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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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Quelque temps après, toutefois, les affaires prirent dans le Nord un aspect fort menaçant. Une ligue formidable s’y forma contre le calife, et le gouverneur de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim le Todjîbite, en était le plus ardent promoteur.

Les Beni-Hâchim, qui habitaient l’Aragon depuis le temps de la conquête, avaient rendu d’utiles services au sultan Mohammed à l’époque où les Beni-Casî étaient encore tout-puissants dans cette province, et depuis plus de quarante ans la dignité de gouverneur ou de vice-roi de la Frontière supérieure était héréditaire dans leur famille. Elle était à peu près la seule à laquelle Abdérame III, qui avait enlevé toute influence à la noblesse arabe, eût laissé son éclat et sa haute position. Toutefois, Mohammed ibn-Hâchim n’était pas content du calife, et soit qu’il eût à cœur de venger les injures de sa caste, soit qu’il ne vît dans la bienveillance d’Abdérame à son égard qu’un calcul dicté par la peur, soit enfin qu’il rêvât un trône pour lui et ses enfants, il s’était mis à négocier avec le roi de Léon, et lui avait promis que, s’il voulait l’aider contre le calife, il le reconnaîtrait pour son suzerain. Ramire avait prêté l’oreille à ses ouvertures, et pendant la campagne de 934, Mohammed s’était mis en rébellion ouverte en refusant de se joindre à l’armée musulmane. Trois années plus tard, il reconnut la suzeraineté de Ramire. Quelques-uns de ses généraux refusèrent de le suivre sur la route de la trahison et rompirent avec lui; mais alors Ramire arriva avec ses troupes dans la province, assiégea et prit les forteresses qui tenaient encore pour le calife, et les livra à Mohammed. Cela fait, Ramire et Mohammed conclurent une alliance avec la Navarre, où régnait alors Garcia, sous la tutelle de sa mère Tota, la veuve de Sancho-le-Grand.

Ainsi tout le Nord était ligué contre le calife. Le danger, qui semblait conjuré naguère, renaissait. Le calife y fit face avec son énergie habituelle.

S’étant mis à la tête de son armée dans l’année 957, il marcha d’abord contre Calatayud, où commandait Motarrif, un parent de Mohammed, et dont la garnison se composait en partie de chrétiens de l’Alava, envoyés par Ramire. Motarrif fut tué dans la première escarmouche. Son frère Hacam lui succéda dans le commandement; mais ayant été obligé d’évacuer la ville et de se retirer dans la citadelle, il se mit à traiter, et, ayant stipulé une amnistie pour lui et pour ses soldats musulmans, il livra la citadelle au calife. Les Alavais, qui n’étaient pas compris dans la capitulation, furent passés au fil de l’épée67.

Après ce premier succès, Abdérame s’empara d’une trentaine de châteaux; puis il tourna ses armes tantôt contre la Navarre, tantôt contre Saragosse. Il fit assiéger cette ville par un prince du sang, le général en chef de la cavalerie Ahmed ibn-Ishâc, auquel il venait de conférer le titre de gouverneur de la Frontière supérieure; mais ce général ne tarda pas à lui donner de graves sujets de plainte.

Bien qu’ils eussent longtemps mené à Séville une vie obscure et pauvre, qu’ils eussent fait des mésalliances, et qu’il n’y eût entre eux et lui qu’une parenté fort éloignée, Abdérame n’avait pas rougi cependant de reconnaître les Beni-Ishâc comme des membres de sa famille et il les avait comblés de faveurs. Toutefois, ils n’étaient pas contents de leur position. Leur ambition ne connaissait pas de bornes; Ahmed, alors le chef de sa famille, ne prétendait à rien moins qu’à être nommé héritier présomptif de la couronne, et maintenant qu’il conduisait le siége de Saragosse avec une mollesse et une lenteur dont le calife s’indignait et s’irritait, il eut l’audace de lui écrire pour lui présenter sa demande. Le calife fut blessé à un tel point de cette insolence, que dans sa colère il lui répondit en ces termes:

