Za darmo

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XII

La carrière d’Almanzor touchait à sa fin. Dans le printemps de l’année 1002, il fit sa dernière expédition. Lui-même avait toujours désiré de mourir en campagne, et il était si bien convaincu que son vœu serait exaucé, qu’il portait constamment ses linceuls avec lui. Ils avaient été cousus par ses filles, et pour en acheter la toile, il n’avait employé que l’argent qui provenait des terres qui environnaient son vieux manoir de Torrox, car il les voulait purs de toute souillure, et à son propre avis l’argent que lui rapportaient ses nombreux emplois ne l’était pas. A mesure qu’il vieillissait, il était devenu plus dévot, et comme le Coran dit que Dieu préservera du feu celui dont les pieds se sont couverts de poussière dans le chemin de Dieu (dans la guerre sainte), il avait pris l’habitude de faire secouer avec beaucoup de soin, chaque fois qu’il arrivait à l’étape, la poussière qui se trouvait sur ses habits, et de la garder dans une cassette faite exprès; il voulait que, quand il aurait rendu le dernier soupir, on le couvrît dans son tombeau de cette poussière, persuadé comme il l’était que les fatigues qu’il avait supportées dans la guerre sainte seraient devant le tribunal suprême sa meilleure justification356.

Sa dernière expédition, qui était dirigée contre la Castille, fut heureuse comme toutes les précédentes l’avaient été. Il pénétra jusqu’à Canalès357 et détruisit le cloître de saint Emilien, le patron de la Castille, de même qu’il avait détruit cinq années auparavant l’église du patron de la Galice.

Au retour il sentait sa maladie empirer. Se méfiant des médecins, qui n’étaient pas d’accord entre eux sur la nature de cette maladie et sur le traitement à suivre, il refusait obstinément les secours de l’art, et d’ailleurs il était convaincu qu’il ne pouvait guérir. N’étant plus en état de se tenir à cheval, il se faisait porter en litière. Il souffrait horriblement. «Vingt mille soldats, disait-il, sont inscrits sur mon rôle, mais il n’y a personne parmi eux qui soit aussi misérable que moi.»

Porté ainsi à dos d’homme pendant quatorze jours, il arriva enfin à Medinaceli. Une seule pensée remplissait son esprit. Son autorité ayant toujours été contestée et chancelante, en dépit de ses nombreuses victoires et de sa grande renommée, il craignait qu’une révolte n’éclatât après sa mort et n’enlevât le pouvoir à sa famille. Tourmenté sans cesse par cette idée, qui empoisonnait ses derniers jours, il fit venir son fils aîné, Abdalmélic, auprès de son lit, et, lui donnant ses dernières instructions, il lui recommanda de confier le commandement de l’armée à son frère Abdérame et de se rendre sans retard à la capitale, où il devrait s’emparer du pouvoir et se tenir prêt à réprimer immédiatement toute tentative d’insurrection. Abdalmélic lui promit de suivre ces conseils; mais l’inquiétude d’Almanzor était telle qu’il rappelait son fils chaque fois que celui-ci, croyant que son père avait fini de parler, voulait se retirer; le moribond craignait toujours d’avoir oublié quelque chose, et toujours il trouvait un nouveau conseil à ajouter à ceux qu’il avait déjà donnés. Le jeune homme pleurait; son père lui reprochait sa douleur comme un signe de faiblesse. Quand Abdalmélic fut parti, Almanzor se sentit un peu mieux et fit venir ses officiers. Ceux-ci le reconnaissaient à peine; il était devenu si maigre et si pâle qu’il ressemblait à un spectre, et il avait presque entièrement perdu la parole. Moitié par gestes, moitié par des mots entrecoupés, il leur dit adieu, et peu de temps après, dans la nuit du lundi 10 août, il rendit le dernier soupir358. Il fut enseveli à Medinaceli, et l’on grava sur son tombeau ces deux vers:

Les traces qu’il a laissées sur la terre t’apprendront son histoire, comme si tu le voyais de tes yeux.

