Za darmo

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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XIII

Quand Modhaffar fut de retour à Cordoue après la mort de son père, il y eut une émeute. Le peuple exigea à grands cris que le souverain se montrât et qu’il gouvernât par lui-même. En vain Hichâm II fit-il dire à la foule qu’il voulait continuer à mener une vie libre de soucis: elle persista dans ses demandes et Modhaffar fut obligé de la disperser à main armée378. Depuis lors, cependant, l’ordre ne fut plus troublé. Il est vrai qu’un petit-fils d’Abdérame III, nommé Hichâm, conspira contre Modhaffar; mais celui-ci, qui en fut averti à temps, le prévint en le faisant mettre à mort (décembre 1006)379. Il gouverna l’Etat comme l’avait fait son père. Il remporta plusieurs victoires sur les chrétiens, et pendant son règne la prospérité du pays croissait toujours. C’était un âge d’or, disait-on plus tard380.

Cependant un grand changement s’était accompli. L’ancienne société arabe, avec ses vertus et ses préjugés, avait disparu. Abdérame III et Almanzor avaient eu tous les deux pour but l’unité de la nation, et ce but, ils l’avaient atteint. La vieille noblesse arabe s’était épuisée dans la lutte qu’elle avait soutenue contre le pouvoir royal; vaincue et brisée, elle était maintenant appauvrie, ruinée, et les vieux noms s’éteignaient chaque jour. La noblesse de cour, qui était attachée aux Omaiyades par les liens de la clientèle, s’était mieux soutenue. Les Abou-Abda, les Chohaid, les Djahwar et les Fotais381 étaient encore des maisons riches et enviées. Mais les hommes les plus puissants d’alors, c’étaient les généraux berbers et slaves382 qui devaient leur fortune à Almanzor. Comme c’étaient des parvenus et des étrangers, ils inspiraient peu de respect. D’ailleurs on les considérait comme des barbares, et l’on se plaignait des vexations dont ils se rendaient coupables. D’un autre côté, les hommes de la classe moyenne s’étaient enrichis par le commerce et l’industrie. Déjà sous le règne, si troublé pourtant, du sultan Abdallâh, on avait vu des négociants et des industriels amasser rapidement de grandes fortunes sans autre capital que celui que des amis leur avaient prêté383, et à présent que le pays jouissait d’une tranquillité parfaite, de telles fortunes s’édifiaient si facilement et si fréquemment, que l’on ne s’en étonnait plus. Et cependant cette société, si florissante en apparence, portait en elle-même le germe de sa destruction. Si la lutte des races avait cessé, elle allait reparaître sous une autre forme, sous celle de la lutte des classes. L’ouvrier détestait son patron, le bourgeois portait envie au noble, et tout le monde s’accordait à maudire les généraux, les généraux berbers surtout. Au sein d’une inexpérience universelle, il y avait de vagues aspirations vers les nouveautés. La religion était exposée à de rudes attaques. Les mesures qu’Almanzor avait prises contre les philosophes n’avaient pas porté les fruits que le clergé s’en était promis. Les esprits forts se multipliaient au contraire, et le scepticisme, qui forme le fond du caractère arabe, revêtait de plus en plus des formes scientifiques. Les disciples d’Ibn-Masarra, les Masarrîa comme on les appelait, formaient une secte nombreuse384. D’autres sectes propageaient aussi des doctrines très-hardies. Une d’entre elles semble être sortie du sein du clergé lui-même. Ses membres avaient du moins étudié les traditions relatives au Prophète; mais leurs études, s’il faut en croire un théologien orthodoxe, avaient été superficielles et elles s’étaient portées de préférence sur des livres apocryphes et composés par des matérialistes qui avaient l’intention de saper les fondements de l’islamisme. De là l’étrange idée qu’ils se formaient de l’univers. La terre, disaient-ils, repose sur un poisson; ce poisson est soutenu par la corne d’un taureau; ce taureau se trouve sur un rocher qu’un ange porte sur son cou; au-dessous de cet ange se trouvent les ténèbres, et au-dessous des ténèbres il y a une eau qui n’a point de fin. Sous ces formules obscures et bizarres, qui peut-être n’étaient que des symboles, les théologiens démêlaient cependant une hérésie très-grave: la secte croyait que l’univers est illimité. Elle enseignait en outre qu’on peut bien imposer une religion par la fraude ou par la violence, mais qu’on ne peut pas la prouver par des arguments tirés de la raison. En même temps, toutefois, elle était hostile aux ouvrages philosophiques de la Grèce385, sur lesquels une autre secte s’appuyait au contraire. Cette dernière se composait de naturalistes. L’étude des mathématiques les avait conduits à celle de l’astronomie. Pour croire à la religion ils demandaient des preuves mathématiques, et n’en trouvant pas, ils la déclaraient absurde. Ils en méprisaient tous les commandements; la prière, le jeûne, les aumônes, le pèlerinage, tout cela n’était à leurs yeux qu’une folie. Les faquis ne manquaient pas de leur adresser le reproche que les théologiens de tous les temps se sont plu à adresser à ceux qui se sont écartés des doctrines reçues: ils les accusaient de n’avoir pour but dans leur vie que celui de s’enrichir, afin de pouvoir se livrer à des plaisirs de toute sorte, sans respect pour les lois de la morale386.

