépendaient. Ses descendants, toutefois, n’habitaient ce manoir qu’à de rares intervalles. D’ordinaire ils allaient dans leur jeunesse à Cordoue, pour y chercher un emploi à la cour ou dans la magistrature. C’est ce que firent, par exemple, Abou-Amir Mohammed ibn-al-Walîd, l’arrière-petit-fils d’Abdalmélic, et son fils Amir. Ce dernier, qui remplit plusieurs postes, était le favori du sultan Mohammed, au point que ce dernier fit placer son nom sur les monnaies et sur les drapeaux. Abdallâh, le père de notre étudiant, était un théologien-jurisconsulte distingué et fort pieux, qui fit le pèlerinage de la Mecque191. De tout temps, d’ailleurs, cette famille avait pu aspirer à des alliances honorables: le grand-père de Mohammed avait épousé la fille du renégat Yahyâ, fils d’Isaäc le chrétien, qui, après avoir été médecin d’Abdérame III, avait été nommé vizir et gouverneur de Badajoz192; sa propre mère était Boraiha, la fille du magistrat Ibn-Bartâl, de la tribu de Temîm193. Mais bien qu’ancienne et respectable, la famille des Beni-Abî-Amir n’appartenait pas à la haute noblesse; c’était, s’il nous est permis de nous servir de ce terme, une bonne noblesse de robe, mais non pas une noblesse d’épée. Aucun Amiride, si l’on en excepte Abdalmélic, le compagnon de Târic, n’avait suivi la carrière des armes, alors la plus noble de toutes194; tous avaient été des magistrats ou des employés de la cour. Mohammed avait aussi été destiné à la judicature, et un beau jour il avait dit adieu aux tourelles lézardées du manoir héréditaire pour aller étudier dans la capitale, où il suivait maintenant les cours d’Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite, d’Abou-Alî Câlî et d’Ibn-al-Coutîa195. Quant à son caractère, c’était un jeune homme rempli de cœur et d’intelligence, mais d’une nature exaltée, d’une imagination ardente, d’un tempérament de feu, et dominé par une passion unique, mais d’une violence singulière. Les livres qu’il lisait de préférence, c’étaient les vieilles chroniques de sa nation196, et ce qui le captivait surtout dans ces pages poudreuses, c’étaient les aventures de ceux qui, partis souvent de bien plus bas que lui, s’étaient élevés successivement aux premières dignités de l’Etat. Ces hommes, il les prenait pour modèles, et comme il ne cachait nullement ses pensées ambitieuses, ses camarades le regardaient parfois comme un cerveau détraqué. Il ne l’était pas cependant. Il est vrai qu’une seule idée semblait absorber toutes les facultés de son intelligence; mais ce n’était pas là une espèce d’aliénation mentale, c’était la divination du génie. Doué de grands talents, fécond en ressources, ferme et audacieux quand il fallait l’être, souple, prudent et adroit quand les circonstances l’exigeaient, peu scrupuleux d’ailleurs sur les moyens qui pouvaient le conduire à un but éclatant, il pouvait, sans présomption, prétendre à tout. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue de l’idée fixe; le but une fois marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit.

 

Pourtant ses débuts ne furent pas brillants. Ses études achevées, il fut obligé, pour gagner sa vie, d’ouvrir un bureau près de la porte du palais et d’y écrire des requêtes pour ceux qui avaient à demander quelque chose au calife197. Dans la suite il obtint un emploi subalterne dans le tribunal de Cordoue; mais il ne sut pas se concilier les bonnes grâces de son chef, le cadi. Celui qui remplissait alors ce poste était cependant cet Ibn-as-Salîm198 que Mohammed estimait tant, et non sans raison, car c’était un homme fort savant, fort honorable, un des meilleurs cadis qu’il y ait eu à Cordoue199; mais c’était en même temps un esprit froid et positif, qui avait une antipathie innée pour ceux dont le caractère ne ressemblait pas au sien. Les idées bizarres de son jeune employé et ses distractions habituelles le choquaient au plus haut degré; il ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de lui, et par un singulier hasard, l’aversion que le cadi avait contre Mohammed procura à ce dernier ce qu’il souhaitait le plus, à savoir un emploi à la cour. Le cadi s’était plaint de lui au vizir Moçhafî, en le priant de donner un autre emploi à ce jeune homme. Moçhafî lui avait promis d’y songer, et peu de temps après, lorsque Hacam II chercha un intendant capable d’administrer les biens de son fils aîné Abdérame, qui comptait alors cinq ans200, il lui recommanda Mohammed ibn-abî-Amir. Cependant le choix de cet intendant ne dépendait pas du calife seul; il dépendait surtout de la sultane favorite Aurore201, une Basque de naissance, qui exerçait un grand empire sur l’esprit de son époux. Plusieurs personnes lui furent présentées; mais Ibn-abî-Amir la charma par sa bonne mine et la courtoisie de ses manières. Il fut préféré à tous ses compétiteurs, et le samedi 23 février de l’année 967, il fut nommé intendant des biens d’Abdérame, avec un traitement de quinze pièces d’or par mois. Il comptait alors vingt-six ans.