«Ne voulant faire que ce qui te fût agréable, nous t’avons traité jusqu’ici avec une bienveillance extrême; mais nous sommes convaincu à présent qu’il est impossible de changer ton caractère. Ce qui te convient, c’est la pauvreté, car n’ayant pas connu auparavant la richesse, elle t’a rempli d’un insupportable orgueil. Ton père n’était-il pas un des moindres cavaliers d’Ibn-Haddjâdj, et est-ce que tu as oublié qu’à Séville tu n’étais toi-même qu’un marchand d’ânes? Nous avons pris ta famille sous notre protection dès qu’elle l’eut implorée; nous l’avons secourue, nous l’avons rendue riche et puissante, nous avons conféré à feu ton père la dignité de vizir68, à toi-même celle de général de toute notre cavalerie et de gouverneur de la plus grande de nos provinces frontières. Et cependant tu as méprisé nos ordres, tu as négligé de prendre à cœur nos intérêts, et pour combler la mesure, tu nous demandes maintenant que nous te nommions notre héritier. Quels mérites, quels titres de noblesse peux-tu faire valoir? Ah! c’est bien à toi et à ta famille qu’on peut appliquer ces vers bien connus:

Vous êtes des hommes de rien, vous autres, et le lin ne doit pas se comparer à la soie! Si vous êtes Coraichites, comme vous l’assurez, prenez alors vos femmes dans cette illustre tribu; mais si au contraire vous n’êtes que des Coptes, vos prétentions sont d’un parfait ridicule.

«Ta mère n’était-elle pas la sorcière Hamdouna? Ton père n’était-il pas un simple soldat? Ton aïeul n’était-il pas portier dans la maison de Hauthara ibn-Abbâs? Ne faisait-il pas du cordage et de la natte sous le portique de ce seigneur?.. Que Dieu te maudisse, toi et ceux qui nous ont tendu un piége en nous conseillant de te prendre à notre service! Infâme, lépreux, fils d’un chien et d’une chienne, viens t’humilier à nos pieds!»

Ayant donc été déposé de la manière la plus infamante, Ahmed, secondé par son frère Omaiya, se mit à comploter. Le calife découvrit leurs intrigues et les exila. Alors Omaiya s’empara de Santarem, y leva l’étendard de la révolte, et se mit en relation avec le roi de Léon, auquel il rendit d’utiles services en lui indiquant les endroits où l’empire musulman pouvait être attaqué avec succès; mais un jour qu’il était sorti de la ville, un de ses officiers y rétablit l’autorité du souverain. Omaiya se rendit alors auprès de Ramire. Son frère continuait à intriguer et à conspirer avec une infatigable ardeur. Il avait formé le projet de livrer l’Espagne aux Fatimides et il s’était mis en relation avec cette cour. Abdérame le déjoua. Il le fit arrêter, condamner comme chiite, et exécuter69.

Sur ces entrefaites, le calife triomphait dans le Nord. Assiégé dans Saragosse, Mohammed capitula, et comme c’était, après le monarque, l’homme le plus puissant et le plus considéré de l’Etat, Abdérame jugea prudent de lui pardonner et de lui laisser son poste. De son côté, la reine Tota, après avoir essuyé revers sur revers, vint demander grâce au calife et le reconnut comme suzerain de la Navarre70, de sorte qu’à l’exception du royaume de Léon et d’une partie de la Catalogne, toute l’Espagne s’était humiliée devant Abdérame.

III

Les vingt-sept premières années du règne d’Abdérame III n’avaient été qu’une suite de succès; mais la fortune est capricieuse, et le temps des revers était enfin arrivé.

Un grand changement s’était fait dans le royaume. La noblesse, qui naguère était tout, n’était plus rien: le pouvoir royal l’avait écrasée. Abdérame la détestait; il ne comprenait pas qu’un monarque pût laisser aux grands une certaine influence et un certain pouvoir. «Votre roi est un prince sage et habile, j’en conviens volontiers, dit-il un jour à l’ambassadeur qu’Otton Ier lui avait envoyé; cependant il y a dans sa politique une chose qui ne me plaît pas: c’est qu’au lieu de retenir dans ses mains l’autorité tout entière, il en laisse une partie à ses vassaux. Il leur abandonne même ses provinces, croyant se les attacher par là. C’est une grande faute. La condescendance envers les grands ne peut avoir d’autre effet que d’alimenter leur orgueil et leur penchant pour la rébellion71».

Le calife à coup sûr ne tomba point dans la faute qu’il reprochait au roi d’Allemagne, mais il tomba dans une autre non moins grave: il ne ménagea pas assez la susceptibilité des grands. Gouvernant par lui-même (depuis 932 il n’avait plus de hâdjib ou premier ministre72), il donna presque tous les emplois à des hommes de basse extraction, à des affranchis, à des étrangers, à des esclaves, à des hommes enfin qui dépendaient entièrement de lui et qui dans ses mains étaient des instruments souples et dociles. Ceux auxquels on donnait le nom de Slaves, jouissaient surtout de sa confiance; c’est de son règne que date l’influence de ce corps, qui était destiné à jouer un rôle important dans l’Espagne arabe et sur lequel nous devons entrer ici dans quelques détails.