Par Allâh! le temps n’en amènera jamais un semblable, ni personne qui, comme lui, défende nos frontières359.

L’épitaphe qu’un moine chrétien lui posa dans sa chronique, n’est pas moins caractéristique. «Dans l’année 1002, dit-il, mourut Almanzor; il fut enseveli dans l’enfer360.» Ces simples paroles, arrachées par la haine à un ennemi terrassé, en disent plus que les éloges les plus pompeux.

Jamais, en effet, les chrétiens du nord de la Péninsule n’avaient eu un tel adversaire à combattre. Almanzor avait fait contre eux plus de cinquante campagnes (ordinairement il en faisait deux par an, l’une dans le printemps, l’autre dans l’automne), et toujours il s’en était tiré à sa gloire. Sans compter une foule de villes, parmi lesquelles il y avait trois capitales, Léon, Pampelune361 et Barcelone, il avait détruit le sanctuaire du patron de la Galice et celui du patron de la Castille. «En ce temps-là, dit un chroniqueur chrétien362, le culte divin fut anéanti en Espagne; la gloire des serviteurs du Christ fut entièrement rabaissée; les trésors de l’Eglise, accumulés pendant des siècles, furent tous pillés.» Aussi les chrétiens tremblaient-ils à son nom. L’effroi qu’il leur inspirait le tirait parfois des périls dans lesquels son audace l’avait précipité; même quand ils l’avaient pour ainsi dire en leur pouvoir, ils n’osaient pas profiter de leur avantage. Une fois, par exemple, il s’était engagé en pays ennemi après avoir traversé un défilé resserré entre deux hautes montagnes. Tant que ses troupes pillaient et ravageaient à droite et à gauche, les chrétiens n’osèrent rien faire contre elles; mais en retournant sur ses pas, Almanzor trouva que les ennemis avaient pris possession du défilé. Comme il n’y avait pas moyen de le forcer, la situation des musulmans était périlleuse; mais leur général prit aussitôt une résolution hardie. Ayant cherché et trouvé un endroit, qui fût à sa convenance, il y fit élever des baraques et des huttes, après quoi il ordonna de couper la tête à plusieurs captifs et d’amonceler leurs cadavres en guise de remparts. Puis, comme sa cavalerie parcourait le pays sans trouver des vivres, il fit rassembler des instruments de labourage et enjoignit à ses soldats de cultiver la terre. Les ennemis s’inquiétèrent fort de ces préparatifs qui semblaient indiquer que les musulmans ne quitteraient plus leur pays. Ils leur offrirent donc la paix à condition qu’ils leur abandonneraient leur butin. Almanzor repoussa cette proposition. «Mes soldats, répondit-il, veulent rester où ils sont; ils pensent qu’ils auraient à peine le temps de retourner dans leurs foyers, la campagne prochaine devant s’ouvrir sous peu.» Après plusieurs négociations, les chrétiens consentirent enfin à ce qu’Almanzor emmenât son butin, et ils s’engagèrent en outre (tant la peur qu’il leur inspirait était grande) à lui prêter leurs bêtes de somme pour le transporter, à lui fournir des vivres jusqu’à ce qu’il fût parvenu aux frontières musulmanes, et à enlever eux-mêmes les cadavres qui obstruaient sa route363.

Dans une autre campagne, un porte-étendard avait, au moment de la retraite, oublié son drapeau qu’il avait fiché en terre sur le sommet d’une montagne qui se trouvait dans le voisinage d’une ville chrétienne. Le drapeau y resta plusieurs jours, sans que les chrétiens osassent venir s’assurer si les musulmans étaient partis ou non364.