Il ne négligea rien pour s’insinuer encore davantage dans la faveur d’Aurore, et il y réussit si parfaitement qu’elle le nomma aussi intendant de ses propres biens, et que sept mois après son entrée à la cour, il fut nommé inspecteur de la monnaie202. Grâce à ce dernier poste, il avait toujours des sommes très-considérables à sa disposition, et il en profita pour se faire des amis parmi les grands. Chaque fois qu’un d’entre eux était à bout de ressources (ce qui, au train qu’ils menaient, ne pouvait manquer de leur arriver souvent), il le trouvait prêt à lui venir en aide. On raconte, par exemple, que Mohammed ibn-Aflah, un client du calife et un employé de la cour203, qui s’était fort endetté par les énormes dépenses qu’il avait faites à l’occasion du mariage de sa fille, lui apporta, dans l’hôtel de la monnaie, une bride enrichie de pierreries, en le priant de lui prêter quelque argent sur cet objet, qui, disait-il, était la seule chose de valeur qui lui restât. A peine eut-il fini de parler qu’Ibn-abî-Amir enjoignit à un de ses employés de peser la bride et de donner à Ibn-Aflah le poids de cet objet en pièces d’argent. Stupéfait d’une telle générosité (car le fer et le cuir de la bride étaient fort lourds), Ibn-Aflah eut peine à en croire ses oreilles quand il entendit l’inspecteur donner cet ordre; mais il fut forcé de se rendre à l’évidence, car peu d’instants après on le pria de soulever sa robe, dans laquelle on versa un véritable torrent de pièces d’argent, de sorte qu’il ne fut pas seulement en état de payer ses dettes, mais qu’il lui resta encore une somme considérable. Aussi avait-il plus tard la coutume de dire: «J’aime Ibn-abî-Amir de toute mon âme, et dût-il m’ordonner de me révolter contre mon souverain, je n’hésiterais pas à lui obéir204

C’est de cette manière qu’Ibn-abî-Amir se créa un parti dévoué à ses intérêts; mais ce qu’il considérait comme son premier devoir, c’était de satisfaire tous les caprices de la sultane et de la combler de présents tels qu’elle n’en avait jamais reçu. Ses inventions étaient souvent ingénieuses. Une fois, par exemple, il fit fabriquer à grands frais un petit palais d’argent, et quand ce superbe joujou fut achevé, il le fit porter par ses esclaves au palais califal, au grand étonnement des habitants de la capitale, qui n’avaient jamais vu un travail d’orfèvrerie aussi magnifique. C’était un cadeau pour Aurore. Elle ne se lassa pas de l’admirer, et dans la suite elle ne négligea aucune occasion pour vanter le mérite de son protégé et pour avancer sa fortune205. L’intimité qui régnait entre elle et lui devint même telle, qu’elle donna à jaser aux médisants. Les autres dames du harem recevaient aussi des cadeaux d’Ibn-abî-Amir. Elles s’extasiaient toutes sur sa générosité, la suavité de son langage et la suprême distinction de ses manières. Le vieux calife n’y comprenait rien. «Je ne conçois pas, dit-il un jour à un de ses plus intimes amis, quels moyens ce jeune homme emploie pour régner sur les cœurs des dames de mon harem. Je leur donne tout ce qu’elles peuvent désirer; mais aucun présent ne leur plaît à moins qu’il ne vienne de lui. Je ne sais si je dois voir seulement en lui un serviteur d’une rare intelligence, ou bien un grand magicien. Toujours est-il que je ne suis pas sans inquiétude pour l’argent public qui se trouve entre ses mains206