Cependant les sectes qui attaquaient ouvertement l’islamisme n’étaient pas les plus dangereuses; d’autres, qui voulaient vivre en paix avec lui et qui ne se recrutaient pas seulement parmi les musulmans, mais aussi parmi les chrétiens et les juifs, l’étaient bien davantage, car sous le nom de religion universelle387, elles prêchaient l’indifférentisme; et si les religions périssent, ce n’est jamais par des attaques directes, c’est toujours par l’indifférence, les théologiens musulmans ne l’ignoraient pas. Les hommes qui avaient adopté ces doctrines différaient en certains points, et les uns allaient plus loin que les autres; mais ils avaient tous un suprême dédain pour la dialectique. «Le monde, disaient-ils, est plein de religions, de sectes, d’écoles philosophiques, qui se haïssent et s’exècrent. Voyez les chrétiens! Le Melchite ne peut souffrir le Nestorien, le Nestorien déteste le Jacobite, et l’un damne l’autre. Parmi les musulmans, le Motazelite déclare que tous ceux qui ne pensent pas comme lui sont des incrédules; le non-conformiste considère comme de son devoir de tuer ceux qui appartiennent à une autre secte, et le Sonnite ne veut avoir rien de commun ni avec l’un ni avec l’autre. Parmi les juifs, c’est la même chose. Les philosophes se damnent un peu moins, mais ils n’en sont pas plus d’accord. Et quand on se demande lequel entre cette infinité de systèmes philosophiques et théologiques renferme la vérité, il faut dire que l’un vaut l’autre. Les arguments de chaque champion ont absolument la même force, la même faiblesse si l’on veut; seulement l’un s’entend mieux que l’autre à manier les armes de la dialectique. En voulez-vous la preuve? Rendez-vous alors à ces réunions où disputent des hommes d’opinions différentes. Qu’y verrez-vous? Que le vainqueur de la veille est le vaincu du lendemain, et que dans ces savantes assemblées les armes sont aussi journalières que sur les véritables champs de bataille. Le fait est que chacun y parle de choses dont il ne sait rien et dont il ne peut rien savoir.»

 

Quelques-uns de ces sceptiques acceptaient cependant un petit nombre d’arguments. Il y en avait qui croyaient à l’existence de Dieu, créateur de toutes choses, et à la mission de Mahomet; le reste, disaient-ils, peut être vrai ou ne pas l’être; nous ne voulons ni le nier ni l’affirmer; nous l’ignorons, voilà tout, mais notre conscience ne nous permet pas d’accepter des doctrines dont la vérité ne nous a pas été démontrée. Ceux-là, c’étaient les modérés. D’autres acceptaient seulement l’existence d’un créateur, et les plus avancés n’avaient aucune croyance. Ils disaient que l’existence de Dieu, la création du monde etc., n’avaient pas été prouvées, mais qu’il n’avait pas été prouvé non plus que Dieu n’existât pas ou que le monde eût existé de toute éternité. Quelques-uns enseignaient qu’il faut conserver, en apparence du moins, la religion dans laquelle on est né; d’autres soutenaient que la religion universelle était la seule chose nécessaire, et ils entendaient sous ce nom les principes de morale que prêche chaque religion et que la raison approuve388.