 

Dans l’origine, le nom de Slaves s’appliquait aux prisonniers que les peuples germaniques avaient faits dans leurs guerres contre les nations slaves, et qu’ils vendaient aux Sarrasins d’Espagne73; mais par laps de temps, quand on eut commencé à comprendre sous le nom de Slaves une foule de peuples qui appartenaient à d’autres races74, on donna ce nom à tous les étrangers qui servaient dans le harem ou dans l’armée, quelle que fût leur origine. D’après le témoignage formel d’un voyageur arabe du Xe siècle, les Slaves que le calife d’Espagne avait à son service, étaient des Galiciens, des Francs (des Français et des Allemands), des Lombards, des Calabrais et des personnes originaires de la côte septentrionale de la mer Noire75. Quelques-uns d’entre eux avaient été faits prisonniers par les pirates andalous; d’autres avaient été achetés dans les ports de l’Italie, car les juifs, spéculant sur la misère des peuples, se faisaient vendre des enfants de l’un et de l’autre sexe, et les conduisaient dans les ports de mer, où des navires grecs et vénitiens venaient les chercher, pour les transporter chez les Sarrasins. D’autres encore, à savoir les eunuques destinés au service du harem, arrivaient de France, où il y avait de grandes manufactures d’eunuques, dirigées par des juifs. Celle de Verdun était très-renommée76, et l’on en trouvait d’autres dans le Midi77.

Comme la plupart de ces captifs étaient encore en bas âge quand ils arrivaient en Espagne, ils adoptaient facilement la religion, la langue et les mœurs de leurs maîtres. Plusieurs d’entre eux recevaient une éducation soignée, de sorte que plus tard ils aimaient à se former des bibliothèques et à composer des vers. Ces Slaves lettrés étaient même en si grand nombre, qu’un d’entre eux, un certain Habîb, put consacrer tout un livre à leurs poésies et à leurs aventures78.

Les Slaves avaient toujours été nombreux à la cour ou dans l’armée des émirs de Cordoue; mais jamais ils ne l’avaient été autant que sous Abdérame III. Leur nombre s’élevait alors à 3750 selon les uns, à 6087 selon les autres; quelques-uns le portent même à 1375079. Peut-être ces chiffres se rapportent-ils à des époques différentes du règne d’Abdérame, car il est certain que ce prince augmentait sans cesse le nombre de ses Slaves. Esclaves eux-mêmes, ils avaient cependant d’autres esclaves à leur service, et possédaient des terres fort étendues. Abdérame les investit des fonctions militaires et civiles les plus importantes, et dans sa haine de l’aristocratie, il força les gens de haut parage, qui comptaient les héros du Désert parmi leurs ancêtres, à s’humilier devant ces parvenus qu’ils méprisaient souverainement.

Les nobles étaient donc fort mécontents du calife, lorsque celui-ci conçut le projet d’entreprendre contre le roi de Léon une expédition plus importante encore que celles qu’il avait faites auparavant. Il fit à cet effet des frais immenses, appela cent mille hommes sous les drapeaux, et comme il se tenait assuré de remporter une victoire éclatante et décisive, il donna d’avance à l’expédition qu’il allait entreprendre le nom de campagne de la puissance suprême. Malheureusement pour lui, il nomma un Slave, Nadjda, général en chef de l’armée. Ce choix mit le comble à l’irritation des officiers arabes. Ils jurèrent dans leur fureur que le calife expierait par une honteuse déroute son mépris de la vieille noblesse.

Dans l’année 939, l’armée se mit en campagne en prenant la route de Simancas. Ramire II et son alliée Tota, la reine régente de Navarre, vinrent à sa rencontre, et le 5 août le combat s’engagea. Les officiers arabes se laissèrent battre et se retirèrent; mais il arriva ce que probablement ils n’avaient pas prévu. Les Léonais se mirent à poursuivre les musulmans. Arrivés près de la ville d’Alhandega, au sud de Salamanque, sur les bords du Tormès, ces derniers se rallièrent et firent face à l’ennemi; mais ils furent complétement battus, et le calife lui-même échappa à peine aux épées des chrétiens. Après Alhandega, ce ne fut plus une retraite, ce fut une déroute. Plus d’ordre, de discipline; on quittait ses rangs, on criait sauve qui peut! Fantassins et cavaliers avançaient pêle-mêle; les soldats et les officiers jonchaient le chemin; des régiments entiers disparaissaient.