En effet, le jeune inspecteur courait de grands dangers de ce côté-là. Il avait été fort généreux envers ses amis, mais il l’avait été aux dépens du trésor, et comme sa fortune rapide n’avait pas manqué de faire des envieux, ses ennemis l’accusèrent un jour de malversation auprès du calife. Il fut sommé de se rendre sans retard au palais afin de montrer ses comptes et l’argent qui lui avait été confié. Il promit de venir; mais il se hâta d’aller trouver le vizir Ibn-Hodair, son ami, et, lui ayant exposé franchement la difficile et périlleuse situation dans laquelle il se trouvait, il le pria de lui prêter l’argent qu’il lui fallait pour combler son déficit. Ibn-Hodair lui donna à l’instant même la somme demandée. Alors Ibn-abî-Amir se rendit auprès du calife, et, lui montrant ses comptes ainsi que l’argent qui devait se trouver entre ses mains, il confondit ses accusateurs. Croyant le faire tomber en disgrâce, ceux-ci lui avaient au contraire préparé un éclatant triomphe. Le calife les traita de calomniateurs, et se répandit en éloges sur la capacité et la probité de l’inspecteur de la monnaie207. Il le combla de dignités nouvelles. Au commencement de décembre de l’année 968, il lui donna le poste de curateur aux successions vacantes, et, onze mois plus tard, celui de cadi de Séville et de Niébla; puis, le jeune Abdérame étant venu à mourir, il le nomma intendant des biens de Hichâm, qui était désormais l’héritier présomptif du trône (juillet 970). Ce n’était pas tout encore. En février 972, Ibn-abî-Amir fut nommé commandant du deuxième régiment du corps qui portait le nom de Chorta et qui était chargé d’exercer la police dans la capitale208. A l’âge de trente et un ans, il cumulait donc cinq ou six postes importants et fort lucratifs209. Aussi vivait-il dans un luxe grandiose et presque princier. Le palais qu’il avait fait bâtir à Roçâfa était d’une incomparable magnificence. Une armée de secrétaires et d’autres employés, choisis dans les rangs les plus élevés de la société, y mettait la vie et le mouvement. On y tenait table ouverte. La porte était sans cesse encombrée de solliciteurs. Au reste Ibn-abî-Amir saisissait chaque occasion qui pouvait servir à le rendre populaire, et il y réussissait complétement. Tout le monde vantait sa complaisance, sa courtoisie, sa générosité, la noblesse de son caractère; il n’y avait à ce sujet qu’une seule opinion210.

L’étudiant de Torrox était donc déjà parvenu à une haute fortune, mais il voulait monter plus haut encore, et ce qu’il jugeait surtout nécessaire pour atteindre ce but, c’était de se faire des amis parmi les généraux. Les affaires de la Mauritanie lui en fournirent les moyens.

Dans ce pays la guerre entre les partisans des Fatimides et ceux des Omaiyades n’avait pas discontinué un seul instant, mais elle avait pris un autre caractère. Abdérame III avait combattu les Fatimides pour préserver sa patrie d’une invasion étrangère. A l’époque dont nous parlons, ce péril n’existait plus. Les Fatimides avaient tourné leurs armes contre l’Egypte. Dans l’année 969, ils avaient conquis ce pays, et trois années plus tard leur calife Moïzz avait quitté Mançourîa, la capitale de son empire, pour aller fixer sa résidence sur les bords du Nil, après avoir confié la vice-royauté de l’Ifrikia et de la Mauritanie au prince Cinhédjite Abou-’l-Fotouh Yousof ibn-Zîrî. Dès lors l’Espagne n’avait plus rien à craindre des prétendus descendants d’Alî, et comme les possessions africaines lui coûtaient bien plus qu’elles ne lui rapportaient, Hacam aurait peut-être agi sagement de les abandonner. Mais en le faisant, il aurait cru manquer à l’honneur, et au lieu de renoncer à ces domaines, il tâchait au contraire d’en reculer les frontières. Il faisait donc une guerre de conquête contre les princes de la dynastie d’Edris, qui tenaient pour les Fatimides.