 

On raconte aussi qu’un messager d’Almanzor, qui était venu à la cour de Garcia de Navarre, où il fut comblé d’honneurs, trouva dans une église une vieille femme musulmane, qui lui raconta qu’ayant été faite prisonnière dans sa jeunesse, elle avait été depuis lors esclave dans cette église, et qui le supplia d’attirer sur elle l’attention d’Almanzor. Le lui ayant promis, il retourna auprès du ministre et lui rendit compte de sa mission. Quand il eut fini de parler, Almanzor lui demanda s’il n’avait pas vu en Navarre quelque chose qui l’eût blessé. L’autre lui ayant parlé alors de l’esclave musulmane: «Vive Dieu! s’écria Almanzor, c’est par là que tu aurais dû commencer;» et se mettant aussitôt en campagne, il se porta vers la frontière de la Navarre. Extrêmement effrayé, Garcia lui écrivit aussitôt pour lui demander quelle faute il avait commise, attendu qu’il n’avait pas conscience d’avoir fait rien qui pût provoquer sa colère. «Quoi! dit alors le ministre aux messagers qui lui apportaient cette lettre, ne m’avait-il pas juré qu’il ne restait dans son pays aucun prisonnier musulman de l’un ou de l’autre sexe? Eh bien! il a menti; j’ai acquis la certitude qu’il y a encore une musulmane dans telle et telle église, et je ne quitterai pas la Navarre avant qu’elle n’ait été remise entre mes mains.» Ayant reçu cette réponse, Garcia s’empressa d’envoyer au ministre la femme qu’il réclamait ainsi que deux autres qu’il avait découvertes à force de recherches. En même temps il lui fit jurer qu’il n’avait jamais vu ces femmes, ni même entendu parler d’elles, et il ajouta qu’il avait déjà donné l’ordre de détruire l’église dont Almanzor avait parlé365.

Autant Almanzor était l’effroi de l’ennemi, autant il était l’idole de ses soldats. C’est que pour eux il était un père qui s’occupait avec une constante sollicitude de tous leurs besoins. Cependant il était d’une sévérité excessive en tout ce qui concernait la discipline militaire. Un jour qu’il inspectait des troupes, il vit briller à contre-temps une épée à l’extrémité de la ligne. Aussitôt il fit amener le coupable devant lui. «Quoi! lui dit-il le regard enflammé de colère, tu oses tirer l’épée sans qu’on te l’ait commandé? – Je voulais la montrer à mon camarade, balbutia le soldat; je n’avais pas l’intention de la tirer du fourreau, elle en est sortie par hasard… – Vaine excuse! dit Almanzor; puis, s’adressant à son entourage: Que l’on coupe la tête à cet homme avec sa propre épée, poursuivit-il, et qu’on la promène à travers les rangs, afin que chacun apprenne à respecter la discipline!» De tels exemples répandaient parmi les soldats une terreur salutaire. Aussi gardaient-ils un silence solennel quand ils étaient passés en revue. Même les chevaux, dit un auteur arabe, semblaient comprendre leur devoir; il était rare qu’on les entendît hennir366.