La complète et éclatante victoire remportée par Ramire eut partout un grand retentissement. On en parla au fond de l’Allemagne aussi bien que dans les pays les plus reculés de l’Orient, mais avec des sensations bien différentes. Ici l’on s’en réjouissait, ailleurs on s’en affligeait; les uns y voyaient un sûr garant du triomphe de leur foi, les autres, une cause de sérieuses alarmes.

Le calife lui-même était fort abattu. Son général Nadjda avait été tué80; le vice-roi de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim, qui avait été fait prisonnier dans la première bataille, celle de Simancas, gémissait dans un cachot de Léon81; son armée était anéantie; lui-même, enfin, n’avait échappé à la captivité ou à la mort que par miracle, et pendant sa fuite il n’avait eu autour de lui que quarante-neuf hommes. Tout cela avait fait une telle impression sur son esprit, que dans la suite il n’accompagna plus son armée quand elle se mettait en campagne82.

Heureusement pour le calife, une guerre civile qui éclata parmi les chrétiens, empêcha Ramire de profiter de l’avantage qu’il avait remporté.

La Castille aspirait à se séparer du royaume de Léon. Déjà sous le règne d’Ordoño II, le père de Ramire, elle s’était mise en rébellion ouverte. Le roi annonça alors qu’afin de terminer le différend à l’amiable, il tiendrait un plaid83 à Tejiare ou Teliare, sur les bords du Carrion, rivière qui séparait Léon de la Castille, et il invita les quatre comtes castillans à y assister. Ils vinrent, mais le roi les fit arrêter et décapiter. Les Léonais, tout en avouant que cette manière de se faire justice, était un peu irrégulière, admiraient la sagesse du roi84; mais les Castillans en jugeaient autrement. Privés de leurs chefs, ils étaient pour le moment réduits à l’impuissance; mais ils appelaient de tous leurs vœux l’heure où ils auraient à leur tête un homme qui fût en état de les venger des perfides Léonais.

Cette heure si impatiemment attendue allait sonner enfin. La Castille trouverait un vengeur dans son comte Ferdinand Gonzalez, qui est devenu l’un des héros favoris des poètes du moyen âge, et dont aujourd’hui encore les Castillans ne prononcent le nom qu’avec un profond respect.

Tant que les redoutables armées d’Abdérame III brûlaient ses cloîtres, ses forteresses et jusqu’à sa capitale, Ferdinand, l’excellent comte, comme on l’appelait85, n’avait pu songer à affranchir sa patrie; mais à présent que l’on n’avait plus rien à craindre du côté des Arabes, il crut le moment venu pour remplir la tâche qu’il considérait comme la sienne. Il déclara la guerre au roi86. Le calife en profita pour réorganiser son armée, et dès le mois de novembre de l’année 940, il fut en état de faire ravager les frontières de Léon par le gouverneur de Badajoz87, Ahmed ibn-Yila88.

 

Vers la même époque, la fortune semblait vouloir le dédommager en Afrique du désastre qui l’avait frappé en Espagne.

Jusque-là Abdérame avait sans doute obtenu de beaux succès en Afrique; mais la médaille avait eu son revers. De temps en temps ses vassaux s’étaient laissé battre; les tentatives qu’il avait faites pour mettre de l’ensemble dans leurs opérations, n’avaient pas toujours été couronnées du succès; quelquefois, enfin, il n’avait pas été à même de les empêcher de se combattre entre eux; mais il avait du moins réussi à occuper les Fatimides en Afrique, il les avait mis hors d’état de débarquer sur les côtes d’Espagne, et c’était, au bout du compte, tout ce qu’il voulait. Il semblait maintenant sur le point d’obtenir bien davantage.