Hasan ibn-Kennoun, qui régnait sur Tanger, Arzilla et d’autres places du littoral, était de ce nombre. Il s’était déclaré tantôt pour les Omaiyades, tantôt pour les Fatimides, selon que les uns ou les autres étaient les plus puissants; cependant il avait plus de penchant pour les derniers, qui lui paraissaient moins à craindre que les Omaiyades dont les possessions touchaient aux siennes. Aussi s’était-il déclaré le premier de tous pour Abou-’l-Fotouh, lorsque ce vice-roi fut venu dans la Mauritanie, qu’il parcourut en vainqueur. Hacam lui gardait rancune à cause de sa défection, et après le départ d’Abou’l-Fotouh, il ordonna au général Ibn-Tomlos211 d’aller punir Ibn-Kennoun et le réduire à l’obéissance. Au commencement du mois d’août de l’année 972, Ibn-Tomlos s’embarqua donc avec une nombreuse armée, et, ayant tiré à soi une grande partie de la garnison de Ceuta, il marcha contre Tanger. Ibn-Kennoun, qui se trouvait dans cette ville, alla à sa rencontre; mais il essuya une déroute si complète, qu’il ne put pas même songer à rentrer dans Tanger. Abandonnée ainsi à elle même, cette ville se vit bientôt forcée de capituler avec l’amiral omaiyade qui bloquait son port, et de son côté, l’armée de terre s’empara de Deloul et d’Arzilla.

Jusque-là les troupes omaiyades avaient été victorieuses; mais la fortune changea pour elles. Ayant appelé de nouvelles levées sous ses drapeaux, Ibn-Kennoun reprit l’offensive et marcha sur Tanger. Il battit Ibn-Tomlos qui était allé à sa rencontre et qui trouva la mort sur le champ de bataille. Alors tous les autres princes édrisides levèrent l’étendard de la révolte, et les officiers de Hacam, qui s’étaient retirés dans Tanger, lui écrivirent que, s’ils ne recevaient pas sans retard des renforts, c’en était fait de la domination omaiyade en Mauritanie.

Sentant la gravité du péril, Hacam résolut aussitôt d’envoyer en Afrique ses meilleures troupes et son meilleur général, le vaillant Ghâlib. L’ayant fait venir à Cordoue: «Pars, Ghâlib, lui dit-il; prends soin de ne revenir ici que comme vainqueur, et sache que tu ne pourras te faire pardonner une défaite qu’en mourant sur le champ de bataille. N’épargne pas l’argent; répands-le à pleines mains entre les partisans des rebelles. Détrône tous les Edrisides et envoie-les en Espagne.»

Ghâlib traversa le Détroit avec l’élite des troupes espagnoles. Il débarqua à Caçr-Maçmouda, entre Ceuta et Tanger, et se porta aussitôt en avant. Ibn-Kennoun tenta de l’arrêter; cependant il n’y eut pas de bataille proprement dite, mais seulement des escarmouches qui durèrent plusieurs jours, et pendant lesquelles Ghâlib tâcha de corrompre les chefs de l’armée ennemie. Il y réussit. Séduits par l’or qu’on leur offrait, ainsi que par les superbes vêtements et les épées ornées de pierreries que l’on faisait briller à leurs yeux, les officiers d’Ibn-Kennoun passèrent presque tous sous le drapeau omaiyade. L’Edriside n’eut d’autre parti à prendre que de se jeter dans une forteresse qui se trouvait sur la crête d’une montagne, non loin de Ceuta, et qui portait le nom fort bien choisi de Rocher des aigles212.

Le calife reçut avec beaucoup de joie la nouvelle de ce premier succès; mais quand il apprit combien d’argent Ghâlib avait dépensé pour acheter les chefs berbers, il trouva que ce général avait pris un peu trop à la lettre la recommandation qu’il lui avait faite. En effet, soit qu’on gaspillât en Mauritanie les trésors de l’Etat, soit qu’on les volât, les dépenses que l’on portait au compte du calife passaient toute mesure. Voulant mettre un terme à ces prodigalités ou à ces brigandages, Hacam résolut d’envoyer en Mauritanie, en qualité de contrôleur général des finances, un homme d’une probité éprouvée. Son choix tomba sur Ibn-abî-Amir. Il le nomma cadi suprême213 de la Mauritanie, en lui enjoignant de surveiller toutes les actions des généraux et particulièrement leurs opérations financières. En même temps il fit parvenir à ses officiers militaires et civils l’ordre de ne rien entreprendre sans avoir consulté préalablement Ibn-abî-Amir et de s’être assurés qu’il approuvait leurs plans.