Grâce à cette armée qu’il avait créée et rompue à l’obéissance, Almanzor avait donné à l’Espagne musulmane une puissance qu’elle n’avait jamais eue, pas même du temps d’Abdérame III. Mais ce n’était pas là son seul mérite; sa patrie lui avait bien d’autres obligations, et la civilisation lui en a aussi. Il aimait et encourageait la culture de l’esprit, et quoique forcé par des considérations politiques à ne point tolérer les philosophes, il se plaisait cependant à les protéger aussitôt qu’il pouvait le faire sans blesser la susceptibilité du clergé. Il arriva, par exemple, qu’un certain Ibn-as-Sonbosî fut arrêté et mis en prison comme suspect d’incrédulité. Plusieurs personnes ayant rendu témoignage contre lui, les faquis déclarèrent qu’il méritait le dernier supplice. Cette sentence était déjà sur le point d’être exécutée, lorsqu’un faqui fort considéré, Ibn-al-Macwâ, qui avait refusé longtemps de faire partie de l’assemblée, arriva en toute hâte. A force de sophismes fort étranges, mais qui faisaient honneur, sinon à sa logique, du moins à son bon cœur, il sut faire révoquer l’arrêt qui condamnait l’accusé, malgré la véhémente opposition du cadi qui présidait le tribunal. Dès lors la colère du ministre se tourna contre ce dernier. Heureux d’être enfin en état de mettre un frein au farouche fanatisme des bigots: «Nous devons soutenir la religion, dit-il, et tous les vrais croyants ont droit à notre protection. Ibn-as-Sonbosî est de ce nombre, le tribunal l’a déclaré. Cependant le cadi a fait des efforts inouïs pour le faire condamner; c’est donc un homme qui aime à répandre le sang, et il ne nous est pas permis de laisser vivre un tel homme.» Ce n’était qu’une menace; le cadi en fut quitte pour quelques jours de prison; mais il est présumable que dans la suite il aura été un peu moins rigoureux pour les pauvres penseurs qui osaient s’affranchir des dogmes reçus367.