Les novateurs en matière de religion avaient un grand avantage sur les novateurs en matière de gouvernement: ils savaient ce qu’ils voulaient. En politique, au contraire, personne n’avait des idées bien arrêtées. On était mécontent de ce qui existait, et il semblait que, par le développement progressif de sa situation, la société était poussée vers une révolution. Cette révolution, Almanzor l’avait prévue. Un jour qu’il promenait ses regards sur son superbe palais à Zâhira et sur les magnifiques jardins qui l’entouraient, il fondit tout à coup en larmes en s’écriant: «Malheureuse Zâhira! Ah! je voudrais connaître celui qui te détruira sous peu!» Puis, quand l’ami qui l’accompagnait lui eut témoigné sa surprise à cause de cette exclamation: «Toi-même, lui dit-il, tu seras témoin de cette catastrophe. Je le vois déjà saccagé et ruiné, ce beau palais, je vois le feu de la guerre civile dévorer ma patrie389!» Mais si cette révolution se faisait, quel en serait le but et par quels moyens s’accomplirait-elle? C’est ce dont personne ne se rendait compte; mais il y avait du moins une seule chose sur laquelle tout le monde était d’accord: on voulait que le pouvoir fût arraché à la famille d’Almanzor. Ce vœu n’a rien qui doive nous surprendre. Les peuples monarchiques n’aiment pas que le pouvoir soit exercé par un autre que le monarque. Aussi tous les ministres qui se sont pour ainsi dire substitués au souverain ont été l’objet d’une haine violente et implacable, quels que fussent leurs mérites et leurs talents. Cette considération suffirait à la rigueur pour expliquer l’aversion qu’inspiraient les Amirides; mais il ne faut pas oublier non plus qu’ils avaient froissé des sentiments et des affections légitimes. S’ils s’étaient contentés jusque-là d’exercer le pouvoir au nom d’un prince omaiyade, ils avaient cependant laissé apercevoir qu’ils visaient plus haut, qu’ils convoitaient le trône. Cette ambition avait exaspéré contre eux, non-seulement les princes du sang, qui étaient en grand nombre, mais encore le clergé qui était fort attaché au principe de la légitimité, et la nation en général, qui était fort dévouée à la dynastie ou qui du moins croyait l’être. Joignez-y que la noblesse de cour désirait la chute des Amirides, parce qu’elle se promettait d’un changement une augmentation de pouvoir, et que le bas peuple de la capitale applaudissait d’avance à chaque révolution qui lui permettrait de piller les riches et d’assouvir la haine qu’il leur portait. Cette dernière circonstance aurait dû servir, ce semble, à rendre les classes aisées plus prudentes. Cordoue étant devenue une ville manufacturière et qui renfermait des milliers d’ouvriers, la moindre émeute pouvait prendre en un clin d’œil un caractère fort alarmant; une guerre terrible entre les riches et les pauvres pouvait en résulter. Mais l’inexpérience était telle, que l’imminence d’un tel péril ne semble avoir frappé personne. Les classes aisées ne voyaient encore dans les ouvriers que des auxiliaires, et elles pensaient que tout rentrerait dans l’ordre dès que les Amirides auraient été écartés.

La chute des Amirides était donc le vœu presque universel au moment où Modhaffar mourut à la fleur de l’âge (octobre 1008). Son frère Abdérame lui succéda. Les prêtres haïssaient ce jeune homme. A leurs yeux sa naissance était déjà une tache ineffaçable, car sa mère était la fille d’un Sancho, soit du comte de Castille, soit du roi de Navarre390; aussi ne l’appelait-on pas autrement que Sanchol391, le petit Sancho, et c’est sous ce sobriquet qu’il est connu dans l’histoire. Sa conduite était peu propre à faire oublier sa naissance. Aimant passionnément les plaisirs, il ne se faisait point scrupule de boire du vin en public, et l’on se racontait avec une profonde indignation qu’un jour qu’il entendait le muezzin crier du haut d’un minaret: «Accourez à la prière!» il avait dit: «S’il criait: Accourez à la coupe, il ferait bien mieux392.» On l’accusait d’ailleurs d’avoir empoisonné son frère Modhaffar, et l’on racontait à ce sujet qu’ayant coupé une pomme avec un couteau dont un côté était enduit de poison, il avait mangé une moitié après avoir donné l’autre à son frère393.