Pour la première fois de sa vie, Ibn-abî-Amir se trouva ainsi mis en rapport avec l’armée et ses chefs. C’était justement ce qu’il désirait; mais il aurait préféré sans doute que la chose eût eu lieu dans d’autres circonstances et à d’autres conditions. La tâche qu’il avait à remplir était extrêmement difficile et délicate. Son propre intérêt lui commandait de s’attacher les généraux, et cependant il avait été envoyé dans le camp pour exercer sur eux une surveillance toujours plus ou moins odieuse. Grâce à la rare adresse dont lui seul possédait le secret, il sut toutefois se tirer d’affaire et concilier son intérêt avec son devoir. Il s’acquitta de sa mission à l’entière satisfaction du calife; mais il le fit avec tant de ménagements pour les officiers, que ceux-ci, au lieu de le prendre en haine, comme on aurait pu le craindre, ne tarissaient pas sur son éloge. En même temps il forma des liaisons avec les princes africains et les chefs des tribus berbères, liaisons qui dans la suite lui furent fort utiles. Il s’accoutuma aussi à la vie des camps, et il gagna l’affection des soldats auxquels un instinct secret disait peut-être qu’il y avait dans ce cadi l’étoffe d’un guerrier.

165Voyez Sampiro, c. 27.
166Ibn-Adhârî, t. II, p. 251; Ibn-Khaldoun, fol. 16 v.
167Manuscrit de Meyá, § 15; comparez Sampiro, c. 26.
168Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 251, l. 18.
169Ibn-Adhârî, t. II, p. 251; Ibn-Khaldoun, fol. 16 r.
170Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 257.
171Sampiro, c. 27.
172Ibn-Khaldoun, fol. 16 v., 17 r.
173Sampiro, c. 27; Chronicon Iriense, c. 10. Sancho mourut vers la fin de l’année 966; voyez Risco, Historia de Leon, t. I, p. 212.
174Mon. Sil., c. 70.
175Voyez sur cette invasion, mes Recherches, t. II, p. 300-315.
176Voyez Sampiro, c. 28.
177Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 255, l. 14 et 23.
178Ibn-al-Abbâr, p. 101-103; Maccarî, t. I, p. 256.
179Çâid de Tolède, fol. 246 r.
180Ibn-Khaldoun, Prolégomènes.
181Ibn-Adhârî, t. II, p. 256.
182Maccarî, t. I, p. 136.
183Ibn-Adhârî, t. II, p. 274.
184Voyez Ibn-Khallicân, traduction de M. de Slane, t. I, p. 210-212.
185Voyez Maccarî, t. II, p. 396.
186Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 274, l. 13.
187Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 117 v.; Abd-al-wâhid, p. 18, 19.
188Mohammed ibn-Ishâc ibn-as-Salîm.
189Abd-al-wâhid, p. 18.
190Voyez plus haut, t. II, p. 31.
191Maccarî (t. I, p. 904) lui a consacré un court article.
192Voyez Ibn-abî-Oçaibia.
193Ibn-Adhârî, t. II, p. 273, 274; Abd-al-wâhid, p. 17, 18, 26; Ibn-al-Abbâr, p. 148, 152. – Voici la généalogie complète de Mohammed: Abou Amir Mohammed, fils d’Abou-Hafç Abdallâh et de Boraiha, fils de Mohammed et de la fille du vizir Yahyâ, fils d’Abdallâh, fils d’Amir (le favori du sultan Mohammed), fils d’Abou-Amir Mohammed, fils d’al-Walîd, fils de Yézîd, fils d’Abdalmélic.
194Comparez le vers que cite Ibn-Adhârî, t. II, p. 273, dernière ligne.
195Ibn-Adhârî, t. II, p. 274.
196Ibn-al-Abbâr, p. 152.
197Maccarî, t. I, p. 259.
198Il avait été nommé cadi de Cordoue en décembre 966, en remplacement de Mondhir ibn-Saîd Bolloutî, qui venait de mourir. Khochanî, p. 352.
199Voyez Khochanî, p. 352.
200Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 251.
201En arabe elle s’appelait Çobh; mais à cause de l’euphonie nous avons cru devoir traduire ce nom.
202Ibn-Adhârî, t. II, p. 267, 268. Le nom d’Amir se trouve sur les monnaies de cette époque.
203Comparez Maccarî, t. I, p. 252, l. 2.
204Maccarî, t. II, p. 61.
205Ibn-Adhârî, t. II, p. 268; Maccarî, t. II, p. 61.
206Ibn-Adhârî, t. II, p. 268.
207Ibn-Adhârî, t. II, p. 269.
208Ibn-Adhârî, t. II, p. 267, 268.
209Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 260, l. 4; p. 270, l. 14 et 15.
210Ibn-Adhârî, t. II, p. 275.
211Mohammed ibn-Câsim ibn-Tomlos.
212Hadjar an-nasr en arabe.
213Câdhî al-codhât.