Les hommes de lettres trouvaient auprès d’Almanzor l’accueil le plus honorable; il avait à sa cour une foule de poètes qu’il pensionnait et qui parfois l’accompagnaient dans ses campagnes. Parmi eux Çâid, de Bagdad, était, non pas le plus illustre, mais le plus remarquable et le plus amusant. On ne peut nier – quoique les Andalous, toujours extrêmement jaloux des étrangers, se plussent à le faire – on ne peut nier qu’il ne fût un poète de talent, un bon romancier, un habile improvisateur; mais c’était en même temps un homme qui avait très-peu de respect pour la vérité, l’imposteur le plus hardi que l’on puisse s’imaginer. Une fois lancé, rien ne l’arrêtait; il débitait alors tant de choses que c’était une merveille. Quand on lui demandait d’expliquer un mot qui n’avait jamais existé, il avait toujours une interprétation à donner et un vers d’un ancien poète à citer. A l’en croire, il n’y avait livre qu’il n’eût lu. Voulant le démasquer, les littérateurs lui montrèrent un jour, en présence d’Almanzor, un livre en feuilles blanches sur la première desquelles ils avaient écrit: Livre sur les pensées ingénieuses, par Abou-’l-Ghauth Çanânî. Il n’y avait jamais eu ni un tel ouvrage, ni un auteur de ce nom; néanmoins, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le titre: «Ah! j’ai lu ce livre,» s’écria-t-il, et, le baisant avec respect, il nomma la ville où il l’avait lu et le professeur qui le lui avait expliqué. «Dans ce cas, lui dit alors le ministre, qui s’empressa de lui prendre le livre des mains de peur qu’il ne l’ouvrît, tu dois savoir ce qu’il contient. – Mais certainement que je le sais. Il est vrai qu’il y a déjà longtemps que j’ai lu cet ouvrage et que je n’en sais plus rien par cœur, mais je me rappelle fort bien qu’il contient seulement des observations philologiques, et qu’il n’y a aucun vers ni aucune histoire.» Et tout le monde de rire aux éclats. Une autre fois Almanzor avait reçu d’un gouverneur, qui s’appelait Mabramân ibn-Yézîd, une lettre où il était question de calb et de tazbîl, c’est-à-dire de culture et d’engrais. S’adressant à Çâid: «As-tu vu, dit-il, un livre écrit par Mabramân ibn-Yézîd et qui porte le titre d’al-cawâlib wa-’z-zawâ-lib? – Ah, par Dieu! oui, lui répondit Çâid, j’ai vu ce livre à Bagdad dans une copie qui avait été faite par le célèbre Ibn-Doraid, et sur les marges de laquelle il y avait des traits comme des pattes de fourmi. – Imposteur que tu es! Le nom que j’ai prononcé n’est pas celui d’un écrivain, mais celui d’un de mes gouverneurs, qui, dans une lettre qu’il m’a envoyée, me parle de culture et d’engrais. – Fort bien, mais n’allez pas croire pour cela que j’aie inventé quelque chose, moi qui n’invente jamais rien. Le livre et l’auteur que vous avez nommés existent, je vous en donne ma parole d’honneur, et si votre gouverneur porte le même nom que cet écrivain, c’est une remarquable coïncidence, voilà tout.» Une autre fois encore Almanzor lui montra le Recueil que le célèbre Câlî avait composé. «Si vous le désirez, lui répondit aussitôt Çâid, je dicterai à vos secrétaires un livre bien plus beau que celui-là et dans lequel je ne raconterai que des histoires qui ne se trouvent pas dans le livre de Câlî. – Fais comme tu le dis,» lui répondit Almanzor, qui ne demandait pas mieux que de se voir dédier un livre plus remarquable encore que celui que Câlî avait dédié au feu calife, car, s’il avait fait venir Çâid en Espagne, il l’avait fait précisément parce qu’il espérait qu’il éclipserait la gloire de Câlî, qui avait illustré les règnes d’Abdérame III et de Hacam II. Çâid se mit sur-le-champ à l’œuvre, et dans la mosquée de Zâhira il dicta ses Châtons de bague. Quand le livre fut achevé, les littérateurs de l’époque l’examinèrent. A leur grande surprise, mais aussi à leur secrète satisfaction, ils trouvèrent que d’un bout à l’autre ce n’étaient que des bourdes. Explications philologiques, anecdotes, vers, proverbes, tout était de l’invention de l’auteur. Ils le déclarèrent du moins, et Almanzor les crut. Cette fois il fut réellement fâché contre Çâid, et il fit jeter son livre dans la rivière. Cependant il ne lui retira pas sa faveur. Depuis que Çâid lui avait prédit que Garcia, le comte de Castille, serait fait prisonnier (prédiction qui, comme nous l’avons vu, s’était accomplie), il avait conçu pour lui une grande affection, ou plutôt un respect superstitieux. Et puis, le poète lui témoignait sa reconnaissance de mille manières, et c’est à quoi Almanzor était fort sensible. Une fois, par exemple, il eut l’idée de rassembler toutes les bourses qu’Almanzor lui avait envoyées remplies d’argent, et d’en faire faire une robe pour son esclave noir Câfour; puis il se rendit au palais, et, ayant réussi à mettre le ministre de bonne humeur: «Seigneur, lui dit-il, j’ai une prière à vous faire. – Que désires-tu donc? – Que mon esclave Câfour vienne ici. – Etrange demande! – Accordez la-moi. – Eh bien! qu’il vienne si cela te plaît.» Câfour, un homme grand comme un palmier, entra alors, couvert de sa robe de diverses couleurs, qui ressemblait à l’habit rapiécé d’un mendiant. «Le pauvre homme! s’écria le ministre; comme il est mal accoutré! Pourquoi lui mets-tu des guenilles? – Ah! voilà justement le fin de la chose! Sachez, seigneur, que vous m’avez déjà donné tant d’argent que les bourses qui le contenaient ont suffi pour vêtir un homme de la taille de Câfour.» Un sourire de satisfaction monta aussitôt sur les lèvres d’Almanzor. «Tiens, dit-il, tu as un tact admirable pour me montrer ta gratitude; je suis content de toi;» et à l’instant même il lui fit remettre de nouveaux présents parmi lesquels se trouvait un beau costume pour Câfour368. Enfin, il faut bien le dire, si des hommes tels que Çâid jouissaient de la faveur du ministre, c’est qu’en fait de littérature celui-ci n’avait pas la finesse de tact que possédaient la plupart des Omaiyades. Il croyait de son devoir de pensionner des poètes, mais il les considérait un peu comme les objets d’un luxe auquel il était obligé par sa haute position, et il n’avait pas assez de délicatesse dans l’esprit pour distinguer les vrais diamants d’avec les faux.