Ces inculpations étaient peut-être plus ou moins hasardées; mais ce qui est certain, c’est que Sanchol ne possédait pas les talents et l’habilité d’Almanzor ou de Modhaffar. Et néanmoins il osa faire ce que ni l’un ni l’autre n’avaient osé. Régnant de fait, ils avaient cependant laissé à un Omaiyade le titre de monarque; ils n’avaient pas été califes, malgré l’ardente envie qu’ils avaient de l’être. Sanchol conçut le projet téméraire de le devenir en se faisant déclarer héritier présomptif du trône. Il parla de ce dessein à quelques hommes influents, parmi lesquels le cadi Ibn-Dhacwân et le secrétaire d’Etat Ibn-Bord étaient les principaux, et quand il se fut assuré de leur concours, il adressa sa demande à Hichâm II. Malgré sa nullité, le calife semble avoir reculé un instant devant une démarche aussi grave, d’autant plus que, d’après l’opinion générale, Mahomet avait dit que le pouvoir n’appartenait qu’à la race maäddite. Il consulta quelques théologiens; mais ceux auxquels il s’adressa obéissaient à l’impulsion d’Ibn-Dhacwân. Aussi lui conseillèrent-ils de consentir à la demande de Sanchol, et pour vaincre ses scrupules, ils lui citèrent les paroles du Prophète qui avait dit: «Le jour dernier n’arrivera pas avant qu’un homme de la race de Cahtân tienne le sceptre394.» Le calife se laissa persuader, et un mois après la mort de son frère, Sanchol fut déclaré héritier du trône en vertu d’une ordonnance qui avait été rédigée par Ibn-Bord395.

Cette ordonnance porta le mécontentement des Cordouans à son comble. Tout le monde se mit à répéter ces vers qu’un poète venait de composer: «Ibn-Dhacwân et Ibn-Bord ont blessé la religion d’une manière inouïe. Ils se sont révoltés contre le Dieu de vérité, puisqu’ils ont déclaré le petit-fils de Sancho héritier du trône396.» On se racontait avec une grande satisfaction qu’en passant devant le palais de Zâhira un saint homme s’était écrié: «O palais, toi qui t’es enrichi des dépouilles de bien des maisons, Dieu veuille que bientôt chaque maison s’enrichisse des tiennes397!» En un mot, la haine et le mauvais vouloir éclataient partout. Cependant la révolte à main armée ne se montra pas encore; pour le moment le peuple se laissait encore intimider et contenir par la présence de l’armée. Mais elle allait partir. Trompé par la tranquillité apparente qui régnait dans la ville, Sanchol avait annoncé qu’il allait faire une campagne contre le royaume de Léon, et le vendredi 14 janvier de l’année 1009, il quitta la capitale à la tête de ses troupes. Il avait eu l’idée de se coiffer d’un turban, coiffure qui en Espagne n’était portée que par les hommes de loi et les théologiens, et il avait ordonné à ses soldats d’en faire de même. Les Cordouans virent dans ce caprice un nouvel outrage contre la religion et ses ministres.

Après avoir franchi la frontière, Sanchol tenta en vain de forcer Alphonse V à descendre des montagnes où il s’était retranché. Puis, la neige ayant rendu les chemins impraticables, il fut obligé à la retraite398; mais à peine arrivé à Tolède, il apprit qu’une révolution avait éclaté dans la capitale.