Un ennemi plus redoutable que tous leurs autres adversaires pris ensemble, avait levé contre les Fatimides l’étendard de la révolte. C’était Abou-Yézîd, de la tribu berbère d’Iforen. Fils d’un marchand, il avait fréquenté dans sa jeunesse des docteurs de la secte des non-conformistes, qui en Afrique comptait encore un nombre immense d’adhérents. Plus tard, quand la mort de son père l’eut réduit à l’indigence, il avait gagné son pain en enseignant à lire aux enfants. De maître d’école, il devint missionnaire à l’instar du fondateur de l’empire des Fatimides, souleva les Berbers au nom de la vraie religion et de la liberté, et leur promit un gouvernement républicain aussitôt qu’ils auraient pris Cairawân, la capitale. Ses succès furent aussi miraculeux que ceux de ses ennemis l’avaient été quelques années auparavant. Les armées des Fatimides fondaient comme la neige au printemps devant cet homme petit, laid, vêtu de bure et monté sur un âne gris. Les Sonnites, profondément blessés par les blasphèmes et l’intolérance des Fatimides, accouraient en foule sous ses drapeaux; même leurs faquis et leurs ermites prenaient les armes pour faire triompher le chef des non-conformistes. Celui-ci semblait avoir pris à tâche de justifier l’espoir qu’ils mettaient dans sa tolérance. Lorsque, dans l’année 944, il fit son entrée dans la capitale, il appela les bénédictions du ciel sur les deux premiers califes, que les Fatimides avaient fait maudire, et invita les habitants de la ville à se conformer au rit de Mâlic, que les Fatimides avaient proscrit. Les Sonnites respiraient enfin. Ils pouvaient de nouveau faire des processions, avec des drapeaux et des tambours, jouissance dont ils avaient été privés pendant bien des années, et Abou-Yézîd, qui, dans ces occasions solennelles, les conduisait lui-même, leur donna encore une autre preuve de sa tolérance: il conclut une alliance avec le calife d’Espagne, et, lui ayant envoyé des ambassadeurs, il le reconnut, sinon pour le chef temporel, du moins pour le chef spirituel des vastes domaines qu’il venait de conquérir89.

Les Fatimides semblaient perdus. Tandis que leur calife Câyim, fils et successeur d’Obaidallâh, était étroitement bloqué dans Mahdia par le formidable Abou-Yézîd, le calife d’Espagne lui enlevait, au moyen de ses vassaux africains, presque tout le nord-ouest, et lui suscitait partout des ennemis. Il conclut une alliance avec le roi d’Italie, Hugues de Provence, qui avait à venger le désastre de Gênes, ville qu’un amiral fatimide avait pillée; il en conclut une autre avec l’empereur de Constantinople, qui brûlait du désir d’enlever la Sicile à Câyim90.

En un clin d’œil tout changea de face. Enivré de ses triomphes, Abou-Yézîd eut une bouffée d’orgueil; non content de la réalité du pouvoir et oubliant à quels moyens il le devait, il voulut aussi en posséder l’apparence et la vaine pompe: il échangea son manteau de bure contre une robe de soie, son âne gris contre un superbe cheval. Cette imprudence le perdit. Blessés dans leurs convictions égalitaires et républicaines, la plupart de ses partisans l’abandonnèrent, les uns pour retourner dans leurs demeures, les autres pour passer à l’ennemi. Averti par l’expérience, Abou-Yézîd renonça aux habitudes de luxe qu’il avait contractées, et reprit, avec le manteau de bure, sa vie simple et rude d’autrefois. Mais il était trop tard; le prestige qui l’entourait naguère, avait disparu. Peut-être eût-il pu compter encore sur les Sonnites, si, dans un moment de fanatisme farouche, il ne les eût pas désabusés sur sa feinte tolérance. La veille d’un combat, il avait ordonné à ses guerriers d’abandonner les soldats de Cairawân, leurs frères d’armes, à la fureur des soldats fatimides. Cet ordre perfide n’avait été que trop bien obéi. Dès lors les Sonnites l’avaient pris en horreur; tyran pour tyran et hérésiarque pour hérésiarque, ils préféraient le calife fatimide, d’autant plus qu’al-Mançour, qui venait de succéder à son père, valait un peu mieux que ses prédécesseurs. Forcé de lever le siége de Mahdia, Abou-Yézîd arriva à Cairawân, où il n’échappa qu’avec peine à un complot que les habitants avaient ourdi contre lui. Longtemps traqué par les soldats fatimides, il tomba enfin entre leurs mains criblé de blessures. Il fut mis dans une cage de fer, et quand il fut mort (947), sa peau fut empaillée, portée à travers les rues de Cairawân, et pendue aux remparts de Mahdia, où elle resta jusqu’à ce que les vents en eussent dispersé les lambeaux91.

La ruine des non-conformistes fut pour Abdérame III un échec presque aussi grave que l’avaient été les déroutes de Simancas et d’Alhandega. Dans l’Ouest, les Fatimides regagnèrent rapidement le terrain qu’ils avaient perdu, et forcèrent les vassaux d’Abdérame à aller chercher un asile à la cour de Cordoue.