En revanche, si la portée de son esprit n’était pas tout à fait littéraire, elle était éminemment pratique. Les intérêts matériels du pays trouvaient en lui un protecteur très-éclairé. L’amélioration des moyens de communication le préoccupait sans cesse. Il fit frayer une foule de routes. A Ecija il fit jeter un pont sur le Xenil, à Cordoue il en fit bâtir un autre sur le Guadalquivir, qui coûta cent quarante mille pièces d’or369.

 

En toutes choses, qu’elles fussent grandes ou petites, il avait le coup d’œil du génie. Quand il voulait entreprendre une affaire importante, il consultait ordinairement les dignitaires, mais il suivait rarement leurs conseils. Ces hommes ne sortaient jamais de l’ornière de l’habitude; esclaves de la routine, ils savaient ce qu’Abdérame III ou Hacam II avait fait dans une circonstance pareille, et ils ne comprenaient pas qu’on pût faire autrement. Puis, quand ils voyaient Almanzor suivre sa propre idée, ils s’écriaient que tout était perdu, jusqu’à ce que l’événement donnât à leurs prévisions le plus éclatant démenti370.

Quant à son caractère, il est vrai que, pour arriver au pouvoir et pour s’y maintenir, il avait commis des actes que la moralité condamne, et même des crimes que nous n’avons nullement essayé de pallier; mais la justice nous ordonne d’ajouter ici que, pourvu que son ambition ne fût pas en jeu, il était loyal, généreux et juste. La fermeté, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, formait le fond de sa nature. Une fois qu’il avait pris un parti, rien ne pouvait l’en faire changer. Quand il le voulait, il supportait la douleur physique avec la même impassibilité que la douleur morale. Un jour qu’il avait mal au pied, il se le fit cautériser pendant une séance du conseil. Il parlait comme si de rien n’était, et les membres du conseil ne se seraient pas aperçus de l’opération, si l’odeur de la chair qui brûlait ne les en eût avertis371. Tout chez lui révélait une volonté et une persévérance extraordinaires; il persistait dans ses amitiés comme dans ses haines; jamais il n’oubliait un service, et jamais aussi il ne pardonnait une offense. C’est ce qu’éprouvèrent ses condisciples auxquels, tout jeune encore, il avait donné la liberté de choisir les postes qu’ils voudraient occuper au cas où il deviendrait premier ministre372. Les trois étudiants qui à cette occasion avaient feint de prendre sa proposition au sérieux et qui avaient nommé les emplois qu’ils ambitionnaient, les obtinrent en effet sous son ministère, tandis que le quatrième, qui avait parlé d’une manière inconvenante, expia son imprudence par la perte de ses biens373. Parfois, cependant, quand il avait tort et qu’il le sentait, il réussissait à vaincre l’opiniâtreté de son caractère. Un jour qu’il était question d’une amnistie à accorder, il parcourait la liste des prisonniers, lorsque son regard tomba sur le nom d’un de ses serviteurs contre lequel il avait conçu une haine violente et qui était depuis longtemps en prison, sans qu’il eût mérité d’être traité de la sorte. «Celui-là, écrivit-il sur la marge, restera où il est jusqu’à ce que l’enfer vienne le réclamer.» Mais la nuit venue, il chercha en vain le repos; sa conscience le tourmentait, et dans cet état intermédiaire qui n’est ni le sommeil ni la veille, il crut voir un homme d’une laideur repoussante et d’une force surhumaine, qui lui disait: «Rends la liberté à cet homme, sinon tu seras puni de ton injustice!» Il tâcha encore de chasser ces noires visions, mais n’y réussissant pas, il se fit apporter sur son lit ce qu’il faut pour écrire, après quoi il dressa l’ordre de mettre le prisonnier en liberté, mais en ajoutant ces mots: «Cet homme doit sa liberté à Dieu, et Almanzor n’y a consenti qu’à regret374