 

Un prince de la maison d’Omaiya, nommé Mohammed, s’était mis à la tête du mouvement. Fils de ce Hichâm que Modhaffar avait fait décapiter, et par conséquent arrière-petit-fils d’Abdérame III, il s’était tenu caché à Cordoue pour échapper au sort qui avait frappé son père, et à cette époque il avait fait connaissance avec plusieurs hommes du peuple. Grâce à l’or qu’il ne ménageait pas, grâce aussi à l’appui que lui prêtait un faqui fanatique, nommé Hasan ibn-Yahyâ, et au concours de plusieurs Omaiyades, il forma bientôt une bande de quatre cents hommes résolus et intrépides. La rumeur d’une conspiration parvint bien aux oreilles de l’Amiride Ibn-Ascalédja, auquel Sanchol avait confié le gouvernement de Cordoue pendant son absence, mais ce bruit était si vague qu’Ibn-Ascalédja, encore qu’il fît visiter plusieurs maisons suspectes, ne découvrit rien. Ayant donc fixé au mardi, 15 février, l’exécution de son projet, Mohammed choisit parmi ses hommes trente des plus déterminés, auxquels il ordonna de cacher des armes sous leurs habits et de se rendre vers le soir à la terrasse qui se trouvait près du palais califal. «Je viendrai vous rejoindre une heure avant le coucher de soleil, ajouta-t-il, mais gardez-vous de rien entreprendre avant que je vous en donne le signal.»

Ces trente hommes s’étant rendus à leur poste, où ils n’éveillèrent aucun soupçon, car la terrasse du palais, qui avait vue sur la chaussée et sur la rivière, était une promenade fort fréquentée, Mohammed fit prendre les armes à ses autres partisans en leur enjoignant de se tenir prêts. Puis il monta sur sa mule, et, arrivé sur la terrasse, il donna à ses trente hommes le signal de se précipiter sur le poste qui gardait l’entrée du palais. Attaqués à l’improviste, ces soldats furent aussitôt désarmés, et alors Mohammed courut vers l’appartement d’Ibn-Ascalédja, qui causait et buvait en ce moment avec deux jeunes filles de son harem. Avant qu’il eût eu le temps de se défendre, il avait déjà cessé de vivre.

Peu d’instants après, les autres conjurés, que leur chef avait fait avertir, se mirent à parcourir les rues en criant: Aux armes, aux armes! Le succès dépassa leurs espérances. Le peuple qui, pour se soulever, n’attendait qu’une occasion, un signal, les suivit en poussant des cris d’allégresse, et, attirés par le bruit, les campagnards des environs vinrent aussi se joindre à la foule. On se porta vers la prison dorée de Hichâm II, et l’on fit des brèches dans deux endroits du mur. Le malheureux monarque espérait encore qu’on viendrait le secourir. Les hauts dignitaires étaient à Zâhira, où ils pouvaient disposer de quelques régiments slaves et autres; mais en recevant la nouvelle qu’une émeute avait éclaté, ils avaient cru d’abord qu’Ibn-Ascalédja la dompterait facilement, et plus tard, quand ils apprirent que la chose était bien plus grave qu’ils ne l’avaient soupçonné, ils furent paralysés par la frayeur. Tout le monde semblait avoir perdu la tête, et l’on ne fit rien pour délivrer le monarque. Ce dernier, qui craignait à chaque instant de voir le palais envahi par la foule, prit enfin le parti d’envoyer un messager à Mohammed pour lui dire que, s’il voulait lui laisser la vie, il abdiquerait en sa faveur. «Quoi! répondit Mohammed à ce messager, le calife pense-t-il donc que j’aie pris les armes pour le tuer? Non, je les ai prises parce que j’ai vu avec douleur qu’il voulait ôter le pouvoir à notre famille. Il est libre de faire ce qui lui plaît; mais s’il veut me céder la couronne de son plein gré, je lui en serai fort reconnaissant, et dans ce cas il pourra exiger de moi tout ce qu’il voudra.» Puis il fit venir des théologiens et quelques notables, auxquels il ordonna de dresser un acte d’abdication, et cet acte ayant été signé par Hichâm, il passa le reste de la nuit dans le palais. Le lendemain matin il nomma un de ses parents premier ministre, confia à un autre Omaiyade le gouvernement de la capitale, et les chargea d’inscrire sur le registre de l’armée tous ceux qui le désireraient. L’enthousiasme fut si grand et si universel que tout le monde accourut pour se faire soldat; hommes du peuple, riches négociants, cultivateurs des environs, imâms des mosquées, pieux ermites, chacun s’empressait à devancer les autres, chacun voulait verser son sang pour défendre la dynastie légitime contre le libertin qui avait voulu usurper le trône.