Dans le Nord, au contraire, tout allait selon les souhaits d’Abdérame, ce qui revient à dire que le pays était sans cesse en proie à une violente discorde. La guerre, comme nous l’avons vu, avait éclaté entre Ramire II et Ferdinand Gonzalez. La fortune avait favorisé le premier. Ayant surpris son ennemi, il l’avait fait jeter dans un cachot de Léon92; puis il avait donné le comté de Castille, d’abord au Léonais Assur Fernandez, comte de Monzon93, ensuite à son propre fils Sancho94, et il s’était même approprié les biens allodiaux de Ferdinand. Il est vrai qu’il ne les garda pas tous pour lui-même. Voulant se rendre populaire, il en donna quelques-uns aux chevaliers et aux ecclésiastiques les plus influents de la province95. Cependant il n’atteignit pas son but. Tout en profitant de la libéralité du roi, les Castillans restèrent attachés de cœur et d’âme à leur ancien comte. Celui que le roi leur avait donné, n’était à leurs yeux qu’un intrus. Dans les actes de vente, de donation etc., où l’on notait, après la date, le nom du roi et celui du comte, ils nommaient quelquefois le comte que le roi leur avait imposé; mais ils le faisaient seulement quand ils ne pouvaient agir autrement, c’est-à-dire quand l’autorité avait l’œil sur eux; ordinairement ils nommaient Ferdinand Gonzalez96. Ils montrèrent encore d’une autre façon l’amour qu’ils lui avaient voué. Ayant fait une statue à son image, ils rendirent l’hommage à ce bloc de pierre97. Puis, quand ils commencèrent à s’impatienter de la longue captivité98 de Ferdinand, ils prirent une résolution hardie; mais ici il faut laisser parler une belle et ancienne romance99:

Tous ont juré d’une seule voix de ne point retourner en Castille sans le comte, leur seigneur.

Son image de pierre, ils l’ont placée sur un char, bien résolus à ne point retourner à moins qu’il ne retourne avec eux.

Ils ont juré en élevant la main, que quiconque quitterait les rangs serait tenu pour traître.

L’hommage rendu, ils placèrent la bannière du comte à côté de la statue, et tous, depuis les jeunes gens jusqu’aux vieillards, ont baisé la main à l’image.

Ils ont laissé déserts Burgos et les endroits d’alentour; il n’y reste que des femmes et de petits enfants.

Intimidé par l’approche des Castillans, le roi céda enfin. Il rendit la liberté à Ferdinand, mais il ne le fit qu’après lui avoir imposé des conditions bien humiliantes et bien dures: Ferdinand avait été forcé de jurer fidélité et obéissance; il avait dû renoncer à tous ses biens et s’engager à donner sa fille Urraque en mariage à Ordoño, le fils aîné du roi100. A ce prix il fut libre; mais il était naturel que dorénavant il ne voulût plus prêter l’appui de son bras à un roi qui lui avait fait signer un tel traité. Les Castillans, qui n’avaient pas réussi à faire réintégrer dans la possession du comté celui qu’ils continuaient à appeler leur seigneur, n’étaient pas mieux disposés. Ramire II avait donc perdu l’appui de son plus vaillant capitaine et la coopération de ses plus braves sujets. De là son impuissance. Il laissa les musulmans faire une razzia en 944, et deux autres en 947101; il ne les empêcha pas de rebâtir et de fortifier la ville de Medinaceli, qui devint dès lors le boulevard de l’empire arabe contre la Castille102. Le vainqueur de Simancas et d’Alhandega se tenait tout au plus sur la défensive. Ce ne fut que dans l’année 950 qu’il envahit de nouveau le territoire musulman, et alors il remporta une victoire près de Talavera103; mais ce fut son dernier triomphe: dans le mois de janvier de l’année suivante104 il avait déjà cessé de vivre.

Après sa mort, une guerre de succession éclata. Marié deux fois, Ramire avait eu de sa première femme, une Galicienne, un fils nommé Ordoño, et de sa seconde, Urraque, la sœur de Garcia de Navarre, un autre fils nommé Sancho105. En sa qualité d’aîné, Ordoño prétendait naturellement au trône; mais Sancho, qui comptait avec raison sur l’appui des Navarrais, y prétendait également, et il tâcha d’attirer dans son parti Ferdinand Gonzalez et les Castillans. Dans les circonstances données, le choix entre les deux compétiteurs n’était pas difficile pour Ferdinand. Ordoño, il est vrai, était son gendre; mais comment l’était-il devenu? Par une odieuse contrainte. Sa sympathie pour Ordoño ne pouvait donc pas être bien vive. Tout, au contraire, l’attirait vers Sancho, les liens du sang aussi bien que son intérêt. Sancho était son neveu106; il avait pour lui Tota de Navarre, la belle-mère de Ferdinand, et si ce dernier eût pu hésiter encore, les offres brillantes de Sancho auraient vaincu son indécision, car ce prince promettait de lui rendre ses biens confisqués et le comté de Castille. Ferdinand se déclara donc pour lui, appela ses hommes aux armes, et, accompagné de Sancho et d’une armée navarraise, il marcha contre la ville de Léon, afin d’arracher la couronne à Ordoño III107.