Une autre fois il buvait avec le vizir Abou-’l-Moghîra ibn-Hazm dans un de ses superbes jardins à Zâhira, car, malgré le respect qu’il témoignait à la religion, il but du vin toute sa vie, à l’exception des deux années qui précédèrent sa mort375. C’était le soir, un de ces beaux soirs comme il n’y en a que dans les pays privilégiés du Midi. Or une belle chanteuse qu’Almanzor aimait, mais qui avait conçu une grande passion pour l’hôte du ministre, chanta ces vers:

Le jour fuit, et déjà la lune montre la moitié de son disque. Le soleil qui se couche ressemble à une joue, les ténèbres qui approchent au duvet qui la couvre, le cristal des coupes à de l’eau congelée, et le vin à du feu liquide. Mes regards m’ont fait commettre des péchés que rien n’excuse. Hélas! gens de ma famille, j’aime un jeune homme qui se soustrait à mon amour, bien qu’il se trouve dans mon voisinage. Ah! que ne puis-je m’élancer vers lui et le serrer sur mon cœur!

Abou-’l-Moghîra ne comprit que trop bien la portée de ces vers, et il eut l’imprudence d’y répondre aussitôt par ceux-ci:

Le moyen, le moyen d’approcher de cette beauté qui est entourée d’une haie d’épées et de lances! Ah! si j’avais la conviction que ton amour est sincère, je risquerais volontiers ma vie pour te posséder. Un homme généreux, quand il veut atteindre son but, ne craint aucun péril.

Almanzor n’y tenait plus. Rugissant de colère, il tira son épée, et s’adressant à la chanteuse: «Dis la vérité, lui cria-t-il d’une voix de tonnerre, est-ce au vizir que s’adresse ton chant? – Un mensonge pourrait me sauver, lui répondit la vaillante jeune fille, mais je ne mentirai point. Oui, son regard m’a percé le cœur, l’amour me l’a fait dire, il m’a fait dire ce que je voulais cacher. Vous pouvez me punir, seigneur, mais vous êtes si bon, vous aimez à pardonner quand on avoue ses fautes.» En parlant ainsi, elle fondit en larmes. Almanzor lui avait déjà pardonné à moitié; mais ce fut à présent contre Abou-’l-Moghîra que se tourna sa colère et il l’accabla d’un torrent de reproches. Le vizir l’écouta sans mot dire; puis, quand il eut fini de parler: «Seigneur, dit-il, j’ai commis une grande faute, j’en conviens; mais qu’y pouvais-je? Chacun est l’esclave de sa destinée; personne ne choisit la sienne, on la subit, et la mienne a voulu que j’aimasse là où je ne devais pas aimer.» Almanzor garda quelques instants le silence. «Eh bien! dit-il enfin, je vous pardonne à tous les deux. Abou-’l-Moghîra! celle que vous aimez, elle est à vous, c’est moi qui vous la donne376

Son amour de la justice était passé en proverbe. Il voulait qu’elle s’exerçât sans acception de personnes, et la faveur qu’il accordait à certains individus ne les mettait jamais au-dessus des lois. Un homme du peuple se présenta un jour à l’audience. «Défenseur de la justice, dit-il, j’ai à me plaindre de l’homme qui se trouve derrière vous,» et il montra du doigt le Slave qui remplissait l’emploi de porte-bouclier et dont Almanzor faisait grand cas. «Je l’ai cité devant le juge, poursuivit-il, mais il a refusé de venir. – Ah, vraiment! dit alors le ministre, il a refusé de venir et le juge ne l’y a pas contraint? Je pensais qu’Abdérame ibn-Fotais (c’était le nom du juge) avait plus d’énergie. Eh bien, mon ami, dis-moi de quoi tu te plains.» L’autre lui raconta alors qu’il avait un contrat avec le Slave et que celui-ci l’avait rompu. Quand il eut fini de parler: «Ils nous causent bien des soucis, ces serviteurs de notre maison!» dit Almanzor; puis, s’adressant au Slave qui tremblait de peur: «Remets le bouclier à celui qui se trouve à côté de toi, lui dit-il, et va humblement répondre à ta partie devant le tribunal, afin que justice se fasse… Vous, dit-il ensuite au préfet de police, conduisez-les tous les deux vers le juge, et dites-lui que si mon Slave a fait une contravention au contrat, je désire qu’il lui applique la peine la plus grave, la prison ou autre chose.» Le juge ayant donné raison à l’homme du peuple, celui-ci retourna auprès d’Almanzor pour le remercier. «Point de remercîments, lui dit le ministre; tu as gagné ton procès, c’est bien, tu peux être content; mais moi, je ne le suis pas encore; j’ai à punir, moi aussi, le scélérat qui n’a pas rougi de commettre une bassesse, quoiqu’il fût à mon service.» Et il lui donna son congé.