Mohammed ordonna ensuite à son premier ministre d’aller s’emparer de Zâhira. Les dignitaires qui s’y trouvaient ne songeaient pas même à se défendre; ils se hâtèrent de se soumettre et de demander grâce au nouveau calife. Celui-ci leur accorda leur demande, mais seulement après leur avoir reproché durement leur connivence aux projets ambitieux de Sanchol.

C’est ainsi que s’écroula, en moins de vingt-quatre heures, le pouvoir des Amirides. Personne ne s’était attendu à un succès aussi prompt. L’allégresse était universelle à Cordoue; elle était vive surtout dans les rangs inférieurs de la société. Le peuple, qui va toujours vite dans sa joie comme dans sa colère, voyait s’ouvrir tout un avenir de bonheur; mais si les hommes de la classe moyenne avaient pressenti les vastes et douloureuses conséquences de cette révolution, ils se seraient bien gardés d’y prendre part, et ils auraient pensé, selon toute apparence, que le despotisme éclairé des Amirides, qui avait donné au pays une prospérité enviable et la gloire militaire, valait mieux que l’anarchie et le régime arbitraire de la soldatesque qui allaient peser sur eux.

Déjà en ce moment, les excès qui accompagnent à l’ordinaire une révolution faite par le peuple, ne firent pas défaut. Mohammed, qui pouvait commander des pillages, n’avait pas encore assez d’autorité pour les défendre. Prévoyant ce qui allait arriver, il avait donné l’ordre de transporter à Cordoue les trésors et les objets précieux qui se trouvaient à Zâhira; mais les pillards étaient déjà à l’œuvre. Ils enlevèrent du palais jusqu’aux portes et aux boiseries, et beaucoup d’hôtels qui appartenaient aux créatures d’Almanzor et de sa famille, furent pillés aussi. Durant quatre jours, Mohammed ne put ou n’osa rien faire contre ces brigands. Il réussit enfin à réprimer leur audace, et les richesses amassées à Zâhira étaient si considérables que, sans compter ce que le peuple en avait emporté, on y trouva un million et demi de pièces d’or et deux millions cent mille pièces d’argent. Quelque temps après, on découvrit encore des cachettes où gisaient deux cent mille pièces d’or. Quand le palais se trouva entièrement vide, on y mit le feu, et bientôt cette magnifique résidence ne fut plus qu’un monceau de ruines.

Sur ces entrefaites deux actes officiels avaient été communiqués, après le service du vendredi (18 février), au peuple rassemblé dans la mosquée. Le premier contenait l’énumération des forfaits de Sanchol et l’ordre de le maudire dans les prières publiques; en vertu du second, plusieurs impôts récemment établis furent abolis. Huit jours après, Mohammed annonça au peuple qu’il avait pris le surnom par lequel nous le désignerons dorénavant, celui de Mahdî399, et quand il fut descendu de la chaire, on lut un appel à la guerre contre Sanchol. Cette dernière proclamation eut un effet prodigieux. L’enthousiasme de la capitale s’était communiqué aux provinces, de sorte qu’en peu de temps Mahdî se vit à la tête d’une armée fort nombreuse; mais comme c’était le peuple qui avait fait la révolution et qu’il ne voulait pas se laisser commander par les anciens généraux qui avaient appartenu tous au parti de la cour, cette armée eut pour officiers supérieurs des hommes du peuple ou de la classe moyenne, des médecins, des tisserands, des bouchers, des selliers. Pour la première fois l’Espagne musulmane était démocratisée; le pouvoir avait échappé, non-seulement aux Amirides, mais aux nobles en général.