«L’Eternel, dit un chroniqueur arabe108, avait fait naître cette guerre civile afin de donner aux musulmans l’occasion de remporter des victoires.» En effet, pendant que les chrétiens s’entr’égorgeaient sous les murs de Léon, les généraux d’Abdérame triomphaient sur tous les points de la frontière. Chaque messager qui arrivait du Nord apportait à Cordoue la nouvelle d’une heureuse razzia ou d’une belle victoire. Le calife pouvait faire montrer au peuple une foule de cloches, de croix, de têtes coupées; une fois, dans l’année 955, ces dernières étaient au nombre de cinq mille, et l’on disait qu’une fois autant de Castillans – car c’étaient eux qui avaient été battus – avaient péri dans la bataille qui s’était livrée109. Il est vrai que Ferdinand Gonzalez remporta une victoire près de San Estevan de Gormaz110; il est vrai aussi qu’Ordoño III, quand il eut enfin repoussé son frère et qu’il eut forcé les Galiciens, qui s’étaient révoltés aussi, à le reconnaître, usa de représailles en pillant Lisbonne111; mais c’était une faible compensation pour le mal que les musulmans avaient fait aux chrétiens, et Ordoño, qui craignait de nouvelles révoltes, désirait vivement la paix. L’année 955, il envoya un ambassadeur à Cordoue pour la demander112. Abdérame, qui la désirait aussi parce qu’il avait l’intention de tourner ses armes d’un autre côté, prêta l’oreille aux ouvertures d’Ordoño, et dans l’année suivante, il envoya à Léon, en qualité d’ambassadeurs, Mohammed ibn-Hosain et le savant juif Hasdaï ibn-Chabrout, le directeur général des douanes. Les négociations ne furent pas longues. Ordoño ayant déclaré qu’il était prêt à faire des concessions (il promettait probablement de livrer ou du moins de raser certaines forteresses), on arrêta les bases d’un traité, après quoi les ambassadeurs retournèrent à Cordoue pour le faire ratifier par le calife. Quoique le traité fût honorable et avantageux, Abdérame crut qu’il ne l’était pas assez; mais comme il ne pouvait plus guère compter sur le lendemain (il était presque septuagénaire), il pensa que l’affaire regardait plutôt son fils que lui-même. Il le consulta donc et s’en remit à sa décision. Hacam, qui était pacifique, déclara qu’à son avis le traité devait être ratifié, et alors le calife le signa113. Peu de temps après, il en conclut un autre avec Ferdinand Gonzalez114, de sorte que les musulmans n’avaient plus en Espagne d’autres ennemis que les Navarrais.

Si Abdérame avait été cette fois plus traitable qu’à l’ordinaire, c’est qu’il voulait tourner ses armes contre les Fatimides. La puissance de ces princes croissait de jour en jour. Brûlant du désir de se venger des souverains d’Europe, qui s’étaient déjà réjouis de leur perte, tant ils la croyaient certaine, ils avaient fait d’abord éprouver le poids de leur vengeance à l’empereur de Constantinople en faisant ravager la Calabre115. Alors ç’avait été le tour d’Abdérame. En 955, lorsque, selon toute apparence, Moïzz, le quatrième calife fatimide, méditait déjà une descente en Espagne, il arriva qu’un très-grand navire, qu’Abdérame avait envoyé avec des marchandises à Alexandrie, rencontra en mer un vaisseau qui venait de Sicile et sur lequel se trouvait un courrier que le gouverneur de cette île avait expédié à son souverain Moïzz. Cette dernière circonstance ne semble pas avoir été inconnue au capitaine du vaisseau andalous. Il se peut même qu’Abdérame ait soupçonné que les dépêches dont le courrier était porteur, contenaient un plan d’attaque contre l’Espagne, et qu’il ait donné au capitaine l’ordre de les intercepter. Quoi qu’il en soit, le capitaine attaqua le vaisseau sicilien, le prit, le pilla et s’empara des dépêches.

Moïzz usa aussitôt de représailles. Sur son ordre, le gouverneur de la Sicile se porta avec une flotte vers Almérie, et prit ou brûla les navires qui se trouvaient dans ce port. Il s’empara aussi de celui qui avait fourni un spécieux prétexte pour cette expédition, et qui était justement de retour d’Alexandrie, d’où il avait rapporté des chanteuses pour le calife et de précieuses marchandises. Puis les troupes du gouverneur débarquèrent pour piller les environs d’Almérie, après quoi elles se remirent en mer116.