Une autre fois, son majordome était en procès contre un marchand africain. Il fut sommé par le juge de venir prêter serment; mais, croyant que le poste élevé qu’il occupait le mettrait à l’abri des poursuites, il refusa de le faire. Or, un jour qu’Almanzor se rendait à la mosquée, accompagné de son majordome, le marchand l’accosta et lui raconta ce qui s’était passé. A l’instant même le ministre fit arrêter le majordome, en ordonnant de le conduire devant le juge; et ayant ensuite appris qu’il avait perdu son procès, il le destitua377.

En résumé, si les moyens qu’Almanzor a employés pour s’emparer du pouvoir doivent être condamnés, il faut avouer cependant qu’une fois qu’il l’eut obtenu, il l’exerça noblement. Si la destinée l’avait fait naître sur les marches du trône, on aurait peut-être peu de reproches à lui faire; peut-être, dans ce cas, aurait-il été l’un des plus grands princes dont l’histoire ait gardé le souvenir; mais ayant vu le jour dans un vieux manoir de province, il fut obligé, pour parvenir au but de son ambition, de se frayer une route à travers mille obstacles, et l’on doit regretter qu’en tâchant de les vaincre, il se soit occupé trop rarement de la légitimité des moyens. C’était sous beaucoup de rapports un grand homme, et cependant, pour peu que l’on respecte les principes éternels de la morale, il est impossible de l’aimer, difficile même de l’admirer.

356Ibn-Adhârî, t. II, p. 310.
357Dans la Rioja, à 9 lieues S. de Najera.
358Maccarî, t. II, p. 65; Ibn-al-Abbâr, p. 151; Ibn-al-Khatîb, article sur Almanzor, man. G., fol. 181 v.
359Maccarî, t. I, p. 259.
360Chron. Burgense, p. 309.
361Charte de 1027, Llorente, t. III, p. 355.
362Mon. Sil., c. 72.
363Maccarî, t. I, p. 392. Comparez Rodrigue de Tolède, Hist. Arabum, c. 31.
364Maccarî, t. I, p. 392.
365Ibn-Adhârî, t. II, p. 320, 321.
366Maccarî, t. I, p. 274.
367Voyez mes Recherches, t. II, p. 257-260.
368Voyez sur Çâid, Homaidî, fol. 100 v. -103 r., Abd-al-wâhid, p. 19-25, Ibn-Khallicân, t. I, p. 322 éd. de Slane, et surtout Maccarî, t. II, p. 52 et suiv.
369Ibn-Adhârî, t. II, p. 309.
370Maccarî, t. I, p. 387.
371Maccarî, t. I, p. 274.
372Voyez plus haut, p. 111 et suiv.
373Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 118 r.
374Maccarî, t. I, p. 273.
375Ibn-Adhârî, t. II. p. 310.
376Maccarî, t. I. p. 406, 407. A la page 407, l. 4, je lis ’an au lieu de fi.
377Ibn-Adhârî, t. II, p. 310, 311.