Cependant Sanchol, quand il eut reçu à Tolède la nouvelle de l’insurrection de la capitale, s’était porté sur Calatrava. Il avait l’intention de dompter la révolte par la force; mais pendant sa marche plusieurs de ses soldats l’abandonnèrent, et quand il voulut que ceux qui lui restaient lui prêtassent serment de fidélité, ils s’y refusèrent en disant qu’ayant déjà juré, ils ne voulaient pas le faire une seconde fois. Telle fut même la réponse des Berbers, que les Amirides avaient cependant gorgés d’or et sur lesquels Sanchol croyait pouvoir compter. Il ignorait que la reconnaissance et le dévoûment n’étaient pas au nombre de leurs vertus. Considérant la cause de leurs bienfaiteurs comme perdue, ils ne songeaient qu’à conserver leurs richesses par une prompte soumission au nouveau calife, et ils ne prenaient pas même la peine de cacher leur intention, car lorsque Sanchol eut appelé Mohammed ibn-Yilâ, un de leurs généraux, et qu’il lui eut demandé son opinion sur les dispositions des soldais à son égard, cet homme lui répondit:

– Je ne vous tromperai ni sur mes propres sentiments ni sur ceux de l’armée. Je vous dirai donc franchement que personne ne se battra pour vous.

– Comment, personne? lui demanda Sanchol, qui, bien que déjà désabusé sur la fidélité d’une partie de ses troupes, ne s’attendait pas toutefois à un tel aveu; et de quelle manière pourrai-je me convaincre que votre opinion est fondée?

– Faites prendre aux gens de votre maison la route de Tolède et annoncez que vous allez les suivre; vous verrez alors s’il y a des soldats qui vous accompagnent.

– Vous avez raison peut-être, dit tristement Sanchol, et il n’osa se risquer à faire l’épreuve que le Berber lui proposait.

Au milieu de la défection générale, un seul ami sincère et dévoué lui restait: c’était un de ses alliés léonais, le comte de Carrion, de la famille des Gomez400.

– Venez avec moi, lui dit ce gentilhomme; mon château vous offrira un asile, et s’il le faut, je verserai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous défendre.

– Je vous remercie de votre offre, mon excellent ami, lui répliqua Sanchol, mais je ne puis l’accepter. Il me faut aller à Cordoue, où mes amis m’attendent, où ils se lèveront comme un seul homme pour soutenir ma cause dès qu’ils me sauront dans leur voisinage. J’espère d’ailleurs, j’en suis même certain, qu’au moment où j’arriverai, beaucoup de ceux qui semblent tenir à présent pour Mohammed, quitteront cet homme pour venir se joindre à moi.

– Prince, reprit le comte, ne vous abandonnez pas à de folles et chimériques espérances. Croyez-moi, tout est perdu, et de même que votre armée se déclarera contre vous, de même vous ne trouverez à Cordoue personne qui vous vienne en aide.

– C’est ce que nous verrons, répliqua l’Amiride; mais j’ai résolu d’aller à Cordoue et j’irai.

– Je n’approuve pas votre dessein, lui dit alors le comte, et je me tiens persuadé que vous vous laissez tromper par une illusion qui vous deviendra fatale; mais quoi qu’il arrive, je ne vous quitterai pas.

Ayant donné l’ordre de continuer la marche vers la capitale, Sanchol arriva à un gîte qui s’appelait Manzil-Hânî. Il s’y arrêta; mais les Berbers, profitant de l’obscurité de la nuit, désertèrent en masse, et le lendemain matin il ne vit autour de lui que les serviteurs de sa maison et les soldats du comte. Ce dernier le supplia encore une fois d’accepter l’offre qu’il lui avait faite; mais ce fut inutile; le jeune homme courait follement à sa perte. «J’ai déjà envoyé le cadi à Cordoue, dit-il; il demandera ma grâce, et je suis certain qu’il l’obtiendra.»

Le soir du jeudi 4 mars, il arriva au couvent de Chauch. Des cavaliers que Mahdî avait envoyés à sa rencontre, vinrent l’y trouver le lendemain. «Que me voulez-vous? leur dit Sanchol; laissez-moi en repos, car je me suis soumis au nouveau gouvernement. – Dans ce cas, lui répondit le commandant de l’escadron, vous devez nous suivre à Cordoue.» Sanchol dut obéir à cet ordre, malgré qu’il en eût, et quand on se fut remis en chemin, on rencontra dans l’après-midi le premier ministre de Mahdî, qui était accompagné d’un détachement plus considérable. On fit halte, et tandis qu’on envoyait à Cordoue le harem de Sanchol qui se composait de soixante-dix femmes, on l’amena devant le ministre. Sanchol baisa plusieurs fois la terre devant cet Omaiyade; mais on lui cria: «Baise aussi le sabot de son cheval!» Il le fit, tandis que le comte de Carrion regardait en silence la profonde humiliation de celui devant lequel un grand empire avait tremblé naguère. Puis, quand on l’eut placé sur un cheval autre que le sien: «Qu’on lui arrache son bonnet!» cria le ministre, et cet ordre ayant été exécuté, on se remit en route.

Au coucher du soleil, quand on fut arrivé à l’étape, les soldats reçurent l’ordre de lier les mains et les pieds à Sanchol. Pendant qu’ils s’acquittaient avec rudesse de cette tâche: «Vous me blessez, leur dit-il; accordez-moi un instant de répit et laissez ma main libre.» Ayant obtenu sa demande, il tira en un clin d’œil un poignard de sa bottine; mais les soldats le lui arrachèrent avant qu’il eût eu le temps de se frapper. «Je t’épargnerai cette peine,» cria le ministre, et, le jetant par terre, il le massacra, après quoi il lui coupa la tête. Le comte fut aussi mis à mort.

Le lendemain, quand les cavaliers furent entrés dans Cordoue, ils présentèrent au calife les restes de Sanchol. Ayant fait embaumer le cadavre, Mahdî le fit fouler aux pieds par son cheval; puis il le fit clouer à une croix, revêtu d’une tunique et d’un pantalon, près d’une porte du palais et à côté de la tête qui était au bout d’une pique. Auprès de ces restes hideux se tenait un homme qui criait sans interruption: «Voici Sanchol le Bienheureux401! Que Dieu le maudisse et qu’il me maudisse moi-même!» C’était le commandant de la garde de Sanchol, qui n’avait obtenu sa grâce qu’à la condition qu’il expierait de cette manière la fidélité qu’il avait montrée à son maître402.

378Nowairî, p. 472.
379Ibn-al-Abbâr, p. 159. Ibn-Haiyân (apud Ibn-Bassâm, t. I, fol. 30 r. -31 v.) donne un récit détaillé de cette conspiration.
380Ibn-al-Abbâr, p. 149. – Faute de documents, j’ai dû passer rapidement sur le règne de Modhaffar.
381Ces quatre familles étaient les principales parmi la noblesse de cour. Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 290.
382Sous le nom de Slaves on comprenait aussi les chrétiens du Nord de l’Espagne qui servaient dans l’armée musulmane. Voyez Ibn-al-Khatîb, article sur Hobâsa, man. G., fol. 124 r.
383Khochanî, p. 327.
384Ibn-Hazm, Traité sur les religions, t. II, fol. 80 v., 146 r. et v.
385Ibn-Hazm, t. I. fol. 128 r. et v.
386Ibn-Hazm, t. I, fol. 127 r. -128 r.
387Al-milla al-collîya en arabe.
388Ibn-Hazm, t. II, fol. 228 r. -230 v.
389Maccarî, t. I, p. 387.
390Voyez à ce sujet mes Recherches, t. I, p. 205 et suiv.
391Aujourd’hui on dirait Sanchuelo, mais à l’époque dont il s’agit on disait Sanchol. Voyez mes Recherches, t. I, p. 206.
392Nowairî, p. 473, 479.
393Ibn-al-Athîr, sous l’année 366; Raihân; An. Tol. II (p. 403).
394Ibn-al-Abbâr, p. 150.
395Le texte de ce document se trouve chez Ibn-Bassâm (t. I, fol. 24 v.), Nowairî, Ibn-Khaldoun et Maccarî (t. I, p. 277, 278).
396Voyez mes Recherches, t. I, p. 207.
397Maccarî, t. I, p. 388.
398Ibn-al-Athîr, sous l’année 366. On donna à cette campagne le nom de campagne de la boue (Nowairî, p. 474).
399Al-Mahdî billâh, guidé par Dieu.
400V. sur ces comtes, Sandoval, Cinco Reyes, fol. 62 v. et suiv.
401C’était le surnom que Sanchol avait pris.
402Nowairî, p. 474-9; Maccarî, t. I, p. 278, 379.