67Voyez les citations dans mes Recherches, t. I, p. 232, 233.
68En 915 ou dans l’année suivante. Arîb, t. II, p. 175.
69Ibn-Khaldoun, fol. 13 r.; Akhbâr madjmoua, fol. 114 r. et v.; Masoudî, dans mes Recherches, t. I, p. 182.
70Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, Appendice, nº XI, et man., fol. 15 r., l. 15 et 16.
71Vita Johannis Gorziensis, c. 136.
72Ibn-al-Abbâr, p. 124, l. 8 et 9.
73Maccarî, t. I, p. 92.
74Voyez Ibn-Haucal, man. de Leyde, p. 39. Les chroniqueurs de Cordoue donnent à Otton Ier le titre de roi des Slaves; voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 234, Maccarî, t. I, p. 235.
75Ibn-Haucal, p. 39.
76Liudprand, Antapodosis, L. VI, c. 6.
77Ibn-Haucal, p. 39; Maccarî, t. I, p. 92. Comparez Reinaud, Invasions des Sarrasins en France, p. 233 et suiv.
78Maccarî, t. II, p. 57.
79Maccarî, t. I, p. 372, 373.
80Dans la suite, du moins, il n’est plus question de lui.
81Le calife fit tout ce qu’il pouvait pour le faire relâcher, mais Mohammed ne recouvra la liberté qu’au bout de deux ans.
82Voyez mes Recherches, t. I, p. 171-186.
83Dans Sampiro (c. 19) il faut lire placitum au lieu de palatium, comme porte l’édition de Florez. La bonne leçon se trouve dans le man. de Leyde (fonds Vossius, nº 91). Lucas de Tuy (p. 92) emploie ici le mot juneta (aujourd’hui junta en espagnol), qui est à peu près l’équivalent de placitum. Cf. Esp. sagr., t. XIX, p. 383 med.
84Voyez Sampiro, c. 19.
85Egregius comes. Voyez Berganza, t. I, p. 215.
86Sampiro, c. 23.
87Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 140.
88Ibn-Adhârî, t. II, p. 226.
89Plusieurs chroniqueurs ont donné des renseignements tout à fait faux sur le premier séjour d’Abou-Yézîd à Cairawân. J’ai suivi Ibn-Sadoun (apud Ibn-Adhârî, t. I, p. 224-226), auteur presque contemporain et dont le récit circonstancié porte un cachet de vraisemblance que les autres n’ont pas.
90Cf. Kairaouânî, Histoire de l’Afrique, p. 104, trad. Pellissier et Rémusat.
91Voyez sur Abou-Yézîd, Ibn-Adhârî, Ibn-Khaldoun, Kairaouânî Aboulfeda etc.
92Sampiro, c. 23.
93Voyez la charte publiée par Berganza, t. II, Escr. 32, et Risco, Historia de Leon, t. I, p. 211.
94Voyez les chartes publiées par Berganza, t. II.
95Il donna, par exemple, le verger du comte au cloître de Cardègne. Voyez la charte du 23 août 944, chez Berganza, t. II, Escr. 34.
96Voyez les chartes publiées par Berganza.
97Cronica rimada, p. 2 (dans les Wiener Jahrbücher, Anzeige-Blatt du tome CXVI).
98Cf. Sampiro, c. 23.
99«Juramento llevan hecho.»
100Sampiro, c. 23.
101Ibn-Adhârî, t. II, p. 226, 227, 230.
102Ibn-Adhârî, t. II, p. 229, 230.
103Sampiro, c. 24.
104Voyez mes Recherches, t. I, p. 186-189.
105Manuscrit de Meyá.
106La mère de Sancho et l’épouse de Ferdinand étaient sœurs.
107Voyez Sampiro, c. 25.
108Ibn-Adhârî, t. II, p. 233.
109Ibn-Adhârî, t. II, p. 233, 234, 235, 236.
110Chronicon de Cardeña, p. 378.
111Sampiro, c. 25.
112Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.
113Ibn-Adhârî, t. II, p. 237 (au lieu de Chabrout, comme porte le manuscrit, il faut lire: Hasdaï ibn-Chabrout); Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.
114Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.
115Voyez Amari, Storia dei musulmani di Sicilia, t. II, p. 242-248.
116Voyez Amari, ibid., p. 249, 250, et les auteurs qu’il